mardi 18 août 2009

Note de lecture : Madame de Lafayette

La Princesse de Clèves
de Madame de Lafayette


Par les propos qu’il tint à son sujet, le président d’une république francophone suscita récemment des débats et des manifestations (1) quant à la place qu’occupe et que devrait occuper La Princesse de Clèves (2) dans l’éducation et la formation des citoyens.

Je n’ai guère de goût à combattre le philistinisme, d’autant que ceux qui s’en chargent omettent souvent de tenir compte de l’instrument de domination que la culture cultivée a pu représenter et représente encore quelquefois pour certains. Il n’est que d’observer le comportement médiatique de Philippe Sollers pour s’en convaincre. Reste que la trivialité triomphe, particulièrement au sein de l’école d’aujourd’hui, et que ce qu’on appelle les classiques de la littérature sont de plus en plus ignorés, bien davantage par exemple que les classiques de la musique ou de la peinture.

Le 25 juillet dernier, Alain Finkielkraut a consacré son émission radiophonique hebdomadaire à la question suivante : "Et si on lisait La Princesse de Clèves ?" (3) Ses invitées m’ont semblé s’épuiser à rechercher en quoi l’érudition de chacune permettait de contrer celle de l’autre, accréditant ainsi – bien involontairement – l’inanité de l’étude de ce grand classique de la littérature du XVIIe siècle. Heureusement, Finkielkraut lui-même alimenta la discussion de réflexions intéressantes, puisées pour partie chez Bernard Pingaud. Et l’idée me vint donc de relire cette œuvre que j’avais lue en 1966 (après que – ô ironie des choses – un professeur d’histoire de l’Université de Liège m’eut demandé, lors de l’épreuve orale, qui l’avait écrite).

J’avais conservé très peu de souvenirs de ma première lecture, sans doute parce que j’étais à l’époque incapable d’en comprendre la richesse. Je lui avais préféré – et de beaucoup – Les liaisons dangereuses, comme d’ailleurs je préférais alors le XVIIIe siècle au XVIIe ; ceux qui ont vécu les années 60 comprendront aisément pourquoi.

Un livre classique comme La Princesse de Clèves est tout sauf un monument devant lequel il serait bienséant de s’incliner. Il n’a d’intérêt que par ce qu’il est susceptible de nous apporter, émotionnellement comme intellectuellement. Je voudrais me borner à évoquer deux ou trois des aspects – parmi d’autres – des enseignements que l’on peut y trouver.

Arrêtons-nous un instant à la langue, celle dont use Madame de Lafayette pour nous faire le récit des amours de la princesse de Clèves et du duc de Nemours. On dit cette langue très belle, classique. Elle ne plaît pourtant pas à tout le monde, en tout cas pas à tout le monde de la même façon. C’est que la beauté de la langue n’est pas étrangère à son génie et que ce génie n’est pas également partagé, en bonne partie en raison des conditions dans lesquelles s’est forgé le rapport à la langue de chacun.

Je suis assez porté à croire qu’une langue est si bien le produit de son histoire qu’on ne peut pleinement maîtriser son potentiel expressif que si l’on se familiarise au mieux avec toutes ses variantes, y compris celles qui restent inscrites en son sein et dont le temps aurait supprimé l’usage. Il y a sans doute quelque chose de très erroné à croire qu’il existe un français du XVIe siècle, un autre du XVIIe et un français contemporain. Car il n’y a qu’un français (4). Et sa maîtrise, pour ceux dont c’est la langue maternelle (5), est sans doute un des rares véritables vecteurs – avec l’action – que l’intelligence peut emprunter. Encore l’action elle-même dépend-t-elle souvent d’un soliloque intérieur dont la qualité doit beaucoup à la langue.

