mercredi 11 juillet 2012

Note de lecture : Léon Tolstoï

Anna Karénine
de Léon Tolstoï


Je ne suis pas du genre à me précipiter sur les innovations. Pour autant, je m’efforce de ne pas les ignorer ; et même de me contraindre, quelquefois, à en expérimenter l’une ou l’autre. Ainsi viens-je de m’essayer à la lecture sur tablette, cette lecture dont Antoine Compagnon a évoqué certains des mérites et des inconvénients dans sa rubrique sur Le Huffington Post (1).

Si j’ai opté pour Kindle, ce n’est assurément pas après une analyse comparative des différents produits qu’offre le marché. Une seule caractéristique - que certains jugeront sans doute mineure - m’a guidé : l’autonomie de la batterie. Je trouve en effet très agaçant - mais je conçois que cela est personnel - cette nécessité de réalimenter régulièrement en électricité divers appareils dont on a un usage quotidien. L’autonomie, pour ce produit, doit sa longévité à l’absence de rétroéclairage, ce qui pourrait peut-être participer aussi au confort de lecture.

Peu disposé à renoncer au plaisir d’avoir un livre en main, je dois néanmoins reconnaître que la tablette que j’ai testée présente des avantages non négligeables. Elle est légère, aisée à emporter et dotée d’un écran d’une très grande lisibilité. C’est hélas au niveau du contenu que se situe ma déception.

Le livre que j’avais choisi de lire sur une tablette, c’est le formidable roman de Tolstoï, Anna Karénine. De quelle traduction ai-je disposé ? Je ne pourrais malheureusement pas le dire. En effet, aucune indication sur l’éditeur, l’année d’édition et l’identité du traducteur ne figure sur le produit. (2) À cela s’ajoute de nombreuses coquilles, principalement dues à une copie manifestement bâclée ; ainsi, les tirets de césure utilisés pour la coupure des mots en fin de ligne dans l’édition originale n’ont pas été effacés.

Autre inconvénient - qui n’est pas spécifique au roman lu : l’absence de numérotation des pages. On m’objectera qu’il ne peut y avoir de pages prédéfinies pour un texte qui se présente à l’écran dans des dimensions variables et qu’il est donc logique de n’indiquer l’avancement dans la lecture que sous la forme d’un pourcentage de la longueur totale de l’œuvre. Rien n’empêche pourtant de faire figurer au sein du texte, entre crochets, les numéros de page de l’édition papier originale, comme cela se fait pour l’édition nouvelle d’une œuvre qui a puisé sa notoriété dans une édition précédente, devenue la référence. Car ce serait le seul moyen de permettre entre lecteurs un renvoi facile vers un passage de l’œuvre.

Tout cela ne m’a pas empêché de goûter l’extraordinaire talent de Tolstoï. On a souvent comparé Anna Karénine et Madame Bovary, les uns affichant leur préférence à Flaubert, les autres à Tolstoï. Personnellement, je ne suis pas certain qu’il faille se contraindre à cette comparaison, ou qu’il faille la limiter à ces deux seules œuvres. Néanmoins, s’il faut en dire quelque chose, je pense que ce qui sépare Tolstoï de Flaubert, c’est qu’il aime les gens qu’il décrit, là où Flaubert les raille ou les méprise. Il n’en ressort pas que l’un est plus talentueux que l’autre, mais plutôt que, ne faisant pas entendre le même discours, il ne convient peut-être pas de les opposer. Quant à ceux qui affirment qu’Anna Karénine incarnerait la liberté, là où Emma Bovary personnifierait la femme soumise réfugiée dans le fantasme, je ne peux - pour les inviter à abandonner cette opinion simpliste - que leur suggérer de se pencher sur tout ce qui, dans le roman de Tolstoï, contraint tous et chacun à subir des déterminations ignorées.

