lundi 18 août 2014

Note de lecture : Dominique Fernandez

Avec Tolstoï
de Dominique Fernandez


Ce livre - Avec Tolstoï de Dominique Fernandez (1) -, il était sur la table de nuit de Christine. Je n’y avais pas touché depuis un an, depuis qu’elle mourut. C’est sans doute le dernier livre qu’elle a acheté et j’ignore si elle en a achevé la lecture. Sur le point de me rendre en Italie, je m’en suis emparé avec une certaine brusquerie, comme pour faire fi du respect en lequel je tiens beaucoup des choses qui occupent les endroits où elle se plaisait à les déposer. Et je l’ai emmené et lu durant mon voyage.

S’il fallait dire d’un mot qui était Christine, je dirais qu’elle fut toujours juste. Non pas en ce sens qu’elle œuvrait à faire régner la justice - ce qui ne lui était certes pas indifférent -, mais bien en ce qu’elle agissait et réagissait de façon juste, avec justesse, comme peut être juste un tenon qui se place bien dans sa mortaise. Le livre de Dominique Fernandez est juste, exactement dans le même sens. Et il nous montre combien Tolstoï, romancier, était pareillement juste, toujours dans le même sens.

Je ne peux pas mieux illustrer ce que je viens de dire qu’en citant un passage où Dominique Fernandez commente un propos du vieux prince Nicolas Bolkonski, tel que Tolstoï nous le donne à lire dans Guerre et paix.
« […] son fils André et sa belle-fille, nouvellement mariés viennent lui rendre visite. Il note que sa belle-fille est déjà enceinte.
“Oh, oh ! fit le vieillard en regardant sa taille arrondie. Vous vous êtes dépêchée, ce n’est pas bien. Il rit d’un rire sec, froid, désagréable, comme il riait toujours, non des yeux mais de la bouche seulement.” (Traduction de Boris de Schlœzer, Gallimard/Folio.)
L’ancienne traduction, due à Henri Mongault (Gallimard/Pléiade), me paraît bien meilleure.
“Hé ! hé ! dit le vieillard en remarquant la rondeur de sa taille. C’est aller vite en besogne. Fi ! Fi ! Il éclata de son rire sec, froid, désagréable, un rire de la bouche où les yeux n’avaient nulle part.”
[…]
Un rire de la bouche où les yeux n’ont nulle part : c’est dans une formule de cette sorte que se dévoile le génie de Tolstoï. Pour tout le monde, rire est une arme à plusieurs tranchants. Le rire décontracte, il marque un moment de gaieté, d’abandon, d’indulgence, de tendresse. C’est la transcription physique d’un certain mouvement de l’âme. Mouvement plus ou moins sincère. Le plus souvent, on rit pour montrer qu’on est de bonne compagnie, agréable à vivre, qu’on a de la cordialité à revendre. Quelquefois, le rire est de pure convention ; il peut même masquer, par hypocrisie, du mépris ou de l’hostilité.
[…]
Que signifie un rire de la bouche où les yeux n’ont nulle part ? Le prince est heureux de la prochaine naissance d’un petit-fils, et en même temps il s’en moque : les mystères de la procréation n’intéressent plus vraiment un homme qui a beaucoup vécu et que les vicissitudes de sa carrière ont aigri. Il s’imagine que la jeune femme est tout absorbée par sa grossesse, qu’elle ne vit plus que pour cet événement : la réduction du monde à un épisode aussi minuscule qu’un accouchement lui paraît comique. Il en rit. En riant, il s’acquitte du devoir de paraître cordial à sa bru. C’est donc tout à la fois un rire philosophique (à quoi bon mettre au monde une créature supplémentaire ?), un rire sarcastique (petite sotte !), un rire de derrière la tête, et un rire de façade, un rire de politesse, un rire de cour. Un rire qui attire la confiance et la sympathie, et un rire qui les repousse. Les yeux n’y ont nulle part, parce que l’âme reste retranchée dans son château de pensées élevées, inaccessibles à cette simplette de Lise. C’est un rire qui se dément lui-même et qui, en un éclair de temps, nous livre la complexité du personnage.
J’extrapole ? Rien de ce que j’ai supposé n’est indiqué dans le roman. Nous ignorons ce que pense le vieillard de la grossesse de sa belle-fille, ce qu’il pense de sa belle-fille elle-même. Ses sentiments sur l’arrivée d’un petit-fils nous restent pareillement inconnus. Nous n’avons que le rire de la bouche, contredit par l’indifférence des yeux. Un simple détail physique suffit à révéler l’ampleur du caractère. Voilà précisément où réside le génie. Un romancier moyen nous empêche de savoir au sujet du personnage plus que ce qu’il nous en dit expressément. Tolstoï nous permet d’étendre son caractère, sa vie dans n’importe quelle direction. La connaissance que nous avons du vieux prince, de son fils André, de sa fille Marie, de Pierre Bézoukhov, de Nicolas Rostov, de sa sœur Natacha, ne se limite pas aux aperçus qui nous en sont donnés.
 » (pp. 57-59 )

