dimanche 20 juin 2010

Note de lecture : Henri de Man

Cahiers de ma montagne
de Henri de Man


Très récemment, un ami m’a présenté un livre, ouvert à la centième de ses pages, en m’invitant à lire quelques paragraphes de nature, pensait-il, à me plaire. Et voici ce que je découvris :
« Il arrive que même des montagnards ou des alpinistes comprennent difficilement le Einzelgänger, comme on appelle celui qui fait des ascensions sans guides et sans compagnons. C’est pourtant le procédé que je préfère. Il est vrai qu’il empêche bien des entreprises pour lesquelles il faut, pour des raisons techniques, être plusieurs ; mais je n’y perds pas beaucoup, car je n’aime ni la varappe, ni l’ascension-record. De plus, j’appréhende le caractère hybride de la relation humaine avec un guide qui est en même temps un compagnon de cordée et un serviteur rétribué, donc intéressé. En général, il me déplaît de faire travailler quelqu’un pour mes délassements ; à plus forte raison quand ce quelqu’un m’est associé à la vie, à la mort.
Pour moi, ce qui compte, c’est de parcourir la montagne et de jouir des spectacles qu’elle m’offre. Certes, le charme de la difficulté vaincue et du risque surmonté joue également un rôle, mais il n’est généralement qu’accessoire. Un des plaisirs principaux de l’ascension solitaire est précisément celui qu’on éprouve à trouver son propre itinéraire, en réduisant au minimum les difficultés et les risques. Il en reste généralement assez, malgré tout, pour que chaque ascension réussie soit un peu une victoire, même quand il s’agit d’un de ces "trois mille" réputés faciles ou moyens que j’affectionne et qui conviennent le mieux aux isolés.
Certes, l’alpiniste solitaire court des dangers particuliers qui lui interdisent certains itinéraires. Il ne peut s’aventurer sans imprudence que sur des glaciers peu crevassés, et doit éviter les varappes où il risque d’aboutir à des endroits d’où, sans l’aide d’une cordée, il lui serait impossible de continuer et très périlleux de redescendre. Enfin, le danger principal est celui du petit accident anodin en soi, – une entorse, un malaise quelconque – qui peut l’immobiliser et, à défaut d’un compagnon qui puisse aller chercher du secours, l’exposer à la mort par l’épuisement et le froid.
Ces inconvénients sont sérieux, mais le montagnard expérimenté et prévoyant peut réduire à un minimum fort raisonnable. Il suffit pour cela qu’il étudie bien ses itinéraires probables, qu’il n’entreprenne rien qui dépasse ses moyens, qu’il accorde l’attention nécessaire aux questions d’équipement et de ravitaillement, et enfin, qu’il établisse ses prévisions en tenant compte des changements possibles du temps. Même ainsi, il restera assez de situations imprévisibles et périlleuses auxquelles il peut avoir à faire face. Alors, il aura besoin des deux qualités particulièrement exigées du solitaire : il doit avoir une longue expérience et une science approfondie de la montagne, et il ne doit jamais hésiter à rebrousser chemin si la prudence le lui commande.
Cette dernière exigence est primordiale. De plus, elle est assez rarement satisfaite. Pour un alpiniste, elle est en quelque sorte contre nature, car toutes ses entreprises exigent de la persévérance, et certaines d’entre elles ne peuvent même réussir sans opiniâtreté. La limite entre celle-ci et l’obstination stupide n’est pas toujours facile à trouver ; c’est ici que son jugement subit l’épreuve décisive. Sur ce point, le bon alpiniste ressemble au bon conducteur d’automobile : il doit s’arrêter, contrairement au chauffard, qui pour rien au monde ne voudrait perdre sa vitesse ou manquer son "autant à l’heure".
En contre-partie, l’ascension solitaire présente, sur celle d’une cordée, quelques avantages techniques appréciables. Au point de vue de l’allure et de la fatigue d’abord : comme la force d’une chaîne dépend de celle de son maillon le plus faible, l’allure et le sort du groupe, même non encordé, dépendra toujours du plus faible de ses membres. Rien n’est plus énervant que de se sentir freiné par un traînard ou un malade ; et le risque d’accidents, lui aussi, s’en trouve augmenté. Ensuite, dans les parties raides, le solitaire ne doit se préoccuper ni des pierres qu’on pourrait lui envoyer d’en haut, ni de celles qu’il peut faire descendre lui-même ; d’où une plus grande liberté d’itinéraire et d’allure et un moindre risque d’accidents. Enfin, le solitaire, n’étant distrait par personne, peut concentrer toute son attention sur le terrain, les repères, les indices de danger, les signes de changement du temps, bref, sur toutes les choses dont dépend le succès de son entreprise.
Voilà pour le côté technique de la question. Mais il en est un autre, qui importe plus encore : c’est son aspect humain. Le solitaire silencieux, ayant par nécessité tous ses sens aiguisés, seul maître de ses mouvements et de la direction de son attention, voit et entend beaucoup plus que s’il se trouvait en groupe. L’attention qu’il n’est pas forcé d’accorder à ses compagnons, il peut la reporter sur le paysage, les fleurs, les oiseaux et les papillons, bref, sur tout ce qui fait le charme de la montagne. Enfin, il aura le privilège de voir beaucoup plus de gibier, et de pouvoir l’approcher de plus près. Celui qui considérerait cela comme négligeable n’a jamais vu tournoyer un aigle, sauter un chamois ou jouer une famille de marmottes.
» (1)
L’auteur de ces lignes – qui effectivement me ravissent – n’est autre que Henri de Man, personnage controversé qui a été condamné par contumace le 12 septembre 1946 à vingt ans de détention par un tribunal belge « pour avoir, étant militaire, méchamment servi la politique ou les desseins de l'ennemi ». (2)
J’ignore à peu près tout de Henri de Man et je n’avais rien lu de lui avant de me plonger dans ses Cahiers de ma montagne. Je l’ai donc abordé par un de ses livres les moins doctrinaires, ce qui n’est sans doute pas moins révélateur à certains égards. Voilà un homme qui n’a pratiquement vécu que par la politique, ce qui lui a valu cette sorte de notoriété qui rend si malaisé d’en mesurer la valeur. Ainsi, comment porter un jugement sur tous ces hommes – aussi différents entre eux puissent-ils être – dont la guerre 14-18 a modelé les opinions au point de les engager dans des voies qui les séparèrent de ceux qui seraient les vainqueurs de 1945 ? Nombreux d’entre eux furent hâtivement stigmatisés comme complices des vaincus, et même confondus dans l’opprobre envers les crimes nazis. L’épuration (3) – on le sait aujourd’hui – a frappé sans grand discernement et a quelquefois favorisé des vengeances et des absolutions privées.

