vendredi 26 janvier 2024

Anecdote : les générations

À propos des générations

Une de mes petites-filles s’est inscrite cette année à l’Université de Maastricht et, parmi les bachelor’s programmes, a choisi Digital Society. What about ? m’a-t-on souvent demandé. À quoi j’ai longtemps répondu que je n’en savais rien, préférant éviter d’échafauder des hypothèses sur des intuitions précaires. Cependant, au fil des semaines, j’y ai progressivement vu un peu plus clair.

Pour synthétiser ce qu’en j’en ai à présent compris, je dirai qu’il s’agit d’un nouveau programme de 3 ans, appliquant cette méthode qu’on appelle PBL (problem based learning), et qui vise à doter les étudiants d’une compréhension pointue de la société numérique au départ d’une approche multidisciplinaire. Les activités académiques se déroulent en anglais et réclament de l’étudiant une participation très active, bien différente de la passivité à laquelle condamne le cours ex-cathedra. Ai-je besoin d’ajouter que je n’ai évidemment rien à dire, rien à commenter et rien à critiquer face à ce continent du savoir dont j’ignorais jusqu’à l’existence ?

Ne serait-ce que pour me faire une petite idée de la profondeur de mon ignorance, je suis allé écouter certaines des leçons dispensées au Collège de France dans le cadre de la chaire annuelle Informatique et sciences numériques. Et cela, sans être certain qu’il s’agissait bien là du domaine dans lequel pénétrait ma petite-fille. Si l’on mesure l’ampleur d’un bouleversement à l’énormité de l’étonnement dont il procède, je dois avouer en avoir ainsi connu un des plus considérables. Étonnement qui succéda de la sorte à toutes ces interrogations qu’avaient fait naître les propos, les explications et les remarques de ma petite-fille : je venais de prendre conscience de mon propre enfermement dans les manières de penser de ma génération, celle des boomers.

J’ai souvent cherché à cerner la nature des évolutions qui ont marqué le monde social au cours des cent dernières années. Et j’ai balancé entre toutes sortes de déterminants culturels, intellectuels, philosophiques, moraux, que sais-je encore, pour caractériser les changements d’orientation de l’habitus commun. Mais on est facilement aveugle à ce qui est le plus décisif, jusqu’au jour où - lucidité ou illusion - on croit alors être aveuglé par une évidence. Celle de ce qui a tout changé : en l’occurrence, la numérisation de l’activité humaine.

Car rien de ce qui fait notre quotidien, comme rien de ce qui détermine nos choix les plus marquants n’échappe désormais à la logique numérique. Une part importante de ce qui nous valait jadis divers contacts humains - quelquefois rugueux - empreinte aujourd’hui un canal informatique face auquel nous avons même perdu la possibilité de nous emporter, sinon vainement et solitairement. La plupart de nos activités, professionnelles ou récréatives, se sont coulées dans des formes et des exigences en conformité avec les logiciels qui seuls les rendent désormais possibles. Notre rapport à l’information, au savoir, à la création même, s’est mû en un interface où l’usager est contraint de se plier aux singularités des applications. Là où nous ne voyons qu’un mode, c’est davantage même qu’une idéologie qui nous pétrit, c’est une dogmatique unidimensionnelle.

En prenant conscience du rôle que joue désormais le numérique dans nos vies, j’ai aussi compris autrement ce qui sépare les générations et ce qui façonne de nos jours cette incompréhension réciproque dont sont partiellement faits les rapports entre un homme de 78 ans et une jeune femme de 18 ans, fussent-ils liés par le sang. Au-delà de l’affection, de l’attention, de l’empressement, que chacun éprouve pour l’autre, existe la rencontre de deux univers qui ne se composent ni des mêmes galaxies, ni des mêmes étoiles, ni des mêmes atmosphères : deux habitus forgés dans des temps et des lieux bien distincts. Il y a là, bien évidemment, de quoi décupler le plaisir et l’intérêt pris à échanger des idées, des opinions, des jugements, des connaissances. Mais il y a là aussi de quoi maintenir une zone d’imperméabilité qui nourrit l’interrogation majeure : qu’est-ce qui a fait l’autre ? La jeune pense à un monde perdu qu’elle a de bonnes raisons de méconnaître. L’ainé s’imagine naïvement avoir assisté aux évolutions dont elle est le produit.

Revenons à la société numérique dont je viens de découvrir la pertinence. On peut bien sûr l’appréhender de trois manières.

