mardi 31 décembre 2013

Note de lecture : Pierre Bourdieu et Manet

Manet. Une révolution symbolique
de Pierre Bourdieu


Le 12 janvier 2000, alors qu’il entame sa dixième leçon sur la révolution symbolique inaugurée par Édouard Manet (1), Pierre Bourdieu s’exprime ainsi :
« Je vais commencer par une sorte de confession, de confidence. Au fond, je suis amené à me demander comment je me suis mis dans la situation où je suis en ce moment, d’avoir à faire un cours sur un sujet à l’instant même où j’ai les plus grands doutes sur la possibilité, sur ma possibilité, de parler d’un tel sujet. C’est peut-être un peu bizarre de dire pareille chose, mais il se trouve que plus j’avance dans la connaissance, à la fois de l’œuvre de Manet et de ce qu’on appelle le contexte de l’œuvre - c’est-à-dire de l’histoire sociale, de l’histoire du champ artistique, etc. - plus il me paraît difficile de dire des choses à la fois nouvelles et nécessaires sur le sujet que j’ai eu l’imprudence de donner à ces cours.
Cela dit, je suis embarqué, et je vais continuer, mais ce prélude n’a rien de rhétorique. Il me permet de continuer à parler malgré tout, à un moment où j’ai des doutes sur la légitimité de ce que je vais dire. Très rapidement, je vais rappeler comment j’en suis venu à m’occuper de Manet. L’an passé, après toute une série de réflexions préalables sur la possibilité d’une histoire sociale critique de l’art, j’ai présenté des réflexions sur une manière d’aborder l’œuvre d’art qui consistait à se servir de la réception sociale de l’œuvre comme d’un instrument méthodique d’analyse de l’œuvre. Cette réception de l’œuvre n’est pas prise à sa valeur faciale, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de prendre les textes mêmes des critiques comme principe d’interprétation de la critique, mais de prendre les textes laissés par la critique et de les soumettre à une analyse critique comme instrument d’interprétation de l’œuvre. Et cette sorte de réflexivité préalable - que je désignais comme la condition de l’usage des discours critiques - est peut-être en même temps autodestructrice. Elle est peut-être au principe de l’anxiété que j’ai exprimée en commençant.
» (pp. 259-260)

On peut hésiter : Bourdieu a-t-il subtilement exprimé ses doutes pour mieux convaincre de la difficulté et de l’audace des thèses qu’il s’efforçait de défendre ; ou bien a-t-il véritablement connu cette détresse que procure le sentiment que les thèses avancées ne tiennent peut-être pas ? Pour avoir personnellement vécu quelques petites détresses du genre alors que j’enseignais, je suis enclin à le croire lorsqu’il nie l’effet rhétorique. Bien sûr, il disposait d’un bagage et d’une intelligence des choses auxquels je ne puis me comparer ; bien sûr, il osa dire ce que je ne me serais jamais risqué à avouer ; bien sûr, il s’appuya sur sa confidence pour mieux relancer sa démonstration. Mais n’y a-t-il pas pourtant une sorte de vérité du doute que sa démarche permettait d’illustrer et qui valait d’être impliquée dans ce qu’il a prétendu découvrir ?

La modestie intellectuelle est facilement suspecte. C’est qu’on la juge volontiers comme une manière d’être surajoutée au propos. Or, elle en fait souvent partie et peut même se révéler décisive quant au sens qu’il convient de lui attribuer. Si Bourdieu se refuse à charpenter son exposé et à le dérouler comme on le ferait d’une démonstration qui s’appuie sur une axiomatique incontestée, ce n’est pas par humilité. C’est qu’il est pleinement conscient du fait que les éléments qu’il a patiemment rassemblés et qui sont de nature à éclairer les changements qui ont affecté l’art pictural dans le courant de la deuxième moitié du XIXe siècle ne constituent pas le fin mot de l’affaire et qu’il convient de n’en parler qu’avec la plus grande prudence et en gardant constamment à l’esprit qu’ils doivent beaucoup aux conditions dans lesquelles ils ont été mis au jour.

Il n’est possible, je crois, de comprendre la force de la démarche de Bourdieu qu’en la plaçant face à ce qu’elle conteste. Et le style de son propos conteste objectivement un faux discours scientifique qui triomphe aujourd’hui, un faux discours qui se met en harmonie avec des thèmes dont le choix se révèle plus important que ce qu’on en dit. (2) Évoquant l’ampleur des recherches qui mériteraient d’être menées pour tenter d’expliquer la révolution symbolique opérée par Manet, Bourdieu précise :
« Il faudrait malheureusement une vie pour remplir le programme que j’énonce, mais au moins je pense qu’une des vertus scientifiques des programmes impossibles est justement de fournir une critique des programmes que se donnent ceux qui pensent qu’il y a des programmes possibles. » (p. 30)
Dans cette dialectique entre l’impossible et le possible réside peut-être le paradoxe de la connaissance. Un objet de recherche sans enjeu immédiat - en l’occurrence un épisode déterminant de l’histoire de l’art -, une méthode critique qui se remet continûment en question (3), des résultats incertains et peu propices à guider l’action, voilà ce à quoi doivent se contraindre ceux qui œuvrent d’abord et avant tout à démêler le vrai du faux. Une vision illusoire des réalités qui avantage implicitement les intérêts de ceux qui l’exposent, une catégorisation arbitraire des causes et des effets qui singe le savoir, des consignes d’action déjà arrêtées avant que l’analyse commence, telles sont les voies qu’empruntent ceux qui veulent peser sur le comportement de qui les écoute. Et face à un public au sens critique émoussé, les premiers apparaissent moins convaincants et moins informés que les seconds. Ai-je besoin d’ajouter que bien des manières de faire intermédiaires existent et que la caractérisation de ces pôles vaut par ce qu’elle a d’excessif ?

J’en viens à l’objet proprement dit auquel Bourdieu a consacré ce cours au Collège de France, dispensé en 1999 et 2000 : la révolution symbolique opérée par Édouard Manet au sein de l’art pictural.

On se méprendrait totalement sur les objectifs de Bourdieu si l’on pensait qu’il s’est agi d’éclairer un épisode de l’histoire de l’art. Le cours s’applique à le faire, mais l’intention est de montrer à quels obstacles se heurtent nos manières de penser, dès lors qu’elles se révèlent incapables de saisir les profonds changements dont elles sont le résultat. Qu’est-ce qu’une révolution ? D’abord et avant tout un processus d’occultation des habitus (4) abandonnés. Quel que soit l’effort consenti pour connaître l’histoire, c’est sa méconnaissance qui fait en bonne partie la force de notre vision du monde. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder les tableaux de Manet qui ont suscité les plus grands scandales - Le Déjeuner sur l’herbe (1863, Paris, musée d’Orsay) ou Olympia (1863, Paris, musée d’Orsay) - et de découvrir à quel point on est incapable à première vue de comprendre ce qu’ils ont pu avoir de scandaleux.

L’analyse de Bourdieu révoque ainsi le simplisme trompeur de la sociologie pragmatique. Ce ne sont pas les acteurs du monde social qui nous révélerons la vérité du monde social :
« La logique pratique n’implique pas la maîtrise explicite de la vérité de la pratique : c’est une chose importante pour comprendre les discours des faiseurs, de ceux qui font ce qu’ils font. C’est vrai de tout agent social : ceux qui croient que l’on peut faire de la sociologie en mettant un micro sous la bouche d’un “acteur” se trompent, parce que si les acteurs ne sont pas nécessairement les plus mal placés pour dire ce qu’ils font, ils ne sont pas nécessairement les mieux placés, et ils peuvent avoir par exemple plusieurs discours qui coexistent sur ce qu’ils font. Les informateurs et les enquêtés - ce n’est pas du tout la même chose d’ailleurs - doivent être interrogés de ce point de vue : il ne s’agit pas de se méfier d’eux, ce qu’ils disent peut être totalement sincère et intéressant ; néanmoins, ce qu’ils disent, ce ne sont pas discours d’oracle dans la mesure où ils s’interrogent, au fond, comme celui qui les interroge sur la vérité de ce qu’ils font. Le même agent peut tenir plusieurs discours coexistants ou successifs mais pas nécessairement cohérents sur ce qu’il fait. » (p. 298)

Évidemment, dès lors qu’il s’agit d’en apprendre sur ce qui, à son insu, a poussé l’agent à faire ce qu’il a fait - Manet à peindre Le Déjeuner sur l’herbe, par exemple -, le risque d’erreur est grand, ainsi que le risque de conforter la thèse d’une inspiration relevant de l’ineffable.
« [...] c’est parce que le peintre entre en pratique avec son habitus, et non pas avec des intentions, que l’œuvre contient beaucoup plus de choses que le peintre ne veut avoir voulu en mettre. J’ai l’air d’accorder beaucoup à la vision que j’appelle toujours “hölderlino-heideggero-blanchotienne” de l’œuvre d’art, c’est-à-dire cette idée que l’œuvre est inépuisable. J’ai l’air d’accorder beaucoup et, en fait, je n’accorde pas grand-chose, parce que je dirais la même chose d’une femme kabyle qui fait un rituel ou de toutes les actions humaines. » (p. 499)

Bourdieu ne déconstruit pas, dans le sens où il ne pourchasse pas toutes les notions, tous les concepts, tous les schèmes avec systématisme. Il reste convaincu que la rigueur implique de maintenir sa confiance à des savoirs suffisamment intemporels et suffisamment étayés pour que leur mise en cause nuise bien davantage à la compréhension qu’ils ne peuvent l’égarer.
« [...] il y a un très bon article [...] d’un philosophe qui, à propos de Manet, essaie, au prix d’un travail considérable, de montrer qu’on a dit à peu près tout et son contraire à propos de l’ensemble de l’œuvre, du style, de la forme, des sources, etc., et même à propos de telle ou telle œuvre particulière. Et il en conclut, au nom du postmodernisme qui fait des ravages théoriques, surtout outre-Atlantique, une sorte de scepticisme radical, un relativisme radical qu’il place sous le signe de Michel Foucault, de Jean-François Lyotard et quelques autres philosophes dits postmodernes.
Ma position n’est pas du tout celle-là : je pense que la critique de la critique telle qu’il faut la pratiquer n’est pas un exercice facile de démolition. C’est un instrument qui permet au contraire d’échapper au cercle herméneutique et d’arracher à l’historicisation, ou plus exactement d’arracher à la relativisation historiciste, un certain nombre de propositions, aussi bien sur les critiques, dont le principe repose sur des bases sociales qu’il est possible de comprendre, que sur l’objet de ces critiques.
» (pp. 47-48)

