lundi 21 février 2022

Note d'opinion : la guerre

À propos de la guerre

L’armée russe va-t-elle agresser l’Ukraine ?

Les médias nous suggèrent avec insistance d’y penser. Mais, personnellement, je n’y arrive pas. Quand je dis que je n’y arrive pas, je veux dire que je n’aperçois pas de quelles informations je devrais alimenter ma réflexion de telle sorte qu’il en résulte quelque chose comme un jugement sur la situation et sur les suites que l’on peut en attendre. Le plus souvent, ceux qui acceptent d’y réfléchir formulent mille et une supputations à propos des intentions des protagonistes - censées éclairer l’avenir -, prononcent divers jugements moraux sur ces derniers et prêtent aux populations les plus directement concernées des opinions partisanes susceptibles de motiver tantôt leur défense, tantôt leur condamnation, quand ce ne sont pas les intérêts de politique intérieure qui expliqueraient tout. Non, décidément, je n’y arrive pas.

J’entends la réaction immédiate : il y a une différence entre un dictateur et un démocrate. C’est incontestable. Mais, sans prétendre que ce serait le cas en l’occurrence, un dictateur peut avoir raison sur un point précis et un démocrate tort dans un pareil contexte resserré. Si tant est d’ailleurs que tout puisse être ramené aux décisions de quelques personnages.

L’imminence d’une guerre fait toujours ressurgir un dilemme angoissant : faut-il tout mettre en œuvre pour éviter la guerre, quitte à consentir des sacrifices regrettables ; ou bien faut-il exhiber une fermeté conforme à cette logique qui commence par se vis pacem, para bellum et qui s’achève par la nécessité de ne pas menacer en vain ? Le précédent des accords signés par les représentants de la Grande-Bretagne et de la France à Munich fin septembre 1938 en inclinent plus d’un à prôner la fermeté, forts qu’ils se jugent en outre de l’arme des sanctions (même si celles-ci ne se sont guère montrées très efficaces). Tandis que… Mais me voici presque en train de réfléchir et je m’arrête. La vanité d’une réflexion n’arrête personne, pas moi plus qu’un autre.

Donc, que dire ?

Rien, peut-être !

Ah si ! Ranimer un souvenir, comme celui d’un précédent qui ne nous tirera certainement pas d’embarras, mais qui clarifiera peut-être un peu ce que toute opinion doit à ce qui ne paraît pas la motiver. Je veux parler de la crise d’Abyssinie - ainsi qu’on l’appela à l’époque -, laquelle constitue peut-être la première apparition, durant l’entre-deux-guerres, avant Munich, du dilemme que j’évoquais il y a un instant.

Le 3 octobre 1935, les troupes italiennes envahirent l’Éthiopie. Fallait-il appliquer des sanctions à l’égard de l’Italie comme la Grande-Bretagne l’avait déjà décidé le 27 septembre précédent et comme la Société des Nations s’y résoudra le 7 octobre, au risque de déclencher une guerre en Europe ? Ou bien suffisait-il de laisser l’Italie s’octroyer une petite part de l’Afrique entre les empires britannique et français et préserver ainsi la paix européenne ? Tel est le dilemme d’alors.

Même si les historiens ont documenté cette crise bien davantage que ne l’est pour l’instant la crise ukrainienne, je ne réfléchirai pas plus à l’attitude qu’il aurait été souhaitable d’adopter à l’époque que je ne le fais du tumulte russo-ukrainien actuel. Juste revenir un moment sur l’attitude qui fut celle de Marcel Aymé, à travers ce qu’on peut en savoir au départ de quelques-uns de ses écrits, question de mesurer ce qui pèse dans l’opinion d’« un honnête homme » (1) lorsqu’il réfléchit à une crise internationale. Marcel Aymé s’est rarement mêlé de politique. Il le fit cette fois-là et cela lui en cuira. Comme lui cuira plus tard ses démarches - auxquelles Albert Camus finira par s’associer - pour sauver Robert Brasillach du peloton d’exécution.

Le 4 octobre 1935, soit le lendemain de l’invasion de l’Éthiopie, le journal Le Temps publia un “Manifeste des intellectuels français pour la défense de l'Occident et la paix en Europe” (2) que signèrent plusieurs dizaines de personnes (3). Pour beaucoup, il s’agissait de se solidariser avec l’Italie fasciste ou avec l’Europe colonialiste ; pour certains, il était avant tout ou uniquement question de préserver la paix en Europe.

Parmi les signataires du Manifeste, il y eut Marcel Aymé, lequel publiait à l’époque de petits billets dans le journal Marianne, journal qui avait été créé en 1932 par Gaston Gallimard et qui était alors dirigé par Emmanuel Berl. Parmi ces billets, on en trouve trois qui concernent la crise d’Abyssinie. Limitons-nous à ces trois billets, ce qui implique - j’en suis conscient - de faire abstraction de tous les à-cotés de l’affaire. (4) Pas plus qu’il ne s’agit d’éclairer le fond de l’affaire, il ne s’agit en effet ici de juger Marcel Aymé - ai-je besoin de le préciser -, mais bien de donner à voir les incommodités dont souffre une pensée qui met sa lucidité - et elle ne manque pas en l’occurrence - au service d’un parti pris dans une polémique internationale.

