Avec Tolstoï
de Dominique Fernandez
Ce livre - Avec Tolstoï de Dominique Fernandez (1) -, il était sur la table de nuit de Christine. Je n’y avais pas touché depuis un an, depuis qu’elle mourut. C’est sans doute le dernier livre qu’elle a acheté et j’ignore si elle en a achevé la lecture. Sur le point de me rendre en Italie, je m’en suis emparé avec une certaine brusquerie, comme pour faire fi du respect en lequel je tiens beaucoup des choses qui occupent les endroits où elle se plaisait à les déposer. Et je l’ai emmené et lu durant mon voyage.
S’il fallait dire d’un mot qui était Christine, je dirais qu’elle fut toujours juste. Non pas en ce sens qu’elle œuvrait à faire régner la justice - ce qui ne lui était certes pas indifférent -, mais bien en ce qu’elle agissait et réagissait de façon juste, avec justesse, comme peut être juste un tenon qui se place bien dans sa mortaise. Le livre de Dominique Fernandez est juste, exactement dans le même sens. Et il nous montre combien Tolstoï, romancier, était pareillement juste, toujours dans le même sens.
Je ne peux pas mieux illustrer ce que je viens de dire qu’en citant un passage où Dominique Fernandez commente un propos du vieux prince Nicolas Bolkonski, tel que Tolstoï nous le donne à lire dans Guerre et paix.
« […] son fils André et sa belle-fille, nouvellement mariés viennent lui rendre visite. Il note que sa belle-fille est déjà enceinte.
“Oh, oh ! fit le vieillard en regardant sa taille arrondie. Vous vous êtes dépêchée, ce n’est pas bien. Il rit d’un rire sec, froid, désagréable, comme il riait toujours, non des yeux mais de la bouche seulement.” (Traduction de Boris de Schlœzer, Gallimard/Folio.)
L’ancienne traduction, due à Henri Mongault (Gallimard/Pléiade), me paraît bien meilleure.
“Hé ! hé ! dit le vieillard en remarquant la rondeur de sa taille. C’est aller vite en besogne. Fi ! Fi ! Il éclata de son rire sec, froid, désagréable, un rire de la bouche où les yeux n’avaient nulle part.”
[…]
Un rire de la bouche où les yeux n’ont nulle part : c’est dans une formule de cette sorte que se dévoile le génie de Tolstoï. Pour tout le monde, rire est une arme à plusieurs tranchants. Le rire décontracte, il marque un moment de gaieté, d’abandon, d’indulgence, de tendresse. C’est la transcription physique d’un certain mouvement de l’âme. Mouvement plus ou moins sincère. Le plus souvent, on rit pour montrer qu’on est de bonne compagnie, agréable à vivre, qu’on a de la cordialité à revendre. Quelquefois, le rire est de pure convention ; il peut même masquer, par hypocrisie, du mépris ou de l’hostilité.
[…]
Que signifie un rire de la bouche où les yeux n’ont nulle part ? Le prince est heureux de la prochaine naissance d’un petit-fils, et en même temps il s’en moque : les mystères de la procréation n’intéressent plus vraiment un homme qui a beaucoup vécu et que les vicissitudes de sa carrière ont aigri. Il s’imagine que la jeune femme est tout absorbée par sa grossesse, qu’elle ne vit plus que pour cet événement : la réduction du monde à un épisode aussi minuscule qu’un accouchement lui paraît comique. Il en rit. En riant, il s’acquitte du devoir de paraître cordial à sa bru. C’est donc tout à la fois un rire philosophique (à quoi bon mettre au monde une créature supplémentaire ?), un rire sarcastique (petite sotte !), un rire de derrière la tête, et un rire de façade, un rire de politesse, un rire de cour. Un rire qui attire la confiance et la sympathie, et un rire qui les repousse. Les yeux n’y ont nulle part, parce que l’âme reste retranchée dans son château de pensées élevées, inaccessibles à cette simplette de Lise. C’est un rire qui se dément lui-même et qui, en un éclair de temps, nous livre la complexité du personnage.