Ce qui est sans fin, pour Bourdieu, c’est le travail de recherche. Celui-ci réclame en effet d’étendre les investigations au-delà de l’œuvre, lorsque l’objet étudié est une œuvre. Récusant totalement la consigne proustienne de s’en tenir à l’œuvre, il juge que l’entour éclaire l’œuvre, notamment parce qu’il est en elle.
« Il y a une métaphore spinoziste selon laquelle nous avons toujours “deux traductions de la même phrase” et qui explique pourquoi, à mon avis, la science des œuvres est possible. Le monde social, quand il s’agit d’œuvres d’art ou de littérature, nous dit tout deux fois : il nous dit les choses à la fois dans les œuvres et dans le monde social au sein duquel elles ont été produites. Il ne faut pas se priver, comme le font les internalistes, de ce qui est dans le contexte. C’est comme si Champollion avait dit : “Je ne regarde pas la pierre de Rosette”. Et inversement, il ne faut pas plus se priver de ce qui est dans le texte. En fait, texte et contexte sont deux traductions de la même phrase, et si on construit adéquatement le texte et le contexte, on a un sentiment de redondance qui constitue une sorte de vérification interne. On peut trouver, dans le champ de production de l’œuvre d’art, des choses qu’on a pressenties en lisant l’œuvre elle-même. Je peux donner un exemple : c’est en lisant le texte même de Heidegger, mais comme les heideggeriens le lisaient avec un œil spécial, que j’ai conclu que Heidegger avait quitté le parti nazi non pas parce qu’il le trouvait trop dur mais parce qu’il le trouvait trop tiède (*). » (p. 92)

Évidemment, ce dévoilement d’une vérité occultée des rapports que chaque agent entretient avec le monde social entraîne des réactions, des incompréhensions et de l’hostilité, tant chacun voudrait que sa vérité, ou celle de celui qu’il admire, se limite à ce qu’il a voulu en dire. Très lucidement, Bourdieu évoque les découvertes, quelquefois douloureuses, que favorisent les funérailles :
« [...] il y aurait à analyser - je viens d’y penser à l’instant - les cérémonies autour de l’enterrement de Manet, parce que c’est la seule occasion où tout l’espace social se rassemble, et ce qui fait souvent problème parce que ça rassemble des gens qui ne se sont jamais vus.
(Une toute petite parenthèse : j’ai assisté à l’enterrement de Michel Foucault, j’étais dans un coin à côté de Dumézil et Canguilhem, et il y avait aussi Yves Montand, Simone Signoret, et bien pire que ça [
rires]. Pour la première fois coexistaient dans le même espace toutes les relations de Foucault : c’était donc une projection instantanée, dans un espace physique, de l’espace de relations rattachées à une personne, ce qui dit beaucoup sur cette personne, car pour entretenir toutes ces relations diverses, il faut avoir plusieurs vérités, il faut avoir plusieurs paroles, des paroles contradictoires, des paroles qu’on dit à l’un et qu’on ne pourrait pas dire à l’autre, des choses qu’on écrit pour l’un qu’on ne pourrait pas écrire pour l’autre, et il faut, en plus, gérer cette diversité pour éviter des conflits. Le moyen le plus sûr est d’éviter que les gens se rencontrent ; s’ils se rencontrent, il y a télescopage, collision. Là encore, c’est un thème flaubertien : Flaubert invente des rencontres imprévues, qui sont les ressorts des intrigues, il prend des gens qui ne devraient pas se rencontrer, et c’est ainsi que par hasard Rosanette rencontre madame Arnoux. C’est très bon pour l’intrigue, mais pour le confort du gestionnaire de capital social, c’est terrible.) » (pp. 484-485) (5)

Si le but est bien de comprendre, fût-ce au prix d’un savoir bien malaisé à communiquer et peu propice à rapporter des profits à celui qui le construit, il est indispensable de cesser de ramener les causes aux intentions.
« Pourquoi faut-il révoquer cette vision intentionnaliste qui fait de l’artiste ou de l’écrivain un sujet de ses actions au profit d’une théorie dispositionnaliste dans laquelle l’écrivain est un agent ? (“Agent” n’est pas un très joli mot, il ne fait pas esthète, mais le sujet social n’est pas un “acteur”. Le choix des mots est important car il renvoie à toute une série de métaphores qui entraînent une philosophie de l’action tout à fait fausse selon moi et selon laquelle l’acteur est quelqu’un qui joue un rôle, a un programme et le récite. Or cette métaphore de l’acteur est trompeuse et c’est une des raisons pour lesquelles je ne l’emploie jamais.) L’écrivain est un agent qui agit selon des dispositions qui lui ont été inculquées consciemment et inconsciemment, à la fois par des adultes, donc par des êtres humains, et par l’univers, l’essentiel des structures incorporées pouvant avoir été acquises en dehors de toute éducation explicite, par l’effet de l’imposition des structures. Le monde est structuré de mille façons, il est structuré en masculin/féminin, haut/bas, etc., et ces structures objectives peuvent être incorporées en dehors de toute action pédagogique intentionnelle. Ce système de dispositions comme structures incorporées est ce qu’il faut reconstruire pour comprendre une œuvre, parce que c’est ce système de dispositions qui est mis en œuvre, c’est ce modus operandi qui devient opus operatum. » (pp. 81-82)

En acceptant cette théorie dispositionnaliste, on se donne les moyens de comprendre qu’une révolution comme celle dont l’œuvre de Manet est l’occasion n’est pas le résultat d’une intention de Manet, mais obéit à un processus très complexe dans lequel la croyance dans la valeur de l’œuvre joue un rôle aussi important que l’œuvre elle-même. Il ne suffit pas de bouleverser les habitudes ; encore faut-il que le monde social, à un moment où à un autre, connaisse et reconnaisse ce bouleversement.
« Il y a donc une espèce de mouvement très compliqué, très difficile à étudier, parce qu’il a été très mal étudié et qu’il faut étudier [les critiques] à la fois un par un (il faut savoir que Castagnary ce n’est pas Thoré, que Thoré ce n’est pas Ernest Chesneau, etc.) et en même temps statistiquement : il faut voir que ces gens ont des propriétés sociales situées les unes par rapport aux autres, qu’ils sont en train de constituer un champ, qu’il faut trouver les principes d’opposition selon lesquels s’organise ce champ pour comprendre ce qu’ils disent et les positions qu’ils prennent - des positions qui sont des actions artistiques. Ils interviennent dans la production dans la mesure où il ne s’agit pas seulement de produire des œuvres - ce qui est la grande illusion de la théorie matérialiste de l’art -, mais de produire également la valeur des œuvres d’art, et donc la croyance dans la valeur des œuvres d’art - ce que Mallarmé avait très bien vu. » (p. 350)

Voilà qui montre bien que, s’il faut se garder du relativisme historiciste qui dissout toute base sur laquelle construire la chasse aux erreurs, il faut tout autant se méfier du refus de l’histoire sur lequel se fonde l’idée commune d’une beauté intemporelle (que ceux qui possèdent un sens du beau suffisamment aiguisé pourraient toujours reconnaître et apprécier).
« La vision du musée à la Malraux, le “musée imaginaire” comme melting-pot de toutes les civilisations, le temple khmer et le Parthénon, est une grande imposture, mais qui fonctionne très bien parce qu’elle est conforme à l’idéologie dominante (au sens d’idéologie particulièrement répandue) de l’œuvre d’art, de la création, de l’œuvre éternelle, pérenne et indépendante de l’histoire : il suffit d’entrer en contact avec l’œuvre, comme Malraux prétendait le faire, pour en avoir une compréhension absolue, faire des rimes entre des choses qui ne se sont jamais vues. En fait, on procède à une déshistoricisation absolue (**). » (pp. 106-107)

Il y a une difficulté à élucider les faits sociaux relatifs à l’art qui rappelle les difficultés auxquelles on se heurtait jadis pour étudier la religion, à savoir l’existence d’une pseudo-science - en l’espèce la théologie (6) - qui occupait le terrain et alimentait les croyances.
« [...] l’art est aujourd’hui le lieu d’un obscurantisme. Si Durkheim ou Weber revenaient, ils passeraient de la sociologie de la religion à la sociologie de l’art, parce que beaucoup de logiques mises en évidence sur le prophétisme, la croyance, etc., qui s’observent dans le champ religieux sont aujourd’hui présentes dans le champ artistique. Les difficultés que l’on rencontre quand on travaille sur ces terrains ne sont pas seulement des difficultés intellectuelles : il y a aussi des difficultés sociales, que je pense être des résistances qui tiennent au fait que l’art est aujourd’hui investi, peut-être plus que tout autre objet social, de croyances ultimes, et donc entouré de tout un système de défense collectif. Freud parle de “mécanismes de défense individuels”, mais je pense qu’il y a des systèmes de défense collectifs auxquels les individus participent par de la “mauvaise foi” individuelle, et cette agrégation de mauvaise foi individuelle, quand elle est soutenue institutionnellement, sert de base à des croyances collectives - pour reprendre le vieux vocabulaire durkheimien qu’il est de bon ton de trouver ridicule aujourd’hui - d’une très grande force, et intellectuelle et politique. » (pp. 152-153)

Mais alors, que faire de ses préférences, de son inclination à trouver beau, de son propre jugement esthétique ?

D’abord, sans doute, le satisfaire.

Oui, mais faut-il en parler, le revendiquer, le défendre ?

Et pourquoi pas ? Bourdieu le confesse à l’occasion. Il n’hésite pas à parler du génie de Manet (p. 115), ni à admirer sans réserve telle ou telle phrase de Mallarmé (p. 309) ou de Flaubert (p. 525). C’est que la préférence reste un fait, générateur de bien des choses. La taire priverait l’autre de mieux comprendre où chercher les raisons d’un discours, fût-ce un discours sur l’objectivation des goûts. Et la taire priverait aussi celui qui la vit de la possibilité de ne pas en faire une évidence et de l’inclure autant que possible dans une éventuelle auto-analyse.

Je vais me contraindre de n’en pas dire davantage, malgré l’envie que j’ai d’évoquer les perspectives qu’offre la comparaison entre les cours ainsi retranscrit et ce texte de Pierre et Marie-Claire Bourdieu (Manet l’hérésiarque. Genèse des champs artistique et critique (Manuscrit inachevé), pp. 547-735), une parole improvisée face à une écriture maîtrisée pour dire presque la même chose. Sans parler de l’envie de commenter le texte fort intéressant de Pascale Casanova intitulé Autoportait en artiste libre ou “je ne sais pas pourquoi je me suis mêlé à ça” (pp. 737-741) qui rapproche Manet et Bourdieu d’une façon suffisamment pertinente pour que l’on soit stimulé à poursuivre l’exercice.

S’il m’arrive d’être dérangé par certains travers de Bourdieu (j’en ai déjà parlé), l’évolution du monde social - dont le moins que l’on puisse dire est qu’il ignore superbement le peu que sa sociologie a élucidé - me ramène rapidement vers lui. Non pas avec l’espoir chimérique d’une reconnaissance agissante des mécanismes qu’il a mis au jour, mais avec une attente bien moins ambitieuse : celle de comprendre un peu ce qui me révolte tant et tant.

