lundi 12 juillet 2021

Note de lecture : Montaigne et l'hérédité

Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais de Montaigne

Parlant de l’ouvrage qu’il rédige, Montaigne nous dit :
« Ce fagotage de tant de pièces diverses se fait de cette manière : je n’y mets la main que lorsqu’une trop molle oisiveté me pousse et je ne le fais pas ailleurs que chez moi. » (p. 919)
Lorsque je m’estime moi-même dispos au loisir, je me tourne vers « toute cette fricassée que je barbouille » (1) sur ce blog et j’ouvre Montaigne pour laisser mon esprit le suivre, le perdre et extravaguer. Ce que je ne fais que chez moi.

Cette fois, j’ai ouvert Montaigne là où il se propose d’évoquer « la ressemblance des enfants avec leurs pères » (2). Encore la ressemblance dont il est question est-elle évoquée principalement en raison de cette maladie - la pierre - dont son père souffrit également.

Commençons par le constat de la ressemblance :
« Il y a une certaine manière d’humilité subtile qui vient de la présomption comme celle-ci : [c’est] que nous reconnaissons notre ignorance en beaucoup de choses et que nous sommes assez honnêtes pour avouer qu’il y a dans les ouvrages de la Nature certaines qualités et manières d’être qui sont imperceptibles pour nous et dont notre capacité ne peut découvrir les moyens et les causes. Par cette honnête et scrupuleuse déclaration nous espérons obtenir qu’on nous croira aussi pour les choses que nous dirons comprendre. Nous n’avons que faire d’aller choisir des miracles et des difficultés étrangères ; il me semble que parmi les choses que nous voyons ordinairement il y a des étrangetés si incompréhensibles qu’elles surpassent toute la difficulté des miracles. Quelle prodige c’est [de voir] que cette goutte de semence par laquelle nous sommes créés porte en elle les traces non seulement de la forme corporelle, mais des façons de penser et des tendances de nos pères. Cette goutte d’eau, où loge-t-elle ce nombre infini de formes ? Et comment ces formes transportent-elles en elles ces ressemblances, dans une marche si hasardeuse et si irrégulière que l’arrière petit-fils correspondra à son bisaïeul, le neveu à son oncle ? » (p. 924)

D’emblée, il faut éclaircir un premier point important : Montaigne parle de la ressemblance avec les pères - pas avec les mères - et il imagine que l’humain est créé par le seul intermédiaire de la semence du mâle. À son époque, l’éventuelle ressemblance avec la mère devait être visible pour qui y prêtait attention ; par contre, l’origine exclusive par le sperme est une opinion qui perdura jusqu’au XIXe siècle : c’est Karl Ernst von Baer qui, en 1827, découvrit l’ovule d’une chienne et fonda l’embryologie contemporaine.

L’interrogation relative à la transmission des caractères - tant physiques que psychologiques - est quant à elle prodigieuse. Elle témoigne d’une façon de dépasser l’évidence, cette inertie de l’esprit qui prend pour allant de soi ce qui ressortit d’un arcane complexe. Y a-t-il réflexion qui mérite mieux d’être qualifiée de philosophique que celle qui invente l’interrogation que le cours des choses a soustrait à notre perspicacité ? On commence par vivre avant de se demander ce qu’est la vie et on accepte l’étrange bien avant de comprendre qu’il est étrange. L’intelligence va à rebours de la conscience : elle s’étonne de ce que celle-ci a commencé par banalement accepter.

C’est le premier ébahissement qui en génère d’autres. Ainsi en va-t-il chez Montaigne :
« Il est à croire que je dois à mon père cette nature sujette à “la pierre” car il mourut extrêmement accablé par un gros calcul qu’il avait dans la vessie ; il ne s’aperçut de son mal que dans la soixante-septième année de sa vie et avant cela il n’en avait eu aucune menace ou sensation aux reins, aux côtés ni ailleurs, et il avait vécu jusqu’alors dans une heureuse santé bien peu sujette à des maladies ; il dura encore sept ans atteint de ce mal, traînant une fin de vie bien douloureuse. J’étais né vingt-cinq ans et plus avant sa maladie, et durant le cours de son meilleur état de santé, le troisième de ses enfants par rang de naissance. Où se couvait pendant si longtemps la propension à ce défaut ? Et lorsque mon père était si loin de la maladie, cette légère partie de sa substance avec laquelle il me bâtit, comment se fait-il qu’elle en comportât pour sa part une aussi grande trace ? Et comment se fait-il encore qu’elle ait été si cachée que, quarante-cinq ans après, j’aie commencé à m’en ressentir, le seul jusqu’à cette heure parmi tant de frères et de sœurs, et tous d’une [même] mère ? Celui qui m’éclairera sur le cours de ce mal, je le croirai sur autant de miracles qu’il voudra, pourvu que, comme on le fait, il ne me donne pas en paiement une science beaucoup plus difficile et fantastique que la chose elle-même. » (p. 925)

Il est intéressant de replacer ces propos dans leur contexte. La science plus difficile que la chose, ce sont ces prétendus savoirs - souvent inspirés par Aristote - qui font office de connaissances et qui embrouillent bien davantage qu’ils n’éclairent. Une science méthodique ne naîtra qu’après Montaigne, dans les premières décennies du XVIIe siècle. À partir de cette science-là, en l’état qui est le sien aujourd’hui, on peut évidemment dresser une liste des “naïvetés” que commet Montaigne. Elles sont cependant de nature à nous faire prendre conscience de ce que nos interrogations les plus pointues seront elles-mêmes regardées comme naïves dès lors que la science aurait encore progressé. Il n’y a rien d’autre à admirer que l’esprit qui tente de surmonter les difficultés qui lui sont propres, indépendamment de ce qu’un autre aurait pu en dire dans d’autres circonstances. Ce qui n’est pas vu comme relatif est chimérique ou impudent.

