samedi 11 février 2012

Note de lecture : Pierre Bourdieu et l'art

« Avant-Propos » in Les règles de l’art
de Pierre Bourdieu


Je viens de relire l’avant-propos des Règles de l’art (1) de Bourdieu, parce qu’un ami m’avait interrogé sur ce qu’il jugeait comme une dénonciation un peu obsessionnelle des ennemis de la sociologie qu’il y voyait (2).

La relecture est un exercice à la fois bien utile et bien agréable. D’abord parce que l’on a déjà une idée de ce que le livre contient, mais aussi et surtout parce que le temps passé a ouvert l’esprit à des choses à côté desquelles une première lecture avait pu passer sans y prêter attention. Et puis, l’œuvre s’est poursuivie, achevée en l’espèce, et des traits qui s’y sont postérieurement affirmés, comme d’autres qui s’y sont atténués, confèrent un sens nouveau, modifié, à ce qui est relu.

Il est vrai que, dans cet avant-propos, Bourdieu prévient les attaques d’une façon à ce point acerbe que l’on peut y voir la manifestation d’une inclination un peu paranoïde qui a nourri - davantage qu’elle ne l’en a préservé - les réelles persécutions dont il a été victime. Lors d’un entretien radiophonique (3), Roger Chartier a récemment fait un parallèle entre Rousseau et Bourdieu, expliquant combien l’approche rationnelle du monde les a l’un et l’autre conduits à le voir comme courant à sa perte et combien cette lucidité les a affectivement atteint, accablé même. Je trouve ce parallèle tout à fait pertinent.

Mais la relecture de cet avant-propos m’a aussi suggéré tout autre chose. Ce texte se prête en effet assez bien à une analyse portant sur la question suivante : les mécanismes de domination que Bourdieu a mis en évidence et qui illustrent sa théorie de la domination symbolique ne sont-ils pas le reflet d’un état du monde social aujourd’hui dépassé ? On trouve en effet dans l’avant-propos une réflexion relative au rapport à la lecture, mais aussi à l’art en général, qui témoigne d’une domination subie dans le passé, mais peut-être déjà altérée en 1992. Je m’explique.

L’avant-propos s’articule en trois temps.

Dans un premier temps, Bourdieu s’en prend à tous ceux - et il les voit très nombreux - qui défendent le caractère ineffable de l’art. Ceux-là luttent pour l’autonomie de la littérature et de l’art depuis très longtemps (« ces innombrables plaidoyers sans âge et sans auteur » p. 9 ; « indéfiniment reproduits » p. 10). Ils sont surtout animés d’une intention explicite : « frapper d’un discrédit préjudiciel les tentatives (nécessairement laborieuses et imparfaites) de ceux qui entendent soumettre ces produits de l’action humaine au traitement ordinaire de la science ordinaire » (p. 11). Le propos est assurément excessif, en ce qu’il généralise et éternise une attitude qui dépasse le simple fait de ne pas admettre l’existence de déterminations inconscientes.

Dans un deuxième temps, Bourdieu évoque la crainte, « plus légitime », que « la science, en mettant l’amour de l’art sous le scalpel, ne vienne à tuer le plaisir » (p. 12). Et d’évoquer Michel Chaillou, lequel, en « s