de Dominique Fernandez
J’avais de bonnes raisons de ne pas rater le dernier roman de Dominique Fernandez, Pise 1951 (1) Comme lui, j’ai découvert l’Italie dans la première moitié des années 50. Si ce n’est que j’étais encore enfant (ce qui ne peut qu’ajouter à la nostalgie). Les voyages en train de nuit auxquels une aube précoce - pas d’heure d’été en ces temps - conférait le charme de paysages endormis mais lumineux ; ces villages rouges, ocres et jaunes, souvent en ruines, que des femmes tout de noir vêtues animaient de leurs cris ; la sollicitude des camerieri pour qui tous les caprices étaient permis ; et puis, ces rires et cette exubérance si éloignée de ce que je connaissais ; et aussi ce sentiment étrange que je m’enfonçais dans ce sud de plus en plus chaud, de plus en plus dépaysant, de plus en plus étonnant...
Le roman de Fernandez nous raconte l’histoire de deux amis d’enfance, condisciples dans un lycée parisien. Robert Colinet et Octave Thorel partent ensemble en Italie pour y parfaire leurs études. Le premier, le narrateur du roman, réalise une enquête sociale autour de la base américaine proche de Livourne, le second réside à la Scuola normale superiore de Pise. Et tous deux vont s’éprendre d’Ivanka, la fille d’un noble désargenté.
Le contexte italien de l’époque est bien évidemment essentiel. Cette société, qui sépare radicalement les filles des garçons, génère notamment des rapports sociaux extrêmement différents de ce qu’ils sont devenus aujourd’hui. Même dans nos contrées, bien plus souples sur la question des relations entre les sexes, les mœurs des années 50 - et encore celles d’une bonne partie des années 60 - déterminaient une sexualité complexe où les sentiments, la libido, les barrières sociales et le sens conféré au mariage plongeaient l’amour dans un halo de mystères, d’interdits et de désirs réprimés ou défléchis. Que dire alors de l’Italie où les usages étaient encore bien autrement sévères ! Il me semble cependant que l’essentiel du roman n’est pas là, mais bien plutôt dans le regard que Robert - que sa modeste origine sociale incline au pragmatisme, à la franchise et à la modestie - porte sur Octave et sur les sentiments qui naissent entre ce dernier et Ivanka.
Pour tout dire - afin que soit comprise l’erreur éventuelle qui me porterait à surestimer son importance -, je me suis senti des affinités avec Octave. Jeune, j’avais je crois ce côté un peu introverti, alimenté d’inquiétudes morales - « janséniste » dit Fernandez -, que manifeste Octave, et aussi cette attirance inexplicable, mélange d’enchantement et de ravissement, pour l’exubérance italienne, si étrangère cependant à ce côté-là.
Deux extraits du roman feront comprendre, je crois, de quoi je parle. Ils donneront également la mesure du talent de l’auteur.
Le premier narre la visite que les deux amis font à cette merveilleuse statue d’Ilaria del Carretto de Jacopo della Quercia que l’on peut encore aujourd’hui admirer - même si les conditions de la visite ont changé - dans une salle latérale du Duomo de Lucques.
« Notre voyage inaugural fut pour Lucques, à vingt kilomètres de Pise. Nous voulions voir la fameuse Ilaria del Carretto, statue du XVe siècle, dont tous nos camarades, pour une fois d’accord, nous chantaient les louanges. Cette jeune femme morte à vingt ans, le sculpteur l’avait immortalisée dans le marbre. Leur enthousiasme nous paraissait d’autant plus convaincant, qu’ils ne mentionnaient jamais, parmi les ressources artistiques de Pise et de ses environs, comme s’il le tenait pour dénué d’intérêt et même indigne d’être évoqué, le trésor monumental de la ville, pont aux ânes des touristes, mille fois plus célèbre que cette gisante réservée aux connaisseurs qui lui rendaient un culte. Le contraste entre le nil admirari appliqué à la Tour penchée et la vénération pour une œuvre obscure ne pouvait que nous disposer à les croire sur parole. Mimmo, Peppino, Elio, Vincenzo, Ivos lui-même, tous prenaient de temps en temps l’autobus et disparaissaient pour une demi-journée. Si on leur demandait : “Où étais-tu ?”, ils répondaient, sur un ton mystérieux: “Avec l’Ilaria”, sans autre qualificatif que cet article d’excellence.
