mardi 29 juin 2010

Note de lecture : Marc Jacquemain

« Que pense l’équipage ? »
de Marc Jacquemain
in Le droit sans la justice. Actes de la rencontre du 8 novembre 2002 autour du Cap des tempêtes de Lucien François


Le hasard m’a valu d’avoir récemment dans les mains les Actes de la rencontre du 8 novembre 2002 autour du Cap des tempêtes de Lucien François (1).

De quoi s’agit-il ?

En 2001, Lucien François (2) a publié un livre qui retint l’attention de juristes, mais aussi de spécialistes de la philosophie et de la sociologie. Ce livre, Le cap des tempêtes. Essai de microscopie du droit (3), avait pour ambition de cerner la notion de droit en faisant abstraction de tout jugement de valeur et en recherchant ce qui la caractérise au niveau des comportements les plus élémentaires. Au risque d’être scandaleusement réducteur, je me bornerai ici à isoler ce que je crois être le point central de l’analyse de Lucien François en le ramenant à un mot et à sa définition : le mot concerne l’élément premier du droit (4), qui est désigné du nom de "jurème" ; lequel jurème est défini comme « toute apparence, produite par un humain, du vœu d’obtenir une conduite humaine, apparence de vœu munie d’un dispositif tel que la résistance d’un des destinataires déclenche une pression en sens contraire par menace de sanction » (5) L’intérêt du livre réside bien sûr dans la manière dont Lucien François justifie d’aller chercher la définition du droit à ce niveau atomistique.

Le 8 novembre 2002, une rencontre entre divers enseignants universitaires fut organisée aux fins d’approfondir l’approche du Cap des tempêtes (6) et de poser des questions à son auteur. Les Actes de cette rencontre sont intéressants à plus d’un titre, mais je voudrais me limiter ici à commenter la question de Marc Jacquemain, professeur à l’Institut des sciences humaines et sociales de l’Université de Liège, question qu’il a intitulée « Que pense l’équipage ? » (7).

Bref retour sur Le cap des tempêtes

À l’intention de ceux qui n’auraient pas lu Le cap des tempêtes, il me paraît nécessaire, pour rendre compréhensible la suite de ma note, d’en dire un peu plus sur l’analyse à laquelle son auteur s’y livre.

Après avoir tenté de clarifier les divers usages du mot droit, Lucien François prend le parti – assurément novateur – de rechercher ce qui fait la caractéristique de la règle de droit au niveau le plus élémentaire des rapports humains. Peu importe que l’intention soit jugée bonne ou mauvaise (encore que l’analyse de l’intention mauvaise soit estimée plus démonstrative), l’intimidation serait le composant premier du droit, ce qu’il appelle le jurème. Un homme qui en impose à un autre pour contraindre celui-ci à lui céder le passage sur la plate-forme d’un train fournit l’exemple de ce que Lucien François appelle l’occurrence minimale du jurème.

À partir de là, s’élevant « de la base au sommet » (8), et ajoutant progressivement tous les éléments de complexification imaginables – jusqu’au stade de l’État –, l’analyse tend à établir que c’est toujours le jurème et rien que le jurème qui peut rendre compte de la nature des règles, dont les plus légitimées sont communément appelées règles de droit.

La sociologie pragmatique

Je reviens à présent à Marc Jacquemain.

Pour formuler sa question, celui-ci commence par évoquer son propre rapport à la problématique à laquelle s’attaque Lucien François, et notamment son faible goût pour le droit. « Je me suis d’emblée retrouvé plus à l’aise au sein d’une discipline – la sociologie – dont le projet me paraissait être celui d’un "dévoilement" : retrouver derrière les discours, et les représentations ordinaires, derrière le "sens commun", comme nous disons souvent, la réalité des rapports sociaux » (p. 163), écrit-il. Étant personnellement assez convaincu que la plus solide objection que l’on puisse opposer à l’analyse de Lucien François est de nature sociologique, je ne pouvais que me réjouir d’une question annoncée comme se plaçant sur ce terrain-là. Mais voilà : à peine Marc Jacquemain a-t-il esquissé cet angle d’attaque qu’il émousse son fleuret. Je le cite :