Dans les Cahiers de ma montagne, Henri de Man a rassemblé « des notes éparses, faites au hasard de [ses] lectures et de [ses] réflexions » (p. 12). Une sorte de blog, comme m’a dit l’ami précité. Et l’on y trouve traités une multitude de sujets allant de l’émotion à la mort, de la promenade à la pêche, de l’éducation à la politique, du socialisme à la démocratie, etc. L’écriture – bien qu’il affirme la travailler et la retravailler énormément – donne une impression de grande aisance, alliant simplicité et fluidité. Ce qui rapproche auteur et lecteur de façon très plaisante.

Si je devais marquer une préférence, elle irait à ces passages où il parle de sa solitude, de ses goûts, de la nature. Les opinions qu’il manifeste dans les domaines de l’éducation, de l’art, de l’histoire, de la politique sont – je trouve – assez dérangeantes. Sans doute en grande partie parce qu’il est malaisé de se défendre d’un soupçon que fait naître tout ce qui peut ressembler à quelque complaisance que ce soit à l’égard d’idées ayant peu ou prou conduit à l’abomination de la Shoah. L’effort fait pour juger sans préjugés est ici assez inefficace face à la révulsion qu’opère le souvenir des exterminations. Qu’il évoque la nécessité d’une autorité forte, qu’il dénonce les dérives de la démocratie parlementaire, qu’il cite Thierry Maulnier (4), tout devient vite suspect. Et comme il lui arrive quelquefois d’être assez convaincant, le malaise n’en grandit que davantage. Ainsi, alors qu’il conteste la démocratie, il argumente :
« Un autre point dont on ne se préoccupe pas assez dans les controverses sur la liberté et la démocratie est celui qui concerne la formation des opinions.
On ne pense généralement qu’à leur expression, comme s’il suffisait de faire de chaque citoyen un électeur pour le transformer en homme libre, égal aux autres.
Assurément, le régime représentatif, pour peu qu’il soit authentique, organise l’expression des opinions par le vote d’une façon qui met tout le monde sur pied d’égalité. Mais avant que d’exprimer une opinion, il faut en avoir une. Or, les opinions politiques se forment au moyen de procédés très semblables à ceux de la réclame. Les opinions des masses ne sont généralement que les formules plus ou moins rationalisées de sympathies, antipathies et autres préjugés émotionnels dont la véritable origine se soustrait pour une large part à la conscience des individus. Ce n’est pas sans raison que les procédés de la propagande politique s’identifient de plus en plus avec ceux de la publicité commerciale : ils sont basés sur la même technique de suggestion collective, qui agit sur le subconscient et l’affectif pour influencer la volonté.
Mais il y a entre la propagande et la réclame une autre analogie : c’est que toutes deux ne sont praticables, pour ce qui est de l’action sur les grandes masses, que si l’on dispose de moyens techniques appropriés ; et dans un ordre économique où l’on peut acheter des journaux comme des chemises et manufacturer des films comme des cravates, tout n’est qu’une question de prix. Celui qui dispose de l’argent nécessaire peut fabriquer de l’opinion comme on fabrique des rails ou de l’essence ; quelquefois ce sont d’ailleurs les magnats du rail ou de l’essence qui s’intéressent à la fabrication de l’opinion comme à une espèce de sous-produit. Certes, ni dans l’un ni dans l’autre domaine, l’argent ne peut tout faire par lui-même ; mais dans l’un comme dans l’autre, tout compte fait, c’est lui qui mène le bal.
» (pp. 157-159)