La première - qui serait spontanément à ma convenance -, ce serait d’en inventorier les travers, les dérives et les dangers. S’inscrivant dans une logique techno-capitaliste qui a conduit à l’invention de la poudre, de la dynamite et de la bombe atomique, la numérisation de la vie humaine correspondrait ainsi à une découverte à jamais dispensée de n’être pas exploitée. Soumis inconditionnellement à la loi du profit, les humains usent en effet de ce qu’ils inventent, même lorsque les ravages de leurs inventions sont évidents, même lorsqu’elles peuvent mettre en péril leur propre existence collective. C’est la face absurde de la science : ce qu’elle permet de comprendre génère immédiatement ce qui l’impose envers et contre tout, en dépit de son inutilité, de son inopportunité, de sa stupidité. Tel Cronos qui mangeait ses enfants, la recherche crée le pire plutôt que de s’admettre infructueuse ou simplement sans usage.

La deuxième manière d’appréhender la société numérique, ce serait de s’arrêter sur les progrès qu’on en attend et dont on la prétend porteuse. Rendez-vous compte, une voiture qui n’a même plus besoin d’être conduite ! une langue qui n’a plus besoin d’être apprise ! une connaissance qui n’a plus besoin d’être mémorisée ! un devoir qu’il n’est plus nécessaire de rédiger ! La liste est longue de ces services que rend l’informatique. Pourrions-nous nous en passer ? N’est-ce pas irréversible ?

La troisième manière, ce serait de constater que la société numérique est bien là et de s’appliquer à en étudier le plus rigoureusement possible ses caractéristiques, ses fonctions visibles et cachées, ses effets sur la vie humaine, sans préjuger de ses différents avantages et inconvénients, lesquels sont, dans un sens comme dans l’autre, infiniment plus nombreux que peut le croire le sens commun. C’est à cela que peut conduire la formation en Digital Society dont j’ai appris l’existence grâce à ma petite-fille. Et, bien sûr, c’est cette troisième manière que la sagesse nous porte à privilégier. Ma petite-fille en a la capacité, moi guère.

Mesurer du mieux que l’on peut ce qui nous amène à déceler des différences entre les générations permet de s’enrichir mutuellement de ces différences. J’aime ma petit-fille. Pas pour cela, bien sûr. Mais au-delà de l’amour que je lui porte, je lui dois de réfléchir à ma propre obsolescence d’une façon qui soutient et prolonge cette curiosité à laquelle on doit aussi d’aimer la vie.

lundi 22 janvier 2024

Note de lecture : Stendhal

Vie de Henry Brulard
de Stendhal


Il me plait de commencer par évoquer le style de Stendhal. Je n’y connais rien, bien sûr, ou presque. Mais je me suis souvent demandé à quoi l’on devait de le lire sans effort et à quoi aussi il devait cette réputation d’être, comme disait Balzac, « un des meilleurs écrivains de [son] époque ». Lequel Balzac n’hésitait cependant pas à écrire à propos de La chartreuse de Parme : « Le côté faible de cette œuvre est le style, en tant qu’arrangement de mots, car la pensée éminemment française soutient la phrase. Les fautes que commet M. Beyle sont purement grammaticales : il est négligé, incorrect à la manière des écrivains du XVIIe siècle ». Et d’ajouter « Il écrit à peu près dans le genre de Diderot, qui n’était pas écrivain ; mais la conception est grande et forte ; mais la pensée est originale, et souvent bien rendue. Ce système n’est pas à imiter. Il serait trop dangereux de laisser les auteurs se croire de profonds penseurs. M. Beyle se sauve par le sentiment profond qui anime la pensée » (1)

Pourquoi ne répondrais-je pas à Balzac ? Mais alors sans autre argument que quelques lignes puisées dans Vie de Henry Brulard (2). Stendhal tente d’y raconter sa vie et ce n’est qu’une ébauche. Il évoque son premier amour, alors qu’il a 15 ans : une comédienne qui se produit à Grenoble. Voici :
« Mais revenons à Mlle Kubly. Que j’étais loin de l’envie, et de songer à craindre l’imputation d’envie, et de songer aux autres de quelque façon que ce fût dans ce temps-là ! La vie commençait pour moi.
Il n’y avait qu’un être au monde : Mlle Kubly ; qu’un événement : devait-elle jouer ce soir-là, ou le lendemain ?
Quel désappointement quand elle ne jouait pas, et qu’on donnait quelque tragédie !
Quel transport de joie pure, tendre, triomphante, quand je lisais son nom sur l’affiche ! Je la vois encore, cette affiche, sa forme, son papier, ses caractères.
J’allais successivement lire ce nom chéri à trois ou quatre des endroits auxquels on affichait : à la porte des Jacobins, à la voûte du Jardin, à l’angle contre la maison de mon grand-père. Je ne lisais pas seulement son nom, je me donnais le plaisir de relire toute l’affiche. Les caractères un peu usés du mauvais imprimeur qui fabriquait cette affiche devinrent chers et sacrés pour moi. Durant de longues années, je les ai aimés mieux que de plus beaux.
 » (p. 342)
On me dira peut-être que c’est ici l’allusion à un fétichisme doux qui vaut, bien davantage que le style. Oui, mais ce sont là des choses qui ne peuvent se dire qu’au moyen d’un style, ou plus exactement encore en en évitant d’autres.

