dimanche 21 février 2010

Note de lecture : Ferdinand de Saussure

Cours de linguistique générale
de Ferdinand de Saussure


Pour une raison un peu particulière que je vais expliciter dans un instant, je viens de relire le Cours de linguistique générale de Saussure (1). Et je me suis saisi, pour ce faire, de l’édition dont je disposais, celle de Tullio de Mauro de 1972. On sait que le Cours n’est pas de la main de Saussure, mais de quelques-uns de ses élèves et que son contenu précis a fait et fait toujours l’objet de nombreuses discussions. D’autant que, depuis une quinzaine d’années, on a retrouvé et publié des écrits de Saussure lui-même qui laisseraient penser (je ne puis me prononcer ; je ne les ai pas lus) qu’il aurait eu l’esprit moins structuraliste qu’on ne le dit parfois. C’est dire si mon intention n’était pas, relisant le Cours, de mieux connaître Saussure, ni a fortiori de m’avancer sur le terrain des spécialistes, ce dont je serais bien incapable.

En fait, tout provient d’une note que j’ai rédigée à propos de L’affaire Maurizius de Jakob Wassermann. J’y ai commis une erreur d’autant plus regrettable qu’elle concerne la pensée d’autrui. Voici ce que j’écrivais (on me pardonnera de me citer) : « Un ami, professeur de droit, m’a un jour confié que, selon lui, la norme juridique répondait à la même logique structurale que le signe linguistique, tel que Saussure l’a défini à partir de la distinction entre le signifiant et le signifié : la norme trouve son sens signifiant – si on peut dire – dans l’interprétation que le juriste lui donne, mais son signifié est bien dans le contexte social qui en a suscité l’émergence. Comment ne pas être d’accord avec lui ? » Lui, l’ami, n’est pas d’accord, et pour cause. Car ce n’est pas ce qu’il m’avait expliqué et ce n’est pas pertinent. Il me l’a indiqué gentiment en ouvrant sous mes yeux le Cours de linguistique générale. Et voilà ce qui m’a conduit à relire celui-ci.

Si l’on se rappelle que le Cours a été dispensé trois fois entre 1905 et 1911, on ne peut qu’être frappé par la nouveauté et la lucidité d’une pensée aussi relativiste à propos d’un domaine où il était si malaisé de l’être. Et l’on y sent un élan de la recherche qui va rejaillir sur l’ensemble des sciences de l’homme pendant de nombreuses décennies. À cet égard, Lévi-Strauss ne se trompait pas lorsqu’il affirmait que la linguistique avait ouvert la voie.
« […] la langue est une forme et non une substance. On ne saurait assez se pénétrer de cette vérité, car toutes les erreurs de notre terminologie, toutes nos façons incorrectes de désigner les choses de la langue proviennent de cette supposition involontaire qu’il y aurait une substance dans le phénomène linguistique. » (p. 169)