Le 25 septembre 1935, soit une semaine avant l’invasion de l’Éthiopie, Marcel Aymé publia un premier billet titré “Nostalgie” :
« Il m’a été donné d’assister l’autre jour dans un petit café de Montmartre, à une discussion passionnée entre buveurs à propos du conflit italo-éthiopien. Les arguments étaient purement sentimentaux et se résumaient en deux propositions essentielles que je ne rapporterai pas ici, car elles ont été soumises à l’examen de la S.D.N. et courent les rues. Le patron ne se mêlait au débat que par courtoisie et se fichait visiblement de l’Éthiopie comme de sa première pipe. C’était un gros homme apoplectique dont le menton descendait sur la bavette, et auquel, à n’en pas douter, les grands élans du cœur étaient étrangers. Tout en essuyant des verres derrière son zinc, il répétait d’un air farceur avec une voix qui mouvait des glaires : “Voilà qu’ils parlent de la mer Rouge, maintenant. Ils ont des renvois d’histoire sainte !”
Il essayait de me prendre à témoin, mais j’étais trop intéressé par la discussion pour encourager les manifestations de son scepticisme. À vrai dire, ce n’était pas la discussion elle-même qui m’intéressait. Elle n’apportait aucune contribution nouvelle à la solution du problème qui occupe aujourd’hui la plupart des esprits. Les buveurs n’avaient même que des notions assez confuses sur la situation géographique de l’Éthiopie. L’un d’eux semblait la confondre avec la Syrie ou la Palestine et je crus comprendre qu’un autre, le plus échauffé, ne la situait nulle part. Mais ce qui faisait plaisir à entendre, c’était la satisfaction, l’espèce d’émerveillement discret avec lesquels ils prononçaient les mots de
négus, d’Addis-Abeba et d’Adoua. Charmés par la virginité de ces noms propres, ils les répétaient comme un poème et se plaisaient à penser, quelle que fut leur opinion sur le fond de la question, qu’il existait encore une vaste contrée où les hommes se défendaient contre l’envahissement de la civilisation occidentale et son rythme uniforme. Le maintien même de l’esclavage avait un goût d’enfance, de fraîcheur et de paradis, et peut-être qu’à leur insu, ils y étaient secrètement attachés. Je crois qu’ils se reposaient de la triste fatigue de ressembler à des millions d’hommes, à l’idée qu’il existait encore quelque part un refuge de la barbarie. Il s’agissait en somme d’un retour platonique aux origines.
Il est probable que nous éprouvons tous plus ou moins le besoin d’opérer un pareil retour. Cette sollicitude et cette sympathie qui vont à l’Éthiopie de toutes parts ne s’expliquent pas seulement par des convictions politiques et des raisons d’opportunisme. Il semble que les vieilles nations se penchent avec attendrissement et indulgence sur un berceau qui leur rappelle leur enfance. Peut-être les Anglais, qui ont tant fait pour répandre la Bible et le complet veston à travers le monde, sont-ils sincères, sinon désintéressés, en épousant la cause du négus, et, éprouvent-ils enfin le remord d’avoir condamné à périr cette diversité des races et des civilisations, qui récompensait autrefois le voyageur et enchantait l’imagination des gens casaniers.
Quelle que soit l’issue du conflit, il est bien tard aujourd’hui pour s’aviser que le monde devient monotone. Dans cinquante ans, même s’ils ont conservé leur indépendance, les Éthiopiens auront aboli l’esclavage et ne couperont plus les oreilles de leurs ennemis. Ils auront le métro, le confort moderne, le chômage, et fabriqueront eux-mêmes leurs avions de bombardement et leurs gaz toxiques. La seule chose divertissante, ou qui nous semble telle à présent, serait qu’ils se missent en tête de conquérir l’Italie. C’est assez peu probable, mais on peut être sûr que les prétextes ne manqueraient pas.
 » (5)
Il faut en convenir : il est toujours assez malaisé de prendre Marcel Aymé au sérieux. Aussi grave soit le sujet, il ne manque en effet jamais d’émailler son propos de petits sarcasmes qui font sourire. Pourtant, ce ton a une valeur quasi philosophique ; il n’est pas que d’humeur. En l’occurrence, les buveurs sont dépeints d’une façon qui renvoie la doxa à ses ignorances, à ses illusions et à ses inclinations les plus triviales. L’évocation plaisante de la colonisation désigne en fait ce qui la caractérise sans doute le mieux, à savoir l’éradication de la diversité culturelle. (6) Et la décolonisation elle-même, annoncée de façon ironique, se voit décrite en termes moins vaticinants qu’il ne pourrait sembler à première vue. Par dessus tout, cette fausse turlutaine témoigne de l’impossibilité d’entrer dans les logiques politiques qui tracent le destin du monde et de l’impossibilité plus grande encore de départager les avis de comptoir.

