À propos de la Société wallonne de l’évaluation et de la prospective (1)
Il m’a été donné de travailler dans le domaine des études économiques et j’y ai vu apparaître, après la vogue de l’économétrie, celle de la prospective. Le danger représenté par cette dernière m’a rapidement semblé des plus grands, car les prévisions hasardeuses auxquelles elle donne lieu se présentent comme les justifications scientifiques de décisions politiques. En Région wallonne, cette mode s’est concrétisée par la création de la Société wallonne de l’évaluation et de la prospective, à laquelle peu d’académiques se rallièrent, mais qui obtint un soutien immédiat de certains consultants et de certains fonctionnaires.
L’entregent qui a permis aux responsables de la Société wallonne de l’évaluation et de la prospective de nouer des contacts et de susciter des collaborations avec une multitude de personnes connues et reconnues dans les champs politique et administratif, comme dans celui de la recherche, ne dispense pas de s’interroger sur le sens de l’initiative que représente la création de cette société ni sur la pertinence de la démarche qu’elle préconise.
Une lecture attentive de la charte (2) que l’assemblée générale de la Société wallonne de l’évaluation et de la prospective a adoptée le 29 avril 2000 permet de mesurer à quel point il a été choisi d’entretenir le flou et l’ambiguïté dans les mots et concepts, à l’image du flou et de l’ambiguïté qui caractérisent également la démarche préconisée.
La charte comporte quatre chapitres. Le premier s’intitule « Les enjeux de la gouvernance régionale ». Il place d’emblée le lecteur devant une sorte d’évidence informulée : gouverner ne peut plus se faire comme par le passé ; il existe aujourd’hui une façon de gouverner, tantôt qualifiée de nouvelle, tantôt qualifiée de bonne, à laquelle il est impérieux de se plier. Que vise cette nouvelle gouvernance ? Ni plus ni moins que d’« optimaliser la gestion des capacités institutionnelles, le processus de décision des autorités publiques et la gestion des fonds publics, dans le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales ». Dès cette première définition, l’ambiguïté apparaît. Car parler de l’optimalisation de la gouvernance (3) revient à suggérer que la technique – au sens de la mise en œuvre de procédés inspirés des résultats de la recherche scientifique – pourrait conférer à l’acte de gouvernement la valeur que l’on reconnaît à la science et aux pratiques qui s’en inspirent. Cette ambiguïté est en quelque sorte fondatrice de celle qui va continûment planer sur la totalité de la charte : à l’inverse de ce qu’affirmait Max Weber (4), le savant et le politique peuvent s’inscrire dans une même démarche, une démarche qui jouera simultanément sur la rigueur du savoir et sur le caractère démocratique du processus.
Les exigences de la bonne gouvernance confirme bien ce souhait d’annihiler le politique pour faire de celui qui gouverne un simple décideur éclairé (ou de réifier le politique en une démarche à la fois savante et démocratique, ce qui revient au même). Ainsi, évoquer l’« émergence de la société civile » permet de laisser entendre qu’il est des citoyens – non autrement désignés que comme des personnes non compromises dans les jeux politiciens – dont l’avis pourrait être pris en compte, ce qui serait peut-être une façon d’illustrer ce que l’on entend par « le développement de la démocratie participative ». Ce souci faussement naïf d’enraciner la décision politique à la fois dans l’objectivité du savoir et dans la subjectivité de la participation va jusqu’à réclamer « la distinction entre la stratégie du politique et les discours stratégiques émanant de la société civile » ! Il n’est pas possible de comprendre cette exigence autrement que comme un vœu de transparence des intentions politiques bien peu réaliste, mais conforme à l’inclination démagogique qui pousse tout politique à jouer la carte de la sincérité. Et pour qu’il soit clair que la participation restera sous le contrôle des gardiens de la méthode, il est une dernière exigence propre à refermer la nasse : c’est « l'application ouverte au débat et à la décision politique tout autant qu’à la gestion des projets et des entreprises privées d'outils innovants – pratiques, méthodes et techniques formelles – que constituent notamment le diagnostic, l'auto-organisation, le pilotage stratégique, la décision, la démarche qualité, le dialogue social et la contractualisation, l'évaluation, la prospective ».