J’aurais volontiers évoqué bien des réflexions que cette relecture m’a inspirées. (2) Je me borne à une seule. Elle concerne l’avant-dernier chapitre du Cours intitulé "Le témoignage de la langue en anthropologie et en préhistoire". Certains pourraient y apercevoir des manières d’expliquer les choses (rappelons que ce sont ses élèves et non Saussure qui parlent) qui heurtent notre sensibilité actuelle. Ainsi :
« Il y a par exemple une race germanique, dont les caractères anthropologiques sont très nets : chevelure blonde, crâne allongé, stature élevée, etc. ; le type scandinave en est la forme la plus parfaite. » (p. 304)
Et on a beau remarquer que la race est ainsi évoquée pour réfuter l’idée qu’elle puisse avoir influé sur les langues et leurs différences, l’hypothèse à elle seule peut susciter aujourd’hui un malaise. C’est qu’il est admis à présent que, entre les déterminations sociales et les déterminations génétiques, il n’y a pas de place pour des déterminations intermédiaires qui seraient corrélées à des caractères anthropométriques, caractères qu’on qualifiait autrefois de raciaux. La recherche scientifique a incliné vers l’absence de déterminations raciales ; mais c’est surtout les dérives politiques et sociales que l’opinion contraire a justifiées au cours de la première moitié du XXe siècle qui ont conféré à cette thèse une odeur de soufre. Au début du siècle dernier, l’idée des races et des déterminations anthropométriques est très répandue et il n’y a en fait rien d’extraordinaire à ce que Saussure ou ses élèves l’évoquent, au moins pour en dénier les effets dans le champ linguistique. Ce qui, en revanche, n’est pas commun à la même époque, c’est l’accent mis sur l’impact des rapports sociaux.
« […] il y a une autre unité, infiniment plus importante, la seule essentielle, celle qui est constituée par le lien social : nous l’appellerons ethnisme. Entendons par là une unité reposant sur des rapports multiples de religion, de civilisation, de défense commune, etc., qui peuvent s’établir même entre peuples de races différentes et en l’absence de tout lien politique.
C’est entre l’ethnisme et la langue que s’établit ce rapport de réciprocité
[…] : le lien social tend à créer la communauté de langue et imprime peut-être à l’idiome commun certains caractères ; inversement, c’est la communauté de langue qui constitue, dans une certaine mesure, l’unité ethnique. En général, celle-ci suffit toujours pour expliquer la communauté linguistique. » (pp. 305-306)
Ce qui nous paraît aujourd’hui aller de soi dans cette proposition représente en fait, pour l’époque où elle fut formulée, une admirable innovation s’inscrivant dans l’évolution du relativisme grâce auquel la compréhension du comportement humain progressa.

Mais je ne perds pas de vue l’objet de la présente note, à savoir l’erreur que j’ai commise en rendant compte à la va-vite d’une idée qui méritait qu’on s’y arrête. Le fondement saussurien de cette idée, il se trouve principalement dans le chapitre premier de la première partie du Cours ("Nature du signe linguistique") et surtout dans le chapitre IV de la deuxième partie ("La valeur linguistique"). Si l’on peut comparer la norme juridique avec le signe linguistique, c’est parce que la valeur de l’un comme celle de l’autre restent entièrement relatives. Et si elles sont relatives, c’est d’abord et avant tout parce qu’elles doivent tout à l’arbitraire de leur émergence. De même que les noms des choses ne peuvent être appréhendés comme une simple nomenclature, les concepts juridiques ne peuvent pas être définis de façon univoque. On peut tenter de le faire, on peut regretter de n’y point arriver, mais on ne peut pas se bercer de l’illusion qu’il soit possible d’y parvenir sans se couper de leur usage. L’ami qui m’en avait parlé avait ainsi attiré mon attention sur le fait que c’est précisément à ce caractère du droit que Claude Lévi-Strauss pensait lorsqu’il écrivit :
« Une curieuse fatalité pèse sur l’enseignement du Droit. Pris entre la théologie dont, à cette époque, son esprit le rapprochait, et le journalisme vers quoi la récente réforme est en train de le faire basculer, on dirait qu’il lui est impossible de se situer sur un plan à la fois solide et objectif : il perd une des vertus quand il essaye de conquérir ou de retenir l’autre. Objet d’étude pour le savant, le juriste me faisait penser à un animal qui prétendrait montrer la lanterne magique au zoologiste. » (3)

(1) Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, publié par Charles Bally et Albert Sechehaye avec la collaboration d’Albert Riedlinger, édition préparée par Tullio de Mauro, Payot, 1972.
(2) Une fois de plus, je constate combien ce que je retiens d’une lecture ancienne est éloigné de ce que la relecture me révèle. Est-ce une erreur originaire ? Est-ce une erreur actuelle ? Est-ce le souvenir qui s’altère au fil du temps ? Sont-ce les variations dans les conditions de lecture (autre époque, autre déchiffrage) ? Allez savoir ! Ô ce n’est pas nécessairement des différences fondamentales ; mais il ne faut jamais perdre de vue que la vérité d’une pensée, d’une thèse, d’un exposé, se trouve au moins autant dans les détails que dans la généralité.
(3) Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, 1955, p. 57.