(1) Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique, éd. établie par Pascale Casanova, Patrick Champagne, Christophe Charle, Franck Poupeau et Marie-Christine Rivière, Raisons d’agir/Seuil, 2013.
(2) On trouvera dans cette vidéo un exemple (entre mille) de ce type de discours charpenté et de son inclination à conforter la doxa et les illusions qu’elle charrie. Y a-t-il une réelle différence entre cette interrogation sur l’entrepreneur et ce que dénonce si justement Frédéric Schiffter dans cet article ?
(3) Dans sa recherche sur Manet, cette méthode s’illustre notamment comme suit : « L’analyse de l’espace de la critique du temps de Manet a une double justification : premièrement, de même que l’on pratique d’ordinaire la critique des documents, de leur authenticité, [en se demandant] si la signature est authentique ou non, si le document est falsifié ou pas, etc., de même, on doit, me semble-t-il, pratiquer une critique sociologique ou historique des documents : par exemple, quand on prend un texte de critiques comme Thoré, Duret, Castagnary, etc., il ne s’agit pas seulement de savoir s’il est authentique, à quelle date il a été écrit, comment il a été établi, où il a été publié, etc. ; il est important de savoir quelle position dans l’espace des discours contemporains il occupait. Autrement dit, quelle était la position de ce discours dans l’espace des producteurs de ces discours. Un document, quel qu’il soit, et cela est vrai je pense pour tout document historique, est une prise de positon dans un espace, qui prend son sens, d’une part par référence à l’espace des prises de position homologues, et d’autre part par référence à l’espace dont ces prises de position sont l’expression. » (pp. 28-29)
(4) Notion importante dans l’œuvre de Pierre Bourdieu, « [...] l'habitus est le produit du travail d'inculcation et d'appropriation nécessaire pour que ces produits de l'histoire collective que sont les structures objectives (e. g. de la langue, de l'économie, etc.) parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes (que l'on peut, si l'on veut, appeler individus) durablement soumis aux mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d'existences. » (Esquisse d’une théorie de la pratique précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Droz, Genève, 1972, p. 282.)
(*) Voir Pierre Bourdieu, “L’ontologie politique de Martin Heidegger”, Actes de la recherche en sciences sociales, 1, 1975, p. 109-156 ; L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, minuit, 1988.
(5) Ce qui n’enlève peut-être rien aux propos élogieux que Bourdieu a tenu à l’occasion de la mort de Foucault (cf. “Le plaisir du savoir”, Le Monde du 27 juin 1984.)
(**) Voir André Malraux, Le musée imaginaire, Paris, Gallimard, “Folio”, 1997 [1947].
(6) La théologie use de l’esprit critique tout en préservant le sanctuaire des dogmes, de telle sorte qu’elle renforce la croyance en laissant penser que les dogmes ont été mis à l’épreuve de l’esprit critique. La théologie protestante a beaucoup usé - souvent avec sincérité - de cette approche de la foi.

Autres notes sur Bourdieu :
À propos d’une analogie
Critique de Pierre Bourdieu de Verdrager
Le chapitre "Les fondements historiques de la raison" des Méditations pascaliennes
L’ordre du discours de Foucault et La leçon sur la leçon
"Avant-propos" in Les règles de l’art
Sur l’État - Première note
Sur l’État - Deuxième note
Sur l’État - Troisième note
Sur l’État - Quatrième note
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” de Jacques Bouveresse
À propos du désarroi de Pierre Bourdieu.
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut

lundi 18 novembre 2013

Note de lecture : George Orwell

Une histoire birmane
de George Orwell


George Orwell est né en 1903 et mort en 1950 : une bien courte vie, contemporaine des heures les plus sombres de l’Europe. S’il fallait désigner qui a manifesté au cours de cette période des attitudes intellectuelles et politiques lucides, courageuses et magnanimes, rares sont ceux qui soutiendraient la comparaison avec lui.

Il n’est pas interdit de se demander d’où lui est venu cette intelligence et cette probité. Il serait bien sûr intéressant de se pencher sur les faits qui marquèrent son enfance : l’Inde, l’internat, Eton, etc. Il existe un livre que j’envisage de lire et qui serait précieux à cet égard (Simon Leys en dit beaucoup de bien) : c’est le George Orwell de Bernard Crick (1). Mais pour l’instant, je me contenterai d’évoquer le premier de ses romans publiés, celui que lui a inspiré son séjour en Birmanie entre 1922 et 1927 : Une histoire birmane (2).

Tant pour les critiques de l’époque que pour l’auteur lui-même, il s’agit d’une œuvre empreinte d’anticolonialisme. Et elle nous donne l’occasion de découvrir ce qui inspira ce rejet de l’impérialisme anglais, et surtout de la façon dont s’est forgé ce jugement, déjà loin de toute crispation idéologique. Ce qui n’en diminuait pas la charge, ce qu’Orwell lui-même avait bien compris, puisqu’il publia d’abord l’ouvrage aux États-Unis.

En tête du chapitre 1, Orwell a placé en guise d’épigraphe une citation extraite du Comme il vous plaira de Shakespeare, un mot d’Orlando : « Ce désert inaccessible / À l’ombre des rameaux mélancoliques ». Elle a été omise dans la présente traduction française (3) et c’est un peu dommage. Car ce mot d’Orlando évoque des lieux où celui-ci croyait trouver la sauvagerie et le manque de civilités et s’étonne d’y entrevoir de la douceur et de la gentillesse. (4) C’est là une préoccupation qui restera constante chez Orwell, alors même qu’il la suggère en tête d’une œuvre où les courtois, ceux qui respectent apparemment la common decency, sont peut-être les plus infâmes.

Le personnage principal d’Une histoire birmane, c’est Flory. Il n’a rien de l’arrogance d’un Anglais sûr de sa supériorité, pas davantage de l’exaltation d’un révolté. Il est malheureux, malheureux de sa solitude notamment, alors qu’il vit à Kyauktada (5), dans le nord de la Birmanie. Et s’il est plutôt bienveillant avec les Birmans, du moins quand cela ne lui coûte pas trop (mais peut-on en attendre davantage dans les années 20 ?), il reste en grande partie aveugle ou prudemment passif face aux outrances racistes de ses concitoyens. Lorsqu’il entrevoit la possibilité de briser sa solitude avec Élisabeth, récemment arrivée d’Angleterre, il demeure incapable de comprendre comment celle-ci envisage ses rapports avec les indigènes et moins encore comment elle juge les siens propres avec ceux-ci. Qu’on juge de qui est cette compatriote :
« Élisabeth avait été envoyée pendant deux trimestres dans un pensionnat extrêmement coûteux. Oh, la joie inoubliable de ces deux trimestres ! Quatre élèves de l’école avaient le titre d’“Honorable” ; presque toutes possédaient un poney qu’elles avaient la permission de monter le samedi après-midi. Il est dans l’existence de chacun une brève période durant laquelle le caractère se fixe à jamais ; pour Élisabeth, ce furent ces deux trimestres tout au long desquels elle avait pu se frotter aux riches. Son code de vie put dès lors se résumer de façon assez simpliste : le Bien (elle le qualifiait de “délicieux”) était attaché à ce qui est coûteux, élégant, aristocratique ; cependant que le Mal (l’“infect”) correspondait à ce qui est bon marché, trivial, mesquin, laborieux. C’est peut-être à cette fin qu’il existe des écoles pour jeunes filles de la haute société. Comme Élisabeth prenait de l’âge, ce sentiment se sublima, envahit toutes ses pensées. Tout, depuis une paire de bas jusqu’à une âme humaine, pouvait se classer parmi les choses “délicieuses” ou “infectes”. Malheureusement - car la prospérité de M. Lackersteen ne dura guère -, ce fut l’“infect” qui avait prévalu dans la vie d’Élisabeth. » (pp. 119-120)

Voilà qui pourrait expliquer la tempête que le livre déchaîna contre lui dès sa parution. Pourtant, tout est loin d’y être aussi directement accablant pour le colonisateur anglais. Le personnage de Flory offre pour sa part l’image de quelqu’un souffrant beaucoup d’un long déracinement, comme n’importe quel immigré. Alors qu’il était sur le chemin de l’Angleterre, prêt à satisfaire son désir de revoir la mère patrie, des ennuis professionnels le forcent à retourner en Birmanie. Et lorsqu’il descend du train et que ses serviteurs l’accueillent... :
« Quelque chose chavira soudain dans le cœur de Flory. C’était un de ces éclairs lors desquels on prend conscience d’un profond bouleversement dans sa vie. Il se rendait brutalement compte qu’au fond de lui-même, il était heureux de rentrer. Ce pays abhorré était désormais son pays natal, son chez-soi. Il y avait vécu dix ans, et chaque parcelle de son corps était devenue un composé du sol birman. Des scènes comme celle qu’il avait sous les yeux - la lumière pâle du soir, le vieil Indien coupant de l’herbe, le grincement des roues des chars à bœufs, le vol des aigrettes - lui étaient plus familières que les scènes de la vie anglaise. Il était enraciné à jamais dans une terre étrangère.
Dès lors, il n’avait même plus demandé de congé pour l’Angleterre. Son père était mort, puis sa mère, ses sœurs, antipathiques créatures à face chevaline pour qui il n’avait jamais éprouvé la moindre affection, s’étaient mariées et il avait pratiquement perdu tout contact avec elles. Il n’avait plus aucun lien avec l’Europe, à présent, sinon les livres. Car il avait pris conscience de ce que le simple fait de retourner en Angleterre ne constituait pas un remède à sa solitude ; il avait saisi la nature particulière de l’enfer réservé aux Anglais des Indes. Ah, ces pauvres vieux débris de Bath et de Cheltenham ! Ces pensions de famille tombeaux, bourrées d’Anglais des Indes à un stade de décomposition plus ou moins avancé, tous rabâchant ce qui s’était passé à Bogleywalah en 88 ! Ils savent, ces malheureux, ce que c’est que d’avoir laissé son cœur dans une contrée étrangère et haïe. Il n’y avait décidément qu’une porte de sortie : trouver quelqu’un pour partager sa vie en Birmanie - mais la partager vraiment, partager sa vie intérieure et secrète, rapporter de Birmanie les mêmes souvenirs que lui. Quelqu’un qui aimerait la Birmanie tout comme il l’aimait, qui la haïrait comme il la haïssait. Qui l’aiderait à vivre sans que rien demeurât caché, inexprimé. Quelqu’un qui le comprendrait : bref, un ami.
» (pp. 95-96)
Il est sûr que cette forme de colonialisme qui s’ignore est tout aussi ravageuse que celle que manifestent les plus arrogants des administrateurs anglais. Elle témoigne en tout cas de ce que peut avoir d’insidieux un processus de domination qui n’est pas perçu comme tel par ceux qui, en le naturalisant, en font la force.

Ainsi, Flory, par son attitude nonchalamment bienveillante, fournit à Élisabeth l’occasion de raffermir son sentiment de supériorité à l’égard des indigènes.
« Élisabeth découvrait alors la Birmanie ; c’était naturellement Flory qui lui servait d’interprète, expliquant ceci, commentant cela. Et ce qu’il disait, ou la façon dont il le disait, provoquait en elle une hostilité diffuse, mais profonde. Car elle sentait que Flory, quand il parlait des “indigènes”, en parlait presque toujours avec bienveillance. Il ne cessait de vanter les coutumes birmanes, le caractère des Birmans ; il allait même jusqu’à les comparer favorablement à ceux des Anglais. Cela la troublait. Les indigènes, en fin de compte, n’étaient que des indigènes - intéressants, certes, mais somme toute un peuple serf, un peuple inférieur, à la peau noire. L’attitude de Flory était vraiment trop tolérante. Il n’avait d’ailleurs pas saisi en quoi il la heurtait. Il désirait tellement la voir aimer la Birmanie comme il l’aimait lui-même, et non pas la considérer de l’œil bovin et sans curiosité d’une memsahib ! Il n’oubliait qu’une chose, c’est que la plupart des gens ne peuvent se sentir à l’aise dans un pays étranger qu’à condition d’en dénigrer les habitants. » (pp. 157-158)

À l’époque où il écrivit Une histoire birmane, Orwell était bien loin d’avoir fait le plein des expériences qui le conduisirent à définir progressivement un certain rapport au politique qui lui est propre. La guerre d’Espagne notamment, telle qu’il la vécut, le conduisit à durcir fortement son désaccord avec les communistes. Face à la lancinante question de savoir s’il faut changer les institutions pour changer les hommes ou changer les hommes pour obtenir de meilleures institutions, Orwell plaida vite pour que soit donnée la priorité aux relations interindividuelles les plus responsables et les plus empathiques. Tout ce qui sacrifie le respect dû au proche et à l’immédiat à un futur espéré radieux compromet celui-ci définitivement.

Évoquant la pensée d’Orwell, je voudrais risquer un mot au sujet de la vague de propos délibérément racistes que connaît la France en ce moment. Loin de moi l’idée que je comprenne parfaitement les causes de cette escalade dans l’odieux, et moins encore que je sache comment y remédier. À tort ou à raison, un aspect des choses me frappe, un aspect qui ne retient guère l’attention. Les polémiques en tout genre dont le public français se régale volontiers sont actuellement marquées par une sorte d’enivrement dans l’insulte et l’injure. Souvent, c’est à qui trouvera un motif pour faire affront à son contradicteur. Je pense notamment à ces querelles qui prospèrent sur les plateaux de télévision, et plus encore sur les sites Internet de débat, et où par exemple les tenants de la libre expression d’opinions offensantes et racistes se mesurent aux partisans les plus intransigeants des lois mémorielles. On en vient assez vite à se demander si le premier souci de beaucoup n’est pas d’obtenir cette étrange renommée que confèrent la clabauderie et la diffamation. (6) Et une part importante de l’audience qu’obtiennent les racistes décomplexés provient probablement du goût qu’éprouvent certains à leur répondre, de préférence sur un mode acrimonieux bien fait pour leur valoir un peu de notoriété.

De nos jours, à l’inverse sans doute de ce qu’il fut parfois par le passé, un propos raciste est un mensonge qui se sait tel et qui se juge réussi lorsqu’il suscite un mensonge en réponse. Comme s’il s’agissait de choisir les mensonges que l’on préfère. Mais un propos raciste, cela reste aussi une de ces généralités dévastatrices auxquelles ont doit les malheurs du XXe siècle. À vouloir définir les idées générales sur lesquelles fonder l’homme nouveau, Lénine et Hitler ont engendré l’horreur. Et lorsque l’antiracisme se veut généralisateur, sans égard pour ce que le particulier recèle de nuances et de contexte, il répand ce qu’il prétend combattre.

Il me semble que le rapport qu’a entretenu Orwell avec la politique témoigne d’un souci de ne jamais laisser le général prendre le pas sur le particulier. Ce qui suppose de ne jamais se laisser berner par le pouvoir, tout spécialement celui dont on pourrait s’emparer. Dans la démarche que réclame l’acquisition d’un pouvoir se trouve inscrite la nécessité d’énoncer des préférences générales et de s’attribuer des objectifs généraux. Et conserver un pouvoir impose davantage encore de ne dire que des généralités. Au détriment - ô combien fâcheux - du particulier. C’est en effet en inscrivant les rapports particuliers dans le champ du général que se déploie peut-être la possibilité d’abandonner toute common decency.

(1) Bernard Crick, George Orwell [1980], trad. par Stéphanie Carretero et Frédéric Joly, Flammarion, 2008.
(2) George Orwell, Une histoire birmane [1934], trad. par Claude Noël, Éd. Ivrea, 1996. Le livre a été traduit une première fois en français par Louis Guillot de Saix et publié en 1946 par les éditions Nagel (Genève) sous le titre La tragédie birmane.
(3) Qui veut avoir accès à la version originale anglaise de l’œuvre (Burmese Days) la trouvera sur cette page d’Internet.
(4) Cf. William Shakespeare, Le théâtre complet, trad. de François-Victor Hugo, Garnier Frères, 1961-1964, tome VIII, p. 79.
(5) Dans la version française des éditions Ivrea, la ville est orthographiée Kyautkada, par erreur semble-t-il. Le nom choisi est emprunté à un quartier de Yangon (dans le sud de la Birmanie), mais il s’agit sans conteste de la ville de Katha, où Orwell a vécu.
(6) Je répugne à citer des exemples, tant m’indigne la logique du buzz. Mais enfin, qu’allait donc faire Alain Finkielkraut sur le plateau de Taddéï le 18 octobre dernier - un plateau devenu depuis longtemps déjà une fabrique à incidents -, sinon exhiber sa véhémence face aux propos diffamatoires d’Abdel Raouf Dafri ? Et si je ne suis pas parvenu à ignorer cette algarade, c’est qu’elle a rapidement figuré sur mille et un médias sous la forme d’un morceau choisi.


Autre note sur Orwell :
1984

vendredi 25 octobre 2013

Note de lecture : Paulin Ismard

L’événement Socrate
de Paulin Ismard


On le sait, la recherche en histoire affronte des difficultés particulières. Ne serait-ce que parce qu’un certain récit préexiste. Depuis deux siècles, une multitude d’efforts ont été consentis, avec plus ou moins de bonheur, pour conférer à l’histoire, en tant que discipline rigoureuse, le pouvoir de dire la vérité du passé, ou du moins de s’en approcher. Ce qui a donné lieu à diverses écoles et méthodes privilégiant l’une ou l’autre approche à laquelle il est prêté d’importantes vertus heuristiques. Un des derniers avatars du genre réside dans ce que certains appellent le retour de l’événement.

Le jeune historien Paulin Ismard - qui vient de publier L’événement Socrate (1) - est de ceux-là. Je le cite :
« L’événement, l’histoire : longtemps, les deux termes ont paru indissociables. “Toute histoire est l’exposition d’une suite d’événements”, écrivait au début du XXe siècle le grand historien allemand Edouard Meyer. Raconter les choses “telles qu’elles furent”, c’était avant tout réinscrire une suite d’événements dans l’ordre du temps et bâtir une chronologie. C’est contre cette conception traditionnelle telle que pouvait la défendre en France l’histoire méthodique, que l’école des Annales a porté ses coups les plus tranchants. L’événement devint alors une “fumée abusive”, “la surface éphémère du cours profond des choses” (*1), relevant du registre des structures et s’inscrivant dans la longue durée. Fernand Braudel allait même jusqu’à affirmer que “l’événement est l’ennemi des sciences sociales”.
L’historiographie française est aujourd’hui en grande partie sortie du paradigme annaliste, et la notion d’événement, comme celle de sujet ou d’acteurs, est revenue sur le devant de la scène. Derrière les proclamations de renouveau épistémologique, une partie de ce retour se présente souvent comme la simple perpétuation de pratiques disciplinaires demeurées rétives, ou, pire encore, sourdes au renouvellement annaliste. L’événement dont le retour est proclamé dans une série d’études n’est toutefois pas celui de l’école méthodique du XIXe siècle. Car son étude ne vise plus à restituer le fil chronologique des choses “telles qu’elles furent”, mais à donner accès à la structure même des sociétés - ce que Paul Ricœur a thématisé sous le terme de “dialectique systémo-événementielle” (*2). Si tout événement se présente comme une rupture dans l’ordre du temps, son étude permettrait d’appréhender comme au ralenti, sur un laps de temps court, l’ensemble des mutations profondes d’une société en un de ses moments clés. Il s’agirait ainsi de produire, comme en “scellant provisoirement le temps” (*3), une coupe géologique permettant d’apercevoir les différentes articulations d’une société en un moment crucial (*4).
» (pp. 14-16)

Il me paraît qu’opposer de la sorte l’école des Annales, présentée comme adversaire résolue de l’événement, à ceux qui proclament son retour a quelque chose de très réducteur. Les querelles d’école doivent probablement davantage à la quête du pouvoir et du prestige qu’au souci d’efficacité de la recherche. Il n’est certes pas inutile de varier les méthodes et de les remettre continûment en cause. Mais il faut surtout se garder du vain espoir de trouver l’angle d’attaque enfin apte à la meilleure élucidation qui soit, là où il s’agit surtout de varier les approches pour mieux mesurer les inconvénients de chacune. Si l’école des Annales s’est détournée de l’événement, c’est que celui-ci est constitué avant tout par le sens commun, lequel discerne ce qui lui plaît bien davantage que ce qui a pu être décisif à tel ou tel égard. Et lorsqu’il s’agit de rechercher ce qui détermine le cours de l’histoire, il importe d’accorder une place aux déterminations cachées, de mesurer ce qui ne fut pas appréhendé au moment des faits et de rester circonspect vis-à-vis du prophétisme.

Il est cependant une entreprise qui suppose une attention toute particulière à l’égard de l’événement, c’est le travail visant à construire l’histoire de l’histoire. Car l’histoire spontanée est éminemment instructive, dès lors qu’elle est étudiée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire pour une mise à distance de l’événement passé en vue de lui conférer un sens apte à servir des desseins présents. Ainsi, la façon dont le baptême de Clovis fut raconté au fil des siècles fournit avant tout bien des indications précieuses sur ce que furent ces siècles et génère de la sorte un doute prudent sur ce qu’ont été les circonstances précises de l’événement. (2) À cet égard, les déterminations cachées n’interviennent que pour éclairer autant que possible les inflexions successives du récit, celui-ci restant l’objet principal étudié.

Dans L’événement Socrate, Paulin Ismard s’attaque à l’histoire de l’histoire du procès de Socrate. L’ouvrage est intéressant, ne serait-ce que par le sujet choisi, rarement traité de la sorte. Selon moi, il pèche malheureusement de deux façons. D’abord, il s’est condamné à la superficialité en cherchant à rendre compte des diverses interprétations du procès qui furent répandues au cours de vingt-quatre siècles d’histoire. Nombreuses sont les pages où l’on regrette que l’analyse n’ait pas été poussée plus en profondeur. Pour tout dire, il eût sans doute été plus sage de circonscrire le propos, par exemple en se limitant à une période précise de l’histoire. Ensuite, bien des considérations émises - notamment au sujet de l’événement lui-même (dont on comprend qu’il reste d’une certaine manière, au-delà des incertitudes, la référence à l’aune de laquelle les interprétations sont interprétées) - accordent naïvement une sorte de valeur décisive à des théories contemporaines, comme si l’état actuel de la science historique garantissait que l’on soit sorti du temps des interprétations tendancieuses. (3)

Un premier exemple :
« Réécrit par les disciples du philosophe comme par ses adversaires, le procès donna lieu à une controverse inédite dans l’histoire de la cité sur la nature de son droit. On peut même considérer que les lendemains du procès sont un moment décisif dans l’histoire du divorce entre la rhétorique judiciaire et la philosophie, donnant naissance, pour suivre Michel Foucault, à la grande opposition entre “le philosophe, l’homme de la vérité” et “celui qui n’était qu’un orateur : le rhéteur, l’homme de discours, d’opinion, celui qui cherche des effets, celui qui cherche à remporter la victoire” (*5) » (p. 71)
Il est bien loin d’être établi que le premier quart du IVe siècle ait été ainsi décisif à propos d’une opposition à laquelle nous sommes aujourd’hui fort attentif. À quoi s’ajoute que l’homme de vérité dont parle Foucault n’est pas à proprement parler celui qui cherche la vérité, mais bien quelque chose comme un homme de véracité. (4)

Un autre exemple, relevant d’un tout autre domaine : « Il est certain que le droit athénien ne définissait pas rigoureusement ses propres catégories juridiques, pour la simple et bonne raison qu’il n’existait pas d’instance ni de tradition intellectuelle en mesure de le faire. Dans cette justice pleinement démocratique, la procédure d’appel, au sens moderne, n’existait pas, et les juges n’avaient pas à justifier sous une quelconque forme leur décision, ce qui devait entraver l’apparition de la pratique jurisprudentielle et d’une tradition juriste. Or, cette imprécision dogmatique renvoie à l’existence même du droit dans une démocratie directe : il revenait aux juges-citoyens de redéfinir lors de chaque décision les catégories du droit athénien. » (p. 75)
Si ce que nous croyons savoir du procès de Socrate est le produit d’un récit que l’histoire a fait évoluer, il ne se justifie guère de soumettre la procédure judiciaire à laquelle le cas Socrate fut confronté à des comparaisons avec le droit contemporain. Or, le peu que livre Ismard sur le plan juridique témoigne d’une méconnaissance de la complexité des difficultés auxquelles la justice pénale s’est trouvée confrontée au fil de l’histoire et au gré des cultures. Cette approximation est à mettre en relation, je crois, avec la superficialité des propos tenus au sujet de la légalité athénienne.
« Dans la démocratie des dernières décennies du Ve siècle, aucune loi ne pouvait faire obstacle à la souveraineté populaire, au sens où l’ordre des lois (les nomoï), ne renvoyait à aucune autre forme de légitimité que celle qui émanait du peuple réuni en assemblée. Les lois de la cité ne constituaient pas un système de légitimation alternatif à la souveraineté populaire, et le droit athénien ne reconnaissait aucune hiérarchie normative entre ce que seront plus tard les lois et les décrets. » (p. 79)
Si la loi était malaisément opposable à l’Ecclesia - encore que la Boulè, qui en organisait le travail, ne devait certes pas l’ignorer -, il est vraisemblable qu’il n’en allait pas de même pour l’Héliée. C’est sans doute la difficulté à faire la part des choses entre la loi et la tradition qui donna à ce tribunal une grande latitude décisionnelle.

On imaginerait facilement une histoire de l’histoire du procès de Socrate qui renoncerait totalement à se pencher sur les faits qui en constituent l’origine. Ce n’est pas le choix qu’a fait Paulin Ismard.
« Pourquoi les Athéniens condamnèrent-ils Socrate à la mort ? Dès que l’historien cherche à identifier l’ultima ratio qui livrerait la clé définitive de l’événement, le sol se dérobe sous ses pas. Voué à accumuler des fragments de réponse qu’il est bien en peine de hiérarchiser, il lui faut avant tout circonscrire la nature du dissensus entre la cité et le philosophe dont l’événement porte la trace. » (p. 199-200)
La question est-elle bien posée ? Peut-on dire que les Athéniens condamnèrent Socrate, alors que c’est l’Héliée - réunissant certes beaucoup de monde - qui prit la décision ? Plus généralement, peut-on espérer trouver la clé de l’événement ? Ismard lui-même en doute. Mais il ne renonce pas à la chercher. Posons la question autrement : parlerait-on encore de Socrate et de son procès aujourd’hui si Platon n’en avait pas fait l’acteur principal de ses Dialogues, et cela, même dans l’hypothèse où les textes d’Aristophane, de Xénophon et de Polycrate (perdus, ceux-là) eussent été conservés ? Autrement dit, l’histoire de l’histoire du procès de Socrate n’est-elle pas essentiellement celle des idées de Platon ? Il y a là, bien sûr, l’avantage d’un texte connu sur une parole rapportée. Mais aussi la force d’enjeux politiques, philosophiques et sociaux considérables et relativement bien circonscrits par rapport au mystère d’un personnage prêt à endosser des costumes variés et peu mis à mesure. Après tout, il existe bien peu de traces dans l’histoire des vingt derniers siècles d’opinions portées à défendre le bien-fondé de la condamnation de Jésus, même de la part de ceux qui s’opposèrent au christianisme. C’est que, comme Paulin Ismard le montre dans le septième chapitre de son livre (pp. 211-234) (5), c’est de Socrate que l’on tenta de faire un chrétien avant la lettre et non de Jésus que quiconque prétendit faire un disciple de Socrate.

Le grand mérite du livre de Paulin Ismard, c’est de remettre en pleine lumière d’importantes questions relatives à la figure de Socrate et au sort que lui réserva au fil des siècles l’intelligentsia occidentale. Il est possible que s’il eût publié un ouvrage beaucoup plus copieux, où chaque période eût été examinée en profondeur, ces interrogations fussent restées confidentielles. Il n’en reste pas moins que certains raccourcis déçoivent. Ainsi, l’important tournant que connut l’approche de Socrate au XVe siècle à Florence est-il traité en deux paragraphes d’un synthétisme ravageur. Qu’on en juge par le premier de ceux-ci :
« C’est ainsi que peu à peu naquit un Socrate moderne qui, bien loin de l’extravagant silène de Platon, se présentait comme un citoyen exemplaire, dont la simplicité naturelle passera bientôt pour un amour de l’égalité entre les hommes. Aux côtés des traductions de Bruni et de l’œuvre de Ficin, un texte en particulier joue un rôle déterminant dans cette transformation. Au milieu du XVe siècle, Giannozzo Manetti (1396-1459) publia une Vie de Socrate, qui connut rapidement une ample diffusion. En fidèle disciple de Leonardo Bruni, Manetti y défendait la compatibilité de l’héritage païen avec le message évangélique. Le portrait qu’il brosse du philosophe présente toutefois plusieurs singularités. Par un large usage des sources antiques, Manetti, à la différence d’un Marsile Ficin, distingue clairement la philosophie socratique de son héritage platonicien. C’est Socrate l’Athénien qui intéresse Manetti, davantage que le théoricien du daimonion, et sa lecture du procès est en ce sens assez originale. Insistant sur le caractère insensé de la proposition de Socrate réclamant l’honneur du Prytanée, il disculpe en grande partie le paganisme de la mort du philosophe aux dépens d’un régime démocratique athénien désormais seul coupable. Su ce point, Manetti se montre fidèle à la leçon de Bruni, partisan de la constitution mixte, qui écrivait dans l’argument de son Apologie de Platon de 1424, que Socrate avait été la victime de “la multitude ignorante, c’est-à-dire Athènes sous un régime populaire”. » (pp. 240-241)
Que n’en apprend-on davantage sur cette période qui voit les textes païens antiques à nouveau traduits et diffusés !

La frustration est encore plus forte en ce qui concerne Montaigne, qui est expédié en deux pages et demie. Ismard ne s’y intéresse qu’aux deux chapitres des Essais dans lesquels le procès est évoqué, “De la physionomie” et “De trois commerces”. Mais Socrate surgit sans cesse tout au long de l’œuvre et il me paraît hardi de tenter de dresser un portrait du philosophe grec, tel que Montaigne le voit, sans s’interroger sur les raisons qui pousse ce dernier à l’invoquer face à chaque difficulté morale qu’il soulève.

Que tout cela ne décourage personne de lire ce livre qui pose de bonnes questions et dans lequel je vois personnellement une incitation à pratiquer l’histoire de l’histoire plutôt qu’une illustration, comme le veut l’auteur, du retour de l’événement.

(1) Paulin Ismard, L’événement Socrate, Flammarion, 2013.
(*1) F. Braudel, Écrits sur l’histoire, Paris, 1969, p. 45-46.
(*2) Voir en particulier, au sein d’une bibliographie considérable, P. Ricœur, “Le retour de l’événement”, MEFRM t. 104. 1, 1992, p. 29-35 (ici p. 32), A Bensa et É. Fassin, “Les sciences sociales face à l’événement”, Terrain 38, 2002, et F. Dosse, Renaissance de l’événement, Paris, 2010.
(*3) Voir sur ce point les remarques de F. Rousseau, “Fragments pour une ingénierie de l’événement”, dans F. Rousseau et J.-F. Thomas éd., La fabrique de l’événement, Paris, 2009, p. 7-14, qui emprunte l’expression à A. Tarkovski, Le temps scellé, Paris, 1990.
(*4) Programme paradoxalement déjà réalisé par l’école des Annales elle-même, pour qui songe au Dimanche de Bouvines de Georges Duby, qui analysait l’ensemble du système féodal sous le prisme singulier de la bataille de 1214.
(2) Il n’est que de consulter l’explication que donne de l’événement l’Église gallicane sur son site Internet pour mesurer ce que le récit du baptême du roi des Francs doit à la construction postérieure de la France et de son Église et aux voeux actuels du clergé gallican.
(3) La frontière entre l’histoire commune (celle dont j’ai donné un exemple avec le baptême de Clovis interprété par l’Église gallicane) et l’histoire rigoureuse reste très incertaine. Pour s’en convaincre, il n’est que de lire le dernier ouvrage de Jean-Noël Jeanneney, La Grande Guerre, si loin, si proche. Réflexions sur un centenaire (Seuil, 2013). Très impliqué dans les grandes commémorations, Jeanneney - qui ne manque certes ni d’intelligence, ni du sens de la nuance - n’hésite pas à voir dans le passé et son rappel des occasions de magnifier la France. Ainsi, il écrit : « Je suis de ceux qui demeurent étonné qu’en octobre 2005 on ait demandé à notre flotte de participer avec élan à la commémoration, sous la férule anglaise, de notre défaite maritime de Trafalgar et que le 2 décembre 2005 le gouvernement français ait décidé de jeter un voile pudique sur le deux-centième anniversaire de notre victoire d’Austerlitz ; se contentant d’envoyer sur les lieux de la bataille, en République tchèque, où une reconstitution avait été organisée par les autorités du pays, notre ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie : pâle figure... La chose fut d’autant plu surprenante que le Premier ministre était alors Dominique de Villepin, ostensiblement passionné de Napoléon, sur lequel il avait beaucoup écrit et publié. » (p. 41) Peut-on étudier sérieusement le sens des commémorations et suggérer soi-même ce qu’elles devraient être ? La gageure ne me semble pas tenable.
(*5) M. Foucault, Dits et écrits, vol. II : 1976-1988, Paris, 2001, p. 634.
(4) Je dois avouer ne pas encore avoir compris à ce jour ce que signifie précisément la vérité dont Foucault parle dans ses derniers cours. Ce n’est en tout cas pas celle vers laquelle tendent les efforts de la science.
(5) Ce chapitre est un peu décevant. Il passe fort vite sur des va-et-vient de l’évolution historique qui auraient mérité de plus longs développements.


Autre note sur Ismard :
La démocratie contre les experts

mercredi 9 octobre 2013

Note d’opinion : l’absence

À propos de l’absence

Elle, je ne sais trop si je fais bien de l’évoquer ici. En tout cas, je ne puis rien en dire d’autre que ce qui sert mon propos sur l’absence, sur son absence ; plus précisément encore sur un aspect de l’absence qui, peut-être, révèle une part de la cruauté de sa disparition. Et si c’est à son absence que je dois d’éprouver cet étrange vide, c’est en ce qu’il bouleverse ma vision des choses jusqu’en son tréfonds que j’en parle.

Voilà : ce 4 août 2013, elle a cessé de vivre. Et je patauge depuis dans un monde étrange, nouveau, différent.

Je ne veux rien dire de la douleur, de l’incompréhension, de la colère, de l’effroi qui s’ensuivirent ; ce serait parler de moi et d’elle, ce qui ne convient guère. Une seule chose retient ici mon attention : la nouvelle éminence qu’a fait surgir ce tremblement de terre et de laquelle je me vois imposé un tout nouveau point de vue.

Il m’a fallu quelques semaines pour tenter d’y voir clair. Les bouffées d’émotion qui nouent la gorge et embuent les yeux ont quelque chose d’équivoque. Est-ce sur elle et sur son sort que je pleure ? Ou serait-ce sur moi et ma nouvelle solitude ? Elle n’est plus et elle me manque : deux faces d’un même tourment, serait-on tenté de croire. Oui, peut-être. Mais surtout une dissociation subtile d’un lieu où j’étais autant qu’elle, où elle était autant sinon davantage que moi. Il n’est pas question là de fusion ; c’est peut-être tout le contraire. Il y a - il y avait -, simplement, une manière d’anticiper l’autre qui, au fil du temps, est devenue une seconde nature et qui a érigé un point de vue singulier (deux points de vue singuliers, pour être précis) fait des harmonies et des tensions qui nous ont liés.

La force des sentiments, c’est mon affaire. Il y a juste à dire que, à l’inverse de ce qui est souvent affirmé du sort inéluctable de tout couple, le temps n’avait rien désagrégé, que du contraire. Et telles ces étoiles doubles dont aucune n’a une trajectoire propre, le binôme était bel et bien fait de deux pièces distinctes, différentes, mais dont une part considérable des déterminations est progressivement née de leur conjonction. Tant et si bien que, sans se fondre dans le sien, mon point de vue s’était déplacé, subissant une inexorable attraction. Et voici que, de la même façon que l’on titube lorsqu’on descend du manège forain parce que le corps persiste à croire en des forces centrifuges pourtant éteintes, je chancelle de tenir à des pensées auxquelles manque une part de leur raison d’être. Cela va des convictions les plus profondes et les plus théoriques aux manières de faire les plus triviales et les plus pratiques.

Il faut évidemment se méfier des métaphores et des schémas théoriques. Ils nous poussent à croire à une rationalité qui peut être illusoire. Et - qui sait ? - ne devrais-je pas trop vite dire des sentiments qu’ils sont mon affaire. Non qu’il faille les inventorier, moins encore les décrire ; mais peut-être évoquer leur nature et le jeu dans lequel ils s’immiscent lorsqu’ils se frottent à l’entendement. Je vais encore théoriser, me dira-t-on. Oui, peut-être. Mais c’est que j’ai tendance à penser que le dernier mot revient à l’entendement, faute de quoi il ne resterait que la poésie ou le silence : affectivement, on ne peut que rendre compte des sentiments ; les expliquer échappe à leur sphère propre.

Dans le rééquilibrage auquel l’absence me condamne, la question des sentiments est capitale. D’abord et avant tout parce qu’elle leur supposait un écho que je sous-estimais sans doute trop volontiers. Je viens de relire cet essai de William James intitulé “La place des faits affectifs” (1). Pourquoi James ? Parce qu’elle a agi, face au danger, de telle sorte que l’utile prime sur le vrai. Et cela, sans en faire un choix, mais bien davantage comme la seule voie qu’impose la volonté de vivre. Et j’y fus entraîné sans que je puisse moi-même penser autrement. Combien de semaines, de jours et d’heures intenses, privilégiées, enchantées, nous auraient été sinon ravies ?

J’ai relu James avec la conviction qu’il me dirait aujourd’hui autre chose que ce que j’y avais lu jadis. Évidemment, il s’agit tout autant là de s’interroger sur la vérité du sentiment que de le laisser parler. Ce qui n’est pas le vivre au premier degré. Mais les yeux nouveaux que je jette sur ce texte m’indiquent que je ne reviendrai pas à un point de départ, si tant est qu’il y en ait jamais eu un. L’absence même de l’aimant (je voulais évoquer de manière imagée la magnétite, et voilà que c’est l’adjectif verbal substantivé qui surgit !) n’en annihile pas les effets : elle impose de faire sien une part de ce qu’il ne peut plus dicter. L’expérience du combat qu’elle a mené, et celle de son absence lorsqu’elle l’a perdu, tout cela me gouverne sans la moindre consigne, sans le moindre discours : des regards, des gestes, des enlacements, des mots troqués, vécus d’abord, remémorés aujourd’hui... L’absence, c’est une présence ; manquante.

(1) William James, Essais d’empirisme radical, trad. par Guillaume Garréta et Mathias Girel, Flammarion, Champs, 2007, pp. 117-127.

mardi 17 septembre 2013

Note de lecture : Jacques Bouveresse et le positivisme

Essais VI. Les lumières des positivistes
de Jacques Bouveresse


En 2011, Jacques Bouveresse a publié le sixième volume de ses Essais - recueils thématiques d’articles et de conférences -, consacré cette fois aux positivistes (1). Ce n’est pas qu’il soit lui-même positiviste. On ne le surprendra pas à brandir une bannière ! Son souci - assurément ancien - est de dénoncer les dénonciateurs, c’est-à-dire ceux qui dénigrent si facilement les positivistes en restant aveugles aux erreurs que ceux-ci ne commettent pas parce qu’eux-mêmes les perpètrent.

Le livre comprend cinq textes écrits à des époques très différentes, le plus ancien remontant au début des années 70 et le plus récent étant à peine antérieur à la publication de l’ouvrage. Les sujets sont eux-mêmes relativement variés : bien des réflexions émises portent sur Carnap, d’autres sur Schlick, d’autres encore englobent plus généralement les mouvements positivistes et empiristes.

Je fais partie d’une génération - du moins d’une partie d’entre elle - qui a été portée à regarder les choses à la manière des positivistes, c’est-à-dire à prendre acte du réel comme quelque chose qui est extérieur à l’esprit et qui s’impose à lui. L’observation et l’expérience nous semblaient les chemins les plus propices à la connaissance. Bref, la science nous paraissait promise à grignoter l’inconnu, lentement mais sûrement. Et nous jugions les croyances irrationnelles - parmi lesquelles nous n’hésitions pas à compter la religion - erronées, voire ridicules. C’est pourtant cette même génération, et ceux-là même qui pensaient ainsi, qui est devenue la cible et le relais de courants de pensée profondément anti-positivistes. Évidemment, il est compréhensible que le réalisme naïf qui nous caractérisait devait un jour ou l’autre ouvrir la porte à des questions davantage métaphysiques. Mais c’est le côté insidieux de ces théories nouvelles, en ce qu’elles restaient critiques à l’égard des théologies, qui leur a permis de nous distraire des exigences heuristiques de la science. L’ontologie de Sartre, la sémiotique sauvage de Barthes, le structuralisme aventureux de Lacan, le conceptualisme de Deleuze, le généalogisme de Foucault, le déconstructionnisme de Derrida, les exemples n’ont pas manqué de pensées objectivement anti-positivistes et anti-rationnelles qui se donnaient des airs de lucidité, propices à masquer leur mépris de l’empirisme et de la rigueur. L’historicisme a justifié des mises en cause qui ont principalement profité aux opinions approximatives, voire aux plus illogiques. Et il n’est pas exclu que le marxisme et le freudisme aient préparé les esprits aux thèses les plus extravagantes, dans la mesure où ces doctrines ont souvent réussi à se donner pour scientifiques sans l’être.

C’est dire si Bouveresse, qui est resté inébranlablement soucieux d’affirmer la supériorité de la raison, apparaît aujourd’hui comme un de ceux qui ne s’est pas laissé berner par les dérives nietzschéo-heideggeriennes de la philosophie française. Son mérite est d’autant plus grand qu’il l’a payé d’une exclusion des médias. En fait, la solidité de ses idées politiques, qui va de pair avec leur modestie, démasque la naïveté prudhommesque d’un progressisme tel celui des foucaldiens.

Dans le plus ancien des textes réunis dans Essais VI (2), Bouveresse illustre clairement un des aspects importants du problème :
« La thèse selon laquelle toute connaissance non analytique (c’est-à-dire, qui n’est pas de type logico-mathématique) est fondée sur l’expérience est certainement difficile (et même en un certain sens tout à fait impossible) à établir ; mais elle est peut-être, à certains égards, encore plus difficile à rejeter. Un certain nombre de philosophes et d’épistémologues en sont apparemment arrivés, dans notre pays, à disqualifier comme “empiriste” toute philosophie des sciences qui laisse entendre qu’une théorie scientifique doit être en fin de compte, d’une manière ou d’une autre, sous le contrôle de quelque chose comme l’“expérience”, la “réalité”, les “faits”, etc. À une “no-theories-theory [une théorie ‘pas de théorie’]” dont on peut se demander en fait si elle a jamais été défendue sérieusement par qui que ce soit, on oppose une sorte de “no-facts-theory [une théorie ‘pas de faits’]” qui a finalement quelque chose de piquant, puisqu’elle évoque d’assez près une théorie de la vérité-cohérence qui a été défendue précisément à une certaine époque par une partie des néo-positivistes logiques (Neurath, Hempel et, jusqu’à une certain point, Carnap lui-même). Selon cette théorie, la vérité ou la fausseté d’une proposition ne découle jamais d’une confrontation avec la réalité extra-linguistique, mais simplement de sa compatibilité ou de son incompatibilité avec d’autres propositions dans un système, le “vrai” système étant en fin de compte celui qui se trouve être accepté par “les savants de notre époque” (*). Toutes différences étant naturellement réservées, on voit mal comment ceux qui, pour quelque raison que ce soit, nient la référence nécessaire des théories scientifiques à l’expérience (quoi que puisse vouloir dire ici le mot “référence”), espèrent échapper en fin de compte aux inconvénients de la conception “syntaxique” de la vérité, du conventionnalisme et de l’historicisme. » (pp. 136-137)
Ce qui est ici mis en évidence, c’est notamment la nécessité, dans le débat, de moduler ses arguments en fonction des enjeux de la discussion. S’il est vain d’espérer asseoir les mérites de la science sur des certitudes et si, par conséquent, au sein même de la recherche scientifique, tout reste incertain et susceptible d’être contesté, les faiblesses du savoir ne peuvent pour autant devenir des arguments aptes à justifier l’irrationalisme. Tout est une question d’intention. Si les failles de la rationalité sont évoquées pour lui épargner de conforter le faux - ce qui est une façon de mettre la rationalité au service de la rationalité -, elles ne peuvent pour autant devenir des occasions de démission, ce qu’elle sont le plus souvent aujourd’hui. Il est en effet paradoxal que la vigilance heuristique la plus performante devienne le prétexte au “n’importe quoi” : quelles qu’en soient les limites et les insuffisances, la raison reste le seul ressort dont l’esprit dispose pour tenter de démêler le vrai du faux.

Évidemment, la raison ne se confond ni avec le positivisme, ni avec l’empirisme. Pas même avec la science. Mais il lui revient de s’interroger sur les différentes voies de son usage, et notamment sur celles d’entre elles qui favorisent l’empire du désir, de la préférence, de l’orgueil, et donc de l’irrationalité. L’histoire a son poids propre, assurément. Et le langage aussi. Mais rien de ces influences ne doit capter de façon exclusive la cause de la raison, laquelle restera un guide qui trébuche. Voilà pourquoi il faut éviter coûte que coûte la logique des courants, des factions et des chapelles. (3) J’ai récemment eu sous les yeux une phrase très intéressante d’Hannah Arendt - laquelle défendit envers et contre tout l’idée que la philosophie politique constituait une priorité absolue (ce dont j’ai quelques difficultés à me convaincre) -, une phrase qui suggère une mesure mesurée de la raison : « Si l’on désire apaiser le sens commun - si gravement offensé par le besoin qu’a la raison de poursuivre, sans savoir où elle va, sa quête de signification -, il est tentant d’expliquer ce besoin par l’unique motif que le penser est le préalable indispensable pour décider ce qui sera et pour évaluer ce qui n’est plus. » (4)

Essais VI de Bouveresse vaut pour la diversité des angles qu’il adopte pour étudier les positivistes et pour les rappels des questions pertinentes qu’ils ont posées. Ainsi, il est fructueux de rendre compte comme il le fait des objections que Moritz Schlick a soulevées à propos des propositions synthétiques a priori de Kant et, dans la foulée, comment Schlick s’est positionné vis-à-vis de la phénoménologie husserlienne.
« Pour ce qui est de Husserl, son cas est beaucoup plus grave que celui de Kant, car il tombe sous le coup de la critique générale que Schlick formule contre les philosophes de l’intuition, qui confondent le connaître, au sens de “kennen” (la connaissance d’une chose par contact ou expérience directs), avec le connaître, au sens proprement dit, celui d’“erkennen” (la connaissance conceptuelle et propositionnelle) : “Nous entrons en contact [kennen] avec toutes les choses par l’intuition, car tout ce qui nous est donné du monde nous est donné par l’intuition ; mais nous ne connaissons [erkennen] les choses que par la pensée, car la mise en ordre et en relation qui sont nécessaires pour cela constituent précisément ce qu’on désigne comme étant la pensée. La science ne nous fait pas entrer en contact avec les choses, elle nous apprend à comprendre, à concevoir celles avec lesquelles nous sommes en contact, et cela s’appelle précisément connaître.” (**) La tâche de la science est de nous apprendre à connaître, au sens de l’“Erkenntnis”, ce que nous connaissons déjà, au sens de la simple “Kenntnis”. C’est le thème qui sera repris plus tard dans “Le vécu, la connaissance, la métaphysique” (***). Schlick conteste radicalement l’existence d’objets dont devrait s’occuper une science qui se distinguerait à la fois de la logique et de la psychologie et qui serait plus fondamentale qu’elles, à savoir la phénoménologie. “L’idée fondamentale de celle-ci, écrit-il, repose sur la distinction entre l’intuition empirique, par laquelle nous sont données (par exemple, dans la perception) des choses existantes, réelles, et une ‘vision des essences’ pure, par laquelle nous ‘appréhendons’ intuitivement l’essence des objets regardés - donc également des ‘concepts’ - de façon complètement indépendante de leur existence réelle ou possible.” (****) [...], Schlick estime qu’en cherchant à réhabiliter l’idée d’un a priori matériel ou contentuel Husserl a surtout montré qu’il n’avait pas compris la chose qui était vraie et importante dans la conception kantienne de l’a priori, à savoir que l’a priori ne peut avoir trait au contenu, mais seulement à la forme de la connaissance, autrement dit, ne peut être que formel. » (pp. 204-205)
Si je livre cet extrait, ce n’est pas avec l’espoir de rendre clair ce qui mérite d’être clarifié. Il en faudrait bien davantage. (5) Il s’agit simplement de donner à mesurer les liens et les débats complexes que Bouveresse met en évidence et qui ont caractérisé les rapports entre le positivisme et l’empirisme, d’une part, les idéalismes kantien et husserlien, d’autre part.

Avant même d’être en mesure de comprendre l’importance que Bouveresse accorde à l’analyse de l’œuvre de Carnap dans Essais VI, mais aussi et surtout celle qu’il a accordée à Wittgenstein depuis si longtemps, il est indispensable d’être réceptif, je crois, à une certaine syntaxe à laquelle une grande partie de la philosophie française - en tout cas celle qui s’est acquis la plus grande renommée - a rendu sourd.

Pourquoi y suis-je moi-même devenu réceptif ? Peut-être est-ce la lointaine trace - qui sait ? - des cours que Philippe Devaux professait dans les années 60.

(1) Jacques Bouveresse, Essais VI. Les lumières des positivistes, Agone, 2011.
(2) Il s’agit de “La théorie et l’observation dans la philosophie des sciences du positivisme logique” qui a été publié en 1973 dans le tome VIII de l’Histoire de la philosophie dirigée par François Châtelet (Hachette, pp. 76-134) et qui occupe les pp. 135-194 des Essais VI.
(*) Lire notamment la critique de Russel, Signification et vérité (1940), traduit de l’anglais par Philippe Devaux, Flammarion, chap. X ; et celle d’Alfred J. Ayer, “Verification and Experience”, Proceedings of the Aristotelian Society, vol. 37, 1936-1937, reproduit in Alfred J. Ayer (dir.), Logical Positivism, The Free Press, New York, 1959, p. 228-243.
(3) C’est en se retournant vers ses propres jugements antérieurs que l’on découvre que l’on a cédé malgré tout à cette logique, ou encore - détermination plus sournoise - qu’on l’a exagérément combattue, ce qui est encore une manière de lui obéir. Ainsi, par exemple, n’ai-je pas été trop sévère avec Roger Pouivet dans la note que j’ai consacrée à un de ses livres le 30 juin 2009 ? Et trop complaisant vis-à-vis de Pascal Chabot dans cette autre note du 18 mai 2011 ?
(4) Hannah Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, trad. de l’anglais par Myriam Revault d’Allonnes, Seuil, Points, 1991, p. 17.
(**) Moritz Schlick, Théorie générale de la connaissance [Allgemeine Erkenntnislehre, 1918-1925], traduit de l’allemand par Christian Bonnet, Gallimard, 2009, p. 139.
(***) Rudolf Carnap, Hans Hahn, Otto Neurath, Moritz Schlick & Friedrich Waismann, Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits, Antonia Soulez (dir.), Vrin, 2010, p. 175-189.
(****) Mortiz Schlick, Théorie générale de la connaissance, p. 209-210.
(5) Sur les rapports entre les logiciens et la phénoménologie (qui n’est prise ici comme exemple que parce qu’elle a si profondément influencé la philosophie française du XXe siècle), il est recommandé de se reporter aux cours que Jacques Bouveresse a donnés sur Kurt Gödel entre 2003 et 2006 au Collège de France (on peut consulter les résumés sur le site du Collège et écouter certains des cours ici ou ici ou encore ici).


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mercredi 4 septembre 2013

Note de lecture : Joseph Conrad

Amy Foster
de Joseph Conrad


Tout voyage - aussi court soit-il - expose à deux incidences, a priori opposées, mais qui peuvent coexister. Elle découlent toutes deux d’un certain abandon des habitudes.

La première procure un plaisir : voir, entendre, sentir, goûter, ressentir des choses qui renvoient le quotidien à sa monotonie. Il existe une lucidité de l’exotique. Elle réside dans une sorte de virginité des sens et de la perception, lorsque nous sommes confrontés à l’étrange, au nouveau. Évidemment, rien n’est jamais totalement nouveau. Et le nouveau s’appréhende par le connu. J’ai dernièrement beaucoup voyagé, mais jamais bien loin, jamais à plus de quinze cents kilomètres de chez moi. Et je me suis surpris à être attentif à ce curieux mélange de connu et d’inconnu qui sollicite l’interprétation de ce qui s’offre à nous. Lorsque le voyage s’accomplit à deux, l’échange qu’il suscite est lui-même fait de ce mélange, le rappel venant souvent au secours de l’ignoré et l’inattendu alimentant davantage encore la mise en cause de l’évoqué. Il y a dans tout cela quelque chose comme une sortie de prison qui nourrit l’illusion d’une libération de l’ordinaire.

La deuxième incidence du voyage est faite d’incommodités, pour ne pas dire plus. Car il rompt avec ce qui rassure : les repères, les routines, les plis dans lesquelles notre vie trouve sa raison d’être. C’est la fin entrevue de ce malaise qui donne son prix au retour. Et même parfois à ce faux sentiment de regard neuf que ce retour génère, le connu ayant d’une certaine façon des airs d’inconnu. (1)

En ce qui concerne cette deuxième incidence, ce qui reste ténu pour celui qui voyage devient considérable pour celui qui est contraint de partir, incommensurable pour qui est déplacé, inhumain pour qui est déporté. On ne sait trop quel témoignage peut en rendre véritablement compte, ni quelle pérégrination est à cet égard exemplaire. Rien, en fait, ne peut donner la mesure de ces détresses ; seuls des récits très individualisés permettent de toucher un peu du doigt ce que, la plupart du temps, la rencontre avec l’immigrant nous dissimule.

Le personnage central du Amy Foster de Conrad (2), c’est Yanko. Ce que nous en apprenons est très indirect. Conrad met en scène un narrateur, lequel nous rapporte le récit que lui a fait un médecin. Si le procédé est fréquemment utilisé par Conrad, il a ici une force toute particulière, celle d’accroître la grande distance d’où nous pouvons entrevoir qui est Yanko, ce qui lui est arrivé, comment il a été traité, à quel impossible amour il doit le parachèvement de sa misère, en quelle suspicion il vivra jusqu’à sa mort. Qu’a-t-il fait pour mériter toutes ces questions ? Rien d’autre qu’échouer - au sens propre - dans un monde qu’il ne connaît pas, qui ne le comprend pas, un monde où ses habitudes n’ont plus guère de sens et où celles des autres lui sont étrangères.

Conrad nous enseigne qu’il eut été normal que nous ne sachions rien de Yanko, même si nous avions vécu à West Colebrook ou à Brenzett. Tout juste qu’il y a là un fou dont on ignore tout. Et si le médecin, Kennedy, en dit plus, c’est peut-être « que la puissance et l’acuité de son esprit, agissant comme un fluide corrosif, avaient détruit son ambition » (p. 48).

Lorsque Yanko rencontre Smith, le patron d’Amy Foster, il se trouve confronté à une incompréhension primordiale, celle qui annihile toute tentative de comprendre :
« Il n’avait pas assez d’imagination pour se demander si cet homme n’était pas en train de périr de froid et de faim. » (pp. 79-80)
Amy Foster n’est guère différente :
« Elle est très passive. Il suffit de regarder ses mains rouges qui pendent au bout de ces bras courts, ces yeux bruns lents et globuleux, pour saisir l’inertie de son esprit - une inertie dont on aurait pu penser qu’elle la mettrait éternellement à l’abri des surprises de l’imagination. Et pourtant, qui de nous est à l’abri ? En tout cas, telle que vous la voyez, elle eut assez d’imagination pour tomber amoureuse. » (pp. 50-51)
De l’imagination ? Oui, « car il n’y a aucune bonté sans quelque imagination » (p. 55)

Mais enfin : l’amour et la bonté ? Faut-il confondre ? Pour Amy Foster, « c’était l’amour comme l’entendaient les Anciens : une impulsion irrésistible et fatale - une possession ! Oui, elle était destinée à être hantée et possédée par un visage, par une présence, fatalement, comme si elle avait été une adoratrice païenne de la beauté sous un ciel radieux - pour être finalement réveillée de ce mystérieux oubli de soi, de cet enchantement, de ce transport, par un effroi ressemblant à l’inexplicable terreur d’une créature animale... » (p. 57)
C’est qu’Amy Foster est en quelque sorte elle-même exilée dans son propre village.
« C’est la fille d’un certain Isaac Foster, qui a chuté de l’état de petit fermier à celui de berger ; le début de ses malheurs à lui date de son mariage clandestin avec la cuisinière de son père veuf - un éleveur prospère au tempérament colérique, qui raya rageusement son nom de son testament et qu’on avait entendu lancer contre lui des menaces de mort. Mais l’origine de cette vieille histoire, suffisamment scandaleuse pour servir de thème à une tragédie grecque, fut la similitude de leurs caractères. Il existe d’autres tragédies, moins scandaleuses et d’une complexité plus poignante, qui naissent de différences irréconciliables et de cette peur de l’Incompréhensible pesant au-dessus de toutes nos têtes - au-dessus de toutes nos têtes... » (p. 51)

J’avais commencé par dire que le personnage central du récit était Yanko. Et puis, je ne parle que d’Amy Foster. L’une explique l’autre, évidemment. De la passion la plus irréfléchie à l’indifférence la plus essentielle, l’entrecroisement des trempes coud le malheur plus sûrement que les intérêts. Et seules les communes habitudes en tempèrent l’acuité. Comme ce Swaffer, qui ne se déprend pas d’un peu d’humanité, sans doute parce qu’il parvient à imaginer un peu une souffrance qui n’est pas la sienne. Sans en rien exhiber.

(1) Le nouveau, l’inconnu, peut également angoisser. Celui-ci lui trouve du charme parce que ses jalons sont assurés, pendant que celui-là n’y voit que périls parce qu’il est sans balise. Quelquefois, le touriste est un peu comme ce nageur qu’on descend au milieu des requins dans une cage.
(2) Joseph Conrad, Amy Foster, trad. de l’anglais par André Topia, Ed. Payot & Rivages, 2013. Ce livre m’a été offert, tel un pansement de tristesse sur une tristesse.


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mercredi 28 août 2013

Note de lecture : Montaigne et la mort

Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
de Montaigne


La mort d’autrui nous apprend-elle quelque chose sur la mort ? Non, sans doute. Mais elle modifie notre compréhension de ce que c’est que mourir.

Montaigne, qui encore jeune n’a pas craint d’affirmer que « philosopher, c’est apprendre à mourir » (1), a trop vu périr - et souvent d’atroce façon - pour ne pas douter un peu de cette philosophie-là. Il en témoigne notamment dans le chapitre XIII du livre II des Essais : “De juger de la mort d’autruy” (2).

Juger de la mort d’autruy ? Dès lors que celle ou celui qui meurt entre dans le mystère de son propre rapport à sa fin, comment faire ? Ou il s’agit de quelque chose de lointain, d’étranger, d’abstrait presque, et l’on ne quitte guère ses propres défenses, celles qui, par exemple, vous voient dire sans sourciller que philosopher c’est apprendre à mourir ; ou l’autre est proche, aimé, nécessaire, et tout rempart cède pour ne laisser que le désarroi d’une imagination qui s’épuise à deviner les affres tues.

Je lis ceci :
« Il n’y a rien, selon moy, plus illustre en la vie de Socrates, que d’avoir eu trente jours entiers à ruminer le decret de sa mort ; de l’avoir digerée tout ce temps là, d’une très-certaine esperance, sans esmoy, sans alteration : et d’un train d’actions et de parolles, ravallé plustost et anonchally, que tendu et relevé par le poids d’une telle cogitation. » (p. 646)
Belle figure assurément que celle de ce philosophe d’entre les philosophes qui voit venir son trépas « sans émoi, sans trouble et avec un comportement dans ses actions et ses paroles rabaissé et devenu nonchalant plutôt que tendu et tourmenté par le poids d’une telle méditation » (3). Les aléas de la traduction ont guidé Lanly vers une formule - « dans une attente assurée » - pour rendre le « d’une très-certaine espérance » de Montaigne. Je ne le lui reproche pas - après tout, une attente est toujours une espérance -, mais j’en reste troublé. Car la sérénité de Socrate n’est donc pas celle de celui qui s’investit dans la vie et les valeurs qu’elle réclame ; elle est plutôt celle de celui qui sait - mot étrange lorsqu’on parle de Socrate ! - qui sait qu’autre chose lui est promis, un autre chose qui, notamment, fonde et ainsi légitime ces valeurs. Et le choix du mot attente en lieu et place du mot espérance éloigne un peu plus encore de cette autre espérance très particulière dont Montaigne parle si bien au début du chapitre. J’y reviens dans un instant.

Socrate, d’abord. Sa mort, tel que Montaigne l’évoque, est décrite dans le Phédon, c’est-à-dire dans un dialogue qui n’est peut-être pas si précoce que ça, probablement contemporain de la période platonicienne. Et la réflexion eschatologique y a sa place, alors que les vertus dont il témoigne dans le Criton - antérieur - sont plus profanes. J’ai envie là d’évoquer André-Jean Festugière qui explique si bien comment une religion d’un Dieu hypercosmique, une religion de l’Être suprême, s’est superposée au début de la période hellénistique au polythéisme civique et comment Platon en fut en quelque sorte le précurseur (4). Festugière, dominicain, défend - avec beaucoup de clairvoyance, je crois - l’idée que l’observation de la régularité des astres a suggéré un Premier Principe de l’ordre des choses, d’où naîtra une religion individuelle, parallèle en quelque sorte au culte des dieux locaux. Et Platon « détermine deux des caractères les plus éminents de la mystique postérieure [... : ] Dieu est essentiellement ineffable [et] il est une Âme motrice douée d’Intellect. » (5) Tant et si bien que l’espérance de Socrate, son attente, alors qu’il s’entretient avec ses amis venus déplorer sa condamnation, n’est peut-être pas étrangère à ce qu’il estime être son devenir post mortem. Est-ce cela que vise Montaigne lorsqu’il parle de sa très-certaine espérance ? Allez savoir !

Et puis, il y cette autre forme d’espérance décrite dans les premières lignes du chapitre :
« Quand nous jugeons de l’asseurance d’autruy en la mort, qui est sans doubte la plus remarquable action de la vie humaine, il se faut prendre garde d’une chose, que mal-aisément on croit estre arrivé à ce point. Peu de gens meurent resolus, que ce soit leur heure derniere : et n’est endroit où la pipperie de l’esperance nous amuse plus. Elle ne cesse de corner aux oreilles : D’autres ont bien estés plus malades sans mourir, l’affaire n’est pas si desesperé qu’on pense : et au pis aller, Dieu a bien faict d’autres miracles. Et advient cela de ce que nous faisons trop de cas de nous. Il semble que l’université des choses souffre aucunement de nostre aneantissement, et qu’elle soit compassionnée à nostre estat. D’autant que nostre veue alterée se represente les choses de mesmes, et nous est advis qu’elles luy faillent à mesure qu’elle leur faut : Comme ceux qui voyagent en mer, à qui les montagnes, les campagnes, les villes, le ciel et la terre vont mesme branle, et quant et quant eux : Prouehimur portu, terraeque urbésque recedunt (Virgile, Énéide, III, v. 72). » (pp. 642-643)
Lanly a traduit ce passage comme ceci :
« Quand nous jugeons de l’assurance des autres devant la mort, qui est sans nul doute l’action la plus remarquable de la vie humaine, il faut prendre garde à une chose : c’est que les gens croient difficilement qu’ils sont arrivés à ce moment-là. Peu meurent convaincus que ce soit leur dernière heure, et il n’y a pas d’endroit [de la vie] où l’illusion de l’espérance nous trompe davantage. Elle ne cesse de corner aux oreilles : “D’autres ont bien été plus malades sans mourir ; l’affaire n’est pas aussi désespérée qu’on pense et, en supposant que les choses aillent au plus mal, Dieu a bien fait d’autres miracles.” Et il résulte de cela que nous faisons trop de cas de nous. Il semble que l’universalité des choses souffre en quelque manière de notre anéantissement, et qu’elle ait de la compassion pour notre état, parce que notre vue altérée se représente les choses altérées comme elle, et ils nous semble qu’elles lui font défaut dans la mesure où elle est défaillante à leur égard, de même que pour ceux qui voyagent en mer, les montagnes, les campagnes, les villes, le ciel et la terre ont la même façon d’aller en même temps qu’eux, ‘Nous sortons du port, et les terres et les villes s’éloignent’. » (6)

Je suis tenté de distinguer l’espérance ainsi évoquée - que j’appellerais volontiers l’espérance en la vie - de l’espérance en l’au-delà que j’ai prêtée - peut-être hardiment - au Socrate dont parle Montaigne. Car ce qu’il nomme illusion, en l’espèce, ce n’est rien d’autre que la reconnaissance de la vie comme seule raison de vivre. Et il me semble que loin d’être l‘« endroit où la pipperie de l’esperance nous amuse plus », elle est peut-être la moins illusoire qui soit en ceci qu’elle se limite à ce qui reste, c’est-à-dire à ce qui reste de vie. Là où l’animal se débat au-delà de toute raison pour survivre, sans doute hors de tout calcul - on parle d’instinct -, l’humain ajuste sa pensée aux même fins. Ne serait-il pas illusoire d’appliquer sa raison à mesurer l’inanité des instants encore à vivre et de se hâter vers le terme sans combattre ?

Évidemment, « nous faisons trop de cas de nous » ! Oui, mais n’est-il pas temps et avons-nous d’autre choix en la circonstance ? À coup sûr, l’universalité des choses restera indifférente à notre anéantissement. Il eut été bien plus utile d’en prendre conscience avant, alors même que nous nous oubliions dans le divertissement pascalien. Elle est là, l’espérance qui trompe le plus, dans ces passions et ces impératifs que l’on s’invente pour se distraire de ce qui pourrait être de terribles lucidités de l’esprit.

L’espérance en la vie, qui détermine cette lutte contre ce qui la menace, n’est assurément pas l’apanage de celles et ceux qui dénient l’au-delà. Mais à eux, il n’en est pas d’autre possible. Et le courage de la mener jusqu’au bout confère une grande dignité à ce qui pourrait sembler n’en plus guère avoir. J’ai mis longtemps à le comprendre, ayant longtemps imaginé, fort naïvement, un dernier colloque au bord du néant. C’est aussi ainsi que j’ai compris ce que voulait dire ce combat que l’on évoque souvent en parlant de celles et ceux que la maladie emporte.

Parler ainsi, c’est certainement faire encore trop de cas de soi. C’est que nous enrageons de dire ce qu’il est vain de dire, comme nous enrageons d’être ce qui ne sera plus.

« Ô Temps, qui vois passer tous les destins humains, douleur et joie,
Le sort auquel nous avons succombé, annonce-le à l’éternité.
» (7)

(1) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 82 et ss.
(2) Ibid., pp. 642-648.
(3) C’est la traduction que donne de la fin du passage cité André Lanly in Montaigne, Les Essais en français moderne, Gallimard, Quarto, 2009, p. 742.
(4) Cf. le lumineux chapitre premier, “Le fait religieux au seuil de l’ère hellénistique”, in André-Jean Festugière, Épicure et ses dieux [1946], PUF, Quadrige, 1985, pp. 1-24.
(5) André-Jean Festugière, op. cit., pp. 7-8.
(6) André Lanly & Montaigne, op. cit., p. 738.
(7) Épitaphe des guerriers athéniens morts à la bataille de Chéronée (338 av. J.-C.), citée par André-Jean Festugière, op. cit., p. 14.

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