vendredi 23 juillet 2010

Note de lecture : Stefan Zweig

Montaigne
de Stefan Zweig


La lecture du Montaigne de Stefan Zweig (1) en apprend sans doute bien davantage sur Zweig que sur Montaigne. Et n’étant pas un spécialiste de Zweig, il me faut rester prudent quant à ce que révèlerait ce livre. Ce n’est pas la préface de Roland Jaccard qui m’aidera beaucoup, car il y cultive une fascination pour le suicide qui est bien dans sa manière, et peu dans la mienne. S’il est assez probable que le portrait que Zweig dresse de Montaigne doit quelque chose à un état d’esprit qui le poussa vers la mort, cela n’excuse en rien ses erreurs de lecture. D’autant que le suicide de Zweig est bien peu montanien ; il est même – à mes yeux – assez discutable, ne serait-ce que par le choix qu’il fit d’entraîner Lotte dans son projet. « Il est indigne des grandes âmes de répandre autour d’elles le trouble qu’elles ressentent » : Jaccard estime que Zweig aurait pu faire sien ce mot de Nietzsche (p. 6). Ah bon ?

Zweig commence par confesser que, jeune, il ne pouvait être réceptif à la sagesse de Montaigne :
« Qu’aurais-je fait du judicieux conseil de Montaigne, qui m’avertissait de ne pas sacrifier à l’ambition, de ne pas me commettre trop passionnément avec le monde extérieur ? Quel sens pouvait avoir son appel doux et pressant à la tempérance, à la tolérance, pour une jeunesse fougueuse qui refuse qu’on lui ôte ses illusions, qui ne veut pas qu’on la calme, qui, sans en être même consciente, n’aspire qu’à être exaltée dans son élan vital ? » (p. 15)
Zweig est mort à 60 ans. Je ne suis pas convaincu qu’il avait alors – ou qu’il ait pu avoir entretemps – le goût de cette sagesse-là. Et lorsqu’il exalte l’humanisme, lorsqu’il se réjouit de la réforme et des découvertes géographiques, techniques et scientifiques et qu’il s’exclame, à l’instar d’Ulrich von Hutten « Quelle joie est la vie ! » (p. 19), on mesure aisément la puissance de son désenchantement, bien éloignée de l’esprit montanien.

En fait, Stefan Zweig ne veut voir en Montaigne que l’inventeur d’une forme de liberté et néglige, à mon avis bien à tort, ce qui a pu en être dit par d’autres :
« D’autres époques, plus sereines, ont jeté un autre regard sur l’héritage littéraire, moral et psychologique de Montaigne, elles ont savamment débattu afin de savoir s’il était un sceptique ou un chrétien, un épicurien ou un stoïcien, un philosophe ou un amuseur, un écrivain ou seulement un dilettante de génie. Ses conceptions de l’éducation et de la religion ont été minutieusement disséquées dans des thèses de doctorat et des traités. Mais dans Montaigne ne m’émeut et ne m’occupe aujourd’hui que ceci : comment, dans une époque semblable à la nôtre, il s’est lui-même libéré intérieurement et comment, en le lisant, nous pouvons nous-mêmes nous fortifier à son exemple. Je vois en lui l’ancêtre, le protecteur et l’ami de chaque "homme libre" sur terre, le meilleur maître de cette science nouvelle et pourtant éternelle qui consiste à se préserver soi-même de tous et de tout. » (p. 24)
Si Montaigne ne se résumait qu’à cela – et encore faudrait-il savoir ce qui se cache derrière cette expression d’"homme libre" que Zweig écrit en français dans son manuscrit –, ses Essais en seraient grandement raccourcis.
« Sa tactique, écrit Zweig, était d’être aussi peu visible que possible, d’attirer aussi peu que possible l’attention par son aspect extérieur, de traverser le monde en portant une sorte de masque, pour trouver le chemin qui le mènerait à lui-même. » (pp. 25-26)
Le contraste entre ce que Zweig dit ainsi de Montaigne et ce que lui-même fut est tel que l’on est tenté d’y voir la marque d’une contradiction qui n’est peut-être pas sans rapport avec sa résolution de mettre fin à ses jours.

Que ce soit lorsqu’il évoque l’éducation qu’a reçue Montaigne, sa retraite dans sa tour, la rédaction des Essais, la défense de son moi et de sa citadelle intérieure, son voyage, ou sa charge de maire de Bordeaux, Stefan Zweig me semble bien plus préoccupé de lui-même que de son modèle gascon. Il écrit : « son combat est resté le plus actuel de tous » (p. 27), ce que je suis porté à juger comme la dernière des préoccupations qu’il importe d’avoir lorsqu’on cherche à percer la pensée d’un homme qui vécut il y a plusieurs siècles de cela.