Dans la cathédrale, très sombre, le sacristain dérangé de sa sieste nous guida vers la chapelle funéraire. Il réclama cent lires de pourboire pour nous allumer une douzaine de cierges munis d’ampoules électriques dont l’intensité ne devait pas dépasser vingt-cinq watts. Dans cette lumière sépulcrale, l’Ilaria paraît encore plus blanche et plus froide. Drapée dans une longue robe, les mains croisées sur la poitrine, les pieds appuyés à un petit chien, la tête soutenue par deux coussins, les bruits du monde ne l’atteignent plus. Le col montant de la robe lui comprime le menton. Cette sorte de jugulaire accentue le détachement du visage et la rigidité du corps. Le diadème, tressé de fleurs, qui entoure ses cheveux, plus qu’un élément ornemental, semble un carcan qui pèse sur son front et la rive au tombeau.
Octave se taisait. Accroché à la grille, il ne pouvait quitter des yeux la gisante. J’avoue que, moins enthousiaste, je restai sur mes gardes. Bien que je ne sois pas très connaisseur en statues, je pense ne pas me tromper en estimant que celle-ci est belle, mais pas plus belle que tant d’autres. Je la juge même un peu compassée, presque “facile”, dans ce genre funéraire où l’impression de majesté s’obtient sans effort et oblige le plus étourdi à une attitude respectueuse.
Mais pourquoi, me disais-je, inspire-t-elle cette dévotion à tous les jeunes Italiens ? Son pouvoir, son aura sont sans commune mesure avec les qualités formelles qu’ils lui trouvent. L’œuvre d’art compte moins pour eux, que le fantasme auquel ils s’abandonnent en la contemplant. Plus épris de la froideur de l’Ilaria qu’admiratifs de sa beauté, ils adorent une morte. Le culte qu’ils lui rendent rentre dans le système général de leur vie à l’École : privés de femmes vivantes, ils ont trouvé ce moyen d’accepter leur état. Une telle surestimation de ce qui est inaccessible leur permet de vivre chastes sans se sentir trop frustrés.
Ilaria, modèle suprême de la femme intouchable, Ilaria, ton prénom rare te met déjà hors de portée ! Si belle et à la fois si lointaine, tu discrédites par avance tout essai d’avoir une relation avec une femme, toute femme étant forcément moins parfaite que ton image de pierre aux yeux clos !
J’aurais dû secouer Octave, le forcer à me suivre. Aurait-il le courage de draguer une fille (non, “draguer” n’existait pas encore, à cette époque, et “faire sa cour” était passé de mode, on disait, en Italie, darsi da fare), aurait-il donc le courage de “se démener” pour une fille, s’il comparait les inévitables aléas d’une conquête à cette adoration muette que rien ne venait troubler ? Stratégie à élaborer, efforts à fournir, peines à se donner, risques à courir, déceptions à surmonter, toute cette cuisine de l’amour ne lui paraîtrait-elle pas, en comparaison, d’une émotion aussi rare, d’un moment aussi parfait, dévalorisante, mesquine, presque triviale ? « Viens, Octave. » Il ne bougea pas. Cramponné à la grille, il regardait. Ce n’était pas de l’“esthétisme”, comme aurait pu le penser un observateur superficiel: c’était un oubli de soi, le renoncement à vivre par soi-même, la peur du danger métamorphosée en abdication du désir. Il renouvelait l’expérience de Chartres, devant la reine de Saba : l’extase, tellement plus gratifiante que l’exercice de la volonté.
L’esprit enivré de sa propre extinction, il contemplait. Insensible aux idées de changement, de division, de fin de journée, de retour à Pise, il se laissait ravir par le sentiment d’une permanence intemporelle. L’“air immense” ne pouvait entrer dans cette chapelle à peine éclairée par les cierges qui montaient la garde contre la vie. » (pp. 98-101)
Le deuxième extrait, que je préfère livrer avant même de commenter le premier, rapporte les réflexions qu’inspire à Robert le comportement d’Octave.