On a également volontiers mis Dostoïevski et Tolstoï en parallèle, comme s’il fallait choisir son camp. Mais de quels camps pourrait-il donc s’agir ? Le bon rapport à la littérature se moque des rivalités, comme des renommées sommaires. Tant chez Dostoïevski que chez Tolstoï, il est des œuvres inoubliables et d’autres moins réussies (3). Et chacun a d’ailleurs la faculté de faire ses propres choix et de se forger ses propres jugements.

Je n’ai guère envie d’épiloguer sur Anna Karénine. Que celles et ceux qui ne l’ont pas encore lu se réjouissent : quelques heures d’une lecture merveilleuse s’offrent à eux. Un très bref avant-goût ? Qui a connu l’attente d’une foule ne pourra qu’apprécier la façon dont Tolstoï raconte le mariage de Constantin Dmitrievitch Levine avec Kitty Alexandrovna Cherbatzky.
« L’église, brillamment illuminée, était encombrée de monde, surtout de femmes : celles qui n’avaient pu pénétrer à l’intérieur se bousculaient aux fenêtres et se coudoyaient en se disputant les meilleurs places.
Plus de vingt voitures se rangèrent à la file dans la rue, sous l’inspection de gendarmes. Un officier de police, indifférent au froid, se tenait en uniforme sous le péristyle où, les uns après les autres, des équipages déposaient tantôt des femmes en grande toilette relevant les traines de leurs robes, tantôt des hommes se découvrant pour pénétrer dans le lieu saint. Les lustres et les cierges allumés devant les images inondaient de lumière les dorures de l’iconostase sur fond rouge, les ciselures des images, les grands chandeliers d’argent, les encensoirs, les bannières du chœur, les degrés du jubé, les vieux missels noircis et les vêtements sacerdotaux. Dans la foule élégante qui se tenait à droite de l’église, on causait à mi-voix avec animation, et le murmure de ces conversations résonnait étrangement sous la voûte élevée.
Chaque fois que la porte s’ouvrait avec un bruit plaintif, le murmure s’arrêtait, et l’on se retournait dans l’espoir de voir enfin paraître les mariés. Mais la porte s’était déjà ouverte plus de dix fois pour livrer passage soit à un retardataire qui allait se joindre au groupe de droite, soit à quelque spectatrice assez habile pour tromper ou attendrir l’officier de police. Amis et simple public avaient passé par toutes les phases de l’attente ; on n’avait d’abord attaché aucune importance au retard des mariés ; puis on s’était retourné de plus en plus souvent, se demandant ce qui pouvait être survenu ; enfin parents et invités prirent l’air indifférent de gens absorbés par leurs conversations, comme pour dissimuler le malaise qui les gagnait.
L’archidiacre, afin de prouver qu’il perdait un temps précieux, faisait de temps en temps trembler les vitres en toussant avec impatience ; les chantres ennuyés essayaient leurs voix dans le chœur ; le prêtre envoyait sacristains et diacres s’informer de l’arrivée du cortège, et apparaissait lui-même à une des portes latérales, en soutane lilas avec une ceinture brodée. Enfin une dame ayant consulté sa montre dit à sa voisine : “Cela devient étrange !” Et aussitôt tous les invités exprimèrent leur étonnement et leur mécontentement. Un des garçons d’honneur alla aux nouvelles.
» (début du chapitre III de la cinquième partie, à 62 % du texte)

(1) Cf. ses articles Ma machine à relire du 7 février 2012 et Mademoiselle Amazon du 13 février 2012, disponibles sur cette page et sur cette autre d’Internet.
(2) Il m’a semblé - mais je n’en ai pas la certitude - qu’il s’agissait de la traduction anonyme qui fut celle de la collection Nelson, telle qu’elle a été publiée par la célèbre collection en 1910.
(3) À propos de La sonate à Kreutzer de Tolstoï, cf. l’avis récent de Pierre Assouline.

Autre note sur Tolstoï :
Avec Tolstoï de Dominique Fernandez