mardi 16 février 2010

Note de lecture : Jacqueline de Romilly & Monique Trédé

Petites leçons sur le grec ancien
de Jacqueline de Romilly et Monique Trédé


Je m’en voudrais de paraître user de familiarité à son égard. J’ose néanmoins dire que j’éprouve envers Jacqueline de Romilly quelque chose comme de la tendresse. D’abord sans doute en raison de son grand âge. Mais surtout parce qu’elle incarne à mes yeux la curiosité classique pour le monde classique. J’ai toujours été très réjoui d’apprendre avec elle comment il fallait lire les Grecs, Homère ou Eschyle, Thucydide surtout. On m’objectera sans doute qu’elle n’a jamais eu l’audace de se lancer dans une approche innovante du monde antique, de sa langue, de sa littérature et de son histoire. Elle est restée bien étrangère – sinon hostile – aux travaux de Jean-Pierre Vernant, de Marcel Detienne ou de Nicole Loraux. Mais ce contre quoi ceux-là jugeaient utile de renouveler l’approche du monde grec, c’est sans doute sans la désigner cette pensée classique du monde classique qui fut celle de Jacqueline de Romilly. Il n’y a pas d’innovation sans tradition à contredire ; il n’y a pas d’audace sans réserve à bousculer ; il n’y a pas de d’avancée dans la connaissance qui ne rebondit au départ d’un corpus. S’il en est qui pensent innover sans rien savoir de la somme de compétences accumulées, qu’ils sachent qu’ils se préparent à énoncer des sottises. Ils sont comme ces peintres qui ignorent tout de la technique et s’imaginent faire œuvre d’art en mimant les procédés apparemment simplistes d’une certaine peinture contemporaine.

En 2008, Jacqueline de Romilly a publié avec Monique Trédé un petit livre délicieux intitulé Petites leçons sur le grec ancien (1). Il est destiné à tout qui ne connaît pas cette langue (même s’il peut être utile à ceux qui la connaissent) et n’ambitionne en rien de la leur apprendre. Il y est plutôt question du rapport qu’il faut entretenir avec les textes traduits, de telle sorte qu’il soit tenu compte de ce qui sépare le français d’aujourd’hui du grec ancien, à propos de quelques-uns de leurs aspects.

Ce qui me charme dans tout cela, trois ou quatre exemples peuvent en rendre compte.

Il y a d’abord le choix des citations. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’illustrer le rôle de l’image dans la littérature grecque antique, Jacqueline de Romilly et Monique Trédé parlent de la prudence de Ménélas à l’égard du peuple, telle qu’elle se révèle dans l’Oreste d’Euripide (que je ne connais pas). Et cela nous vaut ce passage du discours de Ménélas :
« "C’est que le peuple au plus ardent de sa colère est pareil à un feu trop vif pour être éteint. Mais si, tout doucement, l’on donne du mou pour céder à sa véhémence, en épiant le bon moment, peut-être s’apaisera-t-il, et son souffle apaisé, tu pourras sans peine obtenir de lui ce que tu veux. Il est capable de pitié ; il est capable de fureur ; et pour qui guette l’occasion, il n’est pas de bien plus précieux. […] Le navire fait eau quand sa voile est violemment tendue, mais il se redresse si on largue l’écoute." » (p. 140)
Il y a là autant de perspicacité que celle dont fera preuve dix-neuf siècles plus tard Machiavel, lorsqu’il prodigua ses conseils au Prince.