Prenons un exemple. Mme de Clèves explique à M. de Nemours qu’elle résistera à l’envie de vivre avec lui la passion qui les lie :
« Je crois devoir à votre attachement la faible récompense de ne vous cacher aucun de mes sentiments et de vous les laisser voir tels qu’ils sont. Ce sera apparemment la seule fois de ma vie que je me donnerai la liberté de vous les faire paraître ; néanmoins je ne saurais vous avouer, sans honte, que la certitude de n’être plus aimée de vous, comme je le suis, me paraît un si horrible malheur que, quand je n’aurais point des raisons de devoir insurmontables, je doute si je pourrais me résoudre à m’exposer à ce malheur (6). Je sais que vous êtes libre, que je le suis, et que les choses sont d’une sorte que le public n’aurait peut-être pas sujet de vous blâmer, ni moi non plus, quand nous nous engagerions ensemble pour jamais. Mais les hommes conservent-ils de la passion dans ces engagements éternels ? Dois-je espérer un miracle en ma faveur et puis-je me mettre en état de voir certainement finir cette passion dont je ferais toute ma félicité ? M. de Clèves était peut-être l’unique homme du monde capable de conserver de l’amour dans le mariage. Ma destinée n’a pas voulu que j’aie pu profiter de ce bonheur ; peut-être aussi que sa passion n’avait subsisté que parce qu’il n’en aurait pas trouvé en moi. Mais je n’aurais pas le même moyen de conserver la vôtre : je crois même que les obstacles ont fait votre constance. Vous en avez assez trouvé pour vous animer à vaincre et mes actions involontaires, ou les choses que le hasard vous a apprises, vous ont donné assez d’espérance pour ne vous pas rebuter. » (pp. 241-242)
On peut aisément isoler l’argument avancé : la fugacité de la passion, à tout le moins chez les hommes. De même les arguments prouvant cette fugacité : la nature exceptionnelle de la passion de M. de Clèves, peut-être explicable par son unilatéralité ; la fragilité de la constance du duc, qui doit beaucoup aux obstacles. Mais il y a la manière d’exposer ces arguments, c’est-à-dire l’art d’être à la fois clair et complet.

Après la langue, l’histoire. La Princesse de Clèves est un roman historique ; il met en scène des personnages renommés du XVIe siècle : Marie Stuart, Catherine de Médicis, Henri II, Diane de Poitiers, etc. Évidemment, il ne s’agit pas d’espérer en apprendre sur ces personnages et, plus généralement, sur les luttes qui occupaient la Cour à la fin de la cinquième décennie du XVIe siècle. Car le regard de Mme de Lafayette sur cette époque est celui de son propre siècle et elle prête à ses héros des sentiments et une manière de les exprimer qui sont ceux de la deuxième moitié du XVIIe. Mais c’est précisément dans cet écart que l’occasion nous est donnée de mesurer la relativité du récit historique, particulièrement lorsque l’anachronisme est inconscient. À cet écart, La Princesse de Clèves est une œuvre particulièrement intéressante.

Après la langue et l’histoire, la littérature. Mme de Lafayette écrit à la croisée de plusieurs mouvements littéraires : celui de la préciosité, d’abord ; mais aussi, celui des moralistes. Et on se plaît à dire qu’elle invente une technique romanesque nouvelle, à savoir la faculté que s’attribue l’auteur de révéler les pensées intimes des personnages. Il y a là un champ d’analyses comparatives tout à fait remarquable.

Je ne pense pas qu’il soit utile d’en dire davantage pour justifier l’opinion qu’il n’est certainement pas vain de lire La Princesse de Clèves, même s’il s’agit – il faut aussi l’admettre – d’intérêts qui coïncident essentiellement avec un souci de formation générale, peu compatible avec l’urgence de l’apprentissage d’un métier.