J’extrapole ? Rien de ce que j’ai supposé n’est indiqué dans le roman. Nous ignorons ce que pense le vieillard de la grossesse de sa belle-fille, ce qu’il pense de sa belle-fille elle-même. Ses sentiments sur l’arrivée d’un petit-fils nous restent pareillement inconnus. Nous n’avons que le rire de la bouche, contredit par l’indifférence des yeux. Un simple détail physique suffit à révéler l’ampleur du caractère. Voilà précisément où réside le génie. Un romancier moyen nous empêche de savoir au sujet du personnage plus que ce qu’il nous en dit expressément. Tolstoï nous permet d’étendre son caractère, sa vie dans n’importe quelle direction. La connaissance que nous avons du vieux prince, de son fils André, de sa fille Marie, de Pierre Bézoukhov, de Nicolas Rostov, de sa sœur Natacha, ne se limite pas aux aperçus qui nous en sont donnés. » (pp. 57-59 )
Qui ne voit ce que Dominique Fernandez veut ainsi mettre en avant dans le génie de Tolstoï ne peut comprendre ni l’un ni l’autre. Car il s’agit bien d’une manière de témoigner des choses qui concilie la modestie de ce qui est rapporté et l’extrême subtilité dans la façon de le faire. Il n’y a pas que le diable qui est dans les détails, il y a aussi une vérité dont aucune généralité ne peut rendre compte. C’est ce qui explique l’erreur de Proust évoquée par Fernandez :
« Proust adorait Tolstoï, qu’il qualifiait de “Dieu serein” et chez qui tout lui paraissait “naturellement grand”, mais je crois qu’il s’est trompé en essayant de définir cette grandeur. Une note de date incertaine, recueillie à la suite de Contre Sainte-Beuve (Pléiade, p. 657), prend appui sur Anna Karénine et Guerre et Paix pour expliquer ce qui procure au lecteur de Tolstoï une impression si vaste.
“Cette œuvre n’est pas d’observation mais de construction intellectuelle. Chaque trait, dit d’observation, est simplement le revêtement, la preuve, l’exemple d’une loi dégagée par le romancier, loi rationnelle ou irrationnelle. Et l’impression de puissance et de vie vient précisément de ce que ce n’est pas observé, mais que chaque geste, chaque parole, chaque action n’étant que la signification d’une loi, on se sent se mouvoir au sein d’une multitude de lois.”
Proust parle de lui-même ici, il ne parle pas de Tolstoï. Doubler l’observation des hommes et des choses par des lois sur les hommes et les choses, c’est le propre de la philosophie et de l’esthétique proustiennes. Rien n’intéresse Proust s’il ne peut en tirer une leçon générale. Il est comme l’astronome qui n’étudie les étoiles que pour mieux connaître la configuration de l’univers. » (pp. 62-63)
L’écrivain français qui mérite d’être rapproché de Tolstoï, c’est Stendhal. Non seulement en raison de sa théorie du roman, toute faite d’un refus de la grandiloquence, mais aussi par le tour qu’il donne au récit, en ce compris du récit de ses propres voyages :
« Je me souviens de la façon dont Stendhal et Chateaubriand, qui avaient fait, à treize ans d’intervalle, l’ascension du Vésuve, ont relaté leur aventure : Chateaubriand, en faisant jouer les grandes orgues du style (“horrible lieu”, “débris calcinés”, “sables brûlants”, “flammes éternelles”, “terreur”), et en vantant l’hospitalité chrétienne de l’ermite qui le réconforta des “détonations épouvantables” et des “gouffres de feu” ouverts à ses pieds, Stendhal, en décrivant tout bonnement la réalité des faits : “Je suis monté hier au Vésuve : c’est la plus grande fatigue que j’aie éprouvée de ma vie. Le diabolique, c’est de gravir le cône de cendre… Le prétendu ermite est souvent un voleur converti ou non… Il faudrait dix pages… pour décrire la vue dont on jouit en mangeant l’omelette apprêtée par l’ermite.”
Ces dix pages, Stendhal se garde de les écrire, par crainte de tomber dans l’outré, le pompeux. Il réduit l’impression que lui cause le volcan au goût de son omelette […] » (p. 90)
C’est dans le même esprit que Tolstoï, comme Stendhal, ne prétend rendre compte des grands événements que par le regard particulier de témoins qui en méconnaissent l’évolution : s’en tenir « à la règle d’or instaurée par Stendhal pour la bataille de Waterloo : ne raconter que partiellement et partialement, par la subjectivité du personnage qui s’y trouve engagé, un événement dont tout le monde croit avoir une connaissance “objective”. » (p. 159)
De même, « comportement stendhalien : ne pas exposer les idées auxquelles on tient ; plus on y tient, mieux les cacher ; se donner comme règle, si possible absolue, d’imposer silence à sa doctrine intérieure. » (p. 172)
Et pourtant, Dieu sait si Tolstoï s’était fait une doctrine, une doctrine de révolte insatiable qu’il se dispensait de s’appliquer. Les contradictions qu’il vivait opposaient son statut social et ses aspirations égalitaires, son habitus de propriétaire et son amour des paysans, sa position au sein du régime tsariste et ses provocations perpétuelles, son amour de l’amour et sa femme Sophie, lui et les tolstoïstes, etc. On en trouve néanmoins trace dans son œuvre, mais sous une forme la plus éloignée qui soit de toute théorisation. Ainsi, Dominique Frernandez rapporte la façon dont, dans Résurrection, il décrit une messe orthodoxe :
« “La messe [dans la prison] commença. Voici en quoi elle consistait. [Tolstoï annonce d’emblée son intention : montrer ce qu’il voit, et s’en tenir à ce qu’il voit.] Le pope s’étant revêtu d’un vêtement spécial en brocart, bizarre et très incommode, découpait et étalait sur une soucoupe de petits morceaux de pain, puis les mettait dans une coupe de vin en prononçant divers noms et prières.” Que devient la communion sous l’œil de cet ingénu ? “Il était admis que les petits morceaux de pain découpés par le pope et mis dans le vin, se transformaient, sous l’action de certaines prières et manipulations, en la chair et le sang de Dieu. Voici ces manipulations : bien que gêné par le sac de brocart dans lequel il était engoncé, le pope levait régulièrement les bras, les gardait dans cette position, puis pliait les genoux et baisait la table et ce qui s’y trouvait. Mais l’acte principal avait lieu quand, ayant pris des deux mains une serviette, il l’agitait d’un geste lent et régulier au-dessus de la soucoupe et de la coupe d’or.”
Puis, “le pope tira le rideau. La coupe d’or en main, il sortit par la porte centrale [de l’iconostase] et invita ceux qui le désiraient à manger de la chair et du sang de Dieu qui se trouvaient dans sa tasse”. Enfin, il “porta la tasse derrière la cloison et, ayant bu tout le sang qu’elle contenait, mangé le pain et jeté tous les petits morceaux de la chair de Dieu, suça avec soin sa moustache, essuya sa bouche et la tasse, et sortit de la meilleure humeur du monde”.
[…] le sarcasme s’exerce à deux niveaux. L’allure guillerette du prêtre suffirait à discréditer le “mystère” qu’il vient de célébrer, mais la véritable attaque est dans l’usage des mots : “sac de brocart” au lieu de “chasuble”, “table” au lieu d’“autel”, “petits morceaux de pain” au lieu d’“hosties”, “manipulations” au lieu de “transsubstantiation”, “découper le pain” au lieu de le rompre, “manger le pain” au lieu de “communier”.
Conclusion : “Ainsi se termina la messe chrétienne qu’on célèbre pour la consolation et l’enseignement des frères égarés.”
Cette profanation du langage sacré fut une des causes de l’excommunication de Tolstoï ; plus importante, peut-être, que ses critiques directes de la hiérarchie écclésiastique, ses exhortations à revenir à la lettre des Évangiles ou l’appui qu’il apportait aux dissidents et aux sectaires, mormons ou pacifistes “buveurs de lait”, les doukhobors.
Parodier la messe sans ironie affichée, blasphémer sans blasphèmes, de même que, pour s’en prendre à l’État, à l’armée, être révolutionnaire sans prêcher la révolution, semer le doute et le trouble par l’usage insolent (“insolent” : qui ne respecte pas l’habitude) du vocabulaire ; rester calme face à ce qui est dénoncé, ne pas s’emporter, éviter tout effet déclamatoire, voilà qui définit à la fois la pensée et le style de Tolstoï. » (pp. 148-149)
Voilà aussi ce qui fait la justesse de Tolstoï, au-delà de ses excès, voire de sa folie. Et de nous le rapporter d’une manière aussi précise et avec tant de talent, voilà ce qui fait la justesse de Dominique Fernandez. Ô, il peut lui aussi trop en faire, comme lorsqu’il donne du crédit à l’astrologie (2), ou encore comme lorsqu’il s’échigne à trouver dans l’œuvre de Tolstoï des signes qui pourraient laisser penser qu’il avait peut-être des tendances homosexuelles. Mais ce sont là de ces disconvenances qui permettent précisément de reconnaître ceux qu’on aime comme des formes de l’altérité.
(1) Dominique Fernandez, Avec Tolstoï [2009], Grasset, Le Livre de Poche, 2012.
(2) « Tolstoï et Goethe sont nés un 28 août. Ils appartiennent tous les deux à la Vierge, signe du Zodiaque qui passe pour former des esprits méthodiques, tenaces, obstinés, qualités excellentes pour celui qui a des dons de créateur. » (p.55)
Autres notes sur Fernandez :
Ramon note 1
Ramon note 2
Ramon note 3
Ramon note 4
Pise 1951
Autre note sur Tolstoï :
Anna Karénine
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