« De plus en plus souvent je m’interrogeais, moi aussi, sur le secret d’Octave. Il y avait en lui comme un double fond, auquel nul de ses amis, pas même moi, n’avait accès. Sans parler de Chartres, je me rappelais Santa Croce, les fresques de Carmine, les batailles d’Uccello, les personnages de Piero della Francesca figés dans un espace intemporel. Ses enthousiasmes esthétiques avaient un point commun : ils agissaient sur lui comme un frein, comme une entrave, ils l’empêchaient d’être lui-même, ils le paralysaient. Il devait, pour s’y donner pleinement, s’immobiliser, s’arrêter : suspendre en lui le mouvement vital. Au sens littéral : ce qui se passait en lui dans ces moments-là se répercutait sur dans son attitude physique. Debout, figé, absent de lui-même, exclu de sa propre existence, niant quelque chose en lui qui s’y trouvait mais qu’il ne voulait pas reconnaître, il pouvait rester un temps indéfini sans bouger, comme le jour où j’avais dû l’arracher dans la cathédrale de Lucques à l’Ilaria del Carretto.
Les passions intellectuelles par lesquelles il se laissait prendre contribuaient à renforcer la protection de son secret, ce « Noli me tangere » si déconcertant pour Ivanka. Dans les romans, au théâtre, les héros et les héroïnes qui ne se réalisent pas avaient sa préférence : Phèdre, Tristan, tourmentés par un amour impossible, lord Jim qui déserte, Tonio Kröger qui cède la jeune fille qu’il aime à un autre, Aloys qui rompt ses fiançailles, Augustin Meaulnes qui poursuit un bonheur trop parfait pour être atteint. Il aurait voulu que Fabrice se contentât d’observer Clelia par la fenêtre sans essayer de la conquérir, et que Dominique n’avouât jamais son amour à Madeleine. Des romantiques allemands, il savait quelques phrases par cœur. Hölderlin : « La passion de l’amour suprême ne trouve jamais son accomplissement ici-bas. Chercher cette satisfaction serait folie. » Novalis : « Notre engagement n’était pas pris pour ce monde. »
Les modèles qu’il se donnait ne lui enseignaient pas à vivre mais à se garder de la vie. Et pourtant rien, dans ce que je connaissais de son passé, pendant et après l’enfance, ne motivait une telle fuite hors de lui-même, un tel effacement de soi : pas de deuil cruel, pas de honte familiale cachée, pas de maladie incurable, pas d’infériorité physique, pas d’échec scolaire, aucune de ces sources d’angoisse qui inhibent les caractères peu disposés à la lutte. Quelle force inscrite au plus profond de lui-même le gouvernait donc à son insu ? » (pp. 287-288)
Faut-il tenter de comprendre le personnage d’Octave ? Faut-il prendre pour argent comptant les suppositions du narrateur ? L’énigme ne réclame pas d’être dénouée. La fascination face à Ilaria n’est pas le moins explicable, mais elle permet peut-être de comprendre ce que procure la position attentiste, la position d’observateur, lorsque celle-ci confère au désir une dimension qu’aucun assouvissement ne vient affaiblir. C’est pourtant déjà trop dire d’un personnage dont la complexité éclate dans les interrogations de Robert. Car il y a aussi ce dédain des victoires qui marque ce qu’elles doivent toujours au divertissement. Et puis ce choix de croire davantage à ce que recèlent les espoirs de bonheur qu’à la félicité elle-même ainsi espérée.
À côté de la vie, Octave ? Pas si sûr. Son sourire le jour du mariage d’Ivanka autorise d’autres conjectures. Et ce qui l’attend dans le Péloponnèse aussi, alors qu’il s’identifiait à Virgile venu mourir à Brindisi...
- La liberté, qui tard, malgré ma négligence...
(1) Dominique Fernandez, Pise 1951, Grasset, 2010.
Autres notes sur Fernandez :
Ramon note 1
Ramon note 2
Ramon note 3
Ramon note 4
Un roman "italien" de D. Fernandez. Encore un titre qui me met l'eau à la bouche.
RépondreSupprimerAmitiés,
Philippe