Lorsque Zweig évoque le départ en voyage de Montaigne en 1580, il a cette phrase étonnante : « On ne peut pas renoncer si tôt, fermer le livre de la vie, comme si on en était déjà à la dernière page. » (p. 97) Est-ce de Montaigne ou de lui-même qu’il parle ? Est-ce au lecteur ou à lui-même qu’il s’adresse ? Et il explique ce qui motive le départ de Montaigne d’une façon qui, sans être probablement totalement fausse (même si c’est faire peu de cas du chapitre VIII du livre I des Essais), donne à réfléchir d’abord sur son propre désespoir :
« Un autre erreur apparaît, que Montaigne reconnut peu à peu : il a cherché la liberté en quittant le monde de la politique, des charges et des affaires pour le petit monde de sa maison et de sa famille ; il s’aperçoit bientôt qu’il n’a fait que changer une contrainte pour une autre. Il n’a servi à rien de s’enraciner dans son propre terroir, car ici le lierre et les mauvaises herbes grimpent autour du tronc, et les petites souris des soucis rongent les racines. Elle n’a servi à rien, la tour qu’il s’est construite, et où personne n’a accès. Lorsqu’il regarde par la fenêtre, il voit de la gelée blanche sur les champs et pense au vin qui sera perdu. Lorsqu’il ouvre ses livres, il entend monter des voix querelleuses et sait que, en sortant de sa chambre, il devra entendre les plaintes des voisins et régler les problèmes de l’administration. Ce n’est pas la solitude de l’anachorète, car il est propriétaire, et il n’est de propriété que pour celui qui y trouve son plaisir. Montaigne n’y est pas attaché : "Je nourris à escient aucunement trouble et incertaine la science de mon argent." Mais la propriété s’attache à lui, elle ne le laisse pas libre. Montaigne voit lucidement sa situation. Il sait que, d’une plus haute perspective, toutes ces vexations deviennent de petits soucis. Quant à lui, il aimerait bien s’en débarrasser : "De les abandonner du tout, il m’est très facile." Mais, tant qu’on s’en occupe, on n’en voit pas la fin.
En soi, Montaigne n’a rien d’un Diogène. Il aime sa maison, il aime sa richesse, son titre de noblesse, et avoue emporter toujours, pour sa tranquillité intérieure, une petite cassette d’or avec lui. "
Il y a quelque commodité à commander, fût-ce dans une grange, et à être obéi des siens, mais c’est un plaisir trop uniforme et languissant." On vient de lire Platon, et il faut se quereller avec ses gens, être en procès avec le voisin ; chaque petite réparation devient un souci. La sagesse commanderait maintenant de ne pas se préoccuper de ces bagatelles. Mais – chacun de nous l’a éprouvé – aussi longtemps qu’on est propriétaire, on s’attache à la propriété ou bien elle s’accroche à nous de ses mille petites griffes, et une seule chose nous vient en aide : la distance, qui transforme toutes choses. Seule la distance extérieure permet la distance intérieure : "Absent, je me dépouille de tels pensements, et sentirais moins lors la ruine d’une tour que je ne fais présent la chute d’une ardoise." Celui qui se restreint à un lieu confiné tombe dans l’étroitesse. Tout est relatif. Depuis peu, Montaigne ne cesse de répéter : ce que nous nommons soucis n’a pas de poids unique. Nous seuls les exagérons ou les diminuons. Ce qui est proche nous touche plus que ce qui est éloigné, et plus nous nous cantonnons dans des proportions étroites, plus l’étroitesse nous pèse. Si l’on ne peut pas s’échapper, on peut tout au moins prendre congé. » (pp. 98-100)
S’il ne partageait pas le désespoir de Zweig, ce Montaigne-là serait fort paresseux, bien proche de la veulerie. Il ne suffit pas d’affirmer savoir ce que Montaigne voyait de sa fenêtre et les états d’âme que cela lui valait pour percer son œuvre. Il y a d’ailleurs quelque chose de paradoxal à défendre l’idée que le voyage le libère d’une contrainte qui n’avait fait que remplacer les contraintes professionnelles et à considérer « que la première version des Essais, qui en dit moins sur sa personne, en dit plus en fait. C’est là qu’est le véritable Montaigne, Montaigne dans sa tour, l’homme qui se cherche. Il y a en elle plus de liberté, plus de sincérité. » (p. 75)

