lundi 20 décembre 2010

Note de lecture : Yves Citton

L’avenir des humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation
d’Yves Citton


J’ai la chance d’avoir des amis qui me soignent, notamment de mon penchant pour les auteurs et les ouvrages consacrés. Ils me poussent dans les mains des livres nouveaux, choisis avec l’audace des découvreurs. Je leur en suis reconnaissant, car ils m’évitent ainsi une trop grande rupture avec le temps présent, menace qui plane souvent sur les cheveux blancs.

Voilà ce qui m’a conduit à lire le dernier livre d’Yves Citton (1). La réflexion qui s’y déploie pourrait sans doute plaire, mais – pour être franc – elle appartient à un genre qui n’a pas mes faveurs et postule une disposition à la foi que je n’ai pas.

Le titre d’abord. A priori, on se demande de quelles humanités Citton se propose de parler. Et, très vite, on comprend qu’il s’agit d’une traduction du concept américain d’humanities, lequel regroupe des disciplines aussi variées que la philosophie, l’histoire, le droit, la religion, l’art, l’anthropologie et autres area studies, communication studies et cultural studies. La confusion avec les sciences sociales n’est pas complète, mais les frontières – s’il y en a – sont floues. On pourrait se réjouir du caractère interdisciplinaire de cette approche, mais j’en crains plutôt des contagions malencontreuses. Yves Citton enseigne la littérature française à l’Université Stendhal-Grenoble 3, mais il est surtout connu par ses ouvrages de philosophie politique (2), domaine où il défend une approche qu’il présente comme inventive - inventrice, même -, une approche qui serait propre à régénérer la pensée de gauche.

Quel est le propos de L’avenir des humanités ? Sa cible, c’est ce discours ayant la faveur de bien des dirigeants politiques et qui parle continûment d’une société de la communication et d’une économie de la connaissance. Citton entreprend de nous expliquer ce que ce discours a de pernicieux, ce que je veux bien croire, et propose de le contrer en faisant l’éloge de l’interprétation, ce qui devrait plutôt me séduire. Et pourtant...

Et pourtant, trop d’aspects de son livre me rendent réticent, que ce soit dans la manière de dire les choses, dans la manière de les argumenter, et surtout dans la manière de poser les problèmes. Car je ne suis pas loin de penser que le projet de contrecarrer l’idée d’une société de la connaissance est encore trop d’honneur fait à ce slogan destiné aux consultants en tout genre. Il existe des thèmes dont certains milieux font leurs délices et qu’il vaut mieux ignorer que combattre.

Commençons par la manière de dire les choses.

Une phrase, pas choisie tout à fait au hasard, mais presque (il parle des vertus de l’interprétation) :
« En plus de ce travail de construction de soi intégrative dans le présent, le mode d’énonciation indirect propre à la posture interprétative (littéraire) opère également de façon à inscrire explicitement notre devenir individuel et collectif dans la continuité d’une évolution diachronique à long terme. » (p. 88)
Quand on s’exprime de la sorte, veut-on être compris ou laisser penser que l’on mérite d’être approuvé ? Il est possible de comprendre et même d’admettre ce qui est dit, mais l’envie naît - face à semblable forme - de désapprouver. Quelqu’un qui enseigne la littérature peut-il s’exprimer de la sorte ? On aimerait que non. Citton ne recule même pas devant ce fâcheux travers qui pousse les prophètes du monde présent à inventer des néologismes pour illustrer leur singularité. Incapaciter : verbe du premier groupe désignant l’action de rendre incapable (pp. 139, 144 et 145) ; vous auriez pu croire qu’il y avait brider, empêcher, étouffer, entraver, inhiber, paralyser, tenir en échec, que sais-je encore ? Non : tous insuffisants ! Et que dire de ce cognitariat qui se substituerait au prolétariat au motif qu’il « se trouve être le propriétaire légal du nouveau moyen de production le plus désirable pour les investisseurs : un interprète-inventeur (autrement dit : un corps-esprit humain, une subjectivité, un centre d’indétermination producteur de nouveauté) » (pp. 108-109) Le mot ne garantit pas l’existence de ce qu’il prétend définir, c’est le moins qu’on puisse dire !

Mais passons à la manière d’argumenter.

Il y a d’abord cet accord implicite d’auteurs connus, convoqués pour donner du crédit aux idées avancées, procédé détestable dont Citton n’a certes pas le monopole, mais auquel il recourt d’une façon que je trouve particulièrement inopportune. Par exemple, Gabriel Tarde, Virginia Woolf, Jacques Lacan, Jean-Paul Sartre, John Kenneth Galbraith et Michel Foucault sont évoqués, sinon invoqués, sans que jamais ne soit pris en compte ce qui les sépare, l’unique souci étant manifestement de montrer qu’ils ont pu dire quelque chose qui ne contredit pas la thèse de Citton. Et le procédé reste identique en ce qui concerne des auteurs dont la célébrité est plus récente, tels par exemple Luis Jorge Prieto, Toni Negri, Bruno Latour, Daniel Bougnoux, Isabelle Stengers, André Orléan ou Frédéric Lordon. Jamais les auteurs cités ne sont l’objet d’une interprétation, fruit d’un effort réflexif et critique que le livre de Citton tout entier appelle pourtant de ses vœux ! (3)

Il y a ensuite cette exploitation abusive de schémas de pensée prêtés à Spinoza et Deleuze, comme pour faire bénéficier la thèse défendue d’une assise philosophique solide. Ainsi :
« En termes spinozistes, la thèse principale de cet ouvrage pourrait […] se résumer comme suit : l’imaginaire implicitement déployé par les expressions d’"économie de la connaissance" , de "société de l’information" ou de la "communication" risque de ne définir la vie humaine et sociale qu’en termes (minimalement économiques) de circulation de biens marchands et de données, nous assimilant à des vaches broutant de touffe en touffe en quête des plus vertes prairies de la prospérité – alors qu’en concevant nos collectivités comme des "cultures de l’interprétation", on se donne les moyens de mettre clairement en lumière les conditions d’une vie et d’une agency "proprement humaines", dirigées par une "raison" plus qu’instrumentale, et orientées vers "la vie et la vraie vertu de l’esprit". » (pp. 137-138)
Pauvre Spinoza, embrigadé malgré lui dans ce débat idéologique bien étranger à ses véritables préoccupations ! Et il en va un peu de même pour Deleuze. Si celui-ci – à qui Citton emprunte la métaphore de la vache qui broute (cf. p. 49) – a souvent fait preuve d’une inventivité peu soucieuse de rigueur, il ne mérite pourtant pas d’être désigné comme le géniteur de semblable amphigouri :
« La référence à la façon dont Gilles Deleuze réinterprète inventivement Bergson pour conceptualiser la reconnaissance et la perception a permis d’entrevoir un autre enjeu (ontologique) de la différence entre la recognition sensorimotrice et l’interprétation inventrice : celui de la puissance d’agir (agency) et de l’encapacitation (empowerment). En émergeant d’un "intervalle entre l’excitation et la réaction", en "n’enchaînant pas" immédiatement "l’action subie sur la réaction exécutée", le mouvement complexe de l’interprétation (à la fois sélection, suspension, multidivision et précipitation intégrative) constituait la condition nécessaire à ce que la réaction puisse "être dite intelligente" et corresponde à ce que nous concevons comme une action (proprement humaine). » (p. 137)
Et, de même faut-il accepter que le même Deleuze soit convoqué pour fournir à Citton un exemple tendancieux des bienfaits de l’interprétation ?
« Dans l’exemple tiré […] par Deleuze d’Europe 51 de Rossellini, l’épouse qui a une vision (optique et sonore pure) de l’usine découvre soudainement que les travailleurs présentent toutes les caractéristiques de prisonniers. » (p. 83)
Tendancieux, car aurait-il évoqué le cas si l’épouse avait trouvé dans sa visite de l’usine l’occasion de mépriser davantage encore les ouvriers ?

Evidemment, l’essentiel se situe dans la manière de poser les problèmes. Venons-y.

Ce dont Yves Citton veut finalement nous convaincre, c’est que les connaissances et la communication aisée dont elles font l’objet ne nous incite pas à réfléchir. Car il faudrait que, entre la prise de connaissance et l’action qu’on fonde sur ce savoir, il y ait une sorte de temps d’arrêt durant lequel ce savoir ferait l’objet d’une réflexion et donc d’une interprétation. Jusque-là, rien de vraiment contestable, même si ce n’est pas d’une folle originalité. Mais s’il met près de cent quatre-vingts pages pour expliquer son idée, c’est que celle-ci s’entoure d’une série de présupposés à côté desquels il ne faudrait surtout pas passer. J’en aperçois personnellement trois auxquels Citton semble accorder une grande importance.

Le premier – et non le moindre, c’est l’idée hélas aujourd’hui si répandue que la rigueur scientifique présente des inconvénients qui nous forceraient souvent à lui préférer une approche des phénomènes qui laisse leur place aux opinions, ce qui situe le savoir et les progrès qu’on peut en attendre à la portée de tous.
« L’"innovation" n’est […] nullement réduite aux "inventeurs" des nanotechnologies ou du vaccin contre le sida : elle passe aussi par les millions de petites adaptations quotidiennes qui, de l’infirmier au vendeur et du secrétaire à l’enseignante, améliorent localement et infinitésimalement des rapports sociaux de plus en plus denses, hétérogènes et complexes. » (p. 110)
Mieux :
« entre les paroles d’experts, généralement réduites à des sentences dogmatiques et creuses que sollicitent les émissions télévisées "grand public", et la sécheresse des résultats d’enquête publiés par des revues hyperspécialisées touchant quelques dizaines de savants, c’est l’accès du public (non spécialisé) aux débats interprétatifs agitant les savoirs émergents qui est bloqué par la structure actuelle de la médiasphère. » (p. 128)
Et parlant des lieux « où peut fleurir l’activité interprétative » :
« Ces lieux vont de la salle de classe de littérature, où cette activité est la plus finement formalisée, jusqu’au trottoir sur lequel des spectateurs échangent informellement leurs impressions en sortant du cinéma. » (p. 176)
L’orientation démagogique du propos est malheureusement évidente. Et, à ceux qui en douterait, je les invite à se reporter à ce chapitre intitulé « Chacun est un artiste » où Citton ne craint pas d’affirmer ceci :
« Les pratiques artistiques fournissent le modèle (idéal) de l’autoformation nécessairement individuelle et collective […] » (p. 141)
Et encore ceci :
« Après deux siècles d’hégémonie d’un modèle scientifique (mythifié) érigé en seul accès à la "vérité", le temps est venu de reconnaître la complémentarité des sciences et des arts dans la construction collective du monde humain. » (p. 143)

Le deuxième présupposé est celui du caractère heuristique de la croyance.
« Cette fragilité affichée par toute interprétation (ainsi que par toute intuition) qui se présente comme telle l’inscrit d’emblée dans le registre de la croyance. Or, loin de constituer une position de retrait face au "savoir", la croyance reconnue comme telle offre tout au contraire un supplément de savoir par rapport aux prétentions implicites de la "connaissance" […] » (p. 67)
Ce qui permet à Citton de proclamer :
« Dès lors que nous nous reconnaissons tous comme interprètes, dès lors que nous comprenons notre vie commune comme tissée par le partage des croyances, des intuitions, des confiances, des suspicions, des sentiments et des significations que nous nous entre-prêtons, nous pouvons à la fois bénéficier du supplément de savoir que confère la conscience humble de sa propre fragilité épistémologique, et l’énorme réserve de forces communes (encore largement insoupçonnée) que peut mobiliser une vaticination mobilisatrice d’espoirs (Yes we can !). » (p. 72)
« Derrière les Humanités appliquées et les Humanités démystificatrices s’esquisse la perspective d’Humanités postcritiques qui viseraient à promouvoir l’émergence de nouvelles croyances émancipatrices, plutôt qu’à rester pures de toute illusion naïves. » (p. 131)
« Le plus important n’est plus d’éviter l’illusion ou l’erreur, ni même de dire le "vrai", mais de solliciter nos capacités de fabulation pour contribuer à fabriquer de nouvelles croyances, qui tireront le donné vers une fiction présente, traduisible en réalité future. » (p. 133)

Enfin, le troisième présupposé est politiquement connoté : le lecteur auquel Citton s’adresse est évidemment de gauche, et d’une gauche héritière des aspirations révolutionnaires les plus intransigeantes.
« Il convient d’interpréter la vague néolibérale qui a déferlé sur les pays riches entre 1980 et 2008 (thatchérisme, reaganisme, berlusconisme, sarkozisme) comme une réaction contre le potentiel d’émancipation dont est porteuse l’intellectualité diffuse nécessaire à nos nouveaux modes de production. La grande leçon à tirer de l’"opéraïsme" italien est que le rapport de forces entre le "capital" et le "travail" s’est fondamentalement altéré, dès lors que c’est dans les cerveaux des travailleurs (dans leur "savoir vivant", dans leur compétence interprétative) que se situe le principal moyen de production de la nouvelle économie. » (p. 155)