Ce que Stendhal ne voulait pas, c’était précisément soutenir la phrase. Ce qui lui faisait horreur chez Chateaubriand, c’était cela : la prétention à une excellence sombrant dans l’hypocrisie.

Je vais vous dire : quand je lis Vie de Henry Brulard, j’ai l’impression d’entendre Édouard Baer (3) : une avalanche de vrai dans un fouillis qui vous submerge. Au hasard :
« Je vois aujourd’hui qu’une qualité commune à tous mes amis était le naturel ou l’absence de l’hypocrisie. Mme Vignon et ma tante Séraphie m’avaient donné, pour cette première des conditions de succès dans la société actuelle, une horreur [qui] m’a bien nui et qui va jusqu’au dégoût physique. La société prolongée avec un hypocrite me donne un commencement de mal de mer (comme il y a un mois l’italien du ch[evali]er Scarabée oblige la c[omte]sse Sandre à desserrer son corset).
Ce n’était pas par le
naturel que brillait le pauvre Grand-Dufay, garçon d’infiniment d’esprit ; aussi ne fut-il jamais que mon ami littéraire, c’est-à-dire rempli de jalousie chez lui, et chez moi de défiance, et tous deux nous estimant beaucoup. » (p. 389)
On ne comprend pas tout. Mais qu’importe ! l’essentiel passe d’autant mieux que l’idée se niche au sein d’un tortillage.

Voilà un ton qui - me dira-t-on - ne prévaut pas dans les grands romans tels Le rouge et le noir, Lucien Leuwen et La chartreuse de Parme. Mais si, un peu quand même. Évidemment, la maîtrise du récit y est plus impérative et le souci de conduire l’histoire en est plus visible. Ce qui reste commun à tous les écrits de Stendhal, c’est le refus du style recherché, le refus de la vanité exhibée, le refus de l’infatuation. Le roman - à l’époque, genre littéraire par excellence - a ses exigences ; certaines pirouettes n’y sont pas de mise. Je pense par exemple à cette anecdote racontée dans Rome, Naples et Florence, celle où don Nicola rejoint donna Lauretta en se jouant des précautions prises par son père et ses cousins et que Stendhal interrompt par ce propos : « Je nuirais à mon livre si j’imprimais la fin de cette histoire. » (4)

Décrire précisément, voilà ce à quoi Stendhal répugne. Le projet d’écrire des mémoires réclamerait bien des pages. Mais…
« Qui lirait de telles fadaises ? Quel talent de peindre ne faudrait-il pas pour les bien peindre, et j’abhorre presque également la description de Walter Scott et l’emphase de Rousseau. Il me faudrait pour lecteur une Mme Roland, et encore le manque de description des charmants ombrages de notre vallée de l’Isère lui ferait jeter le livre. Que de choses à dire pour qui aurait la patience de décrire juste ! Quels beaux groupes d’arbres ! quelle végétation vigoureuse et luxuriante dans la plaine ! quels jolis bois de châtaigniers sur les coteaux et au-dessus, quel grand caractère impriment à tout cela les neiges éternelles du Taillefer ! Quelle basse sublime à cette belle mélodie ! » (p. 427)
De même :
« Où trouver des mots pour peindre le bonheur parfait goûté avec délices et sans satiété par une âme sensible jusqu’à l’anéantissement et la folie ? » (p. 248)

