À propos des générations
Une de mes petites-filles s’est inscrite cette année à l’Université de Maastricht et, parmi les bachelor’s programmes, a choisi Digital Society. What about ? m’a-t-on souvent demandé. À quoi j’ai longtemps répondu que je n’en savais rien, préférant éviter d’échafauder des hypothèses sur des intuitions précaires. Cependant, au fil des semaines, j’y ai progressivement vu un peu plus clair.
Pour synthétiser ce qu’en j’en ai à présent compris, je dirai qu’il s’agit d’un nouveau programme de 3 ans, appliquant cette méthode qu’on appelle PBL (problem based learning), et qui vise à doter les étudiants d’une compréhension pointue de la société numérique au départ d’une approche multidisciplinaire. Les activités académiques se déroulent en anglais et réclament de l’étudiant une participation très active, bien différente de la passivité à laquelle condamne le cours ex-cathedra. Ai-je besoin d’ajouter que je n’ai évidemment rien à dire, rien à commenter et rien à critiquer face à ce continent du savoir dont j’ignorais jusqu’à l’existence ?
Ne serait-ce que pour me faire une petite idée de la profondeur de mon ignorance, je suis allé écouter certaines des leçons dispensées au Collège de France dans le cadre de la chaire annuelle Informatique et sciences numériques. Et cela, sans être certain qu’il s’agissait bien là du domaine dans lequel pénétrait ma petite-fille. Si l’on mesure l’ampleur d’un bouleversement à l’énormité de l’étonnement dont il procède, je dois avouer en avoir ainsi connu un des plus considérables. Étonnement qui succéda de la sorte à toutes ces interrogations qu’avaient fait naître les propos, les explications et les remarques de ma petite-fille : je venais de prendre conscience de mon propre enfermement dans les manières de penser de ma génération, celle des boomers.
J’ai souvent cherché à cerner la nature des évolutions qui ont marqué le monde social au cours des cent dernières années. Et j’ai balancé entre toutes sortes de déterminants culturels, intellectuels, philosophiques, moraux, que sais-je encore, pour caractériser les changements d’orientation de l’habitus commun. Mais on est facilement aveugle à ce qui est le plus décisif, jusqu’au jour où - lucidité ou illusion - on croit alors être aveuglé par une évidence. Celle de ce qui a tout changé : en l’occurrence, la numérisation de l’activité humaine.
Car rien de ce qui fait notre quotidien, comme rien de ce qui détermine nos choix les plus marquants n’échappe désormais à la logique numérique. Une part importante de ce qui nous valait jadis divers contacts humains - quelquefois rugueux - empreinte aujourd’hui un canal informatique face auquel nous avons même perdu la possibilité de nous emporter, sinon vainement et solitairement. La plupart de nos activités, professionnelles ou récréatives, se sont coulées dans des formes et des exigences en conformité avec les logiciels qui seuls les rendent désormais possibles. Notre rapport à l’information, au savoir, à la création même, s’est mû en un interface où l’usager est contraint de se plier aux singularités des applications. Là où nous ne voyons qu’un mode, c’est davantage même qu’une idéologie qui nous pétrit, c’est une dogmatique unidimensionnelle.
En prenant conscience du rôle que joue désormais le numérique dans nos vies, j’ai aussi compris autrement ce qui sépare les générations et ce qui façonne de nos jours cette incompréhension réciproque dont sont partiellement faits les rapports entre un homme de 78 ans et une jeune femme de 18 ans, fussent-ils liés par le sang. Au-delà de l’affection, de l’attention, de l’empressement, que chacun éprouve pour l’autre, existe la rencontre de deux univers qui ne se composent ni des mêmes galaxies, ni des mêmes étoiles, ni des mêmes atmosphères : deux habitus forgés dans des temps et des lieux bien distincts. Il y a là, bien évidemment, de quoi décupler le plaisir et l’intérêt pris à échanger des idées, des opinions, des jugements, des connaissances. Mais il y a là aussi de quoi maintenir une zone d’imperméabilité qui nourrit l’interrogation majeure : qu’est-ce qui a fait l’autre ? La jeune pense à un monde perdu qu’elle a de bonnes raisons de méconnaître. L’ainé s’imagine naïvement avoir assisté aux évolutions dont elle est le produit.
Revenons à la société numérique dont je viens de découvrir la pertinence. On peut bien sûr l’appréhender de trois manières.
La première - qui serait spontanément à ma convenance -, ce serait d’en inventorier les travers, les dérives et les dangers. S’inscrivant dans une logique techno-capitaliste qui a conduit à l’invention de la poudre, de la dynamite et de la bombe atomique, la numérisation de la vie humaine correspondrait ainsi à une découverte à jamais dispensée de n’être pas exploitée. Soumis inconditionnellement à la loi du profit, les humains usent en effet de ce qu’ils inventent, même lorsque les ravages de leurs inventions sont évidents, même lorsqu’elles peuvent mettre en péril leur propre existence collective. C’est la face absurde de la science : ce qu’elle permet de comprendre génère immédiatement ce qui l’impose envers et contre tout, en dépit de son inutilité, de son inopportunité, de sa stupidité. Tel Cronos qui mangeait ses enfants, la recherche crée le pire plutôt que de s’admettre infructueuse ou simplement sans usage.
La deuxième manière d’appréhender la société numérique, ce serait de s’arrêter sur les progrès qu’on en attend et dont on la prétend porteuse. Rendez-vous compte, une voiture qui n’a même plus besoin d’être conduite ! une langue qui n’a plus besoin d’être apprise ! une connaissance qui n’a plus besoin d’être mémorisée ! un devoir qu’il n’est plus nécessaire de rédiger ! La liste est longue de ces services que rend l’informatique. Pourrions-nous nous en passer ? N’est-ce pas irréversible ?
La troisième manière, ce serait de constater que la société numérique est bien là et de s’appliquer à en étudier le plus rigoureusement possible ses caractéristiques, ses fonctions visibles et cachées, ses effets sur la vie humaine, sans préjuger de ses différents avantages et inconvénients, lesquels sont, dans un sens comme dans l’autre, infiniment plus nombreux que peut le croire le sens commun. C’est à cela que peut conduire la formation en Digital Society dont j’ai appris l’existence grâce à ma petite-fille. Et, bien sûr, c’est cette troisième manière que la sagesse nous porte à privilégier. Ma petite-fille en a la capacité, moi guère.
Mesurer du mieux que l’on peut ce qui nous amène à déceler des différences entre les générations permet de s’enrichir mutuellement de ces différences. J’aime ma petit-fille. Pas pour cela, bien sûr. Mais au-delà de l’amour que je lui porte, je lui dois de réfléchir à ma propre obsolescence d’une façon qui soutient et prolonge cette curiosité à laquelle on doit aussi d’aimer la vie.
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