(1) « Lafayette, nous voici ! » lança Michel Schifres ; « Marche ou Clèves » surenchérit Agnès Varda.
(2) Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de Lafayette, La Princesse de Clèves, (1ère éd. 1678) édition de Bernard Pingaud, Gallimard, Folio classique, 2000.
(3) France-Culture, émission Répliques du samedi 25 juillet 2009, présentée par Alain Finkielkraut, avec en invitées Claude Habib et Hélène Merlin-Kajman.
(4) « Il n’y a qu’un français ! » L’exclamation – dans le sens que je lui donne – est d’un ami avec la cervelle de qui j’ai souvent le grand plaisir de limer la mienne.
(5) L’époque est au multilinguisme. Mesure-t-on toujours bien en quoi un apprentissage débridé des langues peut nuire à la connaissance de la langue maternelle ? Le latin et le grec, tels qu’ils étaient jadis enseignés, permettaient d’approfondir le français ; les langues vivantes aujourd’hui hâtivement effleurées inculquent l’idée bien néfaste qu’une langue est un code parmi d’autres. Les philologues anglais témoignent volontiers des ravages que cause à la langue anglaise cet anglais international qui triomphe dans les rencontres, colloques et autres congrès, là où précisément les échanges s’appauvrissent en même temps que tous s’appliquent à user du même baragouin. Ce qui ne doit évidemment pas conduire à prétendre qu’il ne faut pas apprendre de langue étrangère.
(6) Dommage ! cette répétition du mot malheur. Moins d’un siècle plus tard, Rousseau y eût mis un pronom : « …je doute si je pourrais me résoudre à m’y exposer. »

dimanche 2 août 2009

Note de lecture : Montaigne et la volonté

Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
de Montaigne


J’ai récemment relu le chapitre X du Livre III des Essais (1), merveilleusement intitulé "De mesnager sa volonté". Merveilleusement, parce qu’il s’agit très précisément de cela : ne pas se vouloir plus volontaire qu’il ne faut.

Voilà assurément une idée qui peut paraître étrange, surtout au regard d’une philosophie occidentale qui – depuis les stoïciens jusqu’à Alain – se complaît à faire l’éloge de la volonté. Mais le propos de Montaigne – disons-le d’emblée – complète davantage ce volontarisme qu’il ne le contredit. Car ce qu’il suggère, c’est bien de maîtriser sa volonté, ce qui est encore un acte de la volonté (2).

Il y a un commentaire de ce texte que j’aimerais beaucoup faire, même si, ce faisant, je semble succomber à un péché que j’aime dénoncer : l’anachronisme. Lire "De mesnager sa volonté" en y cherchant ce que ce texte peut nous apprendre au sujet du rapport que nous avons aujourd’hui avec le politique, voilà qui est très tentant !

Mais prenons les choses en leur début. En l’occurrence, c’est plus utile que jamais. Car, d’une certaine manière, les premières phrases du chapitre disent tout.
« Au prix du commun des hommes, peu de choses me touchent : ou pour mieux dire, me tiennent. Car c’est raison qu’elles touchent, pourveu qu’elles ne nous possedent. J’ay grand soin d’augmenter par estude, et par discours, ce privilege d’insensibilité, qui est naturellement bien avancé en moy. J’espouse, et me passionne par consequent, de peu de choses. J’ay la vue clere : mais je l’attache à peu d’objets : Le sens delicat et mol : mais l’apprehension et l’application, je l’ay dure et sourde : je m’engage difficilement. Autant que je puis je m’employe tout à moi : Et en ce sujet mesme, je briderois pourtant et soustiendrois volontiers, mon affection, qu’elle ne s’y plonge trop entiere : puis que c’est un subject, que je possede à la mercy d’autrui, et sur lequel la fortune a plus de droict que je n’ay. De manière, que jusques à la santé, que j’estime tant, il me seroit besoin, de ne la pas desirer, et m’y addonner si furieusement, que j’en trouve les maladies importables. On se doibt moderer, entre la haine de la douleur, et l’amour de la volupté. Et ordonne Platon une moyenne route de vie entre les deux. » (p. 1048)

Dans ce passage des Essais, on peut distinguer deux idées principales.

La première, c’est que Montaigne s’engage peu, se laisse absorber par peu de choses, se passionne le moins possible. Il se ressent ainsi, mais il s’applique aussi à l’être le plus possible. C’est donc qu’il y a beaucoup à gagner à ce qu’il appelle ce « privilège d’insensibilité ». Quoi ? Essentiellement, un jugement plus sûr. Mais aussi – et ce n’est pas négligeable – un meilleur sentiment d’être (3).

