dimanche 19 décembre 2010

Note spéciale : Jacqueline de Romilly

Jacqueline de Romilly est morte

Jacqueline de Romilly est morte ce 18 décembre.

Elle était conservatrice comme il convient de l’être, c’est-à-dire en défendant ce qui, venu du passé, mérite d’être conservé. Bien sûr, il en faut d’autres, moins réticents à revoir les conceptions traditionnelles. Et, à propos de la Grèce antique, dans les cinquante dernières années, il y en eut effectivement d’autres, fort heureusement. Mais Jacqueline de Romilly est restée quelque chose comme la gardienne d’un temple qui vaut d’être préservé : les textes grecs anciens en ce qu’ils recèlent un important message moral.

Un microscopique échantillon :

« Qui est Hector, en effet ? Y a-t-on pensé ? Il est le défenseur de Troie. Il est, par conséquent, l’ennemi ! Comme tel, il ne devrait intervenir que sous l’aspect de celui que l’on redoute, que l’on déteste, à qui l’on prête tous les torts. Faire tomber la sympathie sur lui, le montrer parmi les siens, entouré d’affection et d’espoirs, est donc un choix d’une extraordinaire originalité.
D’autres épopées ont-elles jamais procédé ainsi ? Je les ai lues pour la plupart, et je n’ai rien rencontré de tel. Les traditions assyriennes, égyptiennes, même l’Ancien Testament, tout suggère une attitude différente. Quelquefois, dans les épopées, on connaît l’ennemi ; mais c’est qu’alors la lutte oppose entre eux des frères, ou des rivaux. L’un des deux est, en général, détestable, sournois, cruel. De plus il s’agit ici d’un siège ; et l’on devrait ne connaître l’ennemi que comme une silhouette redoutable, surgissant d’une ville fermée, et sans doute entouré de cent légendes horribles, comme il en naît dans toutes les guerres. Or, Homère sait et montre ce qui se passe dans Troie. Il décrit ceux qui y vivent, et qui ressemblent en tout aux assiégeants – sauf peut-être que leurs terreurs sont plus grande et nous touchent donc plus vivement.
Hector est le seul héros, dans l’épopée, qui apparaisse entouré d’un père et d’une mère, d’une épouse bien-aimée, d’un tout jeune enfant. Il est le seul pour qui l’on sache les craintes qu’inspire son sort, les tendresses que brisera sa mort.
» (1)

« Hector était le défenseur de la ville ennemie ; or, c’est sur lui que se conclut l’épopée grecque.
Priam rapporte le corps à Troie : Cassandre est la première à l’apercevoir de loin et à ameuter tous ceux dont Hector était, selon la belle expression d’Homère, "la grande joie". Bientôt Priam est là. Bientôt commence le deuil proprement dit, avec les chants de deuil et les pleurs, avec, aussi, les plaintes d’Andromaque, d’Hécube, d’Hélène. Chacune évoque, dans la douleur, le souvenir d’Hector. Et enfin, en vingt vers, ont lieu les funérailles.
Les derniers mots du chant – les derniers mots de l’épopée – tombent alors, comme un battement de tambour voilé, lourdement ; et ils sonnent comme une épitaphe : "C’est ainsi qu’ils célèbrent les funérailles d’Hector, dompteur de cavales."
Telle est la fin de l’
Iliade. Peut-on douter, après cela, de la grande importance donnée dans l’épopée grecque, au héros troyen ? Celle-ci aurait pu aller jusqu’à la mort d’Achille ; elle aurait pu aussi se clore sur les funérailles de Patrocle. Non pas ! Le poème finit sur Hector, sur la tristesse de tous ceux qui l’aimaient, sur les qualités qu’ils voyaient en lui.
Et ce n’est même pas là le plus saisissant.
Le plus saisissant, à mes yeux, est que cette épopée s’achève sur un double deuil : au chant XXIII les funérailles de Patrocle, au chant XXIV, celles d’Hector. Elles sont très différentes. Pour Patrocle, le faste, les sacrifices, les grands jeux ; pour Hector, un simple bûcher et un coffret enfoui sous la terre, mais des larmes, beaucoup de larmes : des citoyens, des amis, des frères, toute une famille en deuil autour de celui qui aurait dû les sauver. Le contraste s’impose. Mais il n’ôte rien à l’idée maîtresse – à savoir que la mort a frappé des deux côtés.
[…]
Le respect des suppliants et l’accueil aux hôtes étaient liés à des rites qui n’existent plus en notre temps, du moins sous leur forme stricte. Mais ces rites sont des expressions d’humanité, de tolérance, d’ouverture aux autres. À ce titre, ils sont encore vivants et les hommes d’aujourd’hui gagneraient à en retrouver l’esprit bien vivant.
En est-il de même pour cette autre loi non écrite qui commande toute la fin du poème et exige que l’on accorde aux morts la sépulture ? Est-elle limitée à l’Antiquité et s’est-elle ensuite effacée ? Certains traits pourraient le suggérer. Déjà les auteurs anciens discutaient le sens de cette insistance sur le corps d’Hector. Et Cicéron rappelle en termes favorables une tragédie d’Accius, dans laquelle Achille déclarait avoir "rendu à Priam un corps, mais lui avoir pris Hector"*. Et dans la pensée chrétienne, on ne saurait oublier que le Christ a dit à l’homme qui voulait, avant de le suivre, enterrer son père : "suis-moi et laisse les morts ensevelir les morts"**.
Pourtant ce ne sont là que des ombres légères ; et, dans les périodes de sauvagerie accrue, on voit renaître ce sentiment profondément humain. C’est ainsi qu’en notre temps, on assiste, d’année en année, à la recherche des corps jetés dans des charniers. On l’a vu il y a quelques années, en République argentine. On le voit ces jours-ci en Bosnie. Sans doute veut-on d’abord savoir. Mais on veut aussi réparer.
Notre cruauté moderne passe de beaucoup celle d’Achille. Et peut-être est-ce une raison pour que le message grec nous touche, encore aujourd’hui, et peut-être aujourd’hui plus que jamais.
Or c’est à propos d’Hector qu’il a été pour la première fois formulé, en une scène qui devrait être notre bréviaire à cet égard.
Et enfin, par-delà ces valeurs mêmes, tout finit bien parce que le poète nous mène jusqu’à une certaine vision de l’homme, à laquelle elles sont liées ; dans cette vision de l’homme, une conscience aiguë des souffrances qui le frappent se combine avec le sentiment très vif de la solidarité que ces souffrances méritent. C’est une vision sans optimisme, mais sans amertume, qui montre le pire, et, dans le pire, révèle une forme de beauté.
Tout cela, à cause d’Hector.
» (2)

(1) Jacqueline de Romilly, Hector, (1ère éd. : Éd. de Fallois, 1997), Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, 1999, p. 10.
* Tusculanes, I, 44.
** Matthieu, 8, 22.
(2) Jacqueline de Romilly, Hector, (1ère éd. : Éd. de Fallois, 1997), Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, 1999, pp. 248-251.

Autre note sur de Romilly :
Petites leçons sur le grec ancien

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