« La sociologie du "dévoilement" est aujourd’hui contestée, en partie à juste titre, me semble-t-il.
Une nouvelle génération de sociologues dénonce la prétention de leur discipline à imposer sur la réalité sociale un savoir qui serait "plus fort" que celui des acteurs, c’est-à-dire un savoir qui se donnerait pour ambition d’enlever à l’acteur ses "illusions" sur les réalités sociales auxquelles il participe. Cette nouvelle sociologie, que l’on appelle parfois "pragmatique", adresse à la sociologie du dévoilement une objection que, l’on pourrait sans doute, très schématiquement résumer de la manière suivante : "
dans toute société, les individus ne peuvent entrer en relation que sur base d’une compétence à interpréter les attitudes des uns et des autres ; ils disposent tous, en fait, d’une sociologie. Ce savoir est éventuellement différent de celui des professionnels par sa moindre complexité mais non par sa nature. Au nom de quel référent extérieur le professionnel peut-il décider que sa propre sociologie est supérieure, au savoir commun nécessaire à la construction des relations sociales ?"
Ce que consacre cette conception, c’est donc "l’immanence" en quelque sorte, du discours sociologique, qui est mis sur le même pied que le discours des acteurs. Il s’agit d’une épistémologie qui repose sur la continuité entre savoir social courant et savoir sociologique plutôt que sur la coupure entre les deux.
Cette épistémologie a ses avantages et ses inconvénients, et il n’est pas question d’en faire ici une doxa. Toutefois, elle présente un intérêt particulier pour la pratique, c’est que la validité des propositions sociologiques n’y est plus dépendante du seul accord de la communauté scientifique, elle s’évalue également à la manière dont ces propositions font sens pour les acteurs eux-mêmes : c’est ce que cette sociologie appelle "
épreuve de pertinence" » (pp. 163-164)

Marc Jacquemain n’est évidemment pas responsable de l’évolution récente de la sociologie. Et on imagine mal qu’il fasse totalement fi de cette évolution, en tout cas qu’il la passe sous silence. Il en parle d’ailleurs en termes mesurés, sans taire complètement ses inconvénients et en précisant que la critique que la sociologie qualifiée de "pragmatique" adresse à la sociologie du XXe siècle n’est juste qu’en partie. Reste cependant qu’il insiste sur ses avantages et que ceux-ci traduisent une conception de la recherche sociologique que je ne puis approuver. Je vais me permettre de dire pourquoi et, par là même, d’indiquer ce qu’aurait pu être la question que la sociologie aurait pu adresser à Lucien François.

Reprenons rapidement les premiers arguments avancés au nom de la sociologie "pragmatique" :
- « une discipline qui imposerait un savoir […] "plus fort" que celui des acteurs » ;
- « les individus […] disposent tous, en fait, d’une sociologie » différente de celle « des professionnels par sa moindre complexité mais non par sa nature » ;
- « Au nom de quel référent extérieur le professionnel peut-il décider que sa propre sociologie est supérieure, au savoir commun nécessaire à la construction des relations sociales ? ».

Existe-t-il une seule discipline, une seule étude, une seule recherche, qui ne tente de dire plus et mieux que ce que le profane pense et profère ? A fortiori si cette discipline se penche sur le comportement de l’homme en société importe-t-il qu’elle découvre autre chose que ce que l’opinion commune croit en savoir. Non, je ne puis adhérer à l’idée que les individus disposent d’une sociologie. Je vois bien sûr très clairement ce qui est ainsi désigné, mais le qualifier de sociologie prive toute véritable sociologie de ce qui fait selon moi sa spécificité, à savoir la nature fondamentalement irréductible de son approche des faits sociaux. Il n’est nul besoin de s’aventurer dans la question controversée du caractère scientifique ou non de ce qu’on appelle les sciences sociales pour constater que le souci de rigueur – quel que soit le nom qu’on lui donne – se mesure d’abord et avant tout par ce qui le sépare de la doxa, dans ce qui est allégué, mais surtout dans la manière dont l’allégation est étayée et justifiée. Ce qui permet au sociologue de supposer son savoir supérieur au savoir commun, c’est la façon dont il l’acquiert. Si cette façon n’avait pas l’ambition de cette supériorité, il n’y aurait pas à mon sens de sociologie. Que les savoirs ainsi conquis soient modestes – qu’ils se résument même le plus souvent à des ignorances cernées – n’y change rien.

Le problème de la diffusion du savoir sociologique

Ici, une parenthèse importante s’impose. Marc Jacquemain insiste sur ce qu’il considère comme un avantage de la sociologie dite pragmatique, à savoir « que la validité des propositions sociologiques n’y est plus dépendante du seul accord de la communauté scientifique [;] elle s’évalue également à la manière dont ces propositions font sens pour les acteurs eux-mêmes ».