Qui ne voit ce que Dominique Fernandez veut ainsi mettre en avant dans le génie de Tolstoï ne peut comprendre ni l’un ni l’autre. Car il s’agit bien d’une manière de témoigner des choses qui concilie la modestie de ce qui est rapporté et l’extrême subtilité dans la façon de le faire. Il n’y a pas que le diable qui est dans les détails, il y a aussi une vérité dont aucune généralité ne peut rendre compte. C’est ce qui explique l’erreur de Proust évoquée par Fernandez :
« Proust adorait Tolstoï, qu’il qualifiait de “Dieu serein” et chez qui tout lui paraissait “naturellement grand”, mais je crois qu’il s’est trompé en essayant de définir cette grandeur. Une note de date incertaine, recueillie à la suite de Contre Sainte-Beuve (Pléiade, p. 657), prend appui sur Anna Karénine et Guerre et Paix pour expliquer ce qui procure au lecteur de Tolstoï une impression si vaste.
“Cette œuvre n’est pas d’observation mais de construction intellectuelle. Chaque trait, dit d’observation, est simplement le revêtement, la preuve, l’exemple d’une loi dégagée par le romancier, loi rationnelle ou irrationnelle. Et l’impression de puissance et de vie vient précisément de ce que ce n’est pas observé, mais que chaque geste, chaque parole, chaque action n’étant que la signification d’une loi, on se sent se mouvoir au sein d’une multitude de lois.”
Proust parle de lui-même ici, il ne parle pas de Tolstoï. Doubler l’observation des hommes et des choses par des lois sur les hommes et les choses, c’est le propre de la philosophie et de l’esthétique proustiennes. Rien n’intéresse Proust s’il ne peut en tirer une leçon générale. Il est comme l’astronome qui n’étudie les étoiles que pour mieux connaître la configuration de l’univers.
 » (pp. 62-63)

L’écrivain français qui mérite d’être rapproché de Tolstoï, c’est Stendhal. Non seulement en raison de sa théorie du roman, toute faite d’un refus de la grandiloquence, mais aussi par le tour qu’il donne au récit, en ce compris du récit de ses propres voyages :
« Je me souviens de la façon dont Stendhal et Chateaubriand, qui avaient fait, à treize ans d’intervalle, l’ascension du Vésuve, ont relaté leur aventure : Chateaubriand, en faisant jouer les grandes orgues du style (“horrible lieu”, “débris calcinés”, “sables brûlants”, “flammes éternelles”, “terreur”), et en vantant l’hospitalité chrétienne de l’ermite qui le réconforta des “détonations épouvantables” et des “gouffres de feu” ouverts à ses pieds, Stendhal, en décrivant tout bonnement la réalité des faits : “Je suis monté hier au Vésuve : c’est la plus grande fatigue que j’aie éprouvée de ma vie. Le diabolique, c’est de gravir le cône de cendre… Le prétendu ermite est souvent un voleur converti ou non… Il faudrait dix pages… pour décrire la vue dont on jouit en mangeant l’omelette apprêtée par l’ermite.”
Ces dix pages, Stendhal se garde de les écrire, par crainte de tomber dans l’outré, le pompeux. Il réduit l’impression que lui cause le volcan au goût de son omelette
[…] » (p. 90)