Je dois lutter contre l’envie de ne rien ajouter à des propos qui me semblent si contestables. Mais ce serait sous-estimer la séduction qu’ils sont malheureusement en mesure d’exercer aujourd’hui sur bon nombre de gens. Comment pourtant croire que l’on puisse combattre efficacement une idéologie – celle qui se cache derrière les slogans de société de la communication et d’économie de la connaissance – en basculant dans une autre qui n’en est d’ailleurs pas tellement éloignée, si ce n’est par sa rhétorique contestatrice ? Au simplisme de l’idée que la connaissance mise à disposition du peuple représente un progrès décisif répond le simplisme de l’idée que le tâtonnement corrigerait tout et trouverait sa force dans son caractère collectif.
« En démystifiant l’instant privilégié de l’invention, et en montrant qu’il se compose en réalité d’une multiplicité de sauts, de rebonds, de multidivisions et d’intégrations forcément précipitées (donc souvent à reprendre et à corriger ultérieurement), une théorie de l’interprétation inventrice tend à dissoudre le moment de l’invention au sein d’un continuum de tâtonnements dont les limites sont très difficiles à assigner.
De même, en montrant en quoi toute invention s’appuie en réalité sur l’interprétation de données, d’idées, d’intuitions, de visions, d’erreurs, de calculs et de textes
préexistants, on tend à dissoudre la figure de l’inventeur au sein d’un dialogue collectif, dont les parties prenantes s’avèrent elles aussi impossibles à recenser de façon précise et équitable. » (pp. 103-104)

Le monde n’a pas besoin de croire – c’est déjà fait ! – ; il a besoin, plus que jamais, d’outils propres à démêler le vrai du faux. Car la vérité – aussi inaccessible soit-elle – reste le seul rapport que l’homme puisse entretenir avec lui-même et avec les choses et dont il puisse espérer quelque chose. Le savoir est bien sûr fréquemment l’objet d’une lutte. Au sein de celle-ci, l’ennemi doit rester le mensonge et l’erreur. Et pour ce faire, il n’y a pas d’autre voie que celle de la méthode : méthode pour écarter les croyances et les illusions, méthode pour se déprendre des préjugés et des stéréotypes, méthode pour se débarrasser de ce dont le monde social nous persuade, pour se prémunir de cette foi sentimentale dans le collectif.

J’ai un grand respect pour l’analyse littéraire, qui peut effectivement nous apprendre beaucoup. Mais elle n’est en rien un modèle propre à s’appliquer à tous les objets de recherche. En fait, chaque objet de recherche doit construire ses propres méthodes au regard des difficultés spécifiques que l’approche de cet objet révèle. Il est faux et illusoire de croire que la simple halte invitant à réfléchir – que l’inaction, comme dit Citton – puisse engendrer autre chose que des erreurs :
« Au sein des vies suroccupées et surmobilisées que mènent bon nombre d’entre nous, la déconnexion et l’inaction ne peuvent donc pas faire seulement l’objet d’une tolérance à exiger d’autrui (le droit qu’on nous laisse "visionner en paix"). Une culture de l’interprétation mérite de les ériger au statut d’impératifs à nous imposer contre nous-mêmes : "Tu te forceras à rester inactif afin de devenir interprète (c’est-à-dire potentiellement visionnaire) !" » (p. 81)
Allons donc, Monsieur Citton ! Croiriez-vous en outre à la science infuse ? Que puisse vous faire du bien d’être quelque temps inactif, j’ose le croire. Mais l’idée de vous l’imposer ou de vous persuader que vous vous l’imposiez ne m’effleure même pas.

(1) Yves Citton, L’avenir des humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation, Éditions La Découverte, 2010.
(2) Citton se réclame notamment de Spinoza (il a co-écrit un livre -Spinoza et les sciences sociales : de la puissance de la multitude à l’économie politique des affects, éd. Amsterdam, 2008 - avec Frédéric Lordon) et de Deleuze.
(3) Citons ce qui peut apparaître comme une exception au travers dénoncé : les critiques de certaines des thèses de Toni Negri, formulées par Pierre Dardot, Christian Laval et El Mouhoub Mouhoud, que Yves Citton évoque brièvement page 159.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire