dimanche 26 juillet 2015

Note de lecture : Paulin Ismard

La démocratie contre les experts
de Paulin Ismard


Flaubert n’aimait pas la démocratie. Dans une lettre qu’il adressa à George Sand le 30 avril 1871 - alors que Paris en insurrection avait proclamé la Commune -, il écrivait ceci :
« Je hais la démocratie (telle du moins qu’on l’entend en France), c’est-à-dire l’exaltation de la grâce au détriment de la justice, la négation du droit, en un mot l’anti-sociabilité.
La Commune réhabilite les assassins, tout comme Jésus pardonnait aux larrons, et on pille les hôtels des riches, parce qu’on a appris à maudire Lazare, qui était, non pas un mauvais riche, mais simplement un riche
(1). “La République est au-dessus de toute discussion” équivaut à cette croyance : “Le pape est infaillible !” Toujours des formules ! toujours des dieux !
L’avant-dernier dieu, qui était le suffrage universel, vient de faire à ses adeptes une farce terrible en nommant “les assassins de Versailles”. À quoi faut-il donc croire ? À rien ! c’est le commencement de la sagesse. Il était temps de se défaire “des principes” et d’entrer dans la science, dans l’examen. La seule chose raisonnable (j’en reviens toujours là), c’est un gouvernement de mandarins, pourvu que les mandarins sachent quelque chose et même qu’ils sachent beaucoup de choses. Le peuple est un éternel mineur, et il sera toujours (dans la hiérarchie des éléments sociaux) au dernier rang, puisqu’il est le nombre, la masse, l’illimité. Peu importe que beaucoup de paysans sachent lire et n’écoutent plus leur curé, mais il importe infiniment que beaucoup d’hommes comme Renan ou Littré puissent vivre et soient écoutés ! Notre salut n’est maintenant que dans une
aristocratie légitime, j’entends par là une majorité qui se composera d’autre chose que de chiffres. » (2)

Il le dit assez : il ne croit en rien. Pourtant, il a bien en tête une solution pour résoudre la question politique, « un gouvernement de mandarins ». Bertrand Russel pensait pour sa part que la méthode scientifique et la démocratie allaient de pair, ce qui n’est pas une idée tellement éloignée de celle de Flaubert (3). Cette illusion ne vaut-elle pas celle qui consiste à faire confiance au peuple ?

En supposant que l’on puisse fixer les critères de ce que l’on appelle de nos jours une bonne gouvernance, convient-il pour y parvenir de s’en remettre aux voeux du peuple (pour autant qu’il existe une méthode qui en permette l’expression véritable), ou bien faut-il soumettre les décisions à l’avis des savants, des experts comme on dit aujourd’hui ? Et que signifie une démocratie qui préfère l’avis des experts à celui du peuple ?

Si l’on veut en savoir davantage sur cette question, il est fort utile de prendre de la distance et de se pencher sur la façon dont elle a été discutée et mise en application dans un passé lointain. C’est ce que l’on peut faire en lisant le dernier ouvrage de Paulin Ismard, La démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne (4).

Dans le très intéressant chapitre IV de ce livre, un chapitre dont l’épigraphe est précisément la citation de Flaubert (à peine raccourcie) par laquelle j’ai commencé ma note, Ismard ne manque pas de rappeler la discussion qui met aux prises l’un des plus célèbres sophistes et Socrate dans le Protagoras de Platon. Cela commence par un mythe que raconte Protagoras et dont voici l’épilogue :
« […] les hommes , au début, vivaient dispersés : il n’y avait pas de cités ; ils étaient en conséquence détruits par les bêtes sauvages, du fait que, de toute manière, ils étaient plus faibles qu’elles ; et, si le travail de leurs arts leur était d’un secours suffisant pour assurer leur entretien, il ne leur donnait pas le moyen de faire la guerre aux animaux ; car il ne possédait pas encore l’art politique, dont l’art de la guerre est une partie. Aussi cherchaient-ils à se grouper, et, en fondant des cités, à assurer leur salut. Mais, quand ils se furent groupés, ils commettaient des injustices les uns à l’égard des autres, précisément faute de posséder l’art d’administrer les cités ; si bien que, se répandant à nouveau de tous côtés, ils étaient anéantis. C’est alors que Zeus, craignant pour la disparition totale de notre espèce, envoie Hermès porter aux hommes le sentiment de l’honneur et celui du droit, afin que ces sentiments fussent la parure des cités et le lien par lequel s’unissent les amitiés. Sur ce, Hermès demande à Zeus de quelle manière enfin il donnera aux hommes ce sentiment du droit et de l’honneur : “Faut-il que, cela aussi, j’en fasse entre eux la distribution de la même façon qu’ont été distribuées les disciplines spéciales ? Or, voici comment la distribution s’en est faite : un seul individu, qui est un spécialiste de la médecine, c’est assez pour un grand nombre d’individus étrangers à cette spécialité ; de même pour les autres professions. Eh bien ! le sentiment du droit et celui de l’honneur, faut-il que je les établisse de cette façon dans l’humanité ? ou faut-il que je les distribue indistinctement à tous ? - À tous indistinctement, répondit Zeus, et qu’ils soient tous au nombre de ceux qui participent à ces sentiments ! Il n’y aurait pas en effet de cités, si un petit nombre d’hommes, comme c’est par ailleurs le cas avec les disciplines spéciales, participait à ces sentiments. De plus, institue même, en mon nom, une loi aux termes de laquelle il faut mettre à mort, comme s’il constituait pour le corps social une maladie, celui qui n’est pas capable de participer au sentiment de l’honneur et à celui du droit. » (5)