J’ai longtemps lu Platon dans la traduction d’Émile Chambry (2) d’abord, de Léon Robin ensuite (3). Et j’ai depuis très longtemps été frappé par la complaisance que ses interlocuteurs manifestent à l’égard de Socrate. Au point que j’avais incorporé à ma vision de Platon ce procédé un peu facile qui consiste à éviter de placer dans une autre bouche que celle de Socrate les objections à son propre discours. On comprendra en conséquence le plaisir qui fut le mien à découvrir le passage suivant du livre de Jacqueline de Romilly et Monique Trédé :
« Reconnaissons que la transposition est difficile dans une langue comme le français qui, le plus souvent, se contente de juxtaposer les propositions. Ainsi, on rencontre souvent chez Platon des passages de dialogue avec des particules qui scandent la moindre réplique, et il arrive que les approbations que donnent à Socrate ses interlocuteurs nous semblent monotones et un tant soit peu artificielles. Ce peut être panu ge – un adverbe signifiant « tout à fait », renforcé par la particule ge –, et les traducteurs s’ingénient à varier en français les formes de l’acquiescement, passant de "absolument" à "certainement" ou à "parfaitement", comme le fait Alfred Croiset au début de sa traduction du Gorgias pour éviter la monotonie. Il choisit "évidemment" pour rendre le grec pôs gar ou qui signifie proprement "comment, en effet, ne serait-ce pas ?", et il rend sobrement dèlon dèpou par un "c’est évident", sans qu’on puisse savoir, à le lire, si la particule dèpou se borne à souligner l’évidence ou si elle marque l’accord poli mais ironique de l’interlocuteur devant un fait tellement évident qu’il s’excuse de répéter un truisme. C’est en effet la variation des particules qui permet de savoir si l’assentiment accordé est enthousiaste ou réservé, voire excédé. L’apparente monotonie de nos traductions, parfois leur lourdeur, ne doit pas nous faire oublier que ces particules, si légères, donnent au dialogue sa vivacité et soulignent les nuances les plus fines et les plus subtiles de la pensée. » (pp. 125-126)
Le léger malaise dans lequel me plonge cet aspect des dialogues n’en est pas totalement dissipé. Mais j’aime croire qu’il est en bonne partie dû à mon ignorance du grec ancien et aussi à mon ignorance des difficultés de traduction. De telle sorte que mon attention puisse être mieux dirigée sur ce qui en vaut vraiment la peine, à savoir l’exposé des idées que Platon prête à Socrate.

J’avais gardé le souvenir d’un passage de l’Iliade que Jacqueline de Romilly et Monique Trédé citent dans leur livre, mais pour une raison diamétralement opposée à la leur. Elles le reproduisent afin de rendre compte d’une image philosophiquement profonde, à savoir celle de la succession des générations humaines comparées aux feuilles des arbres. Voici comment elles le rapportent :
« Au chant VI de l’Iliade, Diomède, le fils de Tydée, et le Troyen Glaucos, fils d’Hippoloque, se rencontre sur le champ de bataille, l’un et l’autre pleins d’ardeur au combat. Et Diomède d’interroger son adversaire :
"
Qui donc es-tu, noble héros parmi les mortels ? Jamais encore je ne t’ai vu dans la bataille où l’homme acquiert la gloire…"
Et le glorieux fils d’Hippoloque répond :
"
Magnanime fils de Tydée, pourquoi me demander quelle est ma naissance ? Comment naissent les feuilles, ainsi font les hommes. Les feuilles, tour à tour, c’est le vent qui les épand sur le sol et la forêt verdoyante qui les fait naître quand se lèvent les jours du printemps. Ainsi des hommes : une génération naît à l’instant même où une autre s’efface. Si pourtant tu en veux savoir davantage, écoute…"
Et les deux adversaires, découvrant entre leurs lignées des liens d’hospitalité, renoncent à s’affronter et s’échangent des présents.
» (pp. 128-129)
Assurément, l’image des feuilles est profonde. Elle renvoie l’homme à sa petitesse, son insignifiance. Pourquoi un nom – du moins un nom renommé – dès lors que la multitude nous condamne à l’anonymat et la mort à l’oubli ? Le fait est que j’avais personnellement retenu de ce passage la recherche et la découverte des lignées et de leurs liens, ainsi que l’échange de présents qui s’en suivit. Et je n’avais pu m’empêcher de rapprocher ce comportement de celui des aborigènes d’Australie qui se récitaient leur généalogie à la recherche de parents communs, faute desquels ils devaient s’affronter.