Avec la « contractualisation et l’action collective », on touche au sublime. Car rien ne permet de savoir exactement ce qu’il faut entendre par contractualisation, si ce n’est que – quoi qu’elle soit – elle est apte à réaliser « l’intégration des acteurs sociaux », qu’elle est « porteu[se] de sens », qu’il s’agit d’un « outil performant de l’action collective », qu’elle « responsabilise l’individu » (5), qu’elle est une « garantie de démocratie », etc. Beau, élevé, noble, transcendant, cet outil est cependant aussi peu visible que le Saint des Saints. Comment donc coule-t-on la bonne gouvernance dans la contractualisation ? Qui contracte avec qui ? Quand et comment ? A propos de quoi ? Et de quelle façon concilie-t-on cette contractualisation, garante de démocratie, avec le droit positif, lequel laisse toujours aux mandataires élus le monopole de la représentation ? S’il s’agit sans plus de suggérer aux décideurs d’organiser des réunions publiques – en salle ou autour d’une table – où ceux qui auront bien voulu venir seront écoutés, s’il s’agit simplement d’inciter les autorités à "tester" l’état de l’opinion avant de décider, il est sans nul doute abusif de parler de contrat. S’il s’agit d’autre chose, pourquoi ne pas l’expliquer ?
Les derniers paragraphes du premier chapitre sont consacrés à la « participation au débat stratégique régional ». Il révèle en réalité, à qui veut bien lire en s’arrachant au charme des formules ronflantes, combien la participation est envisagée comme un concept flou rendant essentiellement compte des bonnes dispositions de ceux qui s’inscrivent dans la démarche, plutôt que des droits reconnus à ceux qui ne s’y retrouvent pas. Apprendre qu’il existe un « projet wallon défini, au départ de la société civile, comme l’exigence partagée de plus de démocratie et d’un meilleur bien-être », c’est peut-être couper court d’emblée à toute participation, du moins vis-à-vis de celui qui remplit son devoir électoral sans y ajouter la fréquentation des lieux de débat politique. (6) C’est surtout inscrire d’autorité dans le projet l’exigence de démocratie à laquelle faillit le projet ainsi proclamé. C’est par dessus tout présenter un cocktail de mots, tous mélioratifs, dont l’assemblage dit ce qu’il ne faut pas entendre. (7) Car il faut être très averti – ou accepter d’avoir l’air de ne pas l’être du tout – pour comprendre que l’existence d’un projet et la présence dans ce projet d’une exigence – affirmée partagée – « de plus de démocratie et d’un meilleur bien-être », représentent quelque chose comme un coup de force dont la banalité de l’enjeu final (plus de démocratie et un meilleur bien-être) sert à masquer les autres enjeux. Et voilà que, à ceux qui souhaitent « agir sur l’histoire » (ni plus ni moins), il est dit qu’il faut « une meilleure connaissance des problèmes de la société globale et l’appréhension de ses enjeux futurs, de manière transdisciplinaire et désectorialisée ». La participation acquiert donc sa limite en même temps que les conditions de son exercice. Les participants sont invités à apprendre. Et le savoir dont il est question est un savoir total, débarrassé des soucis disciplinaires, un savoir à la mesure de ce démiurge que pourrait bien devenir le décideur éclairé, un savoir que la participation aura à tout le moins sacralisé. Et où trouver ce lieu où le savoir pourra infuser les participants tandis que ceux-ci lui confèreront sa légitimité, sinon par exemple à la Société wallonne de l’évaluation et de la prospective ?
Les deux chapitres suivants exposent ce qu’il faut entendre par évaluation et prospective.
La définition que la charte donne de l’évaluation fonde véritablement cette confusion déjà annoncée entre l’aspect affirmé scientifique de la démarche et son côté participatif. Elle donne surtout à voir que cette logique participative ne confère un droit d’avis qu’aux particuliers ou organismes « qui s’intéressent à la politique ou au programme évalué ainsi qu’aux résultats de l’évaluation » et qu’elle « ne peut être qu’une démarche d’appropriation par les acteurs eux-mêmes de la réflexion sur les pratiques et les résultats de la matière évaluée ». Et, à ceux qui oserait encore – dans un pareil contexte – manifester quelque esprit critique, il est dit que « ce qui doit caractériser l’évaluateur par rapport aux actions ou aux fonctions évaluées, c’est la modestie de sa démarche et non un rapport conflictuel avec ses interlocuteurs, qui débouchera toujours sur un échec de l’évaluation ».
Si l’on peut douter que pareille démarche puisse « nourrir la démocratie » (dès lors qu’elle réserve son écoute à ceux qui se révèlent "intéressés" (8)), on peut également douter et de « l’indépendance de l’évaluateur et de sa démarche », et de ce que cette indépendance puisse permettre « de prendre en compte l’intérêt général ainsi que les préoccupations des groupes qui ne seraient pas représentés dans l’instance d’évaluation ». Exiger de l’évaluateur qu’il soit le garant des intérêts non représentés l’éloigne un peu plus encore – si cela se peut – du modus operandi propre à une démarche scientifique. Quant à l’intérêt général, le voilà en bonne compagnie !
La définition de la prospective obéit à la même logique. Si, pour une bonne part, elle se distingue peu des définitions qui en furent déjà données précédemment (9), elle est assortie de considérations propres à accentuer autant que faire se peut la dimension "participative". Ainsi, là où on s’attend à ce qu’il soit fait mention des futurs possibles dont la démarche a su faire l’inventaire, on lit : « La prospective ouvre ainsi les champs du possible. Ce futur ouvert, esquissé mais non déterminé, permet l’identification des enjeux, la possibilité des choix en ouvrant l’espace du débat. La prospective crée donc une nouvelle liberté d’action et renforce ainsi la confiance des acteurs. Dans la vie publique, cet éventail des possibles donne du sens à la démocratie. » (10) Et, sans même qu’il soit besoin de le dire, c’est la démocratie représentative qui est discréditée au profit d’une nouvelle démocratie participative, laquelle « nécessite de la part du citoyen un apprentissage critique des méthodes utilisées en prospective, la publicité des travaux réalisés et le décryptage des enjeux et des résultats de ceux-ci » (11).
Le quatrième chapitre de la charte porte sur les rôles de la Société wallonne de l’évaluation et de la prospective. Je me dispense d’en faire l’analyse ; ce qu’on y trouve confirme ce qui fut déjà dit des trois premiers chapitres.
Ne devrions-nous pas faire un peu de prospective ? Est-il possible d’analyser de manière plus générale la création de la Société wallonne de l’évaluation et de la prospective en la mettant notamment en rapport avec la manière dont l’autorité politique gouverne, prétend gouverner et/ou envisage de gouverner, en Wallonie comme ailleurs ? Peut-on imaginer les futurs possibles de la gouvernance ainsi définie ? Y a-t-il un lien entre pareil courant d’idées et les enjeux qui furent ceux de la réforme de la justice, de la réforme de la police, de la réforme de l’administration ? Quelle place peut encore occuper la contradiction dans une telle logique ? Il ne serait sans doute pas inutile, pour tenter de répondre à ce genre de questions, de s’inspirer un peu de ce qu’avaient suggéré Luc Boltanski et Eve Chiapello (12) lorsqu’ils analysèrent l’histoire – entre 1975 et 1995 – des traits idéologiques tapis sous les thèmes de l’épanouissement personnel, de l’authenticité, de la cité par projets, de la logique réticulaire, bref de la critique artiste.
(1) La présente note a été rédigée au moment où il fut pour la première fois question de remplacer le Service des études et de la statistique du Ministère de la Région wallonne par un Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique. Elle fut bien peu dissuasive.
(2) Il peut être pris connaissance de cette charte à l’adresse Internet suivante : http://www.la-swep.be/page.php?name=charte.
(3) Le néologisme gouvernance (qui ressuscite dans un sens nouveau l’ancien mot désignant des bailliages de l’Artois et de la Flandre) semble avoir pour fonction d’accréditer l’idée que l’action de gouverner, échappant en quelque sorte à sa nature politique, pourrait répondre à des critères objectifs de performance. Le choix d’une terminaison en –ance n’est pas anodine : elle donne la consistance de la durée à ce qui n’est plus seulement le fait de gouverner, mais aussi et surtout une pratique dans laquelle – en raison de la logique participative – le décideur n’est plus seul à être impliqué.
(4) Voir notamment Max Weber, Le savant et le politique, Plon, 1959, mais aussi Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, PUF, 1963, Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, PUF, 1949, et d’autres auteurs encore, tels Georges Canguilhem, François Simiand et Marcel Mauss qui ont démontré la nécessité de créer et de maintenir une rupture entre l’objet de recherche et le chercheur, entre la doxa et l’énoncé scientifique.
(5) La responsabilisation de l’individu revient peut-être à lui faire admettre les exigences de la démarche et à lui apprendre à s’incliner devant ceux qui savent, voire devant ceux qui décident en sachant.
(6) L’inaptitude à se rendre dans un lieu de débat politique dépend de bien des raisons, parmi lesquelles figure l’idée que l’on a rien à y dire (idée que tend probablement à renforcer le discours technocratique sur la gouvernance) ; « …s’agissant de comprendre une prise de position politique, programme, intervention, discours électoral, etc., il est au moins aussi important de connaître l’univers des prises de position concurremment proposées par le champ que les demandes des laïcs dont les responsables de ces prises de position sont les mandataires déclarés (la "base") : une prise de position, le mot le dit à merveille, est un acte qui ne prend son sens que relationnellement, dans et par la différence, l’écart distinctif » (Pierre Bourdieu, "La représentation politique. Eléments pour une théorie du champ politique" in Actes de la recherche en sciences sociales n° 36/37 de février/mars 1981, p. 6). Voir aussi, sur les conditions permettant d’acquérir une opinion politique, Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Editions de Minuit, 1984, pp. 222-235.
(7) On pense ici au mot rapporté par Lacan (Ecrits, Seuil, 1966, pp. 11-61) pour illustrer le paradigme de la lettre volée d’Edgar Poe : « Pourquoi me mens-tu en me disant que tu vas à Cracovie pour que je croie que tu vas à Lemberg, alors qu’en réalité c’est à Cracovie que tu vas ? »
(8) S’intéresser est présenté comme une attitude positive et citoyenne. Il est malaisé d’oublier que ceux-là qui s’intéressent peuvent avoir intérêt à s’intéresser.
(9) Cf. par exemple ce qui est dit sur la prospective par Jacques Lesourne in Encyclopédie économique, Econmica, 1993, pp. 177-213.
(10) La prétention à identifier les enjeux véhicule l’image démagogique d’un univers politique où l’ignorance des enjeux ne résulte que d’un manque d’évaluation.
(11) La charte se caractérise par l’audace avec laquelle les mots mélioratifs sont accouplés sans vergogne. Parler d’un « apprentissage critique des méthodes » (c’est moi qui souligne) rend acceptable ce que l’exigence d’apprentissage pourrait avoir d’autoritaire. De même que les premiers mots de la définition de la prospective sont voués à dire qu’elle est « une démarche rigoureuse » (c’est moi qui souligne), ce qui dispense d’établir de quelque autre façon qu’elle le soit bien.
(12) Cf . Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
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