Alors, puisqu’il a entrepris d’évoquer des souvenirs, il va les assortir de dessins, de très nombreux dessins, souvent peu compréhensibles (du moins sous la forme où ils sont reproduits dans l’édition à ma disposition). Il y fait souvent figurer des repères - des lettres majuscules - qui indiquent où étaient les lieux, les agissements ou les protagonistes des anecdotes et des faits rapportés. Et, dans la première partie du livre, y sont ajoutées des reproductions stylisées en noir et blanc de tableaux de grands peintres italiens. C’est un peu là comme s’il avait voulu faire comprendre son incapacité à dévoiler la vérité des choses par l’écriture. Les mots sont infirmes d’une topographie précise. Quant à l’échelle du beau, il n’en est d’autre que celle que nous livre ces œuvres qui - à l’instar des fresques de Santa Croce (les sibylles de Volterrano) - permettent que « se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés. » (5)

Dans Vie de Henry Brulard, il y a tant et tant de réflexions, d’opinions et de propos qui mériteraient qu’on s’y arrête avec l’espoir de cerner la personne de Stendhal, dans ce qu’elle a de fluctuant. Un seul exemple : son rapport aux animaux et plus spécialement à la chasse.

Avec force croquis, il explique qu’il eut « le délicieux plaisir de tuer une tourdre » (une grive) et que « ce fut un des plus vifs bonheurs de [sa] vie », qu’il en était « ivre de joie » (pp. 427-328) Il avait alors 14 ou 15 ans. Mais il rapporte que, une dizaine d’années plus tard, son sentiment changea :
« À Brunswick, en 1808, je fus un des chefs de chasses où l’on tuait cinquante ou soixante lièvres avec des battues faites par des paysans. J’eus horreur de tuer une biche, cette horreur a augmenté. Rien ne me semble plus plat aujourd’hui que de changer un oiseau en quatre onces de chair morte. » (p. 276)
« Ce ne fut qu’à Brunswick en 1808 que la pitié me dégoûta de la chasse. » (p. 434)
C’est que changer d’avis est d’abord et avant tout le fruit de l’expérience. Ah ! l’expérience !

Stendhal n’est pas un homme de principe. De cela, il n’en a jamais démordu. C’est au point qu’il assimile le mépris de l’expérience à de la barbarie. Si si. C’est dans son Histoire de la peinture en Italie.
« Depuis douze siècles, l’esprit humain languissait dans la barbarie. Tout à coup un jeune homme de dix-huit ans osa dire : “Je vais me mettre à ne rien croire de ce qu’on a écrit sur tout ce qui fait le sujet des discours des hommes. J’ouvrirai les yeux, je verrai les circonstances des faits, et n’ajouterai foi qu’à ce que j’aurai vu. Je recommande à mes disciples de ne pas croire en mes paroles.”
Voilà toute la gloire de Bacon, et, quoique le résultat auquel il arrive sur le
froid et le chaud, qu’il prend avec quelque emphase pour exemple de sa manière de chercher la vérité, soit ridicule, l’histoire des idées de cet homme est l’histoire de l’esprit humain.
Or, cent ans avant Bacon, Léonard de Vinci avait écrit ce qui fait la grandeur de Bacon ; son tort est de n’avoir pas imprimé. Il dit :
“L’interprète des artifices de la nature, c’est l’expérience ; elle ne trompe jamais ; c’est notre jugement qui quelquefois se trompe lui-même.”

[…] » (6)

Stendhal ne prête guère attention à la philosophie. Ou, plus précisément, il se laisse séduire par Destutt de Tracy, un philosophe sensualiste (qui se dit idéologue pour ne pas se dire psychologue). Dans une notice sur lui-même qu’il rédigea en 1820, il écrit :
« Il fut employé à Brunswick en 1806, 1807 et 1808 et s’y distingua. Il étudia dans cette ville la langue et la philosophie allemandes, en conçut assez de mépris pour Kant, Fichte, etc., hommes supérieurs qui n’ont fait que de savants châteaux de cartes. » (p. 704)
Son engouement pour l’expérience ne doit donc pas être compris comme un ralliement à quelque chapelle philosophique que ce soit, mais bien plutôt comme sa façon de se détourner des constructions théoriques. Même s’il se laissa convaincre par De l’esprit d’Helvétius, c’est en raison des prédictions qu’il croit y voir bien davantage que par ses choix doctrinaux (cf. p. 480).

Je conçois bien que, quand bien même je m’efforce de décrire ce qui m’a plu alors que je lisais Vie de Henry Brulard, je suis en train d’embarbouiller les choses, comme si j’étais inconsciemment conduit à singer Stendhal. Il dit des choses très justes ; il exprime aussi des opinions et des goûts qui ne sont pas toujours les miens. Mais, même lorsque je ne puis l’approuver, c’est sa façon de se livrer qui me charme.