La deuxième, c’est qu’il s’attache à lui-même. Non pour satisfaire une quelconque vanité ou un quelconque égoïsme, mais pour mesurer le plus précisément possible ce dont il est capable et surtout ce dont il est incapable. Et à ce jeu, il faut encore se montrer tempérant, car nous ne sommes jamais que ce que nous pouvons être pour les autres, la chance intervenant en cette affaire bien plus que nous-mêmes. Y a-t-il quelque chose à y gagner ? Oui. Essentiellement, un jugement plus sûr. Mais aussi – et ce n’est pas négligeable – un meilleur sentiment d’être.

Voilà un état d’esprit que le climat de guerre dans lequel Montaigne s’exprime peut assez facilement expliquer. Après tout, en cette fin du XVIe siècle, il était compréhensible d’être soucieux de se tenir à distance, à l’écart même, de ces conflits féroces qui opposaient catholiques et huguenots, sauf à être soi-même enragé de religion. C’est l’époque qu’il vit qui incite Montaigne à préférer les choses comme elles sont.
« L’innovation est de grand lustre. Mais elle est interdicte en ce temps, où nous sommes pressez, et n’avons à nous deffendre que des nouvelletez. L’abstinence de faire, est souvent aussi genereuse, que le faire : mais elle est moins au jour. Et ce peu, que je vaux, est quasi tout de ceste espece. » (p. 1070)
Pourtant, le propos de Montaigne dépasse ce simple souci de neutralité et de passivité. Et à certains égards, il s’en écarte, comme nous le verrons bientôt.

Il le dépasse en ce qu’il ne se borne pas à éviter le risque. C’est également ce pour quoi on ne se trouve pas d’excellentes raisons de s’engager dont il faut se défaire, et même tout simplement de ce qui ennuie.
Les hommes se donnent à louage. Leurs facultez ne sont pas pour eux ; elles sont pour ceux, à qui ils s’asservissent ; leurs locataires sont chez eux, ce ne sont pas eux. Cette humeur commune ne me plaist pas. Il faut mesnager la liberté de nostre ame, et ne l’hypothequer qu’aux occasions justes. Lesquelles sont en bien petit nombre, si nous jugeons sainement. » (p. 1049)
Et cette consigne est d’autant plus justifiée, qu’à y bien regarder, on constate que la plupart des gens souscrivent à telle ou telle cause pour ne pas être d’aucune.
« Ils ne cherchent la besongne que pour embesongnement. Ce n’est pas, qu’ils vueillent aller, tant, comme c’est, qu’ils ne se peuvent tenir. Ne plus ne moins, qu’une pierre esbranlée en sa cheute, qui ne s’arreste jusqu’à temps qu’elle se couche. » (p. 1049)
« Nous guidons les affaires en leurs commencemens, et les tenons à notre mercy : mais par après, quand ils sont esbranslez, ce sont eux qui nous guident et emportent, et avons à les suyvre. » (p. 1064)
« Je prens une complexion toute diverse. Je me tiens sur moy. Et communément desire mollement ce que je desire, et desire peu : M’occupe et embesongne de mesme, rarement et tranquillement. » (pp. 1049-1050)
Clairement, Montaigne se refuse à épouser les passions des autres.
« Mon opinion est, qu’il se faut prester à autrui, et ne se donner qu’à soy-mesme. » (p. 1048)
Disons-le sans ambages : aux dossiers des affaires, il préfère ses loisirs.
« fugax rerum, securáque in otia natus » (4) (p. 1048).

