À propos de l’avenir
Il n’est probablement rien de plus ambitieux que de se prononcer sur l’avenir. Il me semble néanmoins qu’il faut tenter de le faire, les dangers qui pèsent sur la vie étant - je le crains - d’une nature à la fois à ce point exceptionnelle et funeste (au vrai sens du mot) qu’il serait inconséquent de mimer l’indifférence.
Prévoir est une des choses les plus difficiles qui soient. Les facteurs qui déterminent l’avenir sont en effet à ce point nombreux et compliqués que, quoi que l’on puisse accumuler comme informations fiables, c’est l’incertitude qui prédomine. Que ce soit à propos de la météo prochaine, à propos de l’évolution de la situation économique, à propos du devenir démographique de l’humanité, ou encore à propos de l’émergence probable de telle ou telle épidémie, tout est condamné, dans le meilleur des cas, à faire l’objet de conjectures chancelantes auxquelles, très généralement, les faits apportent d’importants démentis. La règle est et reste l’imprévisibilité des choses. (1)
Pourtant, il est néanmoins des choses que l’on peut prévoir avec de très grandes chances de ne pas se tromper. Je parle là de phénomènes qui s’inscrivent dans une évolution déjà en marche et pour lesquels rien ne permet de supposer qu’ils puissent modifier radicalement leur course. Si je dis que le soleil se lèvera demain (pour rappeler un raisonnement cher à Hume (2)), je ne dispose évidemment pas de la certitude absolue que cela arrivera. Mais je puis néanmoins miser sur le fait que la probabilité que ce ne soit pas le cas - du moins tel que limité à demain - est à ce point faible - si faible que je ne puis même pas la calculer - que je ne me montre pas excessivement ingénu en le supputant. Et, en ce cas, ce qui garantit la prévision contre l’erreur, ce sont les arguments scientifiques qui la confortent, dans la mesure où ils correspondent à un effort méthodique pour démêler le faux du vrai.
Ce qui me paraît aujourd’hui devoir être considéré comme un futur très probable, c’est le fait que l’avenir de la vie sur terre va être frappé d’un soudain anéantissement, différent de tout précédent du genre. L’idée ne m’en est pas venue par une expérience personnelle, mais par la confiance que je mets dans les informations scientifiques disponibles, informations qui, pour la plupart, se fondent sur des connaissances qui ne sont évidemment pas miennes. Il reste cependant raisonnable - et même de première nécessité - d’accepter cette idée d’une catastrophe prochaine, sans commune mesure avec ce que l’espèce humaine a pu connaître, et peut-être sans commune mesure avec ce que furent les avatars de la vie depuis son éclosion. Je ne citerai aucun chiffre et je ne ferai aucune prévision particulière ; tout est disponible, ne serait-ce que sur Internet, pour qui veut réellement s’informer à ce sujet et renoncer à ce faux confort qui consiste à supposer que « ce n’est pas si grave que ça ».
Il me semble utile de formuler trois remarques à ce sujet.
La première concerne l’ampleur du problème. Ce n’est pas le dérèglement climatique qui est à craindre, même s’il va sans doute générer des difficultés majeures à très court terme. En fait, ce qui menace la vie réside en un processus d’extermination de la flore et de la faune, de même qu’en un déplacement et une transformation létales d’une grande quantité d’éléments et composés chimiques, consécutifs à l’activité humaine. La nature en a été à ce point modifiée que les conditions de la vie s’en sont trouvées très profondément altérées. Ce que la nature est devenue sur Terre - du fait de l’homme - la rend désormais à ce point hostile à la vie que les possibilités de survie - quelle qu’en soit la forme envisagée - se réduisent colossalement.