« Les épinard et S[ain]t-Simon ont été mes seuls goûts durables […] » (p. 552), écrit-il. Personnellement, autant j’aime les épinards, autant je ne prise guère Saint-Simon, le potinier de la cour. Mais entendre associer l’un aux autres de cette manière me ravit. Tout bien réfléchi, il y a dans la saveur surette de l’épinard quelque chose qui n’est pas totalement étranger à l’acerbité des propos du duc.

Il y a aussi les comparaisons qu’il ose, quelquefois lettrées. À propos de son grand-père maternel qu’il aime tant :
« Je vois, mais aujourd’hui seulement, que c’était un homme qui devait avoir un caractère dans le genre de celui de Fontenelle, modeste, prudent, discret, extrêmement aimable et amusant avant la mort de sa fille chérie. » (p. 121)
C’est Fontenelle qui fait tout dans ce portrait esquissé.

Il y a encore ces mots qui traduisent si justement la portée de certains reproches. Il n’aime ni son père, ni sa tante Séraphie, lesquels se plaisent à interrompre les rires qu’il pouvait partager avec la cuisinière et le valet de chambre. Cela donne :
« Dans leur humeur noire, j’étais leur unique occupation ; ils décoraient cette vexation du nom d’éducation et probablement étaient de bonne foi. » (p. 160)
La méchanceté justifiée par l’instruction, combien d’enfants n’ont-ils pas connu ça ?

Il y a surtout cette subjectivité assumée jusqu’à l’illusion. Par exemple, à propos de la réputation de méchanceté qui lui fut faite.
« Quand un mot me vient, je vois sa gentillesse et non pas du tout sa méchanceté. Je suis toujours surpris de sa portée comme méchanceté, par ex[emple] c’est Ampère et A. de Jussieu qui m’ont fait voir la portée du mot à ce faquin de vicomte de La Passe (Civita-Vecchia, septembre 1831 ou 1832) : “Oserais-je vous demander votre nom ?” que le La Passe ne me pardonnera jamais. Maintenant, par prudence, je ne dis plus ces mots, et, l’un de ces jours, d[on] Filippo Caetani me rendait justice que j’étais l’un des hommes les moins méchants qu’il eût jamais vus, quoique ma réputation fût [d’]homme d’infiniment d’esprit, mais bien méchant et encore plus immoral […] » (p. 387)

Ou encore, à propos de son goût pour les mathématiques.
« Mon enthousiasme pour les mathématiques avait peut-être eu pour base principale mon horreur de l’hypocrisie ; l’hypocrisie à mes yeux, c’était ma tante Séraphie, Mme Vignon et leurs pr[êtres].
Suivant moi, l’hypocrisie était impossible en mathématiques, et, dans ma simplicité juvénile, je pensais qu’il en était ainsi dans toutes les sciences où j’avais ouï dire qu’elles s’appliquaient. Que devins-je quand je m’aperçus que personne ne pouvait m’expliquer comment il se faisait que : moins par moins donne plus (− × − = +) ?
 » (p. 449)
C’est parce qu’il répugna à subir un nouveau test de mathématiques en vue d’entrer à l’École polytechnique qu’il se retrouva engagé dans l’armée et parcourut l’Europe derrière Napoléon.

Restent deux traits particuliers que l’on trouve dans Vie de Henry Brulard et qui à eux seuls expliquent ma grande sympathie pour l’auteur. D’un côté, un sens aigu du relatif ; de l’autre une conscience aiguë du gouffre de vanité qui s’ouvre sous les pas de celui qui parle de lui.

Il sait ce que valent les souvenirs, combien il est parfois imprudent de s’y fier. Fin 1812, il participe à la marche de Moscou à Königesberg. On arrive :
« C’est l’hospice ! On nous y donna, comme à toute l’armée un demi-verre de vin qui me parut glacé comme une décoction rouge. Je n’ai de mémoire que du vin, sans doute on y joignit un morceau de pain et de fromage. Il me semble que nous entrâmes, ou bien les récits de l’intérieur de l’hospice qu’on me fit produisirent une image qui depuis trente-six ans a pris la place de la réalité.
Voilà un danger de mensonge que j’ai aperçu depuis trois mois que je pense à ce véridique journal.
Par exemple, je me figure fort bien la descente. Mais je ne veux pas dissimuler que cinq ou six ans après j’en vis une gravure que je trouvai fort ressemblante, et mon souvenir
n’est plus que la gravure. » (p. 565)
Et à propos de la perte de son pucelage :
« J’ai oublié de dire que je rapportais mon innocence de Paris, ce n’était qu’à Milan que je devais me délivrer de ce trésor. Ce qu’il y a de drôle, c’est que je ne me souviens pas distinctement avec qui.
La violence de la timidité et de la sensation a tué absolument le
souvenir. » (p. 568)