Et puis, il y aussi dans le livre de Jacqueline de Romilly et Monique Trédé de ces explications qui éclairent le sens qu’il faut donner aux œuvres. Par exemple, le primat que parmi les sens Platon reconnaît à la vue, elles le mettent judicieusement en relation avec des théories que l’on doit notamment à Empédocle :
« Selon ces théories, l’âme est modifiée par l’intermédiaire de la vue ; elle reçoit une impression dont la forme varie selon l’objet perçu ; car chaque corps émet des effluves et il y a chez les êtres des pores qui reçoivent et laissent passer ces effluves. Il y a donc contact entre l’objet perçu et l’organe qui perçoit. L’âme reçoit ainsi une impression par l’intermédiaire de la vue, impression qui la modifie indépendamment de sa volonté. Si donc l’œil voit des ennemis, ou les armes de l’ennemi, "aussitôt la vue est en désordre et met le désordre dans l’âme, au point que souvent on s’enfuit frappé de terreur devant le danger à venir… Certains, à la vue de choses effrayantes, en perdent le sens ; c’est ainsi que la panique peut éteindre ou faire disparaître la pensée", etc.
La conception platonicienne de l’ébranlement de l’âme causé par la vue de l’aimé est donc en parfait accord avec les théories de la sensation élaborées à son époque. Il ne s’agit nullement de recourir à un lieu commun, tout ici fait sens. Et c’est encore l’une des merveilles de cette jeune littérature ! Mais – autre merveille – il n’est nullement nécessaire de connaître ces théories pour être sensible à la force des textes que nous venons d’évoquer. Quelque chose nous touche, indépendamment ou au-delà du savoir, "
avec, comme dit le poète,une force plus grande que ce savoir et une sorte d’immédiateté" » (pp. 156-157)

(1) Jacqueline de Romilly et Monique Trédé, Petites leçons sur le grec ancien, Stock, 2008.
(2) Aux Belles Lettres.
(3) Aux Belles Lettres d’abord, à La Pléiade ensuite.

Autre note sur de Romilly :
Jacqueline de Romilly est morte

jeudi 4 février 2010

Note de lecture : Jakob Wassermann (2)

L’affaire Maurizius
de Jakob Wassermann


DEUXIÈME ET DERNIÈRE NOTE

Dans L’affaire Maurizius, le principal signe de la décadence de la civilisation, c’est la manière dont la justice est rendue, c’est en quelque sorte l’état du droit. C’est même plus précisément la machine juridique, telle qu’elle digère les affaires.
« Des portes claquaient, de grêles sonneries électriques tintaient, des vois nasillardes dictaient devant des machines ou criaient dans des téléphones. On présentait des requêtes, on prêtait serment, on rendait des verdicts, on interprétait des lois. Tout cet ensemble est un organisme articulé dans lequel tous agissent, obéissants et conscients de leurs devoirs ; auditeurs, assesseurs, substituts, avocats, conseillers à la Cour, archivistes, secrétaires, trésoriers et juges, hiérarchie vénérable dont ils ne peuvent imaginer qu’en frissonnant le sommet, le couronnement, l’auguste pensée qui l’anime toute ; mais est-ce qu’ils soupçonnent sa présence, est-ce qu’ils savent qu’elle est là, au fond du coquillage ? Frémissent-ils à cette idée ? C’est à savoir. Le coquillage semble, il est vrai, contenir l’océan quand on prête l’oreille à son murmure, mais son éternel concert d’orgue n’est qu’un leurre, et il ne murmure que parce qu’il est creux. » (p. 259)

On en vient ainsi à se demander si c’est l’état du droit qui est en cause. Est-ce même la magistrature ? Ne serait-ce pas plutôt la dérive bureaucratique d’une administration, en l’occurrence celle chargée de rendre la justice ? Le père de Maurizius n’est pas loin de le penser :
« MM. les juristes, quand ils veulent aller à Rome, font d’abord comme s’ils allaient à Amsterdam. » (pp. 250-251)

Mais aucun personnage du roman ne porte la parole de l’auteur. Et c’est donc à partir de l’ensemble d’entre eux qu’il faut forger sa propre idée du malaise dénoncé. Or, juger est maintes fois présenté comme un acte d’une alchimie bien complexe. Ainsi, la mère du procureur elle-même, si peu au fait du droit, entraperçoit quelque chose de la posture du juriste :
« "[…] Le vieux conseiller intime Demme, qui n’était pas précisément un âne, me disait un jour que l’exposé convenable des présomptions était pour le criminaliste ce qu’est pour l’astronome le calcul exact de la trajectoire d’une comète. Je comprends cela. En arriver à ce qu’un fait parle un langage plus vrai que celui qui en est l’auteur, ce n’est pas une petite affaire." » (pp. 59-60)

Ce qui est là en cause, c’est moins le droit lui-même que la façon de juger, le modus operandi, la méthode pour rassembler des preuves par exemple. D’Andergast est convaincu que la culpabilité se déduit d’éléments qui ne sont pas à la portée du commun.
« "Déplorable chose, disait-il, qu’une affaire de justice fût donnée en pâture aux bavards de la rue, et jeu dangereux que cette contamination de la justice par le sentiment, et qui revenait à subordonner l’absolu au relatif. Le droit, continuait-il, est une idée, non une affaire de cœur ; le droit n’est pas un compromis arbitrairement établi entre les parties, mais une institution sacrée et éternelle, vraie et d’une valeur intangible depuis qu’il y a des juges qui condamnent les coupables et des codes qui classent les délits par articles." » (pp. 44-45)

On n’est pas loin ici de cette affirmation que Léonardo Sciascia prête à un président de cour suprême expliquant que l’erreur judiciaire n’existe pas, puisqu’au moment où il rend son verdict, c’est la Justice qui parle par la bouche du juge, qu’un miracle s’accomplit, comme la transsubstantiation à chaque fois que le prêtre consacre l’hostie. (1) Poussée là jusqu’au ridicule, cette idée d’une sacralisation de la Justice correspond pourtant à une attente sociale bien malaisée à nier, et même à annihiler. Waremme, toujours provocateur, révèle un peu de cette face indicible des choses :
« "[…] La femme qui réclamait devant Salomon que l’enfant en litige fût coupé en deux représente l’acharnement à tirer de l’idée de justice ses dernières conséquences. Au regard de la justice pure, l’enfant doit être coupé en deux. Ne soyez pas indigné, Mohl, de ce que je vous dis, c’est la vérité ; vos idées humanitaires ne sont même pas une fiole d’huile versée sur les chutes du Niagara. Salomon était un sage ; il a convaincu d’absurdité tous les apôtres de la justice, et couvert tous les pacifistes de ridicule. A-t-on jamais vu depuis que le monde est monde une guerre avoir une cause juste ? […] Je vous invite à réfléchir un peu aux rapports, j’allais dire à la parenté, qui existent entre l’idée de droit et l’idée de vengeance. […] À quoi bon réclamer la justice à cor et à cri quand la réalité qui nous entoure nous rappelle sans cesse avec un mépris insolent que nous vivons uniquement du fruit de l’injustice ? […] " » (p. 591)
En fait, se posent là deux questions très parallèles, mais néanmoins distinctes. Quelle est nature de la justice ? Quelle est la nature du droit ? Si la première postule qu’il faille tendre à rectifier ce qui doit l’être (2) et que cette aspiration se heurte à l’impossibilité d’y parvenir de facto, le deuxième tend lui à exprimer en quel sens il convient d’opérer les rectifications et souffre évidemment de tout ce qui peut séparer un principe d’un fait, une théorie d’une pratique.

Un ami, professeur de droit, m’a un jour confié que, selon lui, la norme juridique répondait à la même logique structurale que le signe linguistique, tel que Saussure l’a défini à partir de la distinction entre le signifiant et le signifié (3) : la norme trouve son sens signifiant – si on peut dire – dans l’interprétation que le juriste lui donne, mais son signifié est bien dans le contexte social qui en a suscité l’émergence. Comment ne pas être d’accord avec lui ? (*)

L’affaissement de la société dont parle Wassermann n’est pourtant pas – du moins pas uniquement – dans cette indécidabilité de la justice et du droit. Car il y a encore deux autres aspects juridico-juridiques du malaise : la manière d’user du droit d’abord ; le procédé particulier de la punition ensuite.

Pour ce qui est de la manière, elle ressort bien du réquisitoire d’Andergast à charge de Maurizius, tel que ce dernier le rapporte :
« Écoutez : un homme d’une haute intelligence, d’un esprit vigoureux et souple, d’une culture achevée, offrant un minimum de résistance aux tentations d’une époque corrompue et menacée d’un effondrement moral tout proche. Prenons garde aux symptômes, messieurs les jurés, que le cas individuel ne vous abuse pas sur le symptôme, ni le crime singulier sur le courant beaucoup plus dangereux qui le porte et contre lequel vous avez le devoir d’élever une digue d’une solidité à toute épreuve. L’occasion fut rarement aussi favorable de frapper en la personne d’un représentant typique les puissances occultes qui font le malheur d’une époque, la morbidesse d’une nation et d’un continent même, et d’empêcher préventivement par une intervention énergique l’expansion du mal, s’il est vrai qu’on ne puisse le guérir… » (p. 332)
Ce n’est plus l’inculpé qui est visé, ce n’est plus la norme qu’il aurait violé ; c’est un mouvement tout entier, multiforme et collectif, qu’il faut stopper.

Mais il s’agit bien de punir. Et dans les multiples procédés dont on peut user pour que la norme soit obéie, punir en est un bien étrange. Maurizius le demande :
« "[…] Dans l’état de choses actuel, que signifie punir ? Qui en a le droit, qui a qualité pour le faire ? Quelqu’un le dit, passe le mot d’ordre, la machine vous agrippe ; la roue vous passe sur le corps : puni. C’est une hypocrisie sans nom. Une hypocrisie pestilentielle. " » (p. 347)
Un début de réponse lui est donné par Klakusch, cet étrange gardien de prison qui, mis en demeure de se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence d’un prisonnier, ne peut autrement répondre qu’en se suicidant. C’est qu’il s’agit de savoir ce qu’on juge : un homme ou des faits ? « " Je vais vous dire quelque chose, dit-il, au sujet des gens et de leurs actes ; est-ce qu’un acte, c’est l’homme ? ― Non, répliquai-je, un acte n’est pas l’homme, et c’est là qu’est l’erreur." » (p. 558) Alors, où donc puise-t-on le droit de punir ?
« "[…]’Quand quelqu’un, un pauvre diable pas plus mauvais qu’un autre, en a fait gros comme le doigt, dit-il, ils le punissent gros comme le bras, sans faire attention à la personne de celui qu’ils punissent ! Et qui a donc le droit de punir, sans faire acception de la personne ? C’est là un droit divin.’ Tout d’abord, je ne le compris pas ; enfin je vis qu’il ne parlait pas de la personne extérieure, on y fait bien assez attention à celle-là, mais de la personne morale. Le nœud de la question est de savoir jusqu’où on est responsable ; à ce point de vue, il n’y a pas deux hommes semblables. J’objectai que depuis longtemps on avait renoncé à l’idée de punir pour punir, d’user de représailles ou de moyens d’intimidation. Il ne s’agissait plus que de protéger la société et que d’amender le coupable. Protéger la société, c’est aussi chimérique que de vouloir amender le coupable ; ceux qui savent à quoi s’en tenir ne font qu’en rire. Comment voulez-vous protéger un fou qui se laboure le visage de ses propres ongles ? Ce fou, c’est la société ; elle s’arroge le droit de protéger ce que, dans sa démence, elle détruit continuellement elle-même ?" » (p. 564-565)

Est-il besoin de dire après tout cela que ma perplexité s’explique ?

Est-ce l’éternelle désillusion que Wassermann nous dévoile ? Sont-ce les mécomptes de la modernité ? Ou bien le crépuscule de la société allemande ? La justice et le droit sont-elles mises en cause en tant que moteur de la décadence ; ou sont-elles exemplatives de maux qui frappent d’autres aspects de la société ?

En tout cas, la femme d’Andergast – dont il est depuis longtemps séparé – ne lui envoie pas dire : « "[…] ton droit et la loi […] m’ont toujours fait à moi le même effet que les deux os en croix qu’on voit sur les fioles de poison." » (p. 525)

(1) Voir Léonardo Sciascia, Le contexte, Gallimard, Folio, 1996, p. 206.
(2) Je n’ai évidemment pas l’ambition de réécrire ici La république de Platon.
(3) Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1983.
(*) Ce paragraphe de ma note mérite d'être rectifié. Je m'en explique dans ma note du 21 février 2010 consacrée au Cours de linguistique générale de Saussure. [Ajout du 21 février 2010]

Autre note sur le même livre :
Première