Voilà qui est assez difficilement contestable ! Et pourtant, on guette ce que pourrait être la solution. Qu’il est malaisé de transcender les impressions, de faire la part des choses, de rester juste dans son jugement ! On n’aperçoit pas quelle mauvaise intention pourrait animer de Man – du moins dans ce livre-ci –, ce qui ne préserve pas totalement d’une sorte de sévérité peut-être excessive éprouvée à l’égard des points de désaccord. Un exemple plus éclairant encore en est donné par ce qu’il dit de l’éducation, notamment en raison des problèmes rencontrés aujourd’hui sur la question.
« La grande erreur de certaines méthodes d’éducation qui se réclament d’idées réformatrices très hardies et ultra-modernes, c’est de donner à l’enfant la préoccupation de sa personnalité. Au nom de cette personnalité, on favorise ses penchants individuels et on lui permet de ne pas apprendre ce qui l’amuse moins. Quand on lui laisse une liberté de plus, on lui fait comprendre qu’on débarrasse d’une entrave la croissance de son Moi. Quand il a fait quelque chose de mal, on le traite comme un malade plutôt que comme un coupable. Quand il se montre rébarbatif, on lui explique ses refoulements et ses complexes. Quand il entre en révolte contre ce qui reste d’autorité à ses éducateurs, c’est tout juste si on ne lui demande pas, avec des excuses, son avis sur ce qu’ils devraient faire selon lui. Bref, il a l’impression que l’établissement où on l’a mis n’a d’autre souci que de trouver expérimentalement le programme et la méthode qui lui conviennent personnellement le mieux et lui donneront le maximum de facilité et de plaisir.
Ce sont là des excès manifestes, et les résultats obtenus le démontrent. Dans les écoles "dernier cri" de ce genre – et j’en ai connu quelques-unes d’assez près – la majorité des élèves médiocres restent des cancres et deviennent paresseux. Il est vrai que quelques individus brillamment doués en sortent encore plus brillants, mais hélas ! ils sont généralement insupportables et impropres à la vie sociale, parce qu’on les a rendus trop conscients de leur personnalité.
La personnalité, après tout, est une chose qui ne demande qu’à se développer toute seule ; et dans beaucoup de cas elle se formera d’autant mieux qu’on lui aura imposé le joug de plus de nécessités objectives, de plus de tâches communes et de plus de traditions établies. Ce sont les rives qui font les rivières, qui sans cela s’étaleraient en marécages.
» (pp. 66-68)
Qui peut méconnaître ce que le propos a de lucide, alors que les dérives de la permissivité s’étalent de nos jours sous nos yeux ?

Reste que Henri de Man m’apparaît aussi, dans ce livre, comme un homme raisonnant volontiers sur la base d’abstractions d’une façon qui ne me séduit guère. Prêter au peuple des qualités et des défauts susceptibles de justifier telle ou telle orientation politique relève pour moi de la prestidigitation. C’est une propension que partagent beaucoup de ceux qui enragent de détenir les solutions politiques, ce qui est bien présomptueux. Mais son discours m’incline aussi à réfléchir à la facilité que représente peut-être le fait de se détourner du politique. Le mérite du livre - y compris dans ce qu’il est devenu pour un lecteur du début du XXIe siècle – ne serait pas mince s’il n’en restait qu’une question : comment penser ?

(1) Henri de Man, Cahiers de ma montagne, Ed. de la Toison d’Or, Bruxelles,1944, pp. 100-104.
(2) Michel Brélaz et Ivo Rens, « Notice » in Bibliographie nationale publiée par l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, Tome 38, fascicule 2, Emile Bruylant, Bruxelles, 1974, p. 554.
(3) Synonyme du mot purification, volontiers jugé inapproprié à une autre époque.
(4) Lequel Thierry Maulnier n’est pas davantage épargné par ce rapide et sommaire amalgame.

Autre note sur de Man :
Après coup et Cavalier seul

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