Ce qui est pris là en considération, ce n’est plus l’effort fait pour départager le vrai du faux, mais bien l’usage social qu’il convient de faire d’un savoir. Il s’agit là d’une question terriblement complexe, paradoxale à bien des égards, et dont j’ignore la solution… si elle en a une : que faire des résultats de la recherche sociologique ? J’avoue que le propos de Pascal relatif aux habiles et aux demi-habiles (9) me plonge dans un abîme de perplexité. Le sociologue – le savant plus généralement – détiendrait-il quelques bribes de « la pensée de derrière » ?

Marcel Mauss pensait que la sociologie devait éclairer l’opinion et conforter ainsi la force morale du peuple. Qu’aurait-il dit en constatant que plus de cent ans après la publication du livre que son oncle, Émile Durkheim, consacra au suicide, les personnes ayant tenté de se donner la mort étaient toujours aussi mal accueillies dans les établissements hospitaliers ? L’étude rigoureuse du comportement humain dilue grandement l’idée commune que l’on se fait de la responsabilité individuelle, mais la doxa refuse obstinément de l’admettre.

La sociologie en rupture avec la doxa

Dans Le cap des tempêtes, Lucien François cite trois sociologues de grand renom : Émile Durkheim, Marcel Mauss et Pierre Bourdieu. Il n’est pas inutile de rappeler que ceux-ci, comme d’ailleurs la grande majorité des sociologues et des anthropologues qui se sont inscrits dans ce qu’on a appelé l’école française de sociologie, adhéraient à l’idée que la connaissance sociologique devait se construire contre le discours commun en raison du fait qu’une part importante des déterminations du comportement échappent à la conscience des individus. Et s’il n’est pas inutile de faire ce rappel, c’est d’abord parce que la sociologie pragmatique qu’invoque Marc Jacquemain révoque cette conception des sciences sociales, mais aussi parce que Lucien François s’exprime, lorsqu’il cite Durkheim, Mauss et Bourdieu, comme s’il méconnaissait ou voulait méconnaître cet aspect de leurs travaux.

Lorsque Durkheim étudie le suicide, il en forge d’abord une définition rigoureuse – mais dans un but différent, me semble-t-il, de l’effort de définition auquel se livre Lucien François en ce qui concerne le droit (10) –, puis il la confronte à un matériau quantitatif – des statistiques – mettant ainsi en évidence la nature sociale de ce qu’il appelle le taux de la mortalité-suicide propre à la société considérée. Ce qui l’amène à écrire :
« […] puisque des actes moraux comme le suicide se reproduisent avec une uniformité, non pas seulement égale, mais supérieure [à ceux dus à des forces cosmiques], nous devons de même admettre qu’ils dépendent de forces extérieures aux individus. Seulement, comme ces forces ne peuvent être que morales et que, en dehors de l’homme individuel, il n’y a pas dans le monde d’autre être moral que la société, il faut bien qu’elles soient sociales. Mais, de quelque nom qu’on les appelle, ce qui importe, c’est de reconnaître leur réalité et de les concevoir comme un ensemble d’énergies qui nous détermine à agir du dehors, ainsi que font les énergies physico-chimiques dont nous subissons l’action. » (11)

Le cas de Marcel Mauss est plus complexe, car il est vrai que son Essai sur le don suscite, aujourd’hui plus que jamais, bien des controverses. Notamment quant à la question de savoir s’il juge le don – tel qu’il fut et est socialement pratiqué – comme un acte dont l’auteur n’ignore pas qu’il postule un contre-don (12) ou comme un acte sincèrement généreux qu’une logique sociale échappant à la conscience des acteurs individuels inscrit dans un système d’échanges différés. On n’en finirait pas de citer des passages de l’Essai qui inclinent tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. Ce qui semble certain, c’est qu’il considère que l’esprit calculateur a une histoire, qui l’a conduit de l’émergence à la prépotence (13). Sans trancher toutes ces questions complexes, on peut néanmoins relever que Mauss ne s’est jamais départi de l’idée que, dans les échanges comme dans les transactions, la morale et l’économie cohabitent (14). Ce qui revient à postuler que l’esprit de calcul est toujours mâtiné d’autre chose, une chose qui participe peu ou prou aux croyances et aux jugements de valeur.

Quant à Bourdieu, il me paraît essentiel de rappeler un paragraphe du passage vers lequel Lucien François renvoie (15) . Parlant du don et du contre-don, il insiste sur son rôle objectif de donnant-donnant, mais aussi sur le fait qu’il est le plus souvent vécu comme désintéressé, notamment par la grâce de l’intervalle de temps qui s’impose entre le premier et le second. Oui, il y a du donnant-donnant dans cette logique, mais…
« Mais cette vérité structurale est comme refoulée, collectivement. On ne peut comprendre l’existence de l’intervalle temporel que si l’on fait l’hypothèse que celui qui donne et celui qui reçoit collaborent, sans le savoir, à un travail de dissimulation tendant à dénier la vérité de l’échange, le donnant-donnant, qui représente l’anéantissement de l’échange de dons. On touche là un problème très difficile : la sociologie, si elle s’en tient à une description objectiviste, réduit l’échange de dons au donnant-donnant et ne peut plus fonder la différence entre un échange de dons et un acte de crédit. Ainsi, ce qui est important dans l’échange de dons, c’est le fait qu’à travers l’intervalle de temps interposé les deux échangeurs travaillent, sans le savoir et sans se concerter, à masquer ou à refouler la vérité objective de ce qu’ils font. Vérité que le sociologue dévoile, mais avec le risque de décrire comme un calcul cynique un acte qui se veut désintéressé et qu’il faut prendre comme tel, dans sa vérité vécue, dont le modèle théorique doit aussi prendre acte et rendre compte. » (16)

La question de Marc Jacquemain

La question que Marc Jacquemain adresse à Lucien François s’inscrit résolument dans ce courant qu’il appelle lui-même sociologie pragmatique : « quel peut être le sens de l’analytique du jurème pour la pratique des juristes et quels effets peut avoir sur cette pratique l’adoption du point de vue défendu dans le "Cap des tempêtes" ? Et plus radicalement, ce point de vue peut-il "faire sens" pour l’activité quotidienne de ceux qui sont chargés "d’interpréter" la loi ? » (p. 165)

« […] je n’avais pas à me laisser entraver par cette préoccupation […] », lui répond très justement Lucien François. Car on ne trouvera évidemment pas ce qu’est ou ce que n’est pas le droit si l’on se limite à dire de lui ce qui est utile à ceux qui en sont les praticiens.

Une question qu’il eût été possible de poser

La question que j’eusse aimé poser est simple à formuler ; mais son intérêt – pour moi – réside dans le fait que les deux voies qu’elle oppose (et pour autant qu’il n’y en ait pas une troisième) soulèvent des objections qu’il est sans doute nécessaire d’expliciter.

Voici la question : en menant son analyse, Lucien François situe-t-il son étude dans le domaine de la théorie du droit ou dans le domaine de l’anthropologie ?

Supposons d’abord que la réponse soit que l’analyse relève de la théorie du droit. Je dois d’emblée préciser que je connais très mal les théoriciens du droit et que, par exemple, je n’ai lu ni Hans Kelsen, ni même Santi Romano (17). Mais, au risque de me tromper, je me hasarde à voir en ces théoriciens des juristes soucieux de se démarquer de l’approche praticienne du droit, principalement en vue de sortir d’une alternative en laquelle celle-ci s’enferme, alternative que Claude Lévi-Strauss a si bien décrite lorsque, parlant précisément du droit, il écrivit :
« Pris entre la théologie dont, à cette époque [la fin des années 20], son esprit le rapprochait, et le journalisme vers quoi la récente réforme est en train de le faire basculer, on dirait qu’il lui est impossible de se situer sur un plan à la fois solide et objectif : il perd une des vertus quand il essaye de conquérir ou de retenir l’autre. » (18)
Cette quête d’une conjonction entre solidité et objectivité a forgé le jusnaturalisme d’abord, le juspositivisme ensuite, le second nourrissant peut-être l’espoir d’être plus solide que le premier, parce que plus objectif (19). Ce qui est certain, c’est que Lucien François cherche une assise objective et qu’il pense mettre toutes les chances de la trouver de son côté en échappant totalement à toute considération relative à la valeur, aussi bien dans sa propre approche des faits que dans toute considération émise par qui que ce soit pour fonder la nature juridique d’un fait. Et c’est ici que je risque une objection.

Si, au lieu d’aller « de la base au sommet », il était choisi d’aller du sommet à la base, peut-être s’apercevrait-on que la vision subjective à laquelle donne lieu la règle (20) – de manière évidente dans le cas de la règle étatique – constitue un élément à ce point inhérent au droit que, à l’instant même où cette vision subjective cesse (ou ne se ressent plus comme visant une règle juridique), le droit disparaît. Ce qui voudrait dire que, à force de fuir le jugement de valeur – y compris en ce qu’il est objectivement constitutif de représentations opérantes –, Lucien François serait sorti sans s’en rendre compte du champ du droit, se bornant à décrire en guise de « base » une sorte de rapport social minimal étranger au droit. Ceci, bien évidemment, dans l’hypothèse où il raisonne en théoricien du droit.

Supposons ensuite que la réponse à la question soit que l’analyse relève de l’anthropologie. Il s’agirait alors de se pencher sur un comportement social minimal propre à contenir en germe ce que le droit devient à un niveau plus élevé de complexité. Mais la démarche de Lucien François appartiendrait alors à une sociologie qui se refuse à prendre en compte l’existence de déterminations échappant à la conscience des individus. Les personnages de ses anecdotes mentent, dissimulent, euphémisent, mais restent maîtres de leurs choix. Hobbesiens, anti-rousseauistes même, ils obéissent à des calculs fondés sur une appréciation correcte des choses. Et la seule ignorance en laquelle ils restent est cette « réalité extralinguistique non sensible » (21) qui est censée constituer l'essence même du jurème.

Je me garderai bien d’être catégorique. Mais j’incline fortement à penser que la recherche anthropologique réclame d’admettre que les représentations auxquelles donnent lieu les faits sociaux – concrets ou abstraits – font partie de ces faits, et que ces représentations sont chargées de croyances bien différentes de quelque assertion scientifique que ce soit, aussi bancale celle-ci soit-elle. L’étude sociologique du droit peut-elle conférer à celui-ci une nature objective telle qu’il préexisterait à toute représentation qu’on s’en fait socialement ? J’en doute.

Ce qui, dans Le cap des tempêtes me paraît appeler une question sociologique, c’est le fait que l’analyse de Lucien François semble bien déborder le domaine de la théorie du droit, sans être pour autant pleinement anthropologique. En plaçant sa question dans la sphère de la sociologie pragmatique, Marc Jacquemain heurte de front ce que la démarche de Lucien François a d’objectiviste, mais se prive en même temps de toute possibilité de tenir compte de la façon dont les agents sociaux se vouent « à masquer ou à refouler la vérité objective de ce qu’ils font. »

En l’occurrence, ce que l’équipage pense, c’est précisément la question dont les théoriciens du droit ont cherché à se déprendre et c’est aussi la question par laquelle la sociologie doit éventuellement terminer, et non commencer.

(1) Sous la direction d'Édouard Delruelle et Géraldine Brausch, Le droit sans la justice. Actes de la rencontre du 8 novembre 2002 autour du Cap des tempêtes de Lucien François, Bruylant (Bruxelles) & L.G.D.J. (Paris), 2004.
(2) Professeur de droit émérite de l’Université de Liège, mais aussi ancien juge à la Cour d’arbitrage (aujourd’hui Cour constitutionnelle) de Belgique.
(3) Lucien François, Le cap des tempêtes. Essai de microscopie du droit, Bruylant (Bruxelles) & L.G.D.J. (Paris), 2001.
(4) Du droit, au sens de « ce que la justice ou d’autres valeurs commandent de faire » (Lucien François, op. cit.., p. 15).
(5) Op. cit.., p. 42.
(6) Ce titre, Cap des tempêtes peut paraître énigmatique. Il correspond en fait à une expression dont usa le philosophe italien Norberto Bobbio (1909-2004) pour rendre compte des difficultés auxquelles se heurte toute tentative de définir le droit en retenant la voie du juspositivisme.
(7) Je suis également tenté de commenter la contribution de Robert Jacob qui figure dans l’ouvrage (pp. 41-109), lequel se place à maintes reprises sur le terrain de l’anthropologie. Mais le nombre des questions soulevées m’entraînerait vers une note excessivement longue.
(8) Lucien François, op. cit.., p. 280.
(9) « Le peuple honore les personnes de grande naissance ; les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne, mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi se vont les opinions succédantes du pour au contre selon qu’on a de lumière. » (Pascal, Pensées, La 90)
(10) Cf. la référence faite à Durkheim in Lucien François,op. cit.., pp. 36-37.
(11) Émile Durkheim, Le suicide. Étude de sociologie (1ère pub. en 1897), PUF, Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1930, p. 349.
(12) Mauss va jusqu’à parler parfois de « mensonge social ». Cf. Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Quadrige, 8e éd., 1983, p. 147.
(13) Cf. Marcel Mauss, op. cit.., pp. 265-273.
(14) Cf. Marcel Mauss, op. cit.., notamment p. 148.
(15) Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Seuil, 1994, pp. 179 et ss.
(16) Pierre Bourdieu, op. cit.., p. 180.
(17) Ses traducteurs me le pardonneront.
(18) Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, 1955, p. 57.
(19) Ce qui ne me semble pas si sûr que cela, pour le peu que j’en sache.
(20) Lucien François évoque cette vision subjective en la qualifiant de nimbe, ce qui la répute extérieure à l’objet et floue comme un halo.
(21) Lucien François, op. cit.., p. 28.


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