Dans le cadre des discussions que David Violet et moi-même avons entreprises à propos de la connaissance morale (1) et qui, depuis décembre dernier, se sont poursuivies par des échanges épistolaires privés, je viens de répondre à sa dernière lettre . Et, me rendant compte que cette réponse porte quasi exclusivement sur le déterminisme, il m’a semblé utile d’en placer le contenu sur le présent blog, avec l’espoir qu’elle suscite éventuellement d’autres réactions que la sienne. Il s’agit donc d’un texte qui s’adresse à mon estimé contradicteur.
Je tarde à vous répondre, ce qui ne signifie pas que je fasse fi de ce que vous m’écrivîtes. Pour tout dire, j’ai relu votre message plusieurs fois, cherchant chaque fois comment y réagir au mieux.
Il me semble que je commence à comprendre ce qui nous sépare. À moins que je ne modifie au gré de nos échanges le point focal de nos désaccords, comme il arrive souvent lorsqu’on croit approfondir des arguments dont chacun ne fait que répondre au plus pressé.
Quelqu’en soit l’ultime raison, il me paraît que là où nous divergeons beaucoup, c’est lorsque nous évoquons l’hypothèse déterministe. En effet, vous semblez l’envisager comme une appréhension des choses qui s’autorise à considérer que la causalité puisse partiellement les expliquer, alors que je la considère comme une manière de voir qui postule que tout pourrait s’expliquer par la causalité, sous réserve de l’extrême difficulté que ce projet rencontre.
Ainsi, selon vous - si je vous ai bien compris -, certains des choix faits par l'homme de penser ou d’agir de telle ou telle façon résultent sans doute de déterminations inconsciemment récoltées au fil de son histoire, mais sans que cela n’annihile totalement le libre arbitre dont il bénéficie pour trier et sélectionner celles de ces déterminations auxquelles il lui paraît préférable de donner la priorité.
Je considère personnellement que si l’on accorde du crédit à l’hypothèse déterministe - laquelle n’est évidemment pas démontrable et relève plutôt de l’intuition -, il devient inévitable d’accepter qu’elle s’applique à tout, sans que rien ne lui échappe, et que, en conséquence, l'homme ne bénéficie d’aucun libre arbitre, si même il lui est par ailleurs impossible de vivre sans nourrir en permanence cette illusion qu’il en dispose. L’idée du libre arbitre, que les théologiens et les philosophes ont largement contribué à conforter (alors même qu’elle n’en avait sans doute pas besoin) représente peut-être la plus puissante des déterminations qui guide notre comportement. Elle ne nous en confère pas pour autant le profit qu’on espère d’elle et, ô paradoxe, elle nous conduit sans doute à obéir d’autant mieux à nos déterminations qu’elle participe à nous les faire ignorer.
Quel rôle joue le doute dans tout ça ? Il vise à tenir compte des illusions dont tout homme est l’objet, depuis l’illusion de se croire libre jusqu’à celle d’admettre pour vrai ce qui ne relève que de la conviction. Bien sûr, les méthodes scientifiques ont apporté aux hypothèses détaillées une solidité relative qui permet à tout le moins d’en opposer légitimement les résultats aux doutes inconséquents. Mais elles restent elle-mêmes insuffisamment garantes de la vérité que pour qu’on se prive d’exercer également à leur égard ce scepticisme propre à en garantir l’amélioration.
Quand vous dites qu’il y aurait « des douteurs et négateurs » qui « ne ratent jamais une occasion […] d’aggraver l’expression du doute », je me demande si vous visez certains penseurs qui se seraient plu à ébranler des thèses solides au profit de thèses inconsistantes (il en existe (2)) -, ou si vous anticipez les éventuelles dénégations dont vos propres certitudes pourraient faire l’objet. Ce qui me porte à émettre pareille supposition, c’est ce paragraphe de votre message :
« Bien des esprits (auto-)proclamés sceptiques me semblent en effet critiquables - et méritent de l’être sévèrement -, dès lors qu'ils s'essaient (et souvent réussissent) à faire main basse sur le doute, la critique et la négation pour opposer toujours la même et sempiternelle "objection de complexité" à nos besoins de changements et d'idéaux, lorsqu'il s'agit de persuader le monde - en particulier les plus souffrants - de ne surtout rien tenter - ni faire ni croire - qui pourrait au passage modifier un tant soit peu leur statut, et surtout l'ordre établi auquel ces statuts malheureux tiennent; le conservatisme ne progresse jamais autant que sous l'antienne sceptique qui proclame haut et fort que "tout est toujours plus compliqué" en ce monde. Dans ces conditions, s'en convaincre me semble au moins aussi problématique que de se convaincre du contraire… »
Quelle curieuse façon de justifier votre aversion pour le scepticisme ! Qu’il soit utile de toujours tenir compte de la complexité des choses ne me semble pas susceptible d’être nié. Et si l’évocation de la complexité n’a d’autre but que de masquer une opinion inavouable, il revient bien sûr à ceux qui s’en aperçoivent d'en dénoncer l’intention. Mais pourquoi supposer que ce procédé soit principalement le fait de ceux qui souhaitent maintenir « les plus souffrants » dans leur état ? Que je sache, invoquer abusivement la complexité peut émaner de quiconque cherche à tromper, comme on peut également le faire par le mensonge, la dissimulation, l’autorité, la cuistrerie ou que sais-je encore. Ne seriez-vous pas chagriné par ceux qui reprochent à la connaissance morale d’être une idée trop simple pour être sensée ?
Le déterminisme que vous admettez vous mène à parler de « trajectoire » et de « tangente ». Oserais-je vous dire que je pense que c’est plus compliqué que ça ? Et que la tangente, si tangente il y a, ne survient pas sans cause. Car lorsqu’on évoque un itinéraire, on privilégie évidemment quelques facteurs causaux que l’on identifie erronément à la totalité des déterminations. Celui qui étonne tout le monde parce qu’il fait ce que personne n’attendait de lui ne brave pas ses déterminations ; il est plutôt animé par celles d’entre celles-ci qui sont les moins apparentes.
C’est pourquoi, quels que soient les mérites que vous ne manquez pas de reconnaître aux sciences sociales et à leur pouvoir d’élucidation, ce qui départage une sociologie féconde du sociologisme, ce n’est pas « l’“androïde automate” » auquel le comportement humain serait ramené par ce dernier, mais bien la modestie, le scepticisme et le relativisme dont la sociologie sérieuse doit s’entourer. Savoir que l’homme vit dans l’illusion que le monde social lui est transparent et que domine le principe de non-conscience ne nous apprend rien sur les déterminations, sinon qu’elles sont cachées et contraires le plus souvent à ce que nous en pensons. Le sociologisme consiste à prétendre les connaître alors même que les voies de recherche accessibles ont été négligées et les causes possibles non inventoriées. Et ce que l’on peut admettre aujourd’hui comme des acquis (au moins provisoires) de la sociologie fut construit par des chercheurs qui ont douté de ce qui se disait de l’objet choisi, qui ont relativisé les hypothèses explicatives en les subordonnant aux contextes et qui ont limité leurs découvertes à l’unique champ auquel elles s’appliquent. Ce qui rend ténu le certain.
Et vous de vous exclamer : « Comme s’il fallait que nous fussions déterminés à croire et agir uniquement d’après des causes physiques (exit les raisons) selon une conception réductionniste très contestable qui voudrait que l’homme se réduisît in fine à un (simple) état de la matière […] » ! Et pourquoi pas ? Pourquoi devrait-on rejeter l’hypothèse que l’homme se réduit « in fine à un (simple) état de la matière » ? Qu’est-ce donc qu’une raison qui ajoute aux causes ?
Et bien, vous me dites pourquoi quelques lignes plus avant. Et c’est là que je découvre ce que votre manière de penser doit à l’idéalisme. Car je lis ceci :
« Ce naturalisme cède là à un monisme qui, de toute évidence, ne tient pas compte de la spécificité immatérielle de l’esprit et de l’âme, de leur incommensurabilité́ et de leur autonomie relative par rapport au monde physique. La pensée ne saurait se simplifier au point de faire un avec la matière et les particules élémentaires. Il nous faut - au contraire - je crois admettre l’existence d’un niveau propre à la pensée - un espace des raisons - proprement irréductible à l’univers physique et aux processus strictement causaux qui s’y déroulent. »
Je n’ai évidemment pas à vous reprocher le moins du monde d’adhérer à l’idée que la pensée possède ses propres attributs, indépendants du monde où elle surgit. Et je n’ai aucune preuve décisive à lui opposer. Mais cela constitue une manière d’envisager les choses qui est diamétralement opposée à la mienne. Dans le fil d’une histoire du vivant qui a vu la matière s’animer, puis se complexifier, accroître progressivement ses interactions avec le milieu environnant, et encore construire les organes sensoriels et les fils nerveux qui autorisent une forme de conscience, pour finir par faire jour à un langage apte à mieux concevoir et communiquer, je ne vois personnellement rien qui m’incline à penser que quoi que ce soit d’étranger à la matière ait pu y concourir. Non seulement, je n’arrive pas à croire à la « spécificité immatérielle de l’esprit », mais moins encore à celle de l’âme, sinon bien sûr en acceptant que la pensée ne s’imprime en premier lieu que dans l’esprit (comme la douleur se ressent dans la chair) et que le mot âme puisse être utilisé pour désigner cette intimité profonde de l’esprit à laquelle on aime assimiler nos volontés les plus confidentielles.
Ce qui me paraît accroitre encore la difficulté - je parle de celle qui consiste à nous comprendre -, c’est le sens que vous donnez au mot “raison” lorsque vous en parlez comme d’une sorte de supplément aux causes, apte à mieux expliquer encore que celles-ci ne le font. Or, en définitive, la raison ainsi nommée ne serait que la cause que se donne l’individu lorsque celui-ci la fait coïncider avec sa volonté. C’est très clairement le sens du mot tel qu’il se déduit des exemples donnés par Roger Pouivet dans les extraits que vous citez. Dès lors que la raison pourrait être illusoire, il va de soi qu’elle ne dément pas l’existence d’une cause que la raison masquerait. Il est exact, je crois, de dire que la conscience, la connaissance et la valeur, quoi qu’elles doivent à la nature matérielle du cerveau humain, ne sont pas explicables à partir de celle-ci. C’est qu’elles nous apparaissent comme un donné qui doit tout à ce qu’elles produisent.
Le matérialisme n’est pas une facilité ; c’est au contraire une difficulté, notamment en ce qu’il interdit de prendre acte des pensées et des actes comme s’ils se réduisaient à l’expression d’une volonté et d’un libre arbitre. Or ce qui détermine à penser et à faire ou ne pas faire nous échappe, parce que cela obéit à une causalité buissonnante, complexe, inextricable même, en laquelle se heurtent et se concurrencent toutes sortes de choses, des plus matérielles aux plus illusoires. Ce que les sciences humaines peuvent tenter de faire, c’est d’observer les propos et les comportements au niveau du grand nombre de telle sorte que soit possible la mise en évidence de certaines concordances statistiques desquelles on suppose des explications provisoires. Au-delà de ce modeste objectif, on approche en effet du sociologisme.
Je crois savoir que vous avez fait des études de physique (3) et que, pour le reste, vous vous êtes intéressé à la philosophie et peut-être aussi à la sociologie. Ce qui représente, me semble-t-il, un itinéraire assez rare. De mon côté, j’ai suivi un bref cursus en sciences sociales et je me suis tourné plus tard vers la philosophie en autodidacte. Ce qui est certes moins rare et moins méritoire. Mais c’est peut-être ce qui nous différencie quant à nos façons de lire et comprendre Bourdieu. Loin de moi l’idée que je le comprendrais mieux que vous. Simplement, différemment.
Dans la note que vous avez placée sur votre blog le 6 décembre dernier, là où vous tentiez d’expliquer très obligeamment une phrase de Deonna et Teroni, vous citez Bourdieu de telle sorte que vous semblez lui devoir cette idée que le fait que « l'accès aux valeurs se fasse "par corps" […] ne disqualifie pas le produit de ce travail cognitif des émotions ; et ne disqualifie pas plus le bien-fondé de l'objectivité des valeurs auxquelles ces émotions sont supposées donner accès dans certains cas qui restent évidemment à préciser. »
Là, je cale !
Car enfin, c’est parce qu’il ne peut accepter l’idée « typiquement scolastique » d’une dualité de l’âme et du corps, de l’esprit et de la matière, que Bourdieu insiste tant sur « la connaissance par corps ». Et ce qu’il faut alors entendre par « connaissance par corps », ce n’est pas une connaissance au sens de produit d’une objectivation, mais bien connaissance au sens d’une expérience que la répétition, par exemple, fait entrer dans le corps. Bourdieu évoque ainsi dans Le sens pratique cet apprentissage du tennis qui passe par l’incorporation d’un savoir, comme si ce n’était plus l’esprit qui savait, mais bien le bras. De même, une valeur éprouvée émotionnellement à l’occasion d’un conflit, par exemple, inscrit ladite valeur dans le corps d’une façon telle que la conscience n’en mesure pas la force. Tout cela, selon moi, n’accrédite en aucune façon l’idée que le corps accéderait à des connaissances (au sens d’un savoir vérifié) aussi estimables que celles auxquelles aspire et atteint quelquefois l’esprit. En ces divers cas, le corps insuffle à l’esprit, de façon inaperçue, les dispositions qui en assurent une certaine permanence et une certaine force.
Dans votre message du 29 décembre, vous évoquez « la grande question épistémologique qui a obsédé Bourdieu » et que vous résumez comme suit « Comment est-il possible qu'une activité subjective inscrite à même notre corps, dans l'histoire de celui-ci, comme l'activité émotionnelle du corps ressenti, produise de l'objectivité et accède à des valeurs et des jugements normatifs, transhistoriques, indépendants de l'histoire, détachés de tous liens avec le lieu et le moment, donc valables éternellement et universellement ? » Si je comprends bien ce à quoi vous faites référence (par exemple à l’opinion que Bourdieu développe dans le chapitre 3 des Méditations pascaliennes), je ne puis approuver votre résumé. Que je sache, Bourdieu n’établit aucun lien direct entre la connaissance par le corps et l’exigence d’objectivité, et pas davantage entre la subjectivité et l’universalité. Pour le dire de façon inexcusablement sommaire, si l’on admet que ce que l’homme a cru connaître, par le corps comme par l’esprit seul (c’est-à-dire par l’expérience ou par l’intellect), fut très longtemps du seul domaine de la croyance, comment se fait-il qu’émergea un souci du vérifié qu’on appela la science ? Et comment cette science progressa-t-elle, alors même qu’elle dut tant à des processus qui répondaient mal à ses exigences théoriques ?
Vous qui êtes physicien, vous ne pouvez ignorer que l’universel, au sens d’une connaissance vérifiable en tout temps et en tout lieu, est très borné. La géométrie d’Euclide, la chute des corps de Galilée, la gravité de Newton, tout cela, si l’on suit Einstein et ses suivants, ne serait valable que relativement à un espace-temps local et cesserait de valoir au niveau du macrocosme et du microcosme (avant qu’un nouveau modèle n’y apporte encore un démenti au moins partiel). Que dire alors de nos valeurs humaines, sinon qu’elles sont grevées d’une relativité autrement astrictive (sauf à croire que leur immatérialité leur confère l’ubiquité). Vous affirmez « l'existence pour l'être humain d'un espace des raisons universel ». Qu’est-ce donc qui vous conduit à une croyance aussi mystique que celle-là ? Et que sont - diable ! - ces raisons que vous brandissez sans cesse, comme si elles réifiaient la rationalité en marche ? Quand Pascal (que Bourdieu appréciait tant) dit que « le cœur a ses raisons que la raison ignore », il veut évidemment dire que le cœur se donne raison, même contre la raison raisonnante. Ou, pour le dire plus simplement, que le cœur pousse à ne pas toujours être raisonnable. Alors, les raisons, LA RAISON… Ma cosa c’è ?
Venons-en alors à un problème très important : celui de la fiabilité de la science eu égard à la relativité culturelle dans laquelle elle s’inscrit. Pour le dire brutalement, faut-il considérer que les connaissances auxquelles la société occidentale croit avoir accédé sont objectivement supérieures aux croyances des sociétés primitives ou exotiques ? Ou bien doit-on considérer que chaque société produit des croyances dont aucune ne mérite d’être jugée supérieure à quelqu’autre que ce soit ? (4)
Le problème peut sembler aporétique, quel que soit le choix fait. En effet, si l’on défend la supériorité occidentale, on semble vouer les autres sociétés à l’ignorance et à l’erreur, ce qui serait la manifestation d’une arrogance déplacée. Mais si l’on affirme l’égale valeur des productions de toutes les sociétés, on nie implicitement la qualité des résultats pratiques obtenus par les occidentaux, ce qui serait la marque d’un angélisme illusoire. Alors, comment en sortir ? Pascal en fit une analyse des plus fines dans ses Pensées (cf. Lafuma 60), mais qui vaut moins pour la science que pour les usages.
Voici par conséquent comment j’aborde très modestement la question.
Selon moi, dire qu’une société est supérieure à une autre n’a pas de sens. Et dire que toutes les sociétés se valent n’en a pas davantage. Chaque société présente en effet des spécificités dont aucune ne peut servir de critère absolu de comparaison. Les croyances et les savoirs jouent toutes et tous un rôle déterminant dans le devenir, et même la survie de la société et de ses membres. Que ce soient les mythes, les fois, les superstitions, que ce soient les savoirs pratiques - ceux du corps par exemple, tels les savoir-faire ou les tours de mains -, que ce soient les connaissances théoriques, rien n’a finalement d’autre fonction que d’assurer - victorieusement ou non - la survie du groupe et de la plus grande part de ses membres. Or, ce qui pousse à juger efficace telle ou telle spécificité pousse aussi à négliger, voire abandonner telle autre. L’inconscience des rapports existant entre une croyance ou un savoir et sa propre efficacité renforce l’ignorance des abandons et des pertes. Tant et si bien que les partis pris sont nécessairement vus, au moins provisoirement, comme les meilleurs. Lorsque l’écriture s’imposa, elle imposa avec elle une manière de penser qui - pour le dire très sommairement - découpe, classe et ordonne les mots et les significations d’une façon qui abolit les compréhensions globales, les analogies imaginées, les oppositions conjecturées. De là naquit sans doute cette idée d’une raison rationalisante qui crut à un pouvoir sur la nature. (5) De la même manière, et de façon sans doute plus parlante pour nous qui vivons au sein du monde occidental, il est possible d’observer combien l’apparition du mode de production industriel (qui implique une conception théorique préalable - pour ne pas dire rationnelle - du procès de production) a sonné le glas d’un certain mode de production artisanal (qui se fondait sur l’acquisition d’un art par le jeu des essais et erreurs). Mais là où nous devons assumer la fragilité de nos prétendues supériorités, c’est lorsque nous constatons que nos connaissances ont eu pour effet de créer des moyens nouveaux de nous détruire. Là où nous avons cru - je parle de la société occidentale -, là où nous avons cru nous mettre à l’abri des dangers que la nature fait courir aux hommes (catastrophes naturels, animaux sauvages, maladies contagieuses, etc.), notre société a mis au point un arsenal d’armes dont nous sommes devenus les premières victimes. Et cette raison que nous évoquons comme le signe d’une intelligence exceptionnelle a avant tout servi à briser les rapports d’équilibre qui ont plus ou moins existé entre les hommes et leur environnement naturel. Cela n’invalide pas les qualités de l’argumentation rationnelle, si l’on en use dans un contexte adapté ; mais cela en circonscrit les limites, dès lors que l’on examine le plus rationnellement possible les dégâts qu’on lui doit.
Je ne suis pas en train de plaider contre la raison, bien sûr. Mais je pense qu’il convient de comprendre que la raison n’existe pas, sinon sous la forme d’un usage méthodiquement agencé de notre entendement, et que celui-ci implique l’abandon d’autres formes de rapports au monde qui ont pu, dans d’autres circonstances, pérenniser une organisation sociale qui ne l’aurait pas été par d’autres moyens.
Je dois à présent revenir à Bourdieu, car vous-même l’évoquez une nouvelle fois à propos de la position qu’il défendait au sujet de la liberté, disons pour être plus précis à propos du libre arbitre. Vous avez raison : bien que toute son œuvre soit une sorte d’hymne au déterminisme, il a bien des fois insisté sur le fait qu’il n’en déduisait pas l’absence de liberté. C’est qu’il s’est voulu militant, explicitement à partir de 1992, et qu’il lui paraissait sans doute inconséquent d’agir pour changer le monde, alors même qu’il aurait adopté une position déterministe exempte de concessions. Il faut néanmoins admettre que certains des textes de Bourdieu indiquent qu’il pousse le déterminisme jusqu’à un point où il s’avère vraiment malaisé de laisser quelque place que ce soit au libre arbitre. Par exemple, les pages qu’il consacre aux questions de méthode dans la deuxième partie des Règles de l’art, et plus particulièrement les pages de la section consacrée au “’projet originel’, mythe fondateur” (pp. 263-269 ; Seuil, 1992), illustre une forme de refus, chez lui, d’écarter quelque fait que ce soit - aussi littéraire, poétique ou artistique soit-il - d’une analyse génétique, ce qui ne laisse guère de place à l’acte créateur, « projet originel sans origine », apparu ex nihilo dans la conscience et « qui est à la notion d’habitus ce que la Genèse est à la théorie de l’évolution ». On retrouve somme toute cette même idée dans l’extrait puisé dans Le sociologue et l’historien que vous citez, là où il montre encore davantage l’étroitesse de la marge laissée à la liberté. Car qui peut se croire capable « de se réapproprier la connaissance des déterminismes » et, surtout, qui peut croire que cet acte de réappropriation, et lui seul, échappe au déterminisme. Je ne conteste donc nullement qu’il ait affirmé l’existence d’une liberté, allant même jusqu’à lui attribuer le pouvoir de se délivrer des déterminations lorsque celles-ci sont enfin connues (6), mais je persiste à croire qu’il s’est enfermé là dans une des contradictions auxquelles l’a confronté son choix d’exposer ses recherches scientifiques aux soupçons que devaient susciter ses choix politiques et surtout cette attitude qui consistait en un abandon pratique de la neutralité axiologique wébérienne.
Non, rien ne détermine le déterminisme a être nécessairement fataliste. Si le déterminisme est la conviction que la causalité est indéfectible, elle réclame d’accepter l’idée que ce que nous nommons la volonté y est également soumis. En conséquence de quoi il est assez illogique - comme le font ceux qui croient que Dieu a tout écrit et que notre libre arbitre est vain - de prôner l’inaction par fatalisme. Dans le cadre global du déterminisme, nous pouvons être déterminé à nous montrer fataliste, mais nous pouvons également être déterminé à refuser tout fatalisme. L’ignorance des déterminations nous y soumet dans un cas comme dans l’autre et l’illusion ordinaire du sentiment de liberté nous épargne d’en trop souffrir (car le fataliste se console d’avoir librement choisi d’être résigné).
Je n’ai jamais lu Moritz Schlick et j’ignore totalement dans quel contexte il aurait affirmé que le contraire du déterminisme n’est pas la liberté mais le hasard. Il me semble personnellement que cette proposition n’a de sens que si l’on s’accorde sur le fait que le mot hasard désigne en ce cas un phénomène à ce point aléatoire qu’il peut être considéré sans cause. Or, si l’aléa sans cause est une notion qui mérite de ne pas être déniée en physique quantique, elle semble bien inexistante dans le monde “local” (7). Ce que nous désignons habituellement par le mot hasard, c’est une causalité impossible à distinguer ou une causalité qui ne peut être évaluée que par le calcul des probabilités. Auquel cas le hasard n’est pas le contraire du déterminisme, mais bien plutôt sa confirmation.
Quand Pinto écrit que « Pierre Bourdieu était anti-relativiste, il croyait à l’universel », il veut probablement dire que Bourdieu n’était pas de ceux pour qui tout se vaut. Car, pour le reste, Bourdieu était évidemment très relativiste. Toute son œuvre témoigne en effet du souci de ne chercher la vérité des choses que dans les relations qu’elle entretiennent et non dans leur substance ou leur vérité intrinsèque. J’incline même à croire que Bourdieu a été le sociologue le plus relativiste de l’histoire de la sociologie. C’est chez Bouveresse que Pinto est allé chercher cette idée d’un Bourdieu anti-relativiste, alors même que ce dernier menait combat contre des adversaires qui n’étaient pas ceux de Bourdieu, ou qui du moins qui ne l’étaient pas de la même façon.
Quant aux propos de Renouvier que vous citez, ils me paraissent empreints de naïveté, cette naïveté dont font preuve ceux qui n’arrivent pas à se déprendre de leur ego. La première des connaissances est selon moi celle qui débusque les illusions du moi, qui prend acte de notre insignifiance et qui ramène la connaissance elle-même à une tentative maladroite d’ordonner le désordre. C’est vous dire si je ne vois guère le scepticisme comme l’exigence d’un savoir absolu et si j’approuve votre appel à la modestie quant à ce qui échapperait à la croyance. C’est vous dire aussi si je reste persuadé que l’idée d’une morale objective me paraît une croyance qu’un besoin pressant de justice détermine, mais qui, selon moi, ne résiste pas à une analyse rationnellement menée de sa signification.
(1) Le débat a été alimenté par des textes et commentaires figurant dans et sous mes notes des 23 janvier, 1er, 25 février 2019, du 15 mai 2019, du 22 juillet 2019, du 14 octobre 2019 et du 29 octobre 2019, ainsi bien sûr que par les notes figurant sur le blog de David Violet et des courriers privés.
(2) Le plus souvent, ces penseurs sont de faux sceptiques qui suspectent les idées qui ne sont pas les leurs pour mieux asseoir leurs propres certitudes, y compris lorsque ces dernières se bornent à la justesse de leur propre pensée.
(3) Je ne dédaignerais pas une discussion sur l’état actuel des connaissances en physique, même si je reste à un niveau de compréhension extrêmement modeste.
(4) Je ne partage pas du tout les opinions que Philippe Descola expose à propos de ces questions, ni même les points de vue qu’il a développés dans Par-delà nature et culture (mais c’est une autre histoire). Ce qui ne me permet néanmoins pas d’approuver les propos un peu venimeux de Christophe Darmangeat à son égard (dans Le relativisme rampant de Philippe Descola), lequel use d’une argumentation peu honnête, assez typique des marxistes d’aujourd’hui.
(5) Cf. par exemple à ce sujet Jack Goody, La raison graphique, Éd. de Minuit, 1979.
(6) Cf., autre exemple, ce qu’il dit in Questions de sociologie (Éd. de Minuit, 1984), et surtout quand il déclare « Je doute […] qu’il existe aucune autre liberté réelle que celle que rend possible la connaissance de la nécessité » (p. 77). Ces propos, très spinozistes, donnent la mesure de ce que Bourdieu pensait au moment où ils ont été prononcés à propos de sa capacité à démêler le faux du vrai et à en tirer parti pour agir décisivement autrement que ne le permettraient sans cela les déterminations.
(7) Certains ont cru pouvoir exciper de l’aléa quantique l’existence d’un aléa similaire dans le comportement humain. Cf. par exemple Isabelle Stengers et Ilia Prigogine, La nouvelle alliance, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1978. Ils ne me convainquent pas.
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