Je ne résiste pas à l’envie d’ouvrir ici une petite parenthèse sur les mœurs de notre siècle. Car la rage de s’occuper de tout y a pris une dimension nouvelle. Cette rage s’affirme, par exemple, des façons suivantes. D’abord en ce qu’il est socialement gratifiant d’avoir des opinions et de les défendre. L’indifférence – fut-elle justifiée par le défaut d’information – est très mal vue. Les moralistes d’aujourd’hui (dont André Glucksmann est sans doute un des meilleurs modèles) vivent d’indignations et de causes lointaines à propos desquelles ils se fourvoient sans remord (5). Ensuite en ce qu’il est efficace de se vendre sur le marché de l’emploi en arguant non plus de ses compétences techniques ou professionnelles, mais bien en exhibant un enthousiasme et un zèle (6), aptes laisse-t-on croire à surmonter toute difficulté éventuelle. Même les qualifications scolaires sont à présent négligées au profit d’évaluations de la personnalité et du caractère censées mettre au jour l’aptitude à la passion que l’engagement professionnel réclamerait. Enfin, en ce qu’il est valorisant de se montrer intéressé par la vie politique, ne serait-ce qu’au titre de membre de la société civile. L’incuriosité politique – même lorsqu’elle est expliquée par l’absence d’accès aux moyens de comprendre – est regardée comme une désinvolture coupable ; à la limite, l’extrémisme lui est préféré, en ce qu’il témoigne d’un engagement.

Montaigne, disais-je, ne se veut pas neutre et passif pour le seul plaisir d’être neutre et passif. Et il nous l’apprend dès lors qu’il parle de la fonction de maire de Bordeaux qu’il occupa. Une grande partie du chapitre X du Livre III peut effectivement se lire comme une justification de l’attitude qui fut la sienne dans cette fonction. Deux questions viennent à l’esprit : fut-il un bon maire ? dit-il la vérité à ce sujet ? Nous n’en saurons sans doute jamais rien de manière certaine. Car il en va ici comme de toute justification de ce type : dire qu’il ne faut se glorifier de rien est évidemment se glorifier en disant ne rien dire ; et si le silence vaut moralement plus que le discours, la morale se prive de tout discours ; et tout discours est immoral, même et surtout lorsqu’il se veut ou se prétend moral.
« Je ne laissay que je sçache, aucun mouvement, que le devoir requist en bon escient de moy : J’ay facilement oublié ceux, que l’ambition mesle au devoir, et couvre de son tiltre. Ce sont ceux, qui le plus souvent remplissent les yeux et les oreilles, et contestent les hommes. Non pas la chose, mais l’apparence les paye. S’ils n’oyent du bruict, il leur semble qu’on dorme. Mes humeurs sont contradictoires aux humeurs bruyantes. » (pp. 1067-1068)
« Nos hommes sont si formez à l’agitation et ostentation, que la bonté, la modération, l’equabilité, la constance, et telles qualitez quietes et obscures, ne se sentent plus. Les corps raboteux se sentent, les polis se manient imperceptiblement. La maladie se sent, la santé, peu ou point : ny les choses qui nous oignent, au prix de celles qui nous poignent. » (p. 1068)
« À mesure, qu’un bon effect est, plus esclatant : je rabats de sa bonté, le soupçon en quoi j’entre, qu’il soit produict, plus pour estre esclatant, que pour estre bon. » (p. 1070)

Montaigne se montre heureux de pouvoir dire qu’il reçut la charge de maire, mais qu’il ne la demanda pas. Et qu’il fut clair sur ses éventuelles capacités à la remplir.
« À mon arrivée, je me deschiffray fidelement, et conscientieusement, tout tel que je me sens estre : Sans mémoire, sans vigilance, sans experience, et sans vigueur : sans hayne aussi, sans ambition, sans avarice, et sans violence : à ce qu’ils fussent informez et instruicts de ce qu’ils avoyent à attendre de mon service. » (p. 1050)
Il parle de son père qui prit la fonction de maire fort à cœur. « Ce train, que je loue en autruy, je n’ayme point à le suivre. Et ne suis pas sans excuse. Il avoit ouy dire, qu’il se falloit oublier pour le prochain ; que le particulier ne venoit en aucune considération au prix du general. La plus part des regles et preceptes du monde prennent ce train, de nous pousser hors de nous, et chasser en la place, à l’usage de la societé publique. » (p. 1051)