Lorsque Zweig érige Montaigne en champion de la liberté, c’est d’absence d’entraves qu’il s’agit d’abord. Et pour qui tout devient entrave, la mort est sans doute l’ultime liberté :
« […] Montaigne, en aucun cas, ne donne de règles. Il ne donne qu’un exemple, le sien : comment il essaie toujours de se libérer de tout ce qui le retient, le gêne, l’entrave. On pourrait tenter d’en dresser une liste :
être libre de la vanité et de l’orgueil, ce qui est sans doute le plus difficile,
se garder de la présomption,
être libre de la crainte et de l’espoir, de la croyance et de la superstition, libre des convictions et des partis,
être libre des habitudes : "
L’usage nous dérobe le vrai visage des choses",
être libre des ambitions et de toute forme d’avidité : "
La réputation et la gloire [sont] la plus inutile, vaine et fausse monnaie qui soit en notre usage",
être libre de la famille et des amitiés, libre du fanatisme : "
Chaque pays croit posséder la plus parfaite religion" et être le premier en toute chose ; être libre devant le destin ; nous sommes ses maîtres ; c’est nous qui donnons aux choses leur couleur et leur visage.
Et la dernière liberté : devant la mort. La vie dépend de la volonté des autres, la mort de notre volonté propre : "
La plus volontaire mort est la plus belle". » (p. 89-90)

Dans tout cela, on trouve – je crois – beaucoup de Zweig et bien peu de Montaigne !

(1) Stefan Zweig, Montaigne, trad. de l’allemand par Jean-Jacques Lafaye et François Brugier et révisé par Jean-Louis Bandet, PUF, Quadrige, 5e éd., 2010.

Autre note sur Zweig :
Le voyage dans le passé
Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais

8 commentaires:

  1. Tout de même, un "Montaigne" écrit par Zweig, ça ne s'invente pas! Zweig est un des grands biographes du XXe siècle (j'ai déjà lu une "Mary Stuart" magistrale). Maintenant, si cela constitue son dernier écrit, il est compréhensible qu'il ait projeté son propre pessimisme dans les écrits de Michel de Montaigne. Quand je tomberai sur le texte allemand, je l'achèterai.

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  2. Tu me juges sévère avec Zweig, cher Philippe. Je le suis peut-être un peu, oui. C’est que je soupçonne chez lui un brin d’autolâtrie qui n’est pas faite pour me plaire. Ne manque pas de faire connaître tes impressions après la lecture de la v.o.

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  3. C'est fait. Peut-être pourrait-on ajouter, en guise d'avertissement, que cet ouvrage n'est qu'un fragment posthume, nullement un travail biographique accompli.

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  4. Tu en dis trop peu, cher Philippe ! Toi qui a eu le bonheur de lire la version allemande du livre de Zweig, dis-nous donc si la traduction de Jean-Jacques Lafaye et François Brugier (révisée par Jean-Louis Bandet) t'a semblé fidèle. Peut-être la v.o. invalide-t-elle ma sévérité. Non ?

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  5. Désolé de te décevoir, Jean, je ne vais pas me lancer dans une analyse de la traduction. L'édition allemande que je détiens (Fischer 1990) insiste sur le côté fragmentaire du texte dactylographié, avec corrections manuscrites mais sans tenir compte des annotations écrites. Que disent les traducteurs du texte utilisé?

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  6. L’édition que je possède – PUF, 1982, réimprimée en 2010 dans la collection Quadrige – ne comporte qu’une seule précision des traducteurs, à savoir qu’il s’agit d’une traduction partielle de
    EUROPÄISCHES ERBE
    par Stefan Zweig Fischer Taschenbuch Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1981
    © S. Fischer Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1960

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  7. M. Jardin,
    J'ai apprécié votre note. Ayant lu le livre de Zweig (la même édition allemande déjà citée), je crois qu'il a vraiment interprété d'une manière incorrecte, trop stoïcizante la philosophie de Montaigne. Mais je ne suis pas d'accord que l'écrivain autriche aiet été autolâtre. Il y a un film - Lost Zweig - que nous aide à comprendre sa situation existentielle et politique. Je le cite non pour le justifier, mais seulement pour le comprendre mieux. Salutations d'un brésilien et montaignien...

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    1. Qu’il y ait dans la personnalité de Stefan Zweig bien des aspects qui restent mystérieux, je le croirais volontiers. Et il faut assurément tenter de comprendre avant d’affirmer. Le film de Silvio Retour y aide peut-être ; je ne l’ai pas vu. J’ignore s’il est disponible en Europe et en français.
      Merci pour votre commentaire.

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