jeudi 28 octobre 2021

Note de lecture : Johann Chapoutot

Le grand récit. Introduction à l’histoire de notre temps
de Johann Chapoutot


Il y a l’histoire, c’est-à-dire ce qui s’est passé et que le présent prolonge. Ensuite, il y a la discipline, c’est-à-dire ce que l’on sait ou croit savoir de l’histoire dès lors que l’on en cherche la vérité. Puis, il y a aussi l’histoire de l’histoire, c’est-à-dire l’histoire des façons que l’on a eu de raconter les faits historiques ou ce qui est jugé tel. Et puis enfin, il y a l’histoire de l’historicisme, c’est-à-dire l’histoire de l’exploitation de l’histoire ou de ce qu’on prétend qu’elle fut dans le but de donner du sens au présent et au futur.

Johann Chapoutot a récemment publié un livre, Le Grand Récit (1), qui traite principalement de cette dernière histoire, celle de l’historicisme. À l’inverse des autres, cette histoire-là néglige ce qui s’est passé et même, dans une large mesure, le rapport qui peut exister entre ce que l’on croit savoir et ce qui s’est réellement passé. L’objet de cette recherche est en effet d’expliquer en quoi le récit historiciste a pu participer à infléchir l’histoire. Et, au-delà de ça, de porter la réflexion jusqu’à la contigüité que le récit suppose et supporte entre lui-même et l’humain. C’est que l’histoire la plus rigoureuse qui soit forme récit, évidemment. Et qu’elle reste donc aussi suspecte que toutes les autres formes de récit, jusqu’aux plus étrangers au réel, et au réel advenu. Car, aussi vérifiée soit-elle, elle manque au moins de ce dont leur rigueur même les prive, c’est-à-dire ce qu’est en mesure de révéler la fiction, lorsque celle-ci imagine des possibles qui éclairent les angles morts de la recherche. C’est là à tout le moins ce que défend Chapoutot.

Depuis Hegel, le récit a pris une énorme importance dans l’évolution des conceptions collectives, au point de battre en brèche le souci du vrai engendré par les progrès de la science et des démarches heuristiques qu’elle a suscitées. Ainsi, Le Grand Récit consacre un chapitre à l’eschatologie marxiste et un autre au fascisme et au nazisme.

Pour illustrer l’emprise sur les esprits dans l’univers communiste, Johann Chapoutot cite notamment quelques passages de la lettre que Nicolaï Boukharine a adressée le 10 décembre 1937 à Staline (2), alors qu’il a acquis la certitude qu’il sera exécuté. En voici quelques extraits :
« Je te donne ma parole d’honneur que je suis innocent des crimes que j’ai reconnus durant l’instruction. […] [Les] intérêts d’importance mondiale et historique qui reposent avant tout sur tes épaules » [l’emportent] « sur ma misérable personne »
« Mon Dieu, pourquoi n’existe-t-il pas d’appareil qui te permette de voir mon âme déchirée, déchiquetée par des becs d’oiseau ! Si tu pouvais voir comme je suis attaché intérieurement à toi[…]. Il n’y a plus d’ange qui puisse détourner le glaive d’Abraham ! Que le destin s’accomplisse ! »
« Je me prépare intérieurement à quitter cette vie, et je ne ressens envers vous tous, envers le Parti, envers notre Cause, rien d’autre qu’un sentiment d’immense amour sans bornes[…]. Ma conscience est pure devant toi, Koba. Je te demande une dernière fois pardon (un pardon spirituel). Je te serre dans mes bras, en pensée. Adieu pour les siècles des siècles, et ne garde pas rancune au malheureux que je suis. »
On peut penser qu’il s’agit là des mots d’un homme qui supplie son bourreau, ou encore de l’expression de l’âme russe, volontiers passionnée et tourmentée. Mais c’est assurément aussi le signe d’une foi qui accorde au récit de prévaloir sur tout ce qui serait susceptible de l’ébranler.

À propos du fascisme et du nazisme, Chapoutot met également en évidence l’émergence d’un récit totalement irréel et parfaitement contredit par les faits, mais apte à subjuguer jusqu’à l’adhésion la plus aveugle. Là aussi, il illustre son propos d’exemples frappants, tels le témoignage de Robert Brasillach, fasciné par la liturgie nazie déployée au Congrès du Parti dans le stade de Nuremberg (3) ou encore les dernières déclarations de Otto Ohlendorf lors de son procès en 1948. Ce dernier affirma notamment ceci :
« Le nazisme n’est pas la cause, mais la conséquence d’une crise spirituelle. Cette crise, qui s’est déployée au cours des siècles passés et, particulièrement, ces dernières décennies, est double - religieuse et spirituelle. La littérature protestante comme catholique s’accorde pour dire que, depuis l’accord des libertés gallicanes au moins, la religion chrétienne a été éliminée de la sphère publique, le cœur du développement historique, en tant que fin dernière de l’humanité. La fin de l’idée chrétienne en tant que fin qui liait les sociétés, ainsi que les individus tournés vers l’au-delà, vers la vie en Dieu, a eu un double effet :
l’homme n’a dès lors plus eu aucune valeur absolue et uniforme pour mener sa vie
[…]. Les valeurs chrétiennes, si tant est qu’elles demeurassent, ne pouvait empêcher qu’il se scindât entre une homme de la semaine et un homme du dimanche et, la semaine, il avait d’autres motifs d’action qu’une méditation de la volonté de Dieu, fût-elle ténue. La vie, de ce côté-ci de la tombe, a acquis une signification propre […] ;
la société s’est organisée en différents ordres.
 »
« L’idée démocratique est purement formelle. Elle ne recèle pas cette certitude qui définirait la vie humaine dans sa totalité. Elle assigne des devoirs et des droits à des personnes et à des organisations sociales, elle donne des libertés individuelles - mais elle n’en donne jamais la raison. » (4)
Étonnants propos dans la bouche de celui qui fut général de la SS et commandant de l’Einsatzgruppe D de juin 1941 à juillet 1942, responsable à ce titre de l’assassinat de quelque 90.000 Juifs à l’arrière de la 11e armée. Ici, il semblerait que l’idée soit qu’il n’est pas possible qu’une communauté humaine puisse se passer d’un récit transcendant et que les valeurs morales soient celles que porte le récit dominant, fussent-elles différentes - sinon inverses - à celles du récit précédent. Comme telle, la démocratie ne serait donc pas un récit, mais une simple organisation sans finalité.

Dans un autre chapitre du livre, Johann Chapoutot explore les discours qui, après la dernière guerre et particulièrement en Allemagne, ont tenté de rendre un sens à l’histoire, alors même que cela impliquait de renoncer à un type de récit dont on savait à présent à quoi il pouvait mener. Mais cela n’élimine peut-être pas totalement le récit, parce que la connaissance - aussi fragile, voire aussi infondée soit-elle (5) - est le moteur de l’action. Déjà Goethe affirmait : « […] je déteste tout ce qui ne fait que m’instruire, sans augmenter mon activité ou l’animer directement. » (6) Ce qui, dans le domaine de l’histoire, pose la question de l’utilité ultime de la connaissance du passé. Ou, pour le dire autrement, la question de la recherche en histoire, dès lors que celle-ci n’aurait d’autre motivation que la connaissance pure et désintéressée.

Johann Chapoutot écrit :
« Incapables d’expliquer par des relations causales nécessaires, les “sciences de l’esprit” ont pour vocation de comprendre. C’est contre Dilthey et sa méthode compréhensive, et parce qu’il souhaitait conformer les sciences humaines au canon de scientificité érigé par la physique ou la biologie, qu’Émile Durkheim, dans ses Règles de la méthode sociologique, voudra “considérer les faits sociaux comme des choses”. Le “positivisme” en “sciences” humaines pose ainsi un objet à connaître face à un sujet connaissant, sans trop s’attarder sur la mutuelle participation du sujet et de l’objet (posé et supposé) qui, tous deux, partagent le parfois douteux privilège d’être des hommes. S’il est aujourd’hui de bon ton de se gausser de Durkheim et de sa naïveté positiviste, on constate que, chez les historiens notamment, sa postérité (fût-elle inconsciente) est riche et sa progéniture nombreuse. Dans le cas d’un “objet” comme le nazisme, par exemple, la stricte distinction entre sujet et objet et la profession de positivisme sont souvent érigées en seul recours. » (p. 316)
Je ne puis m’empêcher de voir dans ces propos la trace d’un pragmatisme qui, depuis plusieurs décennies, a fortement ravagé les sciences sociales en les décourageant de pourchasser, au sein de leurs démarches, ces biais subjectifs auxquels, bien évidemment, toute recherche, dans quelque domaine que ce soit, est exposée.

Je m’en explique.

L’idée de comprendre est certes estimable. C’était d’ailleurs le souci que Max Weber manifesta continûment. Mais comprendre ne signifie pas nécessairement s’abîmer dans « la mutuelle participation du sujet et de l’objet » au point d’accorder à la subjectivité du chercheur des droits sur sa recherche. Ce que Weber entendait par « le difficile concept (Begriff) du “comprendre” » (7), c’est un mode d’interprétation de l’activité sociale qui permet d’éclairer les causes et non cette manière d’empathie qui vise à retrouver dans l’esprit même du chercheur les affects dont témoignerait le fait social. Il définissait la sociologie comme suit : « Nous appelons sociologie […] une science qui se propose de comprendre par interprétation (deutend verstehen) l’activité sociale et par-là d’expliquer causalement (ursächlich erklären) son déroulement et ses effets. » (8) Et s’il est vrai que la causalité à explorer en sciences sociales implique d’entrer dans les raisons humaines, il n’en ressort pas pour autant que les mêmes raisons humaines doivent participer à l’exploration. La conception que Durkheim défendait n’a pas révélé une naïveté - fût-elle positiviste -, mais a posé un certain nombre de balises (on peut en poser d’autres) entre lesquelles il convient de circonscrire les méthodes de recherche, de telle sorte que soit continûment exercée une vigilance à l’égard des fausses évidences, comme par exemple celles que l’on doit à la subjectivité. Il est vrai que l’on n’en finit jamais avec la subjectivité ; mais c’est là une raison supplémentaire pour en traquer sans cesse les effets, et non de céder à une prétendue vérité à laquelle elle donnerait accès. Et dire que seul le nazisme mérite d’être objectivé, c’est assurément conférer à l’objectivation des vertus dont on aperçoit pas pourquoi les autres “objets” sociaux n’en bénéficieraient pas.

Chapoutot approuve-t-il sans réserve cette mise en cause des méthodes durkheimiennes ? Il faut à tout le moins constater que, outre l’alignement sur une tendance générale (9), il cultive une certaine ambiguïté. Ainsi, ayant d’abord cité Henri-Irénée Marrou comme suit :
« Toute démarche compréhensive implique une empathie - même quand l’objet est foncièrement antipathique. Elle implique en effet, comme le suggère le mot d’empathie, de ressentir de l’intérieur, et ressentir avec - car comprendre implique aussi la sympathie au sens étymologique, certes, mais tout de même. Henri-Irénée Marrou […] écrit […] dans De la connaissance historique (1954) :
Le terme de sympathie est même insuffisant ici : entre l’historien et son objet, c’est une amitié qui doit se nouer, si l’historien veut comprendre, car, selon la belle formule de saint Augustin, on en peut connaître personne, sinon par l’amitié. » (p. 320)
il ajoute ceci à propos de Marc Bloch :
« L’histoire, science du passé ? C’est juste, mais un peu court car, généralement, l’historien met au jour des familiarités, des affinités avec ces “hommes du passé”, “nos ancêtres”, les “acteurs de l’histoire” qu’il étudie. Il trouve en eux, même dans les pires d’entre eux, des hommes, qui partagent avec lui, le plus souvent, quelques interrogations fondamentales. Il les voit aux prises avec leur finitude, et avec cette mort qu’officier d’un état-civil savant, il constate et consigne.
Et si, donc, l’histoire était cette manière d’interroger l’homme dans le temps ? L’homme en tant qu’être temporel, c’est-à-dire mortel, et le sachant ?
Marc Bloch, qui fait partie de ceux à qui rien, ou presque, n’échappe, ne dit pas autre chose dans cette
œuvre posthume (soit l’opus par excellence, qui brave et trompe la mort) qu’est Apologie pour l’histoire :
“‘Science des hommes’, avons-nous dit. C’est encore beaucoup trop vague. Il faut ajouter : ‘des hommes dans le temps’. L’historien ne pense pas seulement ‘humain’. L’atmosphère où sa pensée respire naturellement est la catégorie de la durée.”
 »
À quoi Chapoutot renchérit :
« La durée, soit le temps en tant qu’il est perçu et, parfois, conçu par l’homme, objet d’une aperception et, éventuellement, d’une réflexion. Bergson est passé par là. » (p. 320)
Je ne suis pas certain que, en isolant ces quelques mots de Bloch, Chapoutot ait rendu justice à l’Apologie (10). Même si Marc Bloch y parle également de la nécessité de comprendre, l’ouvrage est un grand plaidoyer pour des méthodes scientifiques propres à distinguer le faux du vrai et à tenir à distance la subjectivité de l’historien.

L’histoire est une discipline qui, dans son exercice même, pose énormément de questions, sans doute davantage que toute autre. C’est que ce qu’elle découvre est nécessairement amené à contredire une vision du passé largement partagée et qu’elle peut en outre facilement alimenter une érudition usurpée. Le livre de Johann Chapoutot explore bien des aspects de ces questions-là, et cela bien au-delà de ce que je viens d’en dire. Il n’hésite d’ailleurs pas à pousser l’interrogation jusqu’au rôle de la littérature et de la poésie. Mieux même, jusqu’à l’objectivation que représente toute expression écrite, et à ce titre matériau historique :
« Les romans que l’on lit, c’est un exercice d’apprentissage, au mot et à l’expression juste, mais aussi à la réalité d’une existence, prise dans le devenir mais devenue consciente d’elle-même par et dans le récit. » (p. 364)
À chacun de juger s’il convient de le suivre jusque-là, c’est-à-dire jusqu’à ces lieux où toute méthode devient illusoire.

(1) Johann Chapoutot, Le grand récit. Introduction à l’histoire de notre temps, PUF, 2021.
(2) Cette lettre a été publiée dans le livre de Nicolas Werth, La terreur et de désarroi. Staline et son système, Perrin, 2007, pp. 343-350.
(3) Cf. Robert Brasillach, Notre avant-guerre [1940], Le livre de poche, 1992, pp. 343 et ss.
(4) Otto Ohlendorf, “Schlusswort Ohlendorf vor dem dem Militärgericht II vom 13. Februar 1948”, Trial of War Kriminals Before the Nürnberg Military Tribunals Under Control Council Law N° 10, Vol. 4 : United States of America v. Otto Ohlendorf, et al. (Case 9 : “Einsatzgruppen Case”), US Government Printing Office, District of Columbia, 1950, pp. 384-410.
(5) Une connaissance infondée n’est évidemment pas une connaissance, puisqu’elle énonce le faux. Mais il est tout aussi évident qu’il est fréquent qu’une proposition fausse soit assimilée à une connaissance (alors qu’elle n’est qu’une croyance) dans le but de la faire passer pour vrai.
(6) Lettre de Goethe à Schiller du 19 décembre 1789, citée par Nietzsche dans “De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie” in Œuvres I, Éd. Robert Laffont, Bouquins, 2004, p. 217.
(7) “Essai sur le sens de la ‘neutralité axiologique’ dans les sciences sociologiques et économiques” [1917], in Essais sur la théorie de la science [1922], trad. de Julien Freund & alii, Plon, 1965 ; rééd. Presses Pocket, Agora, 1992, p. 422.
(8) Max Weber, Économie et société [1922], trad. de Julien Freund & alii, Plon, 1971 ; rééd. Presses Pocket, Agora, 1995, vol. 1, p. 28.
(9) J’ai personnellement vu comme un signe assez révélateur de cette tendance le remplacement en 2019 sur France Culture de l’émission d’Emmanuel Laurentin, La fabrique de l’histoire par l’émission de Xavier Mauduit, Le cours de l’histoire. Pour le dire de façon lapidaire, il me semble que l’élucidation des faits historiques a laissé place à l’exploitation de thèmes actuels, comme si l’important était bien de chercher de l’utile, voire du divertissant.
(10) Marc Bloch, Apologie pour l’histoire [1949], Armand Colin, 2000.

dimanche 17 octobre 2021

Note de lecture : Gérald Bronner

Apocalypse cognitive
de Gérald Bronner


Il existe, je crois, de bonnes raisons de s’intéresser au dernier livre de Gérald Bronner, L’apocalypse cognitive (1), celui-ci s’étant fait connaître par le combat qu’il mène contre l’erreur, un combat dont la nécessité n’est plus discutable aujourd’hui, et un combat dans lequel on ne peut s’engager sans un certain courage, eu égard à la puissance et à la hargne de ceux qui défendent l’erreur, voire le mensonge. Reste que la bonne volonté ne suffit pas dès lors qu’il s’agit d’étudier sociologiquement les tendances actuelles qui voient les gens se laisser si facilement convaincre par des contrevérités, des fables, des impostures, des inexactitudes, des mensonges et qui les voient aussi se satisfaire encore plus facilement des divertissements les plus médiocres, sinon les plus stupides, au détriment de ce qui faisait il y a peu encore la culture cultivée. Car, si le diagnostic est très malaisé, il est d’importance.

L’idée qui guide le livre, c’est ce qu’il appelle « le plus précieux de tous les trésors », à savoir « le temps de cerveau humain » libéré. Or, là où on aurait pu espérer que ce temps libéré - libéré du travail et de toute tâche aliénante - allait pouvoir être consacré au meilleur, à la culture cultivée d’abord, à chercher à surmonter aussi et surtout « la crise civilisationnelle » que nous connaissons, force est de constater qu’il est englouti dans la bêtise et l’abrutissement. Ce qui conduit sans doute Bronner à espérer que ses idées et son livre ouvriront les yeux des gens de telle sorte qu’ils se reprennent. Et, évoquant les dangers qui menacent l’humanité, il conclut comme suit :
« Nous sommes loin de pouvoir imaginer tous ces dangers, et plus encore de leur opposer des réponses. Mais celles-ci existent potentiellement dans le trésor de notre temps de cerveau disponible. C’est pourquoi il faut être attentif à la préservation des conditions sociales de l’exploration des possibles, notamment par la science et la technologie, et la promotion de l’égalité des chances. Il faut parallèlement encadrer rationnellement cette exploration et les conséquences secondaires qu’elle pourrait engendrer. On se tromperait donc gravement sur tout ce qui précède si l’on croyait que j’approuvais, même avec la pudeur de l’implicite, des mesures liberticides pour réguler le marche cognitif. Ces régulations sont nécessaires, nous l’avons vu, mais il ne faut pas que le remède soit pire que le mal. Le pire serait donc d’interrompre cette exploration du possible ou de lui nuire gravement.
Nous faisons dans ce domaine bien mieux que la nature. Celle-ci explore le possible de façon aveugle, sans intention, et elle produit des équilibres - que les animistes d’aujourd’hui trouvent admirables - qui n’ont été obtenus qu’au prix du sacrifice de milliards de tonnes d’êtres vivants et d’un temps extrêmement long. Les innovations de l’être humain ne sont jamais, elles, sans intention, même si elles peuvent donner lieu aussi à des essais en forme d’erreurs, et à des tâtonnements plus ou moins heureux. Mais parce qu’elles sont le produit d’intentions, elles impliquent des gâchis d’énergie et de temps beaucoup moins importants. Il ne s’agit pas d’opposer l’humanité à la nature. Nous faisons partie de la nature et l’intentionnalité qui accélère l’exploration du possible n’est pas autre chose que la production de la nature, jusqu’à preuve du contraire. Nous sommes cependant la seule espèce à être capable de penser notre destin avec une telle profondeur temporelle, la seule à pouvoir prendre en compte les conséquences primaires et secondaires de notre action. Il nous reste seulement à réaliser toute notre potentialité.
On me pardonnera, j’espère, le ton emphatique de cette conclusion, mais comment ne pas risquer le ridicule de l’emphase lorsque l’on évoque le destin de sa propre espèce et l’ombre qui plane sur elle ? Comment ne pas céder au vertige lorsqu’on imagine que nous pourrions être la première civilisation à franchir le plafond de Fermi tout en ayant à l’esprit que rien n’est moins probable ?
Ce plafond paraît discernable à présent à l’œil nu de nos conjonctures, il s’approche. La nature prend son temps, mais nous ne l’avons pas.
 » (pp. 358-359)

Si j’ai reproduit ces derniers paragraphes du livre, c’est parce qu’ils coagulent tout ce que Bronner a tenté de suggérer et les raisons qui l’y ont poussé. Le plafond de Fermi qui y est évoqué, c’est cette idée - prolongement du paradoxe de Fermi - selon laquelle le temps durant lequel les conditions de vie se maintiennent, telles que la physique universelle les suppose, est inférieur au temps nécessaire pour qu’une civilisation atteigne le point où elle pourrait se passer de ces conditions-là ; ce qui expliquerait que toutes les civilisations, toutes les formes de vie, finissent par mourir. Et Bronner d’envisager que l’humanité puisse percer ce plafond, si du moins le temps de cerveau libre soit principalement consacré à imaginer les innovations nécessaires à cette fin.

Si l’on me reprochait d’avoir réduit ce livre à une proposition simpliste qui en dévoile le ridicule, je l’admettrait volontiers. C’est que tout l’ouvrage vise à l’assortir de considérations sérieuses - tout particulièrement par l’évocation d’une multitude d’expériences psychosociologiques et de statistiques propres à permettre d’éclairer les forces profondes et cachées de la nature humaine - et à donner l’apparence de l’évidence à ce qui en est privé dès lors qu’on le formule synthétiquement.

Il y a quelque chose d’assez paradoxal à affirmer que ce qui conduit les humains à préférer le médiocre au cultivé relève de leur nature profonde et à ouvrir néanmoins l’espoir qu’ils pourraient, face aux enjeux d’aujourd’hui, surmonter cette nature pour échapper aux désastres qui sont craints. On n’aperçoit pas, en outre, ce qu’il y a de sociologique dans tout ça, à moins que l’intention de l’auteur fut bien de s’écarter de son champ de compétence.

L’envie me prend dès lors de poser un certain nombre de questions.

Peut-on croire que l’‘effet cocktail party’ (2) fournisse un indice significatif de la tendance à croire des fables ou à se complaire dans la facilité ? Peut-on croire que le goût pour les clashs soit la raison principale du mépris manifesté vis-à-vis de la rigueur et de la pensée de qualité ? Peut-on croire que la propension de tant de gens à adhérer à des idées qui ne s’accompagnent d’aucun élément de preuve témoigne d’un aspect de la nature de l’homme ? Peut-on se laisser convaincre par une ribambelle d’expériences psychosociologiques particulièrement convoquées pour nous étonner, de la même manière qu’on réalisait au XVIIIe siècle des expositions faisant la promotion de la science et dans laquelle on faisait voir des “baisers électriques” ? Peut-on croire que les tendances qui caractérisent l’époque contemporaine ne doivent rien à l’histoire, que les rapports sociaux ne modèlent pas l’évolution des mœurs autant sinon davantage que la nature humaine, que le comportement social ne puise pas ses déterminations dans des spécificités culturelles et sociales bien davantage que dans des réflexes ou des tropismes physiologiques ? Peut-on espérer rendre compte des motivations humaines en passant quasi totalement sous silence les rapports de production et, plus généralement, le contexte économique ?

Je n’ai pas la réponse à toutes ces questions. Et je reste intrigué, bien sûr, face aux dérives politiques, intellectuelles, cognitives et relationnelles, ainsi qu’au triomphe de l’irrationalisme des temps présents. Pour autant, même si son ouvrage comporte un certain nombre d’informations intéressantes susceptibles de faire progresser leur compréhension, je ne suis pas convaincu par la thèse globale de Gérald Bronner. Il a choisi d’intituler son livre Apocalypse cognitive avec l’intention d’annoncer de prime abord une catastrophe - vocable dans l’air du temps - pour s’octroyer ensuite le plaisir de rassurer quelque peu. Ainsi, il écrit :
« C’est en raison de ce sens premier que j’ai voulu donner ce titre au livre que vous avez entre les mains : apocalypse cognitive. Je ne l’ai pas fait en ignorant la mauvaise interprétation qu’on pourrait en faire. Avais-je l’intention d’annoncer une forme de fin du monde ? Je m’amuse par avance de ce que cette interprétation puisse se diffuser, montrant ainsi que ceux qui la défendront ne sont pas allés dans leur lecture jusqu’à ces lignes. Ils ne feront que confirmer l’une de ces autres mauvaises nouvelles que les chercheurs qui scrutent notre façon d’utiliser l’information ont découvertes : 59 % des personnes qui partagent des articles sur les réseaux sociaux n’ont lu que les titres et rien de leurs contenus.
Reconnaissons-le, je n’ai pas fait qu’annoncer de bonnes nouvelles dans les pages qui précèdent mais l’essentiel du propos n’est pas non plus de faire croire que nous irions vers quelque fin des temps. En revanche, le monde contemporain, tel qu’il se dévoile par la dérégulation du marché cognitif, offre une
révélation fondamentale - c’est-à-dire une apocalypsis - pour comprendre notre situation et ce qu’il risque de nous arriver. Cette dérégulation a pour conséquence de fluidifier sur bien des sujets la rencontre entre une offre et une demande , et ce, en particulier sur le marché cognitif. Cette coïncidence entre l’une et l’autre ne fait apparaître ni plus ni moins que les grands invariants de l’espèce. La révélation est donc celle de ce que j’appelle une anthropologie non naïve ou, si l’on veut, réaliste. Le fait que notre cerveau soit attentif à toute information égocentrée, agonistique, liée à la sexualité ou à la peur, par exemple, dessine la silhouette d’un Homo sapiens bien réel. » (pp. 190-191)
Que ce soit par ce prétendu piège tendu au lecteur ou que ce soit par la révélation ainsi faite, je me demande si Bronner ne cède pas quelque chose aux travers qu’il dénonce et dont il prétend déceler l’origine.

Suis-je le seul à supposer - de manière intuitive j’en conviens - que la situation dont nous souffrons ne doit pas tout aux invariants de l’espèce ? Me trompé-je en imaginant qu’homo sapiens a bien des visages en rapport avec ses différents contextes de vie ? Ai-je tort de rester attaché à l’idée que l’humain dispose d’un pouvoir d’adaptation qui l’entraîne à des comportements très variés au fil de son histoire ?

(1) Gérald Bronner, L’apocalypse cognitive, PUF, 2021.
(2) Bronner l’appelle ‘effet cocktail’, ce qui pourrait créer la confusion avec un effet lié au mélange de substances chimiques, alors qu’il s’agit bien de ce phénomène psychoacoustique qui permet de surmonter le brouhaha pour identifier des signaux sonores coïncidant avec nos intérêts.