« […] le récit de Protagoras offre ainsi une assise légendaire à une valeur cardinale de l’idéologie démocratique athénienne, l’isonomia (le “partage égal” des charges politiques) » (p. 149), en conclut Paulin Ismard. Et il ajoute :
« L’enseignement de la vertu répond ainsi, selon Protagoras, à des conditions en tout point différentes de celles qui président aux technai [savoirs instrumentaux : NDR] du monde artisanal. Alors que ces dernières nécessitent le savoir d’un maître qui inculque à ses disciples les rouages d’une maîtrise, l’enseignement de la vertu se réalise “d’une manière diffuse et répétée à tous les niveaux possibles de la vie d’un homme (*1)”. Tandis que l’acquisition des dêmiourgikai technai [savoirs des esclaves publics ; NDR] procède de la transmission verticale d’un savoir établi une fois pour toutes, l’apprentissage de la vertu résulte au contraire d’une circulation horizontale, entre égaux, se déployant tout au long de l’existence. L’apprentissage du langage sert de modèle à Protagoras pour penser cette étrange compétence qui peut se dispenser d’un maître : “C’est comme si tu cherchais le maître qui nous a enseigné à parler le grec ; tu ne le trouverais pas. (*2)”, lance-t-il à Socrate. Ainsi, de la même façon que l’apprentissage d’une langue maternelle ne nécessite pas l’enseignement du meilleur des linguistes, l’acquisition de la vertu relève d’un apprentissage socialisé auprès de l’ensemble des membres de la communauté qui disposent, à des degrés divers, de cette qualité.
L’imperfection de la vertu de chacun des citoyens ne constitue en ce sens une faiblesse que dans la mesure où ses propres capacités cessent de s’enrichir du contact continu avec ses égaux. Surtout, aucune définition de l’essence de la vertu ne saurait constituer un préalable à l’intense mouvement de circulation et d’échange par lequel cette qualité s’actualise dans la communauté civique. La réflexion de Protagoras promeut ainsi une épistémologie sociale qui valorise la circulation de savoirs, même incomplets, entre égaux. Des demi-savants enseignent à des plus ignorants qu’eux pour le plus grand bien de la cité : tel est le cœur de cette épistémologie démocratique, qui défend une théorie associationniste de la compétence politique.
 » (pp. 150-151)

Socrate est bien sûr d’un avis très différent :
« Alors que Protagoras pensait le politique en rupture avec les dêmiourgikai technai, Platon l’inscrit au contraire dans la continuité directe de ces savoirs spécialisés, en établissant que l’homme politique authentique devrait d’abord faire la preuve de sa compétence dans des domaines de spécialité délimités avant de prétendre pouvoir jouer un rôle de premier plan dans la cité (*3). » (p. 156)
Cette opposition entre un Protagoras démocrate et un Socrate anti-démocrate suggère à Paulin Ismard une nouvelle interprétation de la théorie de la réminiscence, telle qu’on la trouve dans le Ménon de Platon (6) :
« De nombreux historiens de la philosophie ont fait de cette scène le lieu de naissance d’une philosophie platonicienne enfin émancipée de la tutelle socratique. La théorie de la réminiscence, reprise et développée dans le Phédon et surtout dans le Phèdre, porterait l’empreinte du jeune Platon sous le masque de Socrate. Tachons pourtant de ne pas envisager d’emblée cette première formulation de la théorie de la réminiscence du point de vue de son grandiose achèvement au sein de la métaphysique platonicienne. Bien au contraire, la scène mérite d’être interrogée alors qu’elle surgit dans le cadre d’une controverse portant sur le statut des différents savoirs dans la cité. » (p. 157)
« L’intervention de l’esclave, en ce moment crucial du dialogue, est souvent interprétée sous l’angle de l’universalisme de la connaissance. L’interrogatoire socratique démontrerait que le statut personnel ou la condition sociale ne déterminent en rien l’accès à la connaissance et certains historiens de la philosophie n’ont pas hésité à invoquer ce qui serait un “égalitarisme socratique” (*4). L’hypothèse est en réalité bien hasardeuse et l’on peut suivre ici Jacques Rancière, qui voit surtout dans la scène le lieu fondateur du rapport conflictuel que noue, dès ses origines, la philosophie avec l’univers du travail et de la multitude démocratique. La figure de l’esclave, qui vient jouer le temps d’une expérience “l’élu de la science suprême” avant d’être renvoyé à son néant, est en effet destinée à témoigner contre le faux savoir de “l’homme de la multitude” qu’est l’artisan et lever l’hypothèque d’un “socratisme populaire”. Loin d’offrir un horizon universel à la dialectique socratique, l’esclave de Ménon, parce qu’il n’est pas “un sujet social ou un personnage de la République”, tient lieu avant tout d’antithèse de cette figure de la multitude démocratique qu’est l’artisan citoyen et son “omniscience virtuelle” permet de disqualifier par avance l’hypothèse d’une philosophie populaire ou démocratique qui aurait partie liée avec le monde du travail artisanal (*5).
À la lumière de l’épistémologie civique que nous avons mise au jour, l’ensemble de la scène est surtout susceptible de recevoir une autre signification que celle que les historiens du platonisme lui attribuent traditionnellement. L’épisode attesterait moins l’universalisme de l’accès à la connaissance qu’il ne viserait à contester radicalement l’épistémologie démocratique d’un Protagoras, dont le paradoxe de Ménon porte indirectement la trace. En faisant comparaître un homme dépourvu d’identité propre, interdit de parole dans la cité et qui, pourtant, peut accéder à la connaissance dont procède la réminiscence, il s’agirait pour Socrate d’opposer à l’épistémologie sophistique un savoir qui ne doit rien à l’ordre civique et à son dialogisme - autre manière de démontrer que le savoir authentique n’a pas sa place dans la cité démocratique.
 » (pp. 159-160)

Il y a dans tout cela matière à réflexions. Ne serait-ce que parce que l’on découvre dans ces théories combien est ancienne l’idée que pourrait exister une compétence à gouverner, peut-être avant même que ne puissent être définis les actes auxquels il est éventuellement possible de reconnaître un bon gouvernement. Et l’idée que les citoyens devraient tous, d’une manière ou d’une autre, participer à la gestion de la cité confère une dimension nouvelle à la question de cette compétence à gouverner.