Dans la suite de ce chapitre XXXVII du livre II des Essais, Montaigne s’en prend aux médecins. De nos jours, la critique acerbe des médecins fait immanquablement penser à Molière. Pourtant, avant lui déjà, les disciples d’Hippocrate étaient souvent raillés. En la circonstance, l’argumentation de Montaigne mérite d’être examinée. Il commence par supposer que la haine des médecins qui l’habite est héréditaire (si la pierre est héréditaire, pourquoi pas la haine ?), tout en ajoutant que, même sans cela, il aurait eu des raisons de leur en vouloir.
« Il est possible que j’aie reçu de mes ancêtres cette aversion pour la médecine, mais s’il n’y avait eu qu’une cause de cet ordre j’aurais essayé de la vaincre, car toutes les dispositions qui naissent en nous sans raison sont mauvaises : c’est une espèce de maladie qu’il faut combattre ; il est possible que j’eusse cette propension [à l’antipathie pour la médecine], mais je l’ai étayée et fortifiée par les réflexions qui ont établi en moi l’opinion que j’en ai. » (p. 927)
On pourrait s’étonner de son souhait de combattre « les dispositions qui naissent en nous sans raison », parce que, quelques lignes plus loin, il déclare :
« Je me défie des inventions de notre esprit, de notre science et de notre savoir-faire, en faveur de quoi nous avons abandonné la nature et ses règles et à quoi nous ne savons garder modération ni limite. » (p. 928)
En fait, tout laisse penser que Montaigne préfère l’expérience au savoir élaboré ou transmis. Mais l’expérience dont il est question là, c’est celle que confère la vie, comme lorsqu’on se plaît à dire d’un homme qu’il a de l’expérience. Ce n’est évidemment pas l’expérience méthodique qui sera le fondement de la démarche scientifique et dont Galilée et Bacon fourniront les premières théories. Or, l’expérience de vie est pleine de ces préjugés, de ces stéréotypes, de ces aveuglements et de ces suppositions qui n’excluent certes pas une certaine forme de sagesse, mais qui exposent également aux préventions et aux superstitions, ce dont Montaigne n’est pas toujours exempt. Il a compris que ce qui est humain, telle la médecine, est l’objet de bien davantage d’élucubrations que ne peut l’être ce qui est simplement simple ou mathématique. Et il doute que l’on puisse s’assurer dans ce premier domaine comme on le fait dans le second. S’inspirant de Pline l’Ancien, il écrit :
« […] la science la plus importante qui soit en notre usage, étant donné qu’elle a la charge de nous maintenir en bonne santé, c’est, par malheur, la plus incertaine, la plus trouble et agitée par plus de changements. Il n’y a pas grand danger à nous tromper sur l’attitude du soleil ou sur la fraction dans quelque calcul astronomique ; mais ici, où il y va de tout notre être, ce n’est pas être sage que de nous abandonner à la merci de l’agitation de tant de vents qui s’opposent les uns aux autres. » (p. 934)

Le chapitre XXXVII du livre II des Essais - qui fut le dernier de l’édition de 1580 - est souvent vu comme une illustration supplémentaire de la constante volonté de Montaigne de parler de lui-même et rien que de lui-même. C’est par exemple la conclusion de Jean Starobinski dans un article intitulé “L’énigme de la semence” (3). J’aimerais émettre une autre hypothèse, qui ne contredit pas nécessairement cette conclusion-là.

Ce que Montaigne dit de la médecine, de la science, du savoir, de l’expérience, tout cela témoigne d’une période pré-scientifique, assurément. Mais cela contient aussi, de façon très diffuse, de quoi provoquer une réaction qui sera celle des premières générations du XVIIe siècle et qui conduira à moins désespérer du savoir et, conséquemment, à en accumuler beaucoup. Beaucoup trop diront peut-être ceux qui désignent le progrès technique comme la cause principale de l’entrée dans l’anthropocène. Si ce n’est que ce qui, depuis lors, a nui aux conditions de vie est d’abord et avant tout un produit de l’ignorance.

(1) Montaigne, Les Essais, adaptation en français moderne par André Lanly, Gallimard, Quarto, 2009, p. 1301.
(2) Montaigne, Op. cit., Livre II, chapitre XXXVII, pp. 919-952.
(3) Jean Starobinski, “L’énigme de la semence” in le Magazine littéraire, n° 303, octobre 1992, pp. 23-26.

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au-delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire