mardi 28 septembre 2021

Note de lecture : Antoine Wauters

Mahmoud ou la montée des eaux
d’Antoine Wauters


Je reste perplexe. Pourquoi le choix fait par Antoine Wauters d’écrire Mahmoud ou la montée des eaux (1) en vers libres m’a-t-il touché ? Peut-on d’ailleurs parler de vers libres ? Suffit-il d’aller inopinément à la ligne pour faire des vers libres ? Car je n’ai pas aperçu à quelle logique obéissait le découpage des vers. Souvent, il coïncide avec des phrases très courtes. Mais il arrive aussi que la phrase soit tronçonnée, quelquefois au milieu d’un syntagme. Et pourtant, je ne suis pas sûr que le charme de l’ouvrage aurait si bien opéré sans cette forme qui permet de dégringoler rapidement les pages et qui laisse la possibilité aux états d’âme, aux évocations, aux allusions de se croiser, de s’entrecroiser et de créer ainsi une sorte de parole synthétique qui donne à voir ce que l’information occulte habituellement.

Car nous croyons tous savoir ce qui se passe en Syrie depuis 10 ans. Cela avait commencé avec le printemps arabe, en février 2011, avec des mouvements de révolte dont Alain Badiou n’hésitait pas à dire qu’ils « rendent vie, dans le génie propre de leurs inventions, à quelques principes de la politique dont on cherche depuis bien longtemps à nous convaincre qu'ils sont désuets. Et tout particulièrement à ce principe que Marat ne cessait de rappeler : quand il s'agit de liberté, d'égalité, d'émancipation, nous devons tout aux émeutes populaires. » (2) Ce qui suivit ces émeutes - s’il faut les appeler ainsi - illustre bien mal un principe politique auquel on devrait liberté, égalité et émancipation. La dictature, l’oppression et les horreurs qui les expliquaient aisément ne les ont pas pour autant rendues bénéfiques, pas davantage d’ailleurs en Egypte qu’en Syrie. Et, au moment où Kaïs Saïed concentre en ses mains les pouvoirs, le cas de la Tunisie reste très incertain.

Reste que l’image que nous nous faisons à distance de la réalité syrienne est davantage faite d’une comptabilité des mésaventures politiques et des ravages humains que d’une juste appréhension des situations vécues. Et c’est là que le roman peut parfois nous livrer de quoi approcher la réalité par un tout autre côté, ce côté que la fiction permet d’éclairer, ne serait-ce que par la possibilité qu’elle offre de pénétrer l’esprit d’une victime des circonstances.

Mahmoud a déjà derrière lui une longue histoire personnelle dont bien des aspects doivent beaucoup aux avatars politiques de son pays. Hafez puis Bachar el-Assad, les combattants sunnites, tels ceux d’al-Qaïda, les soldats iraniens, les boutefeux de Daech, puis les forces armées russes, et j’en passe. Mais il y a aussi ses espoirs déçus, ses amours contrariées, ses souffrances propres, ce cancer qui lui ronge le bras. Et aussi - surtout peut-être - ce village perdu au fond du lac el-Assad où se trouve englouti le monde de son enfance, de sa jeunesse, de ses rêves, des rêves à jamais impossibles à renouveler.

Tout ça n’est pas dit comme je le dis. L’écriture crée des formes de dire qui témoignent autrement, mieux, sans ce goût du sens qui fait les discours plats. Plutôt que de la décrire cette écriture, il faut la donner à voir :

« Il est assis à l’entrée de son cabanon.
Enfant sourd aux tirs et aux cris.
Il boit l’arak à la bouteille.
Le barrage fait l’objet d’une lutte incessante.
D’un côté, des fous qui veulent notre engloutissement.

De l’autre, des soldats des Forces démocratiques et de la
coalition, qui filent entre les balles afin de colmater
les brèches.
Les premiers hurlent, brandissent des drapeaux noirs.
Les autres se cachent et s’aplatissent dans la poussière.
Lui, sa chaise est tournée vers l’aval,
mais de là où je me trouve,
sur ce mince caillebotis menant de la terre à l’eau,
je ne peux pas dire ce qu’il regarde.
Si.
Il regarde au-delà.
Plus loin.
Il regarde avant et après.
C’est tout toi, Mahmoud.
Tu as toujours vécu comme ça, entre ici et ailleurs.

Tu écrivais tellement.
Tout ce temps à écrire…
Mon amour.
Pas de lunettes aujourd’hui.
Aucune plainte dans tes yeux.
De temps en temps, tu repousses la bouteille et,
de ta main droite, ta bonne main, tu traces des
lettres dans le vent.
Je ne peux pas lire ce que tu écris,
mais j’aime suivre le tracé de ta main.
Moi, je ne suis jamais allée aussi loin, je ne me suis
jamais livrée comme toi au poème, mais je l’ai connue,
cette solitude. La solitude de qui se risque à écouter
la voix des pierres,
l’isolement de l’eau,
je la connais.
C’est elle, à chaque fois que tu plonges,
ton vieux masque à la main, c’est elle que tu rejoins.
Le vide.
L’accession à l’oubli.
Ta main est solitude, Mahmoud.
Descend encore.
Plus bas.
Autrefois, les gens qui te lisaient disaient que tu avais le don
des images. Mais toi tu me disais que tu ne voyais rien,
que tu étais aveugle. Mon seul talent consiste à m’effacer,
disais-tu. M’effacer en traçant des signes… Eux voient le
poète Elmachi, et moi je ne vois que l’oiseau que j’étais hier,
je ne vois que la fourmi en quoi m’a transformé ce poème.
Une vie à écrire. Tout ça pour me rendre compte que les
mots ne disent rien, qu’il n’y a rien au fond d’eux, qu’un peu
de silence. Et de paix.
 » (pp. 79-80)

En lisant Antoine Wauters, j’ai tout d’un coup eu honte de la manière dont j’ai accueilli jusqu’à présent les nouvelles de la Syrie. Non que je fus trop indifférent, ni même trop peu attentif aux événements. Mais parce que je n’y voyais que des morts, des blessés, des combattants, des terroristes, et pas un seul humain vivant, particulier, troublé dans son être, pas un seul Syrien attaché à sa terre dévastée, à ses rêves engloutis, à ses espoirs anéantis, à ses amours désolées. Qu’il s’évanouit facilement ce souci véritable de l’autre qui naît de la proximité, de l’écoute, du contact. Et qu’il faille un roman pour nous le rappeler donne à la fois la mesure de notre nonchalance et la force de l’écriture.

Le printemps arabe a peut-être déçu Badiou. Il n’a fait qu’illustrer la logique du meurtre, celle qu’Albert Camus décrivait déjà à propos de ces communistes qui, pour vaincre l’oppression, tuaient et construisaient une nouvelle oppression, souvent plus terrible que celle qu’ils voulaient vaincre. Pour Camus - rappelons-nous - la révolte suppose des limites. Elle les suppose rationnellement, en définissant ce qu’il advient de leur franchissement. Des limites qui auraient conduit Mahmoud à écrire bien d’autres choses.

« […] la liberté la plus extrême, celle de tuer, n’est pas compatible avec les raisons de la révolte. La révolte n’est nullement une revendication de liberté totale. Au contraire, la révolte fait le procès de la liberté totale. Elle conteste justement le pouvoir illimité qui autorise un supérieur à violer la frontière interdite. Loin de revendiquer une indépendance générale, le révolté veut qu’il soit reconnu que la liberté a ses limites partout où se trouve un être humain, la limite étant précisément le pouvoir de révolte de cet être. La raison profonde de l’intransigeance révoltée est ici. Plus la révolte a conscience de revendiquer une juste limite, plus elle est inflexible. Le révolté exige sans doute une certaine liberté pour lui-même ; mais en aucun cas, s’il est conséquent, le droit de détruire l’être et la liberté de l’autre. Il n’humilie personne. La liberté qu’il réclame, il la revendique pour tous ; celle qu’il refuse, il l’interdit à tous. Il n’est pas seulement esclave contre maître, mais aussi homme contre le monde du maître et de l’esclave. Il y a donc, grâce à la révolte, quelque chose de plus dans l’histoire que le rapport maîtrise et servitude. La puissance illimitée n’y est pas la seule loi. C’est au nom d’une autre valeur que le révolté affirme l’impossibilité de la liberté totale en même temps qu’il réclame pour lui-même la relative liberté, nécessaire pour reconnaître cette impossibilité. Chaque liberté humaine, à sa racine la plus profonde, est ainsi relative. La liberté absolue, qui est celle de tuer, est la seule qui ne réclame pas en même temps qu’elle-même ce qui la limite et l’oblitère. Elle se coupe alors de ses racines, elle erre à l’aventure, ombre abstraite et malfaisante, jusqu’à ce qu’elle s’imagine trouver un corps dans l’idéologie. » (3)

(1) Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux, Verdier, Lagrasse, 2021.
(2) Extrait de l’article “Tunisie, Egypte : quand un vent d'est balaie l'arrogance de l'Occident” in Le Monde du 19 février 2011, p. 21.
(3) Albert Camus, L’homme révolté [1951], Gallimard, Idées, 1972, p. 341.

jeudi 23 septembre 2021

Note d’opinion : une science qui déraisonne

À propos d’une science qui déraisonne

Depuis la privatisation partielle de l’audiovisuel dans les années 80 (1), les idées et les conceptions extravagantes ont bénéficié d’un canal de diffusion nouveau. Cette même privatisation a consacré le financement des médias par la publicité, laquelle a participé très fortement à banaliser des méthodes de persuasion diamétralement contraires à l’argumentation rationnelle et à l’esprit critique. Ces tendances ont ensuite été très considérablement renforcées par le succès des communications électroniques et des réseaux sociaux. De telle sorte que les opinions irrationnelles ont plus que jamais retenu l’attention d’une frange considérable de la population et ont acquis une sorte de légitimité d’une certaine façon inhérente à leur irrationalité. Les folles idées qui circulent depuis le début de la pandémie de Covid-19 illustrent parfaitement le phénomène.

On aurait pu croire que le succès des idées farfelues coïnciderait avec une opposition à la science, telle qu’elle exista durant les siècles où les dogmes religieux se gardaient des mises en cause scientifiques. Or, il n’en est rien. C’est au contraire par la proclamation du caractère scientifique de leurs propositions que les adeptes des théories inconséquentes tentent de convaincre. L’aberrant a pénétré le milieu scientifique jusqu’à y semer la confusion et à y usurper une licéité de façade. Là aussi, la pandémie nous en livre un excellent exemple en la personne de Didier Raoult, lequel a multiplié les déclarations ébouriffantes, associées à de prétendus gages de sa propre scientificité, sans que cette dernière soit jamais fortement contestée.

En 2019, j’avais eu l’occasion déjà d’exprimer ma stupéfaction devant l’immixtion au sein de l’Université de Bologne de discours charlatans cautionnés par des titulaires de chaires académiques. (2) Mais l’énormité des thèses défendues était telle que je supposais alors que la circonstance était accidentelle et ne pouvait être jugée révélatrice d’une contamination massive du milieu universitaire. Le cas que je souhaite évoquer aujourd’hui est d’une tout autre nature. Il s’agit d’une professeure de l’Université de Liège dont la renommée grandissante et les cautions académiques récoltées me paraissent inquiétantes : je veux parler de Vinciane Despret.

Vinciane Despret - après des études de philosophie et de psychologie (3) - enseigne la philosophie des sciences, l’anthropologie critique de la psychologie et l’épistémologie des sciences de la santé. Mais elle s’est surtout fait connaître par ses recherches et ses positions dans le domaine de l’éthologie. Ses succès, elle les doit en bonne partie aux rapports bienveillants - quasi fraternels - avec la nature, les animaux et tout particulièrement les oiseaux qu’elle appelle de ses vœux. Ce faisant, elle s’inscrit dans un puissant courant naturaliste qui l’a précédé et qu’elle renforce. Mais elle le renforce au départ d’une posture qui, par exemple, est très différente de celle qu’avait adoptée bien avant elle Élisabeth de Fontenay. (4) Là où cette dernière n’avait guère quitté le terrain philosophique, Vinciance Despret, quant à elle, fonde essentiellement son argumentation sur des observations éthologiques qui appartiennent à un registre disciplinaire qui n’est pas le sien et sur des ressemblances anthropomorphiques qui vont bien au-delà de ce qu’en disaient certains biologistes en quête d’une équivalence de complexité (5).

J’en viens à ce qui nourrit mes inquiétudes, c’est-à-dire à des éléments de l’œuvre de Vinciane Despret que je ne puis juger anodins, d’une part, et aux reconnaissances académiques dont elle bénéficie néanmoins, d’autre part.

Il me faut d’abord dire un mot à propos de la façon dont Vinciane Despret envisage l’approche anthropologique (ou ethnologique) des “réalités” dont elle parle, dès lors qu’il s’agit de “réalités” humaines. Et je vise bien sûr ici les considérations qu’elle émet à propos des rapports que les vivants entretiennent avec les morts.

En octobre 2017, Vinciane Despret prononça à l’École des hautes études en sciences sociales la 2e des Conférences Lévi-Strauss qu’elle avait intitulée Enquêter avec les morts (6). En guise d’introduction de l’exposé, l’anthropologue Maurice Bloch se risqua à dresser un parallèle entre Lévi-Strauss (qui donne son nom au cycle de conférences) et la conférencière. Le lien qu’il jugea bon d’établir entre les deux fut qu’ils étaient l’un et l’autre des « passeurs de frontières ». Ainsi, il précisa :
« Lévi-Strauss, dans tout son travail, mais particulièrement dans les Mythologiques, montre à quel point les frontières entre ce qui a été appelé les différentes tribus amérindiennes sont simplement des instants dans un processus qui n’arrête pas de les transformer, de bouger. Et ce qu’il souligne, c’est ces transformations. »
Il compléta ensuite le parallèle en évoquant Darwin :
« Et alors, je pense même aussi à Darwin dont le travail a été très choquant, non pas parce qu’il parlait de l’évolution (parce que d’autres gens parlaient le l’évolution à ce moment-là) ; parce qu’il montrait qu’en fin de compte les différentes espèces n’étaient qu’un simple moment de différenciation et que les différenciations disparaissaient avec le temps. »
Et de conclure :
« Alors, d’un côté, nous avons les frontières que Lévi-Strauss nous a montrées […] Quand on pense aux travaux de Vinciane Despret, je vois ce fil continu dans tout ce qu’elle a fait : d’abord de montrer que les frontière entre les humains ne sont pas du tout aussi solides qu’on les représente, qu’elles disparaissent dès qu’on a un point de vue dans le temps. Et aussi que les frontières entre les morts et les vivants sont également franchissables. Et elles sont franchies continuellement. »

S’il me semble légitime de s’interroger sur la pertinence des frontières ainsi évoquées, tant à propos de Lévi-Strauss qu’à propos de Darwin, ce qui paraît le plus troublant dans les propos de Maurice Bloch, c’est la caution lévi-straussienne qu’il accorde à Vinciane Despret, alors même que leur approche respective des faits ethnographiques est selon moi totalement différente.

Lévi-Strauss a très longuement étudié des croyances qu’il ne partageait pas. J’ai presque envie de dire : peu importe qu’il ne les partageait pas. Mais le fait est qu’il ne les partageait pas. Pourquoi évoquer cet aspect des choses ? Parce qu’il est ainsi plus aisé de cerner sur quoi doit porter la recherche anthropologique dès lors qu’elle se penche sur des faits de croyance. On ne pourra ainsi mettre en doute le fait que Lévi-Strauss s’est intéressé aux effets que la croyance peut avoir sur le comportement de ceux qui la partage et sur les effets que cela peut avoir sur l’organisation et l’évolution de la vie sociale. Et cette façon d’étudier les croyances l’a amené à proposer l’existence d’une rationalité collective, ignorée des individus, et propre à participer parfois à garantir la survie du groupe. (7) Ce qui incite à mesurer la fécondité de la méthode, tout autant que l’importance des croyances. Lévi-Strauss n’a jamais rien fait d’autre que de chercher à expliquer, et à expliquer comment fonctionne l’esprit humain, jusque dans ses fabulations les moins compréhensibles. (8)

Vinciane Despret quant à elle ne veut pas expliquer. Elle s’interdit même d’expliquer, faisant de ce parti pris une méthode apte à « laisser l’agir faire ». Ainsi, l’enquête qu’elle a mené et qui l’a conduite à écrire Au bonheur des morts (9), elle en présentait le projet aux personnes sollicitées comme suit :
« Je disais : je mène une enquête sur la manière dont les morts entrent dans la vie des vivants, chez nous, aujourd’hui, et comment ils les font agir ; je travaille sur l’inventivité des morts et des vivants dans leurs relations, avec cette difficulté que les vivants ont tendance à se laisser facilement convaincre de s’octroyer tout le crédit de cette inventivité. » (10)
Étrange façon de procéder, bien peu conforme aux méthodes préconisées en sciences sociales, des méthodes qu’elle désapprouve d’ailleurs explicitement :
« La majorité des chercheurs en sciences humaines ambitionne […] d’“expliquer” sans trop se soucier de chercher des manières “justes” et partageables d’en parler.
Fidèles au programme de désenchantement, ils consacrent tous leurs efforts à élucider les conditions de la croyance, ou de sa disparition, puisque celle-ci apparaît à leurs yeux comme la cause principale du retour ou de l’effacement des morts : il y a ceux qui croient et ceux qui ne croient pas - ou, plus précisément, les morts reviennent aux moments où les gens y croient, et disparaissent quand ils n’y croient plus.
 » (11)
On ne peut pas mieux dire dès lors qu’il s’agit d’admettre que les morts reviennent, qu’on le croit ou qu’on ne le croit pas.

Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de dénoncer Vinciane Despret comme une adepte du spiritisme, ce qui serait aussi mal venu que de lui faire grief de quelque croyance de quelque type que ce soit à laquelle elle adhérerait. Ce qui est ici en cause, c’est le projet affirmé scientifique de rendre compte du retour des morts en se soustrayant aux exigences scientifiques. Lorsque Lévi-Strauss étudie les croyances qui fondent les mythes des sociétés amérindiennes, il le fait fort d’une science que ces sociétés ignorent (12) et en considération de sociétés très homogènes dans leurs croyances, alors que Vinciane Despret prétend connaître (c’est le sens de l’affirmation de sa scientificité) des phénomènes de croyance qui sont très minoritaires et même souvent critiqués par des adeptes d’autres croyances dans un monde social où le rapport à la science joue un rôle important, même si cela ne traduit pas nécessairement une opinion avertie de la rigueur que réclame la recherche scientifique.

Avant d’en dire davantage, je voudrais tenter de caractériser l’œuvre de Vinciane Despret (dont je suis loin d’avoir tout lu), de telle sorte que soient rassemblés quelques éléments d’explication de son succès. Quatre choses me semblent mériter d’être relevées.
1. L’importance de sa documentation
On ne peut que s’incliner devant le zèle qu’elle met à réunir en autodidacte un maximum d’informations, que ce soit dans le domaine de l’éthologie ou même dans celui de l’anthropologie. Si les conclusions qu’elle en tire méritent sans nul doute un examen critique, l’effort de collecte dont elles témoignent n’est pas contestable.
2. L’abondance de ses références
Vinciane Despret cite beaucoup d’auteurs, se revendique quelquefois d’eux, affirme inscrire ses pas dans les leurs. Côté philosophie, ce sont d’abord et avant tout William James, Bruno Latour et Isabelle Stengers, tous auteurs dont il faut constater qu’ils ont en commun de nourrir une grande méfiance à l’égard de la science, voire avec la notion de vérité. Côté anthropologie, elle s’approprie plutôt les pratiques et anecdotes rapportées, comme par exemple ce que dit Heonik Kwon de l’eau de puits vietnamiens, salée ou insipide selon qui la boit (13). Côté éthologie, elle s’informe très précisément des comportements animaux, notamment de ceux qu’elle peut elle-même observer.
3. Le caractère poétique de son œuvre
Il serait malaisé de nier le talent d’écriture dont témoignent les livres de Vinciane Despret. On ne peut qu’être charmé par la façon dont elle rapporte par exemple le comportement des oiseaux et même des questions qu’elle construit à leur sujet. (14) Cela dit, que l’on considère la poésie comme un moyen d’approcher l’indicible ou bien d’explorer les frontières du champ sémantique des mots, elle ouvre des perspectives, des points de vue, des lieux d’où voir les choses. Mais elle peut aussi ouvrir sur l’imaginaire, sur l’irréel, sur la duperie. Je ne veux pas qualifier la poésie de Vinciane Despret ; simplement dire que je me suis posé la question de sa nature exacte.
4. La prudence de ses énoncés
Le plus souvent, Vinciane Despret s’exprime d’une façon qui semble laisser ouverte la question du fondement de la croyance. Ainsi, elle ne dit jamais sa propre conviction que les morts jouent par eux-mêmes un rôle sur l’esprit des vivants. Un seul exemple permettra je crois de mesurer avec quel talent elle donne à son ambiguïté l’image d’une profondeur d’analyse. Parlant de la présence des morts auprès des vivants, elle écrit notamment ceci :
« L’histoire que fait fabriquer une présence dès lors ne relate pas l’événement, elle est elle-même l’événement. On vit cette présence, on la revit, c’est-à-dire également on la revivifie. Raconter ce type d’histoires relève des arts de l’expérimentation. Ceux qui écrivent pour découvrir ou explorer ce qu’ils pensent savent que l’écriture est du même matériau que la pensée. Les histoires et les expériences de ces personnes à qui advient une présence sont dans un rapport semblable. Les récits ne sont pas “après” l’expérience, ils en font pleinement partie. Ils commencent avec elle, ils en prolongent les vacillements et les réactivent.Voilà pourquoi j’affirmais tout à l’heure que l’histoire est de la même étoffe que l’expérience. Il s’agit d’une même toile, se pliant et se dépliant au même rythme.
Les récits cultivent l’art de prolonger l’expérience de la présence. C’est l’art du rythme et du passage entre plusieurs mondes, l’art de faire sentir plusieurs voix. Vaciller, marcher au milieu, un vrai milieu, pas celui d’une ligne, mais celui de lignes multiples.
 » (15)

En définitive, ce qui explique mes inquiétudes, c’est une approche de croyances irrationnelles - à tout le moins encore injustifiées rationnellement - d’une façon qui tourne le dos à la méthode scientifique dans un cadre qui se targue de scientificité. Chacun adopte bien entendu les croyances auxquelles il estime utile d’adhérer, ou plus simplement qui revêtent pour lui une forme d’évidence. Et si Vinciane Despret croit que les esprits des morts influent objectivement sur ceux des vivants - ce qu’elle n’énonce jamais formellement -, cela reste son droit. Mais c’est l’importation de cette croyance au sein de l’université, au sein même d’un enseignement qui s’affirme scientifique, qui me pousse à y voir un dévoiement de l’esprit scientifique et de l’esprit critique. J’incline d’ailleurs à penser que l’absence d’adhésion formelle à la croyance évoquée pourrait témoigner d’une conscience de l’intrusion d’un loup dans la bergerie (16). Dans un contexte général qui voit la science de plus en plus instrumentalisée (et non critiquée ou combattue), il me semble qu’existent de sérieux motifs de s’inquiéter quant à l’espace que peut encore occuper la pensée rationnelle et la recherche scientifique. Les principes que défendit William Clifford en 1877 dans l’Éthique de la croyance restent selon moi globalement valides dès lors que la volonté de démêler le faux du vrai reste elle-même présente (17).

On aurait pu naïvement croire que les milieux académiques et les lieux de haut savoir réagiraient devant cette irrationalité. Ils l’ont fait, mais dans un sens opposé à celui attendu. Vinciane Despret s’est vue confier des responsabilités et décerner divers prix : en 2007, commissaire de l’Exposition “Bêtes et hommes” de La Villette, en 2008, le prix des Humanités scientifiques de Sciences Po, en 2009, le prix du Fonds international Wernaers pour la recherche et la diffusion des connaissances, en 2013, le Prix Bologne-Lemaire du Wallon de l’année de l’Institut Destrée, en 2017, conférencière invitée à l’École des hautes études en sciences sociales, en 2019, le prix de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, en 2021, le Grand prix Moron de l’Académie française. Et je passe sous silence les multiples invitations dans les chaînes radiophoniques et télévisuelles belges et françaises. Loin de moi l’idée de dire que tout cela est immérité. Mais lorsque la reconnaissance que cela traduit comporte une légitimation scientifique, il me paraît opportun de s’interroger sur ce que cela dit de l’intrusion dans les lieux de science de discours irrationnels.

Il reste une chose qu’il me pèserait de taire, même si cela relève essentiellement d’une impression incertaine. Dans Au bonheur des morts, ce qui me semble dominant dans le propos, c’est l’idée que l’amour que l’on a porté à quelqu’un serait trahi si, après sa mort, on ne continuait pas d’entretenir avec lui des rapports qui postulent d’une façon ou d’une autre sa survivance. La virulente critique que Vinciane Despret adresse à l’expression “faire son deuil”, interprétée comme une consigne d’oubli, manifeste une volonté de n’accorder le bénéfice de l’amour, de la tendresse et de la sensibilité qu’à ceux qui, par une croyance en une vie après la mort, permettent aux morts de se survivre. Il ne me sied pas de recevoir pareille leçon, moi qui suis convaincu - peut-être à tort - que ceux que j’ai perdu n’existent plus et qui conserve cependant de puissants sentiments à leur égard, des sentiments qui évoluent bien évidemment (c’est ce qu’on a coutume d’appeler le deuil), mais dont l’impact global ne perd rien en intensité.

(1) Cette privatisation a aussi réduit les risques d’une censure étatique, ce qu’il ne faudrait pas oublier.
(2) Cf. ma note du 28 mars 2019.
(3) Elle a défendu en1997 une thèse de doctorat intitulée Savoir des passions, passion des savoirs.
(4) Voir par exemple Élisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes : la philosophie à l’épreuve de l’animalité, Fayard, 1998.
(5) Je pense par exemple à l’entomologiste Jean-Henri Fabre (cf. Souvenirs entomologiques. Études sur l’instinct et les mœurs des insectes [1879-1907], 2 tomes, Robert Laffont, Bouquins, 1989.
(6) La vidéo de cette conférence est visible en suivant le lien suivant : https://www.canal-u.tv/video/ehess/deuxieme_conference_levi_strauss_par_vinciane_despret.45873. Sauf erreur de ma part, le cycle des Conférences Lévi-Strauss n’a connu jusqu’à présent que trois exposés, le troisième ayant été prononcé par Heonik Kwon en octobre 2019.
(7) Pour ces aspects de l’œuvre de Lévi-Strauss, je renvoie à mes notes des 28 novembre 2008 et 7 décembre 2014.
(8) Dans le droit fil des réflexions que Henri Hubert et Marcel Mauss consacrèrent à la magie (cf. Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Quadrige, 8e éd., 1983, pp. 85-86), Lévi-Strauss su explorer avec toute la rigueur voulue la complexité de la grande question de la foi et des preuves. Pour s’en convaincre, il suffit de lire le très étonnant chapitre IX de Anthropologie structurale (Plon, 1958) où est relatée l’histoire du chaman kwakiutl Quesalid.
(9) Vinciane Despret, Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent [2015], La Découverte, Poche, 2017.
(10) Vinciane Despret, Op. cit., p. 35.
(11) Op. cit., p. 47.
(12) Ce qui pose bien des problèmes passionnants à propos de l’universalité et de la culturalité de la science.
(13) Vinciane Despret, Op. cit., pp. 29 et ss.
(14) Je pense par exemple à bien des passages de Habiter en oiseau (Actes Sud, 2019).
(15) Vinciane Despret, Au bonheur des morts, pp. 205-206.
(16) Ce que Vinciane Despret dit au sujet des médiums Philippe et sa mère lors de l’exposé d’octobre 2017 précité me paraît justifier mon inclination.
(17) Cf. sur ces principes ma note du 25 février 2019.