Tout cela est également bien loin d’épuiser la question des différences entre la démocratie antique et la démocratie contemporaine. Celles-ci sont si nombreuses qu’il apparaît trompeur d’user du même mot pour des régimes politiques à ce point dissemblables. Le livre de Paulin Ismard approfondit un des aspects importants de la démocratie athénienne, directement lié à la question de la compétence à gouverner, à savoir le rôle de ceux qu’il appelle les experts, plus particulièrement celui à Athènes des esclaves publics. Ceux-ci, les dêmosioi, occupent une position particulière, tant à l’égard des citoyens que vis-à-vis des esclaves privés. Ils gèrent la monnaie, surveillent le respect des lois, vérifient les dépenses des magistrats, conservent les archives, etc., toutes tâches réclamant des compétences techniques, toutes tâches jugées également indigne d’un citoyen et susceptibles même de mettre sa liberté en péril.

Dans les décrets de la cité, on découvre deux expressions bien distinctes : la politikê leitourgia, service de la cité, expression utilisée pour désigner l’action d’un magistrat ou d’un citoyen en faveur de la communauté, et l’eleutheria leitourgia, service public, action utile à cette même communauté. À propos de cette eleutheria leitourgia, Paulin Ismard écrit :
« Loin d’être anodine, l’expression laisse dès lors entrevoir l’archéologie singulière qui noue dans la cité antique le statut du citoyen, l’homme libre par excellence, et l’ordre du public. Yan Thomas a superbement éclairé cette articulation au fondement de la cité antique, grecque et romaine. La liberté, pour les Anciens, n’était pas conçue comme un fait de nature que le droit aurait pour fonction de protéger. Rien n’est plus étranger au monde des cités antiques que notre conception naturaliste de la liberté, qui en fait un droit individuel ancré dans l’ordre naturel du monde, antérieur à la formation de toute communauté politique. “L’homme est né libre et partout il est dans les fers” : le célèbre incipit du premier chapitre du Contrat social de Rousseau aurait été incompréhensible à un contemporain de Socrate ou de Cicéron. Bien au contraire, la liberté du citoyen était pensée comme le produit de l’existence même de la cité, le résultat d’un ensemble d’institutions et de pratiques constitutives de la vie civique. En termes juridiques, la liberté du citoyen était identifiée aux choses publiques dont nul dans la cité ne pouvait s’emparer : de la même manière que les biens publics ou sacrés étaient inappropriables, un citoyen ne pouvait se vendre au profit d’un tiers et aliéner sa liberté. Au fondement de toute cité, écrivait Cicéron, se trouvent “les choses d’utilité commune que nous appelons choses publiques (*6) ”. Ces choses d’utilité commune étaient l’ensemble des lieux et biens publics dont l’usage définissait les contours du cercle des citoyens. En d’autres termes, au statut de citoyen était avant tout attaché l’usage commun des choses publiques, et non une qualité individuelle fondée en nature et que le droit de la cité aurait eu la charge de protéger. En ce sens, écrit Yan Thomas qui offre à cet axiome un horizon contemporain aussi inattendu que fécond, “la citoyenneté n’est pas séparable de certains services collectifs, appelés aujourd’hui services publics mais dont on voit bien qu’à l’origine ils définissaient la cité en ce qu’elle avait d’irréductible et de permanent (*7) ”. Si le public et le libre s’équivalent, c’est en définitive que le cercle des citoyens n’est autre que celui des ayants droit à la chose commune.
Mais la formule, en assimilant le travail de l’esclave public à un “service libre”, éclaire aussi, sous la forme du lapsus, la singularité de sa condition : elle condense en effet le paradoxe qui réside au cœur du “miracle grec”, celui d’une expérience de la liberté politique dont le propre fut de reposer sur le travail des esclaves. Pour qu’advinssent ces choses publiques sans lesquelles la citoyenneté ne saurait se concevoir, il fallut aussi qu’il y eût des esclaves. Ce simple fait place les
dêmosioi dans une situation paradoxale, celle du tiers exclu, garant de l’ordre civique. Qu’ils vérifient les monnaies en circulation, qu’ils assurent l’ordre dans la cité, contrôlent les dépenses des magistrats en campagne ou veillent dans le Metrôon sur les archives civiques, ces esclaves, placés au service de la cité, étaient les dépositaires de la liberté commune. » (pp. 91-93)

Il n’est pas possible de rendre compte ici des multiples analyses et digressions dont le livre de Paulin Ismard est riche. Les traces du rôle joué dans l’Antiquité par les esclaves publics sont rares et, même si la fonction d’expert qu’ils ont rempli n’est pas contestable, pas plus que les prérogatives que cette fonction leur a valu et que les esclaves privés ne partageaient en rien, Ismard explore subtilement, dans des textes fondateurs, l’ombre que les esclaves publics y ont projeté. Ainsi dans l’Œdipe de Sophocle avec le berger de Laïos, dans le Phédon de Platon avec l’esclave qui, dans la prison, accompagne Socrate jusqu’à sa mort, dans les Actes des Apôtres encore avec l’eunuque éthiopien, premier gentil baptisé.

Mais l’idée majeure de La démocratie contre les experts, c’est l’importance de l’esclavage dans ce que la démocratie antique a de spécifique, dès lors qu’on la compare avec la démocratie contemporaine et notamment qu’on confronte l’État moderne et la cité grecque.
« L’État n’a jamais existé dans la cité grecque que sous la forme négative de ses esclaves publics, […], en faisant du dêmosios le “héros secret” de l’État grec. L’hypothèse emprunte à première vue la forme d’un chiasme : les dêmosioi incarnaient l’administration de la cité et furent en ce sens ses uniques fonctionnaires, d’une part ; le recours aux esclaves témoignait de la résistance de la part de la communauté civique à l’avènement d’un État conçu comme une instance séparée de la société, d’autre part. En rendant invisibles ceux qui avaient la charge de son administration, la cité conjurait l’apparition d’un État qui puisse se constituer en instance autonome et, le cas échéant, se retourner contre elle ; la polis entendait ainsi maintenir toute forme de pouvoir dans l’immanence de sa propre existence communautaire. L’esclave public est en ce sens la figure dans laquelle la cité, d’un même mouvement, éprouve la limite de son auto-institution et la refoule. » (p. 210)

Est-il possible de conclure un tant soit peu ?

Paulin Ismard écrit notamment ceci :
« La thèse du “miracle grec” est, certes, un manteau usé que plus personne ne veut revêtir. Pourtant, il est peu de discussions au sujet de la crise contemporaine de la démocratie représentative au cours desquelles ne s’invite l’ancienne Athènes, ce qui semble donner raison à Kostas Axelos lorsqu’il écrit que la polis est “un prototype jamais encore égalé, qui marque le temps passé, présent, à venir”, ajoutant dans une formule à la fois tranchante et obscure que “les Grecs inaugurent cette époque qui contient virtuellement son avenir” (*8) L’Athènes classique offre par exemple un modèle édifiant pour ceux qui prétendent reconstruire, dans le sillage de Hannah Arendt, une conception du bien commun et du public qui serait menacée par l’individualisation démocratique, comme elle est une source d’inspiration pour concevoir, au présent, ce que serait une authentique démocratie directe, fondée sur l’extension de la pratique délibérative et le recours au tirage au sort (*9). » (p. 214)
C’est là que je doute. Ne serait-ce que parce que la dimension de la cité et celle de l’État moderne sont à ce point dissemblables que toute inspiration puisée chez celle-là pour réformer celui-ci a quelque chose de labile.

(1) L’allusion à Lazare et au mauvais riche semble ici incorrectement formulée, car dans la parabole évoquée (Évangile de Luc, 16, 19-31) Lazare est le pauvre. (NDR)
(2) George Sand et Gustave Flaubert, Correspondance. 1863-1876, Éditions Paléo, 2011, pp. 243-244.
(3) Sur l’opinion de Russel, cf. notamment mes notes du 8 décembre 2011 et du 19 décembre 2014.
(4) Paulin Ismard, La démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, Seuil, 2015. Paulin Ismard a fait un exposé (en anglais) sur le même sujet au Center for Hellenic Studies (Harvard University) à Washington en 2013, exposé que l’on peut écouter ici.
(5) Platon, “Protagoras” in Œuvres complètes I, trad. par Léon Robin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1950, pp. 90-91.
(*1) Voir les remarques de F. Ildefonse dans Platon, Protagoras, Paris, Flammarion, “GF”, 1997, p. 30-31.
(*2) Platon, Protagoras, 323,c. [in Œuvres complètes I, trad. par Léon Robin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1950, p. 98 ; NDR.]
(*3) Platon, Gorgias, 514a-b [in Œuvres complètes I, trad. par Léon Robin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1950, p. 470 ; NDR] : « Si nous nous engageons les uns les autres, Calliclès, à agir dans le domaine des affaires politiques et à exercer une charge publique en nous occupant par exemple de chantiers de construction - oui, de chantiers considérables pour construire des fortifications, des arsenaux, des temples -, ne faudrait-il pas que nous subissions nous-mêmes un examen, que nous nous mettions à l’épreuve pour savoir d’abord si nous connaissons ou non l’art de la construction et s’il y a un maître auprès de qui nous avons appris cet art ? »
(6) Cf. ma note du 19 août 2013 sur ce dialogue.
(*4) D. Scott, Plato’s Meno, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 106-108.
(*5) J. Rancière, Le philosophe et ses pauvres, Paris, Fayard, 1983, p. 63-65.
(*6) Cicéron, Pro Sestio, 91.
(*7) Y. Thomas, “L’indisponibilité de la liberté en droit romain”, Hypothèses, 2006, p. 379-389, p. 387.
(*8) K. Axelos, Lettres à un jeune penseur, Paris, Minuit, 1996, p. 57-58.


Autre note sur Ismard :
L’événement Socrate

mardi 7 juillet 2015

Note d’opinion : la Grèce

À propos de la Grèce

Faut-il que j’en parle ? Ma première envie est de rester silencieux sur le sujet. Mais c’est peut-être laisser croire qu’il n’y a que des partisans, adeptes du parti pris pour en parler. Et les médias et les conversations bruissent de l’affaire. Qui sait s’il ne serait pas bon de dire que l’on ne sait pas ce qu’il faut en penser ?

Lorsqu’on tente de s’informer sur la question - je parle bien sûr de la débâcle financière de l’État grec -, on se heurte d’abord aux prises de position bien tranchées. Il y a d’abord ceux qui repèrent qui se proclament de gauche et qui se proclament de droite, et qui s’alignent ensuite sur eux afin de rester fidèles à un camp qu’ils jugent a priori le bon. C’est sans doute la pire des positions, mais c’est sans doute aussi la plus répandue. Elle a ce grave inconvénient de charrier avec elle des arguments de fait qui doivent davantage à l’envie qu’ils soient vrais, plutôt qu’à la vérification de leur réalité. Et si certains faits ainsi invoqués - dans un sens comme dans l’autre d’ailleurs - ne sont pas faux, ils ne sont mentionnés qu’à la suite d’un tri qui accumulent les faits favorables au camp préféré et éliminent les autres.

On se heurte ensuite aux experts, c’est-à-dire à ceux qui, principalement dans les médias, se présentent comme les lucides. Eux se revendiquent des faits et du savoir et se drapent volontiers, pour accroître leur crédit, dans une impartialité de bon aloi. Mais il est bien malaisé de discerner à quoi ils doivent l’air savant qu’ils affichent : est-ce à une réelle compétence que les conditions de leurs prestations ne permettent pas d’apprécier exactement ; ou serait-ce plutôt à ce ton, ce vocabulaire et cette aura studieuse qui doivent souvent davantage à l’art du comédien qu’à l’exercice prolongé d’un travail de recherche. Se faire passer pour ce qu’on n’est pas, ou même se donner pour comblé par ce qu’on possède si peu, c’est encore mentir. Or, parmi les expertises jugées pertinentes en pareilles circonstances, il y a l’économie et la science politique, deux disciplines continûment menacées par l’usurpation de rigueur. L’économie, à ce stade de vulgarisation, exhibe une mécanique qui semble logique, mais qui repose en fait sur un découpage arbitraire de la réalité et qui sert de béquille à des préférences savamment dissimulées et à des prévisions qui doivent plus aux souhaits qu’aux calculs. La science politique de son côté, telle qu’il en est usé, drape des commentaires journalistiques dans une prédication académique et une parénèse qui ajoutent à la trivialité de la réflexion la bouffissure de l’expression.

On se heurte enfin à une complète imprécision dans l’explicitation des enjeux. S’agit-il de chercher la solution au problème de l’équilibre des comptes de l’État grec ? s’agit-il de trouver comment faire pour endiguer la misère des couches défavorisées de la société grecque ? s’agit-il plutôt de contraindre les privilégiés légaux grecs à abandonner leurs avantages ? s’agit-il de définir par quel moyen la Grèce pourrait continuer de participer à la zone euro ; et si oui, pourquoi ? s’agit-il de trancher la question de savoir si la Grèce doit être maintenue dans l’Union européenne ; et si oui, pourquoi ? s’agit-il peut-être de juger des qualités des responsables actuels de l’État grec ; et si oui, faut-il les préférer naïfs ou roublards, intègres ou corrompus, honnêtes ou menteurs, compétents ou représentatifs ? s’agit-il aussi de juger des institutions européennes et de leurs responsables ; et si oui, sur la base de quels critères ? etc., etc., etc.

Il est une chose qui demeure sacrée en cette affaire : c’est le respect dû à la démocratie. Quel que soit le camp, personne ne veut assumer une position qui consisterait à prétendre que, en définitive, rien n’assure que le peuple ait toujours raison. Voilà pourquoi, même parmi les responsables politiques qui avaient à regretter le recours à un référendum, nul n’a pris le risque d’en contester le résultat. Tout au plus y a-t-il eu quelques interrogations à propos des conditions dans lesquelles il a été organisé. Pourtant, si l’on laisse de côté ces interrogations après tout très légitimes, il me semble qu’il est un rien simpliste de ne pas s’interroger sur la question de savoir pour quelle raison le peuple aurait toujours raison. Une chose est d’organiser la vie politique de telle sorte qu’elle reste à l’abri de la tyrannie et de l’asservissement - ce qui réclame certainement de mettre régulièrement en péril les titulaires des fonctions par lesquelles passent habituellement ces détournements -, une autre est de croire que l’avis de la multitude est toujours le bon ou doit être jugé tel une fois pour toutes, précisément parce qu’il est l’avis de la multitude. Quand on est nombreux à partager la même opinion erronée, le risque de conséquences fâcheuses est autrement grand que lorsqu’on est seul à s’abuser. C’est ce qui me conduit à penser que voter pour des personnes est plus sain que voter pour des opinions. Mais je comprends aisément que le climat général dans lequel l’idée de démocratie se forge et s’instrumente rend très malaisé, voire impossible, de défendre cet avis alors que l’on est engagé dans l’action politique. Comme me le disait un ami, le référendum qui a eu lieu le dimanche 5 juillet peut en quelque sorte se résumer à cette question, posée aux Grecs : voulez-vous rembourser nos créanciers ? Et le peuple de répondre : non ! Faut-il s’en étonner ? Faut-il y voir la volonté du peuple ? Faut-il considérer que la démocratie y a gagné ?

Des classes sociales privilégiées qui usent de tous les moyens pour défendre - voire accroître - leurs privilèges, une administration européenne le plus souvent incompétente, mal surveillée et maladroitement soumise à des responsables politiques qui la valent bien, une société grecque rongée par la corruption, les exemptions et la démagogie, un système bancaire devenu princier par le seul fait d’une zone monétaire élargie, une théorie de l’équilibre budgétaire qui se mord la queue, une logique du rendement fiscal qui fait des pauvres les premières victimes, voilà quelques descriptions des choses qui ont pour elles d’être vraisemblables. Mais qu’en faire ? La révolte elle-même semble paralysée, condamnée qu’elle serait sans doute à satisfaire de nouveaux appétits sans remédier à la faim. Rousseau n’imaginait pas qu’il soit possible d’appliquer un contrat social à une cité comprenant plus de trente mille citoyens. Alors, l’Europe !?

Ce n’est pas désespérer que de constater qu’il n’est pas possible de se forger une opinion à propos d’une situation comme celle de la Grèce aujourd’hui. Car il est très probable que cette absence d’opinion résulte d’une ignorance, que tous ne partagent pas. À cela s’ajoute que les évolutions des choses, du monde, du sort commun, de l’humanité nous échappent, même et surtout lorsqu’elles doivent beaucoup à l’illusion que nous avons de les maîtriser. J’ai la faiblesse de croire que si le nombre de ceux qui acceptent de dire qu’ils ne sont pas en mesure de se forger une opinion était plus grand, beaucoup plus grand, la qualité des explications fournies n’en souffrirait pas.

mercredi 1 juillet 2015

Note de lecture : Nina Berberova

L’affaire Kravtchenko
de Nina Berberova


S’il est une opinion qui incite à la plus grande des modesties, c'est bien de refuser de croire que les opinions - celle-là comprise - sont de notre invention. Et s’il est un bon moyen de se défaire de toute vanité excessive, c’est bien de rechercher à qui et à quoi l’on doit ce qu’un premier mouvement nous pousse à juger comme nos convictions les plus solides et les plus personnelles. Mais si le moyen est recommandable, sa mise en œuvre est épineuse. Car les déterminations n’ont pas l’évidence des opinions et se cachent plutôt dans ce qui nous paraît anodin, voire insignifiant. La difficulté de l’entreprise, outre l’effacement de soi qu’elle réclame, est donc considérable. C’est somme toute ce que tenta Bourdieu lorsqu’il écrivit son Esquisse pour une auto-analyse (1).

Soyons de bon compte : il serait tout aussi vaniteux - sinon davantage encore - de prétendre avoir élucidé les dettes dont nous sommes faits que de cultiver l’idée que nous sommes nos propres créateurs. Il suffit de mesurer ce que l’éducation - aussi réfléchie soit-elle - peut avoir d’incertain pour comprendre que s’admettre produit par son histoire est une chose et que démêler les fils de cette histoire en est une autre.

N’empêche ! Il m’est arrivé de réunir des souvenirs lointains afin de m’interroger sur le poids dont les faits ainsi rappelés ont peut-être pesé sur telle ou telle des convictions que je me suis forgée. Et le plus grand profit que l’on doit à ce genre de démarche, c’est de ne pas se faire gloire d’opinions dont la pertinence ne doit pas grand-chose à une lucidité propre, sauf à admettre que celle-ci serait elle-même le produit d’une conjonction de vicissitudes.

J’en viens aux souvenirs que je voudrais évoquer, lesquels pourraient avoir un rapport avec l’opposition au communisme qui fut mienne depuis que j’ai cru avoir des opinions politiques. Et j’en isole deux, tout certain que je sois cependant qu’ils n’ont pu contribuer à m’incliner vers l’anticommunisme que dans une faible mesure au regard d’autres accidents de parcours que j’ai oublié ou qui ne m’apparaissent pas aujourd’hui pour ce qu’ils furent.

Le premier, fort banal, j’ai bien des difficultés à le dater. Peut-être avais-je six ou sept ans. Il y avait alors, à quelque trois cents mètres de la maison familiale, une cordonnerie un peu lépreuse où, dans une odeur de colle et de chaussures usagées, officiait un homme assez difforme. Je n’aimais pas l’endroit et j’en voulais à cet homme dont j’aurais sans doute dû mesurer les mérites aux efforts consentis pour surmonter les défaveurs qui l’accablaient. Or, un jour, évoquant ce cordonnier, ma mère lâcha sur le ton le plus neutre qui soit : « C’est un communiste ». Je ne sais plus qui expliqua (Sartre peut-être), il y a de cela bien longtemps, que l’on insufflait plus efficacement le venin antisémite dans l’esprit d’un enfant en expliquant d’un mot qu’on renonçait à faire un achat parce que le commerçant était juif, plutôt qu’au travers d’un long discours idéologique. Ai-je été pris dans une même logique ? C’est fort possible, car ma répulsion y trouva sans doute une justification.

Le deuxième souvenir est beaucoup plus singulier, tant en raison de l’âge auquel je l’ai vécu qu’à son caractère public. Je venais d’entrer à l’école normale pour instituteur ; j’avais donc quatorze ans (2). Première leçon avec le professeur d’histoire, lequel demande à chaque élève de se nommer, d’indiquer l’école secondaire dont il provient et surtout de citer un livre récemment lu qui lui a plu. Et moi de citer J’ai choisi la liberté de Kravchenko (3), ce qui déclencha l’ire du professeur. Il est dommage que je n’aie pas gardé le souvenir des mots qu’il a utilisé pour me dire sa plus complète désapprobation, mais la classe entière en fut émue. Peu après, j’ai appris qu’il ne cachait jamais son appartenance au parti communiste. Et de ce jour, ne serait-ce peut-être que pour ne pas paraître inconstant aux yeux de mes camarades, j’ai pris le pli - s’il advenait que je dusse me prononcer - de dire mon opposition au régime soviétique.

Si je parle ainsi de moi, ce n’est assurément pas pour me donner le rôle de celui qui avait raison quand si nombreux étaient ceux qui avaient tort. Bien au contraire, c’est pour témoigner des mauvaises raisons qui poussent parfois à enfourcher une opinion que l’histoire conduirait un esprit content de lui-même à croire la bonne. Tout cela est fort compliqué et, s’il vaut la peine de tenter de l’élucider un peu, il ne faut pas craindre de se dire que l’essentiel restera méconnu.

L’affaire Kravtchenko de Nina Berberova (4), c’est le compte-rendu très sec et très séquentiel du procès qui, en 1949, opposa Victor-Anatoly Kravtchenko aux responsables des Lettres françaises, publication littéraire créée par des résistants durant la guerre et passée sous la coupe du parti communiste à la Libération. Les Lettres françaises avaient publié plusieurs articles, l’un signé d’un nommé Sim Thomas (en réalité : écrit par André Ulmann, ce qui ne sera dévoilé qu’en 1979 par Claude Morgan) et les autres d’André Wurmser, dans lesquels il était affirmé que Kravtchenko n’avait pas écrit lui-même son livre, thèse assortie d’injures diverses. Il n’est assurément pas inutile de lire la relation que Nina Berberova fait de ce procès en diffamation, car on imagine mal aujourd’hui par quel niveau d’aveuglement et aussi de quels mensonges délibérés (le pléonasme n’est qu’apparent !) le mythe d’une Union soviétique soucieuse du sort de la classe ouvrière fut forgé et entretenu par les responsables communistes et par de nombreux intellectuels français. J’y renvoie sans citation et sans autre explication, car je n’y vois que le moyen de comprendre que, d’une certains manière, le livre de Kravtchenko fut au stalinisme ce que Les habits neufs du président Mao de Simon Leys (5) fut au maoïsme : un témoignage révélateur négligé.

La question que pose ce genre de témoignage est évidemment la suivante : comment déceler la vérité ?

On peut aisément évoquer aujourd’hui d’autres sources d’informations susceptibles d’être consultées à l’époque, tels les écrits d’André Gide (6), de Boris Souvarine (7), de Victor Serge (8), d’Arthur Koestler (9) ou de David Rousset (10). Mais encore fallait-il les chercher, les trouver et les croire. Car il n’était pas insensé - compte-tenu de la virulence hystérique avec laquelle ceux qui avaient beaucoup à perdre dans un changement de régime s’attaquaient au communisme - d’y voir une propagande mensongère (là, le pléonasme est bien réel, mais voulu). Il convient donc de s’interroger sur les mécanismes qui ont poussé certains à rejeter ces témoignages et d’autres à leur accorder du crédit. Et c’est là que surgit un paradoxe bien malaisé à contourner. Car si l’histoire personnelle enfouit dans l’anodin les déterminations les plus décisives, l’histoire de la doxa, à l’inverse, paraît obéir à des prises de conscience collectives et même spectaculaires. Lorsque Alexandre Soljenitsyne publie à Paris, en 1974, les tomes 1 et 2 de L’archipel du Goulag (11), il est encore trop tôt pour que beaucoup d’autres que ceux que la vie inclina subrepticement à leur accorder l’attention qu’ils méritaient ne se laissent convaincre. Lorsque les deux tomes suivants sont publiés, en 1976, quelque chose se met à bouger. C’est que ceux qui s’appelèrent les nouveaux philosophes - et qui n’étaient pourtant ni nouveaux, ni philosophes - obtinrent des médias un accueil à la mesure de la frénésie qu’ils avaient d’abord mise au service des choix totalitaires d’extrême gauche avant de la retourner contre ces mêmes choix. Là fut lancé un vaste mouvement qui préfigura la chute du soviétisme et du communisme. Là en outre, il y a quelque chose qui semble illustrer le fait que l’opinion publique la plus notoire obéit aux incitations les plus passionnées au détriment des arguments rationnels.

Mais gardons-nous de conclure trop vite. L’anodin n’est pas plus rationnel que le notable. Et la question des choix et de leur origine reste entière.

Il y a cependant un petit bout de roche solide qui dépasse. Il tient en ce lieu si inconfortable où le doute rabonnit la lucidité. Ceux qui n’ont pas accepté le mensonge mis au service de la cause n’étaient pas tous des adeptes du camp adverse. Ils subissaient les deux feux, je m’en souviens trop bien. Et je pourrais dire, comme Montaigne, que « Je fus pelaudé à toutes mains : Au Gibelin j’estois Guelphe, au Guelphe Gibelin » (12). Mieux (ou pire) : moi-même, j’oscillais sans cesse, me découvrant selon les circonstances des raisons quelquefois d’être gibelin, quelquefois d’être guelfe. Et si j’ai persisté à ne me découvrir que pour condamner le totalitarisme soviétique, c’est qu’il m’a toujours semblé plus horrible encore que le nazisme, précisément en raison de l’angélisme de ses buts proclamés. Il est une forme de désespoir dont il n’est pas possible de guérir ; c’est celui qui naît du constat que ce sont les aspirations les plus résolues à une meilleure société qui conduisent à l’épouvante. En cela, le djihadisme d’aujourd’hui illustre cette même logique, comme l’a fait dans le passé l’Inquisition catholique.

Il faut être stupidement entêté pour prétendre, comme le fait Badiou (13), que le communisme reste à construire, niant ainsi cette fatalité qui veut que lorsque le politique s’empare de tout, il ne peut que sombrer dans l’arbitraire, le favoritisme et la répression ; ce n’est pas l’arrivée au pouvoir des damnés de la terre qui guérira le pouvoir de ce vice essentiel. C’est aussi ce qui m’a depuis longtemps incité à adopter la même attitude que celle suggérée par Simon Leys : « Si la politique doit mobiliser notre attention, c’est à la façon d’un chien enragé qui vous sautera à la gorge si vous cessez un instant de le tenir à l’œil. » (14)

Je m’en voudrais de rester sur cette citation qui, d’une manière ou d’une autre, donne l’impression que je me donne raison. Le fait est que je ne sais comment juger des choses, sinon en accordant la priorité à l’attention que nous pouvons réserver aux proches, et je dirais même aux individus en général, dès lors qu’ils sont dépouillés d’une pensée commune qui réclame d’être acquiescée et qu’ils produisent quelque chose - si bénin cela soit-il - qui leur est propre. Après tout, c’est là simple commodité, ainsi que Montaigne conclut si bien un passage de ses Essais que nous méditons insuffisamment et sur lequel je préfère me taire enfin :
« Pyrrhon le Philosophe se trouvant un jour de grande tourmente dans un bateau, montrait à tous ceux qu’il voyait les plus effrayés autour de lui - et il les encourageait par cet exemple - un pourceau qui était là, nullement soucieux de cet orage. Oserons-nous donc dire que cet avantage de la raison, que nous nous réjouissons tellement d’avoir et en considération duquel nous nous tenons pour maîtres et empereurs du reste des créatures, a été mis en nous pour notre tourment ? À quoi sert la connaissance des choses si nous en perdons le repos et la tranquillité, où nous serions sans cela, et si elle rend notre condition pire que celle du pourceau de Pyrrhon ? L’intelligence qui nous a été donnée pour notre plus grand bien, l’emploierons-nous à [faire] notre ruine en combattant le dessein de la nature et l’ordre universel des choses qui veut que chacun use de ses outils et de ses moyens pour son avantage ? » (15)

Un mot encore : où donc est la commodité annoncée ? Mais dans la version originale, bien sûr, qui s’achève ainsi : « L’intelligence qui nous a esté donnée pour nostre plus grand bien, l’employerons nous à nostre ruine ; combatans le dessein de la nature, et l’universel ordre des choses, qui porte que chacun use de ses utils et moyens pour sa commodité ? » (16)

(1) Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir, 2004.
(2) À l’époque, ces études, d’une durée de quatre ans, débutaient après les trois premières années des études secondaires.
(3) V.-A. Kravchenko, J’ai choisi la liberté. La vie publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique, trad. de Jean de Kerdéland, Éditions Self, 1948. À noter que l’édition de 1948 orthographie Kravchenko sans t devant le c, alors que, en bien d’autres occasions - telle la traduction du livre de Nina Berberova -, il s’écrit Kravtchenko.
(4) Nina Berberova, L’affaire Kravtchenko, trad. du russe par Irène et André Markowicz, Actes Sud, Arles, 1990.
(5) Simon Leys, Les habits neufs du président Mao, Champ libre, 1971.
(6) André Gide, Retour de l’URSS, Gallimard, 1936 et Retouches à mon “Retour de l’U.R.S.S.”, Gallimard, 1937.
(7) Cf. notamment Boris Souvarine, Cauchemar en URSS, Revue de Paris, 1937.
(8) Cf. notamment Victor Serge, Destin d’une révolution : URSS 1917-1937, Grasset, 1937.
(9) Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, Calmann-Lévy, 1945.
(10) David Rousset, Le Procès des camps de concentration soviétiques, supplément du BEIPI n° 16, janvier 1951.
(11) Alexandre Soljenitsyne, L’archipel du Goulag, Seuil, 1974.
(12) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 1090.
(13) Dans un article publié en août 2009 à propos du livre de Francis Deron Le Procès des Khmers rouges. Trente ans d’enquête sur le génocide cambodgien (Gallimard, 2009), Simon Leys écrivait ceci : « Coïncidence : comme j’achevais la lecture du livre de Deron, je reçus une lettre d’un vieil ami parisien – fidèle correspondant qui me tient de temps à autre au courant de l’actualité intellectuelle et littéraire de la capitale. Commentant la remise à la mode d’un certain maoïsme mondain (voir par exemple la réédition posthume des Carnets de Barthes), il écrivait : « Je ne parviens pas à me départir d’un certain effroi en constatant comment le mensonge criminel sur le maoïsme perdure en toute impunité et surtout se régénère sans cesse […]. Voyez par exemple l’engouement actuel dont bénéficie en France le philosophe “radical” Alain Badiou, qui se flatte d’être un défenseur émérite de la “Révolution culturelle”. Badiou écrit notamment : “S’agissant de figures comme Robespierre, Saint-Just, Babeuf, Blanqui, Bakounine, Marx, Engels, Lénine, Trotski, Rosa Luxemburg, Staline, Mao Tsé-toung, Chou En-lai, Tito, Enver Hoxha, Guevara et quelques autres, il est capital de ne rien céder au contexte de criminalisation et d’anecdotes ébouriffantes dans lesquelles depuis toujours la réaction tente de les enclore et de les annuler.” » / J’ai sans doute tort de reproduire ici une citation de ce Badiou – que je ne connais d’ailleurs pas (et je n’oublie pas le vieux proverbe chinois [inventé par Jacques Maritain, qui l’avait placé en exergue de son Paysan de la Garonne] : “Ne prenez jamais la bêtise trop au sérieux”). Mais, n’empêche, je suis choqué : quelle injustice ! Le nom de Pol Pot a été omis du petit panthéon badiolien – et il aurait pourtant tellement mérité d’y figurer, surtout en ce moment. Les “anecdotes ébouriffantes” rapportées par le livre de Deron et “le contexte de criminalisation” créé par le procès de Phnom Penh risqueraient justement d’“annuler” sa glorieuse mémoire. » (Cf. l’article entier ici.) Le vieil ami parisien dont parle Simon Leys, c’est probablement Pierre Boncenne.
(14) Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique [1984], Flammarion, Champs essais, 2014, p. 50.
(15) Montaigne, Les Essais en français moderne, Gallimard, Quarto, 2009, p. 67. Ce passage figure dans le chapitre “Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons” qui, dans cette version, constitue le chapitre XIV du Livre I.
(16) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 263. Ce passage figure dans le chapitre “Que le goust des biens et des maux despend en bonne partie de l’opinion que nous en avons” qui, dans cette version, constitue le chapitre XL du Livre I. Je déplore - n’en déplaise à André Lanly - que le mot commodité, qui n’implique pas seulement qu’elle soit uniquement personnelle, ait été remplacé par avantage qui le laisse penser bien davantage.