Mais voici qu’un journal socialiste et un journal catholique se querellent sur le même sujet. Et Marcel Aymé de publier le 2 octobre 1935 - la veille de l’invasion - un second billet intitulé “Controverse” :
« Une controverse s’est élevée dernièrement, à propos du conflit italo-éthiopien, entre Jarjaille, du Populaire, et M. Francisque Gay, de L’Aube. Ouvrant les hostilités, Jarjaille reprochait au pape de n’avoir pas condamné formellement, ni même par sous-entendus, les desseins impérialistes de Mussolini, et d’avoir laissé passer l’occasion de manifester de façon efficace son zèle pour la paix. À l’appui de ses dires, il invoquait les textes, ou plutôt le manque de textes, officiels et officieux qui eussent établi sans discussion le pacifisme combatif de Sa Sainteté. Sur quoi M. Francisque Gay répondit que les textes existaient bel et bien, et les livra à la méditation de son confrère socialiste. Relevant à son tour une phrase de Pie XI où il était dit “que le droit de défense a des limites et des modérations qu’il doit garder, afin que la défense ne soit pas coupable”, Jarjaille ne voulait voir là qu’une reconnaissance et une approbation de la plus damnable des entreprises. Les hostilités en sont là et en resteront probablement là, chacun des deux adversaires croyant pouvoir s’endormir la conscience en paix.
Je ne me fais pas fort de juger des intentions du pape, mais je crois ne pas m’avancer beaucoup en affirmant que les deux journalistes sont l’un et l’autre dans l’erreur. Pour Jarjaille, son cas est clair. En dénonçant la carence de Pie XI, il a péché gravement contre l’anticléricalisme dont il se réclame. Il a incité de façon expresse le pouvoir papal à sortir de la neutralité politique dans laquelle ont tenté de confiner les efforts de plusieurs générations de sans-Dieu. Par des reproches et des sarcasmes propres à susciter un concurrent à la Société des Nations et à affaiblir l’autorité d’un État au profit de celle du pape, il a fait œuvre d’ultramontain. C’est infiniment plus grave que s’il faisait grief au curé de sa paroisse de ne pas inviter, au prêche du dimanche, ses fidèles à voter en bloc pour tel ou tel candidat aux élections municipales ou législatives. On serait tenté de croire qu’il existe un démon laïque se plaisant à jouer de mauvais tours aux anticléricaux les plus convaincus.
Le cas de M. Francisque Gay est plus confus, au moins pour moi qui ne sais pas s’il est ou non, et dans quelle mesure, un porte-parole officieux du pape. Tout d’abord, ses ennemis sincères, du moins ceux que l’opportunisme n’incline pas à l’indulgence, ne manqueront pas de lui adresser ce même reproche auquel s’est exposé Jarjaille. Il est vrai que M. Francisque Gay s’en fera honneur. Mais ses amis catholique pourront, d’autre part, s’étonner de l’insistance qu’il semble mettre à vouloir présenter le pape comme un pacifiste militant. Le vicaire de Jésus-Christ, feront-ils observer, n’est nullement un pasteur des peuples, mais le gérant de l’Église apostolique et romaine. Comme tel, et en admettant même que son faible cœur d’homme saigne à la pensée d’une guerre meurtrière, il n’est pas particulièrement intéressé au maintien de la paix, et il semble même au contraire. La quiétude, le confort, les repues bien réglées et le ronronnement des citoyens d’un État tranquille et prospère, ne sont pas les conditions les plus favorables au mysticisme. Au contraire, les Églises montent toutes seules sur les ruines, sur la misère, et sur les tombes fraîches. D’ailleurs, la paix des peuples n’est pas grand-chose en regard de cette paix céleste qui est l’heureux terme promis à nos misères. Quel souverain pontife consciencieux hésiterait une seconde à sacrifier l’une à l’autre ? Il faudrait qu’il eût des vues bien courtes.
Pour l’amour de la logique intérieure au système de vie dans lequel chacun de nous s’est enfermé, on souhaiterait entendre Jarjaille se féliciter de l’indifférence du pape, et M. Francisque Gay se réjouir des clameurs des impies comme d’un hommage à la seule vérité qui vaille pour lui.
 » (7)
Ce billet est fort intéressant, parce qu’il met en évidence ce que peut avoir de fatal le fait de s’engager dans des raisonnements auxquels on prête le pouvoir d’asseoir ses préventions. Et il est d’une certaine manière amusant de voir combien Marcel Aymé se révèle apte à voir dans l’œil des autres la poutre qui très bientôt encombrera le sien. Il n’est pas lui-même à l’abri de ce qu’il subodore. En fait, autant il est lucide sur les rapports humains les plus quotidiens, autant il ne comprend rien aux enjeux internationaux, aux logiques politiques, aux engagements idéologiques. Somme toute, il importe pour lui de conserver l’indépendance d’esprit qui lui permet de comprendre ce que la plupart des autres ne comprennent pas, quitte à ne pas lui-même toujours comprendre ce que les autres croient comprendre. La paix vaut tous les sacrifices pour ceux qui ont pris conscience de l’horreur de 14-18. Plus jamais ça ! répétait-on après la Première, sans se douter que l’on aurait davantage encore de raisons de le dire après la Seconde. Aussi, deux jours après ce second billet, le lendemain de l’invasion, il signa le “Manifeste des intellectuels français pour la défense de l'Occident et la paix en Europe”. Le regretta-t-il ? Toujours est-il que, le 16 octobre 1935, il publiait un nouveau billet intitulé “Une signature” :
« Je suis un renégat, un écrivain en saindoux, un porte-plume à tout faire. Au lieu de prendre du galon parmi les intellectuels de gauche en réclamant des sanctions contre l’Italie, j’ai signé un manifeste de droite, et même d’extrême droite, qui s’insurgeait contre des mesures propres à nous entraîner, de l’aveu de leurs plus zélés partisans, dans une guerre de droit. Entre la paix européenne et une guerre sanglante à la guerre, j’ai choisi sans hésiter. C’est ma conviction qu’il faut être un fou de l’espèce furieuse pour vouloir s’embringuer, quels que soient les torts de l’Italie, dans une guerre de principes. Je suis stupéfait de l’empressement des intellectuels de gauche à donner leur accord aux lords de l’Amirauté, nous signifiant, par la voie hiérarchique dont ils disposent (et disposent absolument), d’avoir à mettre sac au dos. Voilà, en gros, ce qui m’a conduit à signer un manifeste dont tous les termes ne me conviennent pas, il s’en faut, mais qui renferme l’essentiel : pas de guerre. Certes, j’aurais souhaité, pour une manifestation de ce genre, me trouver en autre compagnie que celle d’archevêques et d’académiciens. C’est un monde avec lequel je ne suis pas précisément familiarisé, et je me sens quelque peu gêné par le voisinage de cette vieillesse dorée. Tant pis. Si j’avais eu le choix, j’aurais pu ménager ma coquetterie à cet égard, mais j’ai vainement attendu une résolution des écrivains de gauche en faveur de la paix. Un Jules Romains, par exemple, semblait tout désigné pour prendre l’initiative d’une pareille tâche. Nombre d’intellectuels de gauche, qui craindraient de passer pour des suppôts de la réaction en donnant, comme moi, leur signature à un manifeste de droite, sont tout prêts à bêler pour la bonne cause sous la conduite d’un berger bon teint. Pour ma part, j’en connais plus d’un. Mais Jules Romains entend que les hommes de bonne volonté fassent leur preuve jusqu’au sang. C’est très regrettable.
Depuis un an, les intellectuels français mettent toute leur fierté à être des gens disciplinés et briguent des bons points pour l’exactitude à l’obéissance. De plus en plus, les chefs d’école font place aux chefs de section et, bientôt, l’on connaîtra un bon écrivain à sa science du pas cadencé. Déjà, il paraît qu’on ne peut plus, quand on a donné ses sympathies à une idée, s'en désolidariser sur un seul point sans la rejeter tout entière.
Le jour où ma signature a paru sous le manifeste en question, j’ai senti peser sur moi la réprobation de mes confrères de gauche. Il était clair qu’à leurs yeux, je m’étais déshonoré. Ceux-là mêmes qui entraient dans mes raisons secouaient la tête avec accablement pour me signifier qu’on ne collabore pas avec un réactionnaire, quand même il s’agit de sauver un noyé. Dans la rue, j’ai rencontré un groupe d’écrivains “sanctionistes” et jusqu’au-boutistes qui marchaient comme dans des bottes. L’un d’eux m’a arrêté, me demandant s’il était vrai que j’eusse signé “cette saloperie”. J’ai essayé de lui expliquer ma détermination, mais sans réussir à me faire entendre. J’étais vaincu d’avance. On voyait bien que mon âme ne chantait pas dans les clairons d’airain. J’en arrivais à me demander si mon interpellateur n’était pas dans le vrai, et à penser qu’après tout, le sang des soldats français n’était peut-être que du pissat de cheval en comparaison du noble sang abyssin. J’ai eu la tentation de faire amende honorable et de crier “Force à la loi !” avec cette exaltation girondine qui va si bien au cheveu, et qui mouille d’une adorable rosée les yeux des jeunes femmes sensibles.
Le lendemain, j’apprenais une grande nouvelle : la C.G.T. du Mexique exigeait des sanctions contre l’Italie. Et, ma foi, on ne pouvait nier qu’en cette affaire son désintéressement fut profond.

P.S. - Le jour où l’Allemagne envahira Memel, je signerai le manifeste de gauche pour la non-intervention.
 » (8)
Des multiples considérations sur la crise ukrainienne, j’ai dit que je n’y penserais pas et je veux tenir parole, même si un flot d’arguments montent, telle la lave d’un volcan, alors que je lis ce dernier billet de Marcel Aymé. C’est qu’il y a pensé, lui, et que l’effort qu’il faut faire pour ne pas s’inscrire dans ces controverses qu’il a si bien dézinguées quelques jours plus tôt est considérable. Et je vise ici les arguments de l’époque, en ce qu’ils se rapportaient à la situation de l’époque comme en ce qu’ils valent quelquefois pour la situation d’aujourd’hui, tout comme je vise les arguments d’aujourd’hui, y compris ceux qui s’inspirent assez manifestement de la situation de l’entre-deux-guerres. Y a-t-il quoi que ce soit de plus tragi-comique que ces beaux esprits qui ratiocinent à la télévision sur les stratégies des protagonistes de la crise ukrainienne et annoncent sans coup férir ce qui nous attend ou qui recommandent hardiment telle ou telle posture. Ce qui les sauvera sans doute, c’est l’oubli auquel sera vouée leur prestation lorsque le sort qui nous attend sera connu.

Il y a pourtant dans “Signature” la clé du positionnement de Marcel Aymé, une clé qui vaut tant qu’elle apparaît peut-être aujourd’hui encore comme un des meilleurs antidotes à la guerre, du moins à long terme. Elle se trouve dans ce petit paragraphe qui dénonce l’idéologie dans ce qu’elle étouffe l’indépendance d’esprit, un paragraphe que je me plais à répéter :
« Depuis un an, les intellectuels français mettent toute leur fierté à être des gens disciplinés et briguent des bons points pour l’exactitude à l’obéissance. De plus en plus, les chefs d’école font place aux chefs de section et, bientôt, l’on connaîtra un bon écrivain à sa science du pas cadencé. Déjà, il paraît qu’on ne peut plus, quand on a donné ses sympathies à une idée, s'en désolidariser sur un seul point sans la rejeter tout entière. »
La dernière phrase dit tout.

Il y a bien sûr toutes ces organisations, ces partis, ces ligues, ces coteries qui réclament une pensée alignée et qui misent sur un esprit d’adhésion apte à censurer toute velléité d’autonomie. Mais il y a aussi ces convictions, ces croyances univoques, ces feux de la certitude qui anesthésient l’esprit critique et qui, à l’occasion, conduisent à se ranger derrière un quelconque va-t-en-guerre. Que deviendraient ces leaders si sûrs d’être suivis lorsque grandirait le nombre de ceux qui n’acceptent rien en bloc, qui séparent ce qui vaut et ce qui ne vaut pas, qui parviennent aussi - surtout devrais-je dire - à se déprendre de ce qui les séduit ? (9)

Marcel Aymé n’a jamais théorisé ces choses. Il les a pratiquées sans aucune ostentation. Et lorsque Bernard, le personnage du Vaurien s’exprime, c’est peut-être quelquefois Marcel Aymé lui-même qui parle. Par exemple, lorsqu’il dit :
« Dans le courant ordinaire de la vie, je suis d’un naturel nonchalant, plutôt réservé ; ma franchise, par cela même qu’elle va sans fracas, peut paraître sournoise. » (10)

(1) C’est ainsi que Michel Lécureur l’appelle dans la biographie qu’il en fit (Marcel Aymé. Un honnête homme, Les Belles Lettres, 1997).
(2) On peut en retrouver le texte dans le livre de Bernard Lachaise, Documents d’histoire contemporaine - Volume 2 - Le XXe siècle, Presse Universitaires de Bordeaux, 2000, p. 78-79. Il est accessible sur Wikipédia pour ceux qui s’y fient (en l’occurrence, c’est fiable).
(3) Au départ, le Manifeste recueillit 64 signatures, mais il en obtint bien d’autres par la suite, 850 au total selon Michel Lécureur (Op. cit., p. 195).
(4) Pour ce qui concerne directement l’attitude de Marcel Aymé, on peut découvrir certains de ces à-cotés dans le livre de Michel Lécureur (Op. cit., pp. 195-220) et, tout particulièrement, l’intéressante polémique qui l’opposa à André Wurmser.
(5) Marcel Aymé, Œuvres romanesques complètes tome II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1998, pp. 1228-1229.
(6) Chose bien connue à l’époque, mais fort ignorée aujourd’hui, l’Éthiopie a été le seul pays d’Afrique qui ne fut pas colonisé. (Le cas du Libéria est un peu particulier, puisqu’il fut bâti à l’intention d’anciens esclaves américains.) La part prise en Afrique par les empires anglais et français était telle que les ambitions mussoliniennes sur l’Éthiopie ont pu paraître “proportionnées” à certains, petit crime face aux grands crimes en quelque sorte.
(7) Marcel Aymé,Op. cit., pp. 1229-1231.
(8) Ibid., pp. 1231-1232.
(9) Force est de constater que ce nombre - en ces temps d’école en ruine et de réseaux sociaux - ne fait que diminuer.
(10) Marcel Aymé, Le vaurien, Gallimard, 1931, p. 17.

Autres notes sur Marcel Aymé :
La vouivre
Le monument

samedi 12 février 2022

Note de lecture : Hannah Arendt et l’amitié

De l’humanité dans de “sombres temps”
d’Hannah Arendt


Dans un article publié dans le Cahier de l’Herne consacré à Hannah Arendt (1), Barbara Hahn rapporte que celle-ci, en 1953 - soit deux années après la parution des Origines du totalitarisme - a consigné dans son Journal de pensée la réflexion suivante :
« Pour fonder une science politique, il faut tout d’abord reconsidérer toutes les déclarations philosophiques concernant l’homme qui affirment que ce sont les hommes et non l’homme qui habitent la terre. La fondation d’une science politique nécessite une philosophie pour laquelle les hommes n’existent qu’au pluriel. Son champ est la pluralité humaine. Dans ce domaine de la pluralité, qui est le domaine politique, on doit poser toutes les vieilles questions - qu’est-ce que l’amour, qu’est-ce que l’amitié, qu’est-ce que la solitude, qu’est-ce qu’agir, penser, etc. ; mais pas l’unique question de la philosophie : qui est l’Homme, pas plus que le Que puis-je savoir, que m’est-il permis d’espérer, que dois-je faire ? (*1) » (2)

Qu’il faille s’interroger sur ce qu’est l’amitié aux fins de comprendre ce qu’est le politique, voilà assurément une idée bien faite pour étonner. Hannah Arendt constata elle-même que personne ne s'était véritablement posé la question, du moins sous cet angle. Dans le même Journal de pensée, elle consigna d’ailleurs en 1968 cette opinion en rupture avec le sens commun philosophique :
« Aristote à tort : l’ami n’est pas “un autre moi”, mais c’est le moi qui est un autre ami. » (3) Pour comprendre ce propos, il importe d’admettre que l’amitié nait d’une distance, d’un espace que chacun s’efforce de traverser : l’espace politique ; alors que l’amour annihilerait cette distance, qu’il se situerait hors du politique. Et cette distance peut exister en quelque sorte dans le soliloque dès lors que je m’entretiens du monde. Cette différence entre l’amitié et l’amour, comme le remarque Barbara Hahn en écho à Hannah Arendt, c’est « une différence gravée dans la structure des langues européennes […] À ces deux “modalités de l’être vivant” correspondent selon elle deux modalités du dire. “L’accusatif de la violence comme celui de l’amour détruit l’entre-deux, il l’anéantit ou le consume, il rend l’autre vulnérable, il se prive lui-même de toute protection. S’y oppose le datif du dire et de la parole, qui confirme l’entre-deux, qui se meut dans l’entre-deux.” (*2) Pour l’amour, c’est le “qui” objet direct qui importe. Ce “qui” perd son pouvoir destructeur dès lors qu’il unit deux êtres. Le datif au contraire, la question du “à qui”, instaure un monde. Le “qui” objet direct se concentre sur une personne ou un groupe, dissocie, retranche et sape ainsi le principe du politique qui repose sur la pluralité, une multiplicité inéluctable, indémontrable et indénombrée. Le datif, à l’inverse, fonde un lien de don. Le don est, dans ce passage de Hannah Arendt, le verbe ; c’est dans le dire, dans le parler, qu’un monde commun voit le jour. Dans sa théorie politique, ce parler, ce débattre et ce discuter, est le facteur décisif qui fonde le commun : “nous ne nous comprenons d’habitude que dans un espace intermédiaire, à travers le monde et en vue du monde. Lorsque nous nous comprenons directement, sans relation à quelque chose de commun entre nous, nous aimons” (*3) » (4)

Voilà qui m’a semblé utile d’être précisé avant que je ne commente De l’humanité dans de “sombres temps” (5), le texte d’un discours qu’Hannah Arendt prononça en 1959 lorsqu’elle reçut le prix Lessing délivré par la ville d’Hambourg.

Ce discours, elle le consacra à Gotthold Ephraim Lessing (1729-1781), cet écrivain et dramaturge allemand dont le prix qu’elle reçut portait le nom. L’occasion était certainement trop belle pour elle d’évoquer un auteur chez qui elle reconnaissait, au moins partiellement, une conception des choses très voisine de la sienne. Et cette conception, c’est celle qui accorde à l’amitié une valeur politique à ce point fondamentale qu’elle dépasse même celle que l’on peut reconnaître à la vérité.

Il importe de camper le personnage de Lessing, tel qu’Hannah Arendt le voit. Ainsi, le dépeint-elle notamment dans ces termes :
« […] même dans le débat sur le christianisme, il ne se lia à aucune position déterminée une fois pour toutes. Plutôt, ainsi qu’il le dit lui-même, avec une magnifique connaissance de soi, il se mit involontairement à douter du christianisme “plus contraignantes étaient les preuves que certains essayaient de m’en donner”, et involontairement s’efforça “de le préserver dans [son] cœur”, plus allègrement et triomphalement d’autres cherchaient à le fouler aux pieds. Mais cela signifie que, là où tout autre combattait à propos de la “vérité” du christianisme, il en défendait surtout la position dans le monde, tantôt inquiet qu’il puisse encore renforcer ses prétentions à la prédominance, tantôt craignant qu’il ne disparaisse tout à fait du monde. Lessing voyait remarquablement loin en pensant que la “théologie des lumières” de son époque “sous prétexte de faire de nous des chrétiens rationnels est en train de faire de nous des philosophes extrêmement irrationnels” ; et il ne prenait pas là tant parti pour la raison que pour la liberté, que mettaient bien plus en danger ceux qui voulaient “imposer la foi par des preuves” que ceux qui considéraient la foi comme une grâce divine. Mais c’était aussi une prise de parti pour le monde, où il sentait que religion et philosophie devaient avoir leur place, mais des places séparées, en sorte que derrière la “cloison de séparation (…) chacun puisse aller son propre chemin sans gêner l’autre”. » (pp. 15-16)
C’est que l’on peut être tenté, lorsque l’on vit de “sombres temps”, à se laisser aller « à mépriser le monde et le domaine public, à les ignorer autant que possible, ou même à sauter par-dessus pour se retrouver derrière - comme si le monde n’était qu’une façade derrière laquelle les gens se puissent dissimuler - et parvenir ensuite à se comprendre avec leurs semblables sans égard au monde qui s’étend entre eux. » (p. 20)
Il y a bien sûr de la fraternité entre ceux qui sont opprimés. Mais ! Mais « tout se passe comme si, sous la pression de la persécution, les persécutés s’étaient rapprochés au point que l’espace que nous avons appelé monde (et qui, bien sûr existait entre eux avant la persécution, et les maintenait à une certaine distance les uns des autres), ait tout simplement disparu. » (p. 22) Ce qui aboutit « au fait que les parias de ce monde jouissent du grand privilège d’être déchargé du souci du monde » (p. 23)

Ce qui a conduit Hannah Arendt à parler de Lessing, c’est sa conception de l’amitié, principalement telle qu’elle se révèle dans une œuvre théâtrale : Nathan le sage (6). « À la fin, somme toute, écrit-elle, la sagesse de Nathan consiste seulement en ce qu’il est prêt à sacrifier la vérité à l’amitié » (p. 36). Voilà ce qu’il importe de comprendre.