Il se plait aussi à insister sur le fait que « ne se donner qu’à soy-mesme » est le meilleur moyen pour bien et justement s’occuper des autres.
« […] l’amitié que chacun se doit : Non une amitié faulce, qui nous faict embrasser la gloire, la science, la richesse, et telles choses, d’une affection principale et immoderée, comme membres de nostre estre ; ny une amitié molle et indiscrette ; en laquelle il advient ce qui se voit au lierre, qu’il corrompt et ruyne la paroy qu’il accole : Mais une amitié salutaire et reiglée ; esgalement utile et plaisante. Qui en saict les devoirs, et les exerce, il est vrayement du cabinet des muses ; il a attaint le sommet de la sagesse humaine, et de nostre bon heur. Cettuy-ci, sçachant exactement ce qu’il se doit trouve dans son rolle, qu’il doit appliquer à soi, l’usage des autres hommes, et du monde ; et pour ce faire, contribuer à la société publique les devoirs et offices qui le touchent. Qui ne vit aucunement à autruy, ne vit guère à soy. […] Je ne veux pas, qu’on refuse aux charges qu’on prend, l’attention, les pas, les parolles, et la sueur, et le sang au besoin » (pp. 1051-1052).

C’est donc pour agir comme il convient, avec lucidité, qu’il faut se détacher des choses et se garder de la passion.
« Nous ne conduisons jamais bien la chose de laquelle nous sommes possedez et conduicts. » (p. 1053)
Et, surtout, il faut bien distinguer l’homme de la fonction, ne pas confondre « la peau et la chemise », comme il dit si joliment.
« Le Maire et Montaigne, ont tousjours esté deux, d’une séparation bien claire. Pour estre advocat ou financier, il n’en faut pas mescognoistre la fourbe, qu’il y a en telles vacations. Un honneste homme n’est pas comptable du vice ou sottise de son mestier ; et ne doit pourtant en refuser l’exercice. » (p. 1057)
« La plus part de noz vacations sont farcesques.[…] Il faut jouer deuement nostre rolle, mais comme rolle d’un personnage emprunté. Du masque et de l’apparence, il n’en faut pas faire une essence réelle, ny de l’estrangeté le propre. Nous ne savons pas distinguer la peau de la chemise. » (p. 1057)

La passion nuit. Elle nuit à la fonction comme elle nuit au jeu. Elle nuit aussi parce qu’elle nous incline à ne pas nous contenter de peu, de l’utile, du nécessaire. La nature nous indique ce qui nous convient ; nos coutumes aussi.
« […]appellons encore nature , l’usage et condition de chacun de nous ; taxons nous, traitons nous à cette mesure ; estendons noz appartenances et noz comtes jusques là. Car jusques là, il me semble bien, que nous avons quelque excuse. L’accoustumance est une seconde nature, et non moins puissante. Ce qui manque à ma coustume je tiens qu’il me manque : Et j’aymerois presque esgalement qu’on m’ostast la vie, que si on me l’essimoit et retranchoit bien loing de l’estat auquel je l’ay vescue si long temps. Je ne suis plus en termes d’un grand changement, ny de me jetter à un nouveau train et inusité ; non pas mesme vers l’augmentation : il n’est plus temps de devenir autre. […] Moustarde après disner. » (p. 1055)

Montaigne dresse un portrait du militant à ce point clairvoyant que l’on croit y reconnaître ceux d’aujourd’hui et d’hier. Comment, en effet, en le lisant, ne pas penser à ces affidés politiques, et particulièrement à ces communistes, si sincères furent-ils, qui mentaient si souvent avec la plus parfaite bonne foi ?
« J’ay veu de mon temps, merveilles en l’indiscrette et prodigieuse facilité des peuples, à se laisser mener et manier la creance et l’esperance, où il a pleu et servy à leurs chefs : par dessus cent mescomtes, les uns sur les autres : par dessus les fantosmes, et les songes. Je ne m’estonne plus de ceux, que les singeries d’Apollonius et de Mahumed embufflerent. Leur sens et entendement, est entierement estouffé en leur passion. Leur discretion n’a plus d’autre choix, que ce qui leur rit, et qui conforte leur cause. J’avoy remarqué souverainement cela, au premier de nos partis fiebvreux. Cet autre, qui est nay depuis, en l’imitant, le surmonte. Par où je m’advise, que c’est une qualité inséparable des erreurs populaires. Après la premiere qui part, les opinions s’entrepoussent, suivant le vent, comme les flotz. On n’est pas du corps, si on s’en peut desdire : si on ne vague le train commun. Mais certes on fait tort aux parties justes, quand on les veut secourir de fourbes. J’y ay toujours contredict. Ce moyen ne porte qu’envers les testes malades. Envers les saynes, il y a des voyes plus seures, et non seulement plus honnestes, à maintenir les courages, et excuser les accidents contraires. » (p. 1059).
« […]ils veulent, que chacun en son party soit aveugle ou hebeté : que nostre persuasion et jugement, serve non à la vérité, mais au project de nostre desir. » (p. 1059)

Il est impératif de garder son jugement.
« Quand ma volonté me donne un party, ce n’est pas d’une si violente obligation, que mon entendement s’en infecte. » (p. 1057)
Ce qui permet de juger les hommes pour ce qu’ils font, non pour ce qu’ils sont.
« Pour moy, je say bien dire : il faict meschamment cela, et vertueusement cecy. » (pp. 1058-1059)

Est-il besoin de dire que, en la fonction publique, il ne faut pas œuvrer à son avantage ?
« Qui ne bée point après la faveur des Princes, comme après chose dequoy il ne se sçauroit passer ; ne se picque pas beaucoup de la froideur de leur recueil, et de leur visage, ny de l’inconstance de leur volonté. » (p. 1062)
« Qui fait bien principalement pour sa propre satisfaction, ne s’altere guere pour voir les hommes juger de ses actions contre son mérite. » (p. 1062)

Et surtout, surtout, il ne faut attendre aucune gratitude ni récompense.
« Toutes actions publiques sont subjectes à incertaines, et diverses interprétations : car trop de testes en jugent. » (p. 1066)

Il y a dans "De mesnager sa volonté" à la fois une morale pratique et un art de vivre qui, par leur justesse, défient les morales proclamées (stoïcienne, kantienne, sartrienne,…). Et si la politique et l’administration (au sens le plus large du mot) y voient leurs apories propres lucidement contournées, la leçon vaut pour tous les aspects de la vie, des plus privés au plus révélés. Et cette leçon vaut d’être enfouie en nous, non bien sûr d’être infligée.

(1) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 1048-1071.
(2) Dans les notes que je consacre à des chapitres des Essais, je ne prends généralement pas la peine – ce qui, entre autres choses, indique la modestie de mes propos – d’opérer des rapprochements entre différents chapitres ou différentes parties de chapitre. En l’occurrence, nul n’ignorera sans doute la parenté des réflexions que Montaigne formule en III, X et en I, VIII ("De l’oysiveté").
(3) « C’est assez d’être » disait Mme de Lafayette à Segrais après la mort de La Rochefoucault (Cf. Edouard Monnais, « Notice sur Madame de La Fayette et sur ses Mémoires", in Michaud & Poujoulat, Nouvelle collection des mémoires pour servir l’histoire de France depuis le XIIIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe, Guyot, 1851, p. 172 ; disponible sur Internet à l’adresse suivante : http://books.google.be/books?id=29QvAAAAMAAJ&printsec=frontcover&hl=fr).
(4) « fuyant les affaires, né pour les loisirs paisibles », Ovide, Tristia, III, II, 9. À noter que cette citation est puisée dans les poèmes d’un homme qui, exilé à Tomes, ne rêve que de retrouver Rome et ses tumultes.
(5) André Glucksmann qui soutint ostentatoirement les maoïstes, puis Marie-France Garaud, puis les contras du Nicaragua, puis la guerre faite à l’Irak, puis le peuple tchétchène, puis Nicolas Sarkozy, pour ne citer que quelques-uns de ses engagements (parmi lesquels l’un ou l’autre pourrait finir par se révéler opportun).
(6) C’est un ami – avec qui je parlais de Montaigne – qui usa du mot zèle pour désigner cet engagement, fût-il feint, qu’on juge communément comme étant une marque d’excellence. Le mot est parfaitement adéquat. Montaigne d’ailleurs en use très précisément dans ce sens péjoratif (p. 1058).

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