La deuxième remarque porte sur l’origine du problème. On est tenté bien sûr de mettre en cause bien des intentions, bien des pratiques et bien des époques. Et il n’est pas totalement faux de pointer du doigt les colonisations des XVIème et XIXème siècles, ou la révolution industrielle, ou encore l’appât du gain, sans oublier les habitudes de consommation, le tourisme, que sais-je encore. Mais toutes ces évolutions, tous ces changements, tous ces agissements ont bien davantage emporté les hommes qu’ils ne les ont vraiment choisis. Ce n’est pas absoudre chaque comportement particulier des exigences morales de leur propre monde social que d’admettre que l’activité humaine, depuis ses plus anciennes origines, a suivi un chemin qui - sans prétendre qu’il était déjà écrit - a échappé et échappe encore à quelque intention que ce soit. Toute espèce vivante lutte pour sa survie et homo sapiens a lutté à sa manière, en se dotant du langage articulé d’abord (il y a de cela entre 130 et 60.000 ans), puis - surtout - en adoptant un mode de vie sédentaire grâce à l’agriculture et l’élevage (il y a entre 8.500 et 5.000 ans environ). Le reste a suivi, suis-je tenté de dire. Et « tels ces vers de farine qui s'empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme, bien avant que la nourriture commence à leur manquer » (3), les hommes ont inconsciemment fait ce qui les conduisait à leur perte, ou du moins à leur inéluctable précarité.
La troisième remarque a trait à ce qui demeure aujourd’hui le ferment le plus décisif de l’agir humain sur l’accélération des phénomènes détériorant les conditions de vie. De tout ce qui, du fait de l’homme, précipite l’ensemble du vivant vers des jours très sombres, c’est sans nul doute la croissance économique qui joue le rôle le plus important. Or, la croissance demeure envers et contre tout ce qui est socialement et politiquement le plus désiré. Nul pays, nul pouvoir ne renonce à favoriser la croissance et n'abandonne la lutte pour la dynamiser ; il en va des richesses à se partager. Il convient de mesurer à quel point toute proposition de décroissance - ou plus simplement d’abandon des objectifs de croissance - se heurte à un véritable mur, celui que constitue la conjonction des intérêts, pour comprendre ce qui contrecarre toute tentative de porter remède aux menaces qui pèsent sur la vie. Un renversement du cours des choses implique en effet l’acceptation de très grandes privations. Le mode de vie humain susceptible de réduire les effets des catastrophes prochaines est sans rapport avec le mode de vie actuel, en quelque endroit du monde que l’on se trouve. Et le virage vers ce nouveau mode de vie réclame une prise de conscience générale dont on n’aperçoit pas, du moins jusqu’à présent, qu’elle puisse advenir.
L’avenir est bouché, du moins si l’on en attend ce qu’il serait très compréhensible d’en attendre. Les prochaines générations sont condamnées à affronter des défis face auxquels les humains ne se sont encore jamais trouvés. Et nous ne les y avons pas préparées. Il reste que ce qui les aidera peut-être, c’est un certain rapport à la culture cultivée, à l’art, à la poésie, à la beauté, à ce qui, jusqu’à ce jour, a justifié l’homme d’être ce qu’il est. Car si cette face de la grandeur de l’homme était oubliée, il ne resterait que cette misère qui verrait les survivants s’entredéchirer pour la possession de ressources devenues bien rares.
De toutes les urgences, une des plus grandes est de permettre aux jeunes d’obtenir des vieux qu’ils reconnaissent la gravité des choses.
(1) On me répondra sans doute que, lorsque par exemple on calcule la trajectoire prochaine d’un véhicule spatial, on formule une prévision qui a de très bonnes chances de se réaliser. C’est exact, mais cela provient du fait que - en pareil cas - il convient de gérer un nombre extrêmement réduit de facteurs, même si pour ceux qui procèdent au calcul, ce nombre paraît infiniment grand.
(2) David Hume, Enquête sur l’entendement humain [1748], Flammarion, 1983, p. 85-86.
(3) La comparaison entre les vers de farine et les hommes fut plusieurs fois risquée par Claude Lévi-Strauss, par exemple dans le discours qu’il prononça le 13 mai 2005 lors de la remise du Prix international Catalunya (disponible à l’adresse Internet suivante : https://www.place-publique.fr/index.php/le-magazine-2/articlel-ethnologue-devant-les-identites/).
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