Tentons d’y mettre un peu d’ordre.
« On le sait, les anciens pensaient qu’une vie humaine ne peut se passer d’amis, et même qu’une vie sans amis ne vaut pas vraiment la peine d’être vécue. L’idée qu’on a besoin de l’aide d’amis dans l’infortune intervenait peu dans cette opinion ; au contraire, ils pensaient plutôt qu’il ne peut y avoir de bonheur pour un homme si un ami ne le partage pas. Il y a là sans doute quelque chose de comparable à la maxime selon laquelle ce n’est que dans l’infortune qu’on reconnaît ses vrais amis, mais ceux que nous tenons nous-mêmes pour de vrais amis sans en être instruit par le malheur sont plutôt ceux à qui nous n’hésitons pas à montrer notre bonheur, et sur qui nous comptons pour partager notre joie.
Nous avons coutume aujourd’hui de ne voir dans l’amitié qu’un phénomène de l’intimité, où les amis s’ouvrent leur âme sans tenir compte du monde et de ses exigences. Rousseau, et non Lessing, est le meilleur représentant de cette conception conforme à l’aliénation de l’individu moderne qui ne peut se révéler vraiment qu’à l’écart de toute vie publique, dans l’intimité et le face à face. Ainsi nous est-il difficile de comprendre l’importance politique de l’amitié. Lorsque, par exemple, nous lisons chez Aristote que la
philia, l’amitié entre citoyens, est l’une des conditions fondamentales du bien-être commun, nous avons tendance à croire qu’il parle seulement de l’absence de factions et de guerre civile au sein de la cité. Mais pour les Grecs, l’essence de l’amitié consistait dans le discours. Ils soutenaient que seul un “parler-ensemble” constant unissait les citoyens en une polis. Avec le dialogue se manifeste l’importance politique de l’amitié, et de son humanité propre. Le dialogue (à la différence des conversations intimes où les âmes individuelles parlent d’elles-mêmes) , si imprégné qu’il puisse être du plaisir pris à la présence de l’ami, se soucie du monde commun, qui reste “inhumain” en un sens très littéral, tant que des hommes n’en débattent pas constamment. Car le monde n’est pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu’il est devenu objet de dialogue. Quelque intensément que les choses du monde nous affectent, quelque profondément qu’elles puissent nous émouvoir et nous stimuler, elles ne deviennent humaines pour nous qu’au moment où nous pouvons en débattre avec nos semblables. Tout ce qui ne peut devenir objet de dialogue peut bien être sublime, horrible ou mystérieux, voire trouver voix humaine à travers laquelle résonner dans le monde, mais ce n’est pas vraiment humain. Nous humanisons ce qui se passe dans le monde et en nous en en parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humains. » (pp. 33-35)

Aristote voyait en l’homme un animal politique (7), alors que Lévi-Strauss affirmait que « la vraie question : c’est le langage. » (8). On serait tenté de dire qu’Hannah Arendt n’y voit que peu de différence, car, pour elle, le parler avec les autres crée l’espace politique et c’est dans cet espace que se révèle notre humanité. Encore le parler qu’elle évoque est-il celui qui se déploie dans le dialogue, mais un dialogue que l’on peut même entretenir avec soi-même, tant la réflexion implique de soumettre sa pensée au jugement d’un moi qui se distingue de celui qui a initialement pensé, façon de rendre politique une solitude qui l’est si peu.

« Que l’humain ne se manifeste pas dans l’exaltation, mais dans la sobriété et la lucidité, que l’humanité s’atteste non pas dans la fraternité, mais dans l’amitié, que l’amitié ne soit pas intimement personnelle mais pose des exigences politiques et demeure référée au monde - tout cela nous paraît si exclusivement caractériser l’Antiquité classique, que nous sommes plutôt déconcertés en retrouvant des traits apparentés dans Nathan le sage, qu’on pourrait à bon droit, tout moderne qu’il est, tenir pour le drame classique de l’amitié. » (p. 35)

Mais, me dira-t-on, qu’en est-il de cette prééminence de l’amitié sur la vérité ? Pour en saisir toute l’acuité, il importe de s’arrêter un instant sur la balance qu’Hannah Arendt esquisse entre Lessing et Kant.
« […] quoi que la pensée de Kant puisse avoir de commun avec celle de Lessing - et, de fait, elles ont beaucoup en commun -, les deux penseurs diffèrent sur un point décisif. Kant a vu qu’il ne peut y avoir de vérité absolue pour l’homme, du moins pas au sens théorique. Il aurait certainement été prêt à sacrifier la vérité à la possibilité de la liberté humaine ; car si nous possédions la vérité, nous ne pourrions être libres. Mais il aurait difficilement accordé à Lessing que la vérité, si elle existait, devrait être sans hésitation sacrifiée à l’humanité, à la possibilité de l’amitié et du dialogue des hommes entre eux. Qu’un absolu existe - le devoir de l’impératif catégorique, qui se tient au-dessus des hommes, décide dans toutes les affaires humaines et ne peut pas être enfreint même pour le salut de l’humanité, dans tous les sens du terme -, les critiques de la morale kantienne ont souvent dénoncé cette thèse comme inhumaine et impitoyable. Cependant cette inhumanité ne tient pas à l’exigence de l’impératif catégorique qui dépasserait les possibilité d’une nature humaine trop faible, mais simplement à ce qu’il est posé absolument, et, dans cette absoluité, fonde le domaine interhumain qui consiste essentiellement en rapports et en relations sur quelque chose qui contredit sa relativité principielle. L’inhumanité, liée au concept d’une vérité unique, émerge avec une particulière clarté dans l’œuvre de Kant précisément parce qu’il a tenté de fonder la vérité sur une raison pratique ; comme si lui, qui a de façon si inexorable montré les limités de la connaissance de l’homme, n’avait pu supporter de penser que, dans l’action aussi, l’homme ne peut se conduire comme un dieu. » (pp. 36-37)
Or, « La grandeur de Lessing ne consiste pas seulement dans la vue théorique qu’il ne peut y avoir de vérité unique en ce monde humain, mais dans sa joie qu’elle n’existe point, et qu’ainsi le dialogue infini des hommes entre eux ne puisse avoir de cesse tant qu’hommes il y a. » (p. 37)

Voilà qui pourrait laisser croire que le dialogue suffit donc, quels que soient les points de vue qui s’y déploient, quels que soient les arguments qui y sont avancés, quelles que soient les intentions qui motivent les propos. En fait, ce qui mérite le nom de dialogue est plus précis que cela.
« […] parce que Lessing était un homme intégralement politique, il a soutenu que la vérité ne peut exister que là où elle est humanisée par le parler, là où chacun dit, non pas ce qui lui vient à l’esprit, mais ce qui lui “semble vérité”. Or un tel dire est presque impossible dans la solitude ; il est lié à un espace à plusieurs voix, où l’annonce de ce qui “semble vérité” à la fois lie et sépare les hommes, créant de fait ces distances entre les hommes qui, ensemble, constituent un monde. Toute vérité située hors de cet espace, qu’elle apporte aux hommes bonheur ou malheur, est inhumaine au sens littéral du terme, et non pas en ce qu’elle pourrait dresser les hommes les uns contre les autres et les séparer. Bien au contraire, c’est parce qu’elle pourrait avoir pour conséquence que tous les hommes s’accordent soudain sur une opinion unique, en sorte que la pluralité deviendrait une - comme si devaient vivre sur terre non pas les hommes dans leur pluralité infinie, mais l’homme au singulier, une espèce et ses représentants. Cela arriverait-il que le monde, qui ne se forme que dans l’intervalle entre les hommes dans leur pluralité, disparaîtrait de la terre. » (p. 41)

Le champ sémantique de mots tels amitié, politique et monde est vaste et supporte une multitude de signifiés. Hannah Arendt les circonscrit de façon très personnelle, mais en les dotant également d’un sens qui ouvre une perspective importante sur des questions qui les dépassent de beaucoup. Et il en résulte une façon d’accorder au dialogue, au débat, aux échanges, une portée qui vaut par le fait même de dialoguer, de débattre et d’échanger, bien davantage que par les éventuels informations, tolérances ou accords sur lesquels cela peut déboucher. Même si cela présente quelques accointances avec ce que je désigne personnellement du nom de parrhèsia (9), cela s’en distingue aussi, ne serait-ce que par l’apanage d’humanité qui lui est reconnu. Cela néanmoins encourage plus que jamais au débat parrhèsiastique, dès lors qu’il s’agirait d’assumer son humanité dans le franc parler et le contexte amical qu’il réclame et favorise.

Ce qu’Hannah Arendt appelle le monde, c’est ce qui est politique, au sens de ce qui réclame de savoir ce qu’il est, vers quoi il va et vers quoi il devrait aller. Mais, ne nous trompons pas : cela vaut pour la société et le pouvoir, mais aussi pour la manière de préparer le cassoulet ou de placer son argent quand on en a. Ce qui en est exclu, c’est ce qui concerne très directement soi-même et l’ami dans ce qui échappe précisément au politique, tel que cela se vit par exemple dans l’amour ; c’est donc ce qui annihile la distance que l’amitié maintient entre les amis.

Il resterait peut-être à s’interroger sur ce qui nuit à l’amitié, ce qui la perturbe, voire la dissout. Un manque de franchise ressenti, qui sait ? Ou plus simplement des propos qui délaissent le monde pour n’évoquer que soi ou l’autre, qui sait encore ? Ce qui semble avéré, c’est que l’amitié véritable réclame des sentiments qui font justice au souci du monde et que c’est là quelque chose qui n’est pas aussi fréquent qu’on peut le croire. Nul ne l’a sans doute mieux dit que Jean de Lafontaine :
Socrate un jour faisant bâtir,
Chacun censurait son ouvrage.
L'un trouvait les dedans, pour ne lui point mentir,
Indignes d'un tel personnage ;
L'autre blâmait la face, et tous étaient d'avis
Que les appartements en étaient trop petits.
Quelle maison pour lui ! L'on y tournait à peine.
Plût au Ciel que de vrais amis,
Telle qu'elle est, dit-il, elle pût être pleine !
Le bon Socrate avait raison
De trouver pour ceux-là trop grande sa maison.
Chacun se dit ami ; mais fol qui s'y repose.
Rien n'est plus commun que ce nom ;
Rien n'est plus rare que la chose.
(10)
(1) Barbara Hahn, “Le plus important, c’est la fidélité à l’ami” in Arendt, Cahier de l’Herne, 2021, pp. 30-34.
(*1) […] En italiques et en anglais dans le texte.
(2) Hannah Arendt, Journal de pensée volume 1, trad. de Sylvie Courtine Denamy, Seuil, 2005, p. 325.
(3) Op. cit. volume 2, p. 882.
(*2) Op. cit. volume 1, p. 463.
(*3) Ibid, p. 464.
(4) Arendt, Cahier de l’Herne, 2021, p. 31.
(5) Ce discours a été publié en français in Hannah Arendt, Vies politiques, Gallimard, Tel, 1974, pp. 11-41.
(6) Lessing, Nathan le sage, texte français établi par Dominique Lurcel, Gallimard, Folio, 2006, disponible sur la page internet https://daac.ac-creteil.fr/IMG/pdf/nathan-le-sage.pdf.
(7) Aristote, Politique, Livre I, II, 1253 a 2-3.
(8) Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss [Plon, 1961], Les Belles Lettres, 2010, pp. 149-150.
(9) Cf. sur ce terme ma note du 10 novembre 2011.
(10) Jean de La Fontaine, Paroles de Socrate, Les Fables, Livre IV, 17.