C’est dans le même esprit que Tolstoï, comme Stendhal, ne prétend rendre compte des grands événements que par le regard particulier de témoins qui en méconnaissent l’évolution : s’en tenir « à la règle d’or instaurée par Stendhal pour la bataille de Waterloo : ne raconter que partiellement et partialement, par la subjectivité du personnage qui s’y trouve engagé, un événement dont tout le monde croit avoir une connaissance “objective”. » (p. 159)
De même, « comportement stendhalien : ne pas exposer les idées auxquelles on tient ; plus on y tient, mieux les cacher ; se donner comme règle, si possible absolue, d’imposer silence à sa doctrine intérieure. » (p. 172)

Et pourtant, Dieu sait si Tolstoï s’était fait une doctrine, une doctrine de révolte insatiable qu’il se dispensait de s’appliquer. Les contradictions qu’il vivait opposaient son statut social et ses aspirations égalitaires, son habitus de propriétaire et son amour des paysans, sa position au sein du régime tsariste et ses provocations perpétuelles, son amour de l’amour et sa femme Sophie, lui et les tolstoïstes, etc. On en trouve néanmoins trace dans son œuvre, mais sous une forme la plus éloignée qui soit de toute théorisation. Ainsi, Dominique Frernandez rapporte la façon dont, dans Résurrection, il décrit une messe orthodoxe :
« “La messe [dans la prison] commença. Voici en quoi elle consistait. [Tolstoï annonce d’emblée son intention : montrer ce qu’il voit, et s’en tenir à ce qu’il voit.] Le pope s’étant revêtu d’un vêtement spécial en brocart, bizarre et très incommode, découpait et étalait sur une soucoupe de petits morceaux de pain, puis les mettait dans une coupe de vin en prononçant divers noms et prières.” Que devient la communion sous l’œil de cet ingénu ? “Il était admis que les petits morceaux de pain découpés par le pope et mis dans le vin, se transformaient, sous l’action de certaines prières et manipulations, en la chair et le sang de Dieu. Voici ces manipulations : bien que gêné par le sac de brocart dans lequel il était engoncé, le pope levait régulièrement les bras, les gardait dans cette position, puis pliait les genoux et baisait la table et ce qui s’y trouvait. Mais l’acte principal avait lieu quand, ayant pris des deux mains une serviette, il l’agitait d’un geste lent et régulier au-dessus de la soucoupe et de la coupe d’or.”
Puis, “le pope tira le rideau. La coupe d’or en main, il sortit par la porte centrale [de l’iconostase] et invita ceux qui le désiraient à manger de la chair et du sang de Dieu qui se trouvaient dans sa tasse”. Enfin, il “porta la tasse derrière la cloison et, ayant bu tout le sang qu’elle contenait, mangé le pain et jeté tous les petits morceaux de la chair de Dieu, suça avec soin sa moustache, essuya sa bouche et la tasse, et sortit de la meilleure humeur du monde”.
[…] le sarcasme s’exerce à deux niveaux. L’allure guillerette du prêtre suffirait à discréditer le “mystère” qu’il vient de célébrer, mais la véritable attaque est dans l’usage des mots : “sac de brocart” au lieu de “chasuble”, “table” au lieu d’“autel”, “petits morceaux de pain” au lieu d’“hosties”, “manipulations” au lieu de “transsubstantiation”, “découper le pain” au lieu de le rompre, “manger le pain” au lieu de “communier”.
Conclusion : “Ainsi se termina la messe chrétienne qu’on célèbre pour la consolation et l’enseignement des frères égarés.”
Cette profanation du langage sacré fut une des causes de l’excommunication de Tolstoï ; plus importante, peut-être, que ses critiques directes de la hiérarchie écclésiastique, ses exhortations à revenir à la lettre des Évangiles ou l’appui qu’il apportait aux dissidents et aux sectaires, mormons ou pacifistes “buveurs de lait”, les
doukhobors.
Parodier la messe sans ironie affichée, blasphémer sans blasphèmes, de même que, pour s’en prendre à l’État, à l’armée, être révolutionnaire sans prêcher la révolution, semer le doute et le trouble par l’usage insolent (“insolent” : qui ne respecte pas l’habitude) du vocabulaire ; rester calme face à ce qui est dénoncé, ne pas s’emporter, éviter tout effet déclamatoire, voilà qui définit à la fois la pensée et le style de Tolstoï.
 » (pp. 148-149)

Voilà aussi ce qui fait la justesse de Tolstoï, au-delà de ses excès, voire de sa folie. Et de nous le rapporter d’une manière aussi précise et avec tant de talent, voilà ce qui fait la justesse de Dominique Fernandez. Ô, il peut lui aussi trop en faire, comme lorsqu’il donne du crédit à l’astrologie (2), ou encore comme lorsqu’il s’échigne à trouver dans l’œuvre de Tolstoï des signes qui pourraient laisser penser qu’il avait peut-être des tendances homosexuelles. Mais ce sont là de ces disconvenances qui permettent précisément de reconnaître ceux qu’on aime comme des formes de l’altérité.

(1) Dominique Fernandez, Avec Tolstoï [2009], Grasset, Le Livre de Poche, 2012.
(2) « Tolstoï et Goethe sont nés un 28 août. Ils appartiennent tous les deux à la Vierge, signe du Zodiaque qui passe pour former des esprits méthodiques, tenaces, obstinés, qualités excellentes pour celui qui a des dons de créateur. » (p.55)

Autres notes sur Fernandez :
Ramon note 1
Ramon note 2
Ramon note 3
Ramon note 4
Pise 1951

Autre note sur Tolstoï :
Anna Karénine

samedi 16 août 2014

Note spéciale : Simon Leys

Simon Leys est mort

Simon Leys est mort le 11 août dernier. J’étais alors en voyage et la nouvelle m’a amené, pendant quelques heures, à jeter sur les paysages découverts un regard quelque peu altéré, comme si le monde n’était plus exactement pareil depuis que cette haute figure morale l’avait déserté. Qui dira encore son indignation face à la bêtise de certains engagements politiques ? D’autres, bien sûr. Mais la diront-ils aussi bien que lui ?

Le dernier de ses livres que j’avais lu, c’était son Orwell ou l’horreur de la politique qui a été tout récemment réédité (1). Leys lisant Orwell, quoi de mieux ? Quoi de mieux en effet que quelqu’un qui croit qu’« il faudrait quand même que le frivole et l’éternel passent avant le politique » (2) pour comprendre ce rapport si intelligent qu’Orwell entretenait avec le pouvoir ? « Si la politique doit mobiliser notre attention, c’est à la façon d’un chien enragé qui vous sautera à la gorge si vous cessez un instant de le tenir à l’œil » (3), affirme Leys d’une façon qui, d’une certaine manière, traduit au mieux la pensée d’Orwell. Dans ce livre, il dresse même de ce dernier un portrait dont certains traits nous en apprennent beaucoup sur lui. Ainsi, lorsqu’il relève que « Orwell avait toujours fait sereinement face à ses nombreux ennemis, mais on se demande s’il aurait pu garder son sang-froid devant certains de ses admirateurs. » (4) Ou encore lorsqu’il épingle cette phrase d’Orwell : « La plupart des gens n’ont jamais l’occasion de voir leur sens moral inné mis à l’épreuve par l’exercice du pouvoir - en sorte qu’on est presque obligé de tirer cette conclusion cynique : les hommes ne sont décents que dans la mesure où ils sont impuissants. » (5)
 
Simon Leys n’était pas un homme paisible. L’exaspération qu’il laissait deviner lors de ses dénonciations le rendait émouvant. Qui a oublié son affrontement avec Maria Antonietta Macciocchi le 27 mai 1983 lors de l’émission Apostrophes sur l’A2, sorte de revanche sur le silence dont la critique l’avait accablé lors de la parution des Habits neufs du président Mao en 1971 et surtout sur la vilenie de Michelle Loi qui révéla en 1975 sa véritable identité - Pierre Ryckmans - pour lui rendre impossible tout nouveau séjour en Chine ?

Simon Leys est mort. Au-delà de ses travaux littéraires, de son amour de la mer, de sa juste conception de l’université, fasse que nous n’oubliions pas sa lucidité sur les faiseurs de bonheur, lui qui reprenait volontiers à son compte les sarcasmes que Orwell proféra « à l’égard d’une certaine mystique socialiste qui, disait-il, avait le don d’“attirer par une attraction magnétique tous les buveurs-de-jus-de-fruit, les nudistes, les illuminés en sandales, les pervers sexuels, les Quakers, les charlatans homéopathes et les féministes d’Angleterre” (*)  » (6).

(1) Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique [1984], Flammarion, Champs essais, 2014.
(2) Op. cit., p. 50.
(3) Ibid.
(4) Op. cit., p. 71.
(5) Op. cit., pp. 85-86.
(*) Te Road to Wigan Pier (Penguin), p. 152.
(6) Op. cit., pp. 22-23.

Autres notes sur Simon Leys :
Le studio de l’inutilité
L’humeur, l’honneur, l’horreur
La mort de Napoléon

dimanche 10 août 2014

Note d’opinion : la spiritualité

À propos de la spiritualité

J’ai eu déjà l’occasion de dire combien je désapprouve l’idée de faire de la philosophie à l’usage des managers. (1) Selon moi, il s’agit là d’un acte de dénégation, fût-il inconscient, visant à accréditer l’idée - y compris aux yeux des managers eux-mêmes - que leurs activités ne visent pas uniquement à préserver des privilèges et des profits. Au même titre que le déniaient aussi le mécénat et l’œuvre charitable. Il faut comprendre qu’il est évidemment possible d’accroître encore ses privilèges et ses profits lorsque ceux qui en sont détenteurs se donnent l’image de gens épris d’art, soucieux d’aider les nécessiteux et préoccupés d’éthique et de sagesse.

L’actualité me pousse à revenir sur le sujet. En effet, je viens de recevoir de l’asbl Philosophie et Management (2) une publicité vantant les mérites du nouveau cycle de séminaires et annonçant le lancement d’un programme conjointement avec la Louvain School of Management (UCL/LSM), Solvay Brussels School of Economics & Management (SBS-EM), et l’Université de Liège (HEC). Je ne suis guère étonné de voir les universités se joindre à l’entreprise (aux deux sens du mot), même si je le regrette. Ce qui m’a décidé à en parler ne tient cependant pas à cela, mais bien au thème choisi pour le nouveau cycle 2014-2015 : « Spiritualité : clé des transformations de l’entreprise ? ». Il ne manquait que cela, me suis-je dit : la spiritualité !

Le mot spiritualité m’intrigue depuis très longtemps.

Le plus souvent, il désigne l’esprit ou l’âme en leur immatérialité, ce qui m’est bien malaisé à concevoir. Libre à chacun, bien sûr, d’y croire. Mais son usage a débordé de ce sens précis, y compris dans le chef de ceux dont la foi soutient cette conception. Il donne à penser, en effet, qu’il serait intellectuellement profitable ou fécond de se consacrer à la spiritualité. Ainsi, il est fréquemment suggéré d’opérer des retraites ou des méditations spirituelles, y compris à l’intention des mécréants. Et l’on entend assez souvent vanter les mérites de la spiritualité à l’usage de ceux qui se contentent de philosopher, comme s’il s’agissait alors de se replier sur l’esprit, rien que sur l’esprit, en oubliant le corps, de sorte que l’on y trouve l’occasion de s’améliorer. Même certains francs-maçons athées ne craignent pas d’évoquer cette dimension de leurs travaux.

En s’inscrivant dans l’hypothèse d’un esprit indépendant de la matière, il reste étonnant que la méditation spirituelle - en ce que sa spiritualité aurait de spécifique - puisse bénéficier des vertus qu’on lui prête. En effet, ou bien il s’agit de s’adresser in petto à la divinité, ce qui ne peut aboutir qu’à une adoration, un repentir ou une prière - démarches qui n’ont aucun caractère stimulant pour l’activité intellectuelle -, ou bien il s’agit plutôt d’accorder toute son attention à son propre esprit, ce qui expose pour le moins à la vanité. Il y a quelque chose à la fois d’exemplaire et d’étrange à entendre sans cesse quelqu’un comme l’ancien vice-recteur de l’Université catholique de Louvain, Gabriel Ringlet, se réjouir du dialogue mené avec les incroyants, dialogue permettant à tous d’entrer dans une dimension spirituelle, ce qui le conduit - dit-il - à chercher « comment “vulgariser” les grands enjeux spirituels contemporains, en s’éloignant des mots convenus de la seule tribu ? » (3) Que diable sont donc ces « grands enjeux spirituels » ? Et que signifie ce « monde intérieur » auquel renverrait toutes les spiritualités ? Voilà une façon un peu insidieuse de faire triompher sa foi en postulant qu’une de ses principales dimensions serait reconnue par les athées.

Mais la spiritualité aujourd’hui évoquée ne constitue sans doute pas le fin mot de l’affaire. Et je reste intéressé et intrigué par le fait qu’elle ait pu représenter aussi, dans un passé lointain, une façon de concevoir le monde dans laquelle l’idée ne serait pas uniquement le produit de viscères. Rien en effet ne m’autorise à croire qu’il n’est pas légitime de poser ce genre d’hypothèse. Et je me soupçonne bien sûr de réagir sans beaucoup d’aménité vis-à-vis des propos spiritualistes en raison de la charge dogmatique dont les ont lestés les religions révélées. C’est peut-être en retournant voir ce qu’il en fut avant le christianisme que peuvent être réunies les conditions d’un examen plus serein de la question.

Partons d’un exemple. Qui ne s’est pas interrogé sur le sens à donner au Parménide de Platon ? Qui n’est pas resté perplexe devant ce dialogue ? Et les mêmes interrogations se posent à propos de l’œuvre de Plotin, lequel s’est principalement inspiré de lui. Il existe une forme de mysticisme antérieur au christianisme et en même temps indemne des religions et mythes anciens qui mérite assurément qu’on s’y attarde. J’ai longtemps cru comprendre que ces pensées-là - guidées par un rapport au langage étranger au nôtre, notamment en raison de la force intrinsèque attribuée aux idées - pouvaient nous permettre de mieux appréhender ce qui retenait l’attention des philosophes antiques. Mais il y a assurément davantage, face à quoi je reste ignorant. Heureusement, il est des philosophes et historiens contemporains - qui ne refusent pas la spiritualité mais qui l’évoquent d’une façon extraordinairement prudente - et qui peuvent peut-être nous aider à approcher le sens de ces textes obscurs. J’ai sur ma table, encore fermés, le Plotin ou la simplicité du regard de Pierre Hadot (4) et Mes leçons d’antan. Platon, Plotin et le néoplatonisme de Lucien Jerphagnon (5). Je ne tarderai sans doute pas à les ouvrir pour y rechercher ce qu’a pu être la spiritualité philosophique antique. Je gage que le temps consacré à ces lectures sera plus fécond que l’assistance à des séminaires qui, comme le dit la publicité, ont l’ambition d’investiguer le sens de cette phrase, prononcée par un professeur d’une business school : « Toute organisation humaine, quelle que soit son but, est spirituelle par essence et n’est jamais uniquement utilitariste, même si elle poursuit un gain matériel ». Sic !

(1) Cf. ma note du 20 juin 2012 (et plus particulièrement la quatrième note de bas de page et les commentaires), ainsi que ma note du 8 août 2012.
(2) Cf. le site cette asbl (association sans but lucratif belge).
(3) Cf. le site de l’intéressé. Je trouve étonnamment spécieux la manière dont il ose évoquer Chétiens et laïques : combattre pour la liberté de Dieu, voilà qui nous manquait !
(4) Gallimard, Folio/essais, 1997 (réédition 2013).
(5) Textes publiés de façon posthume par Jean-Louis Dumas, Les Belles Lettres, 2014.

samedi 9 août 2014

Note d’opinion : la lecture

À propos de la lecture

Ces derniers temps, j’ai été interrogé sur la lecture, comme s’il s’agissait là d’une activité archaïque dont les adeptes deviendraient un curiosité. On est bien loin de cela et ceux qui posent ce genre de question - qu’ils m’excusent de le dire aussi platement - font peut-être un peu l’âne pour avoir du son.

Car enfin, on entend sans cesse faire l’éloge de la lecture. Comme si lire était bénéfique, sinon vertueux. Pourtant, qui n’ a pas envie de lire aurait tort de se forcer. On peut certainement vivre heureux sans lire ; on peut même être informé et compétent sans lire. Je veux dire sans pratiquer la lecture assidue ; je ne veux pas dire sans savoir lire, bien sûr.

Cet éloge insistant de la lecture dissimule en fait une autre question autrement importante : que lire ? Car tous les livres ne se valent pas, c’est le moins qu’on puisse dire. La quantité de livres que l’on devrait recommander de ne pas lire est considérablement plus importante que celle des livres qui méritent d’être lus. Rien ne m’agace autant que ces foires du livre qu’organisent les marchants de papier imprimé et qui attirent des foules de gogos prêts à emporter des kilos de niaiseries. Si vous savez quoi lire, ne perdez pas votre temps à déambuler dans ces foires entre des piles d’ouvrages où vous ne trouverez pas le joyau attendu, caché sans doute parmi les platitudes, les nigauderies et les insanités. Oui mais, me direz-vous, comment savoir quoi lire ?

Voici deux moyens d’opérer des choix dont j’use et me trouve bien. Pour les auteurs contemporains, s’en tenir aux livres dont parlent les auteurs que l’on estime déjà évite bien des déconvenues. Car la critique littéraire ou scientifique n’existe presque plus ; il n’y a plus que du boniment. Mais le moyen le plus sûr de n’être jamais déçu, c’est de puiser dans ce que le temps a consacré. Les siècles passés nous ont laissé mille trésors aisés à identifier et dont la distance temporelle accroît encore l’intérêt. Elle accroît aussi la difficulté, me direz-vous. Oui, souvent. Encore y a-t-il difficulté et difficulté. Stendhal se lit sans effort, si ce n’est celui de garder présent à l’esprit ce que ses romans doivent à l’époque. Montaigne exige une lecture attentive, appliquée même, en raison de la langue qui était la sienne. Mais ce qui en est compris est captivant, bien loin en tout cas de ce que l’Éthique de Spinoza peut avoir d’abstrus et de ce que la Phénoménologie de l’esprit d’Hegel peut avoir de rasant.

Mais le choix du livre n’est pas tout. Encore faut-il savoir comment lire. Je n’ai évidemment aucune leçon à donner sur le sujet. Je suis simplement triste de constater que certaines habitudes prises et d’autres que l’on néglige de prendre privent bien des jeunes d’un rapport heureux à la lecture.

Alors, je cite en vrac : avoir toujours un livre avec soi ; s’y plonger, même quand on ne dispose que de cinq minutes ; rester curieux de ce qu’on lit ; garder le fil de sa lecture, quitte à prendre quelques notes rapides ; parler de ses lectures avec ses amis, sans barber et sans parader ; ne lire ni trop vite, ni trop doucement ; préférer lire dans le silence complet ; ne pas s’infliger de lire ad nauseam ; faire du savoir découvert la mesure de ses ignorances. Je sais : ça fait très “vieux schnock”, ce ramassis de conseils, mais comment inciter au plaisir de lire autrement qu’en donnant stupidement du crédit aux billevesées relatives à la haute valeur de la lecture et de celui qui lit ?

Et puis, si l’on peut lire - ne l’oublions pas -, c’est qu’on écrit. Et le plaisir de lire peut aussi venir de l’effort d’écrire. Je dis de l’effort, car écrire ne vaut que par la tentative de le faire le mieux que l’on peut, notamment en y trouvant l’occasion de mieux exprimer les choses qu’on ne peut les dire. Il faut écrire pour soi, en s’imaginant certes un lecteur, mais pour soi d’abord, c’est-à-dire pour cette discipline exigeante que représente le compromis à passer entre les moyens de la langue et les impératifs de l’esprit. Ce qui menace l’écriture, ce n’est pas la paresse, ni davantage l’incapacité : c’est avant tout l’insincérité, la vanité, le goût de paraître. Voilà pourquoi il faut se garder de chercher des lecteurs.

Lire, c’est contester l’empire de l’image, un empire qui menace notre intelligence. L’image se donne à voir sans les ressources du langage ; elle suggère ce que notre esprit accepte d’en penser immédiatement. Se garder de l’image, c’est retrouver les ressources de la réflexion et de l’imagination. C’est aussi retrouver un rapport intime aux choses, loin de la notoriété du simulacre. Encore faut-il pour cela ne pas acquérir les livres que les médias nous enjoignent d’acheter, ne pas lire ce que le commun de la vie nous glisse sous les yeux et ne pas s’intéresser à ce papier imprimé que l’on veut nous vendre. Car si c’est pour succomber à ces consignes, mieux vaut sans doute ne pas lire…