À quoi il me faut ajouter que Stendhal ne cesse de supposer que ce qu’il nous dit n’aura plus aucun intérêt - et parfois même plus aucun sens - pour qui vivra en 1880. Admirable lucidité de celui qui a saisi que tout change, tout file, tout disparaît, même jusqu’à l’attention que l’on réserve parfois aux choses jugées insignifiantes.

Enfin, parler de soi…:
« Le soir en rentrant assez ennuyé de la soirée de l’ambassadeur, je me suis dit : Je devrais écrire ma vie, je saurai peut-être enfin, quand cela sera fini dans deux ou trois ans, ce que j’ai été, gai ou triste, homme d’esprit ou sot, homme de courage ou peureux, et enfin au total heureux ou malheureux […]
Cette idée me sourit. Oui, mais cette effroyable quantité de
Je et de Moi ! Il y a de quoi donner de l’humeur au lecteur le plus bénévole. Je et Moi, ce serait, moins le talent, comme M. de Chateaubriand, ce roi des égotistes.
De je mis avec moi tu fais la récidive… (*1)
Je me dis ce vers chaque fois que je lis une de ses pages.
On pourrait écrire, il est vrai, en se servant de la troisième personne,
il fit, il dit. Oui, mais comment rendre compte des mouvements intérieurs de l’âme ? » (pp. 53-54)

Il faut préciser à ceux qui ne connaissent pas l’œuvre en question que le récit s’arrête en 1800, au moment où il arrive pour la première fois à Milan. Le lendemain du jour où il abandonna ce manuscrit, il se mit à écrire La chartreuse de Parme.

On me demande parfois pourquoi je reste autant attaché aux livres d’antan, jusqu’à discuter des propos qui ne sont quelquefois que des ragots d’époque. Et l’envie me prend de répondre que c’est parce que j’abhorre les ragots d’aujourd’hui, les gens qui les propagent, les gens qui s’en régalent, les gens qui s’en nourrissent. Où est la différence ? direz-vous. Mais tout simplement dans le fait que le ragot d’antan a aujourd’hui totalement perdu sa virulence et que ce qu’il a généré de ravages fait comme lui partie de l’histoire. Sachons nous nourrir de ce qui n’est plus afin de comprendre à quel point nous ne sommes qu’une possibilité d’être, une parmi tant d’autres.

(1) Honoré de Balzac, “Études sur M. Beyle” in Revue parisienne, 25 septembre 1840, p. 338 (consultable sur books.google.ca.) Balzac pensait que le français dont il usait était meilleur que celui des siècles précédents, prétention que Proust répétera à son égard.
(2) Stendhal, Vie de Henry Brulard, Librairie Générale Française, Le livre de poche, 2013.
(3) Particulièrement dans ce happening théâtral que furent Les élucubrations d’un homme soudain frappé par la grâce. On peut en lire le texte (Seuil, 2021), mais il est de loin préférable de le voir dans le quasi one man show qu’il a donné au théâtre Antoine à Paris au printemps 2019, une pièce dont la capture filmée est rendue à l’occasion sur quelque chaîne de télévision.
(4) Stendhal, Rome, Naples et Florence, Gallimard, Folio, 1987. L’anecdote - qui figure dans les journées passées à Bologne (mais se déroule à Naples) - occupe les pages 169 à 177.
(5) Stendhal, Rome, Naples et Florence, p. 272. Il s’agit de quelques mots extraits du récit de l’expérience que la psychiatre Graziella Margherini décrira en 1989 comme le syndrome de Stendhal.
(6) Stendhal, Histoire de la peinture en Italie. Autour de Léonard de Vinci, Seuil, L’école des Lettres, 1994, p. 232.
(*1) Parodie de Molière, Les femmes savantes (acte II, sc. 6, v. 483). Bélize se moque de sa servante Martine, qui vient de dire : « Et tous vos biaux dictons ne servent pas de rien », en lui faisant remarquer : « De pas mis avec rien tu fais la récidive,/ Et c’est, comme on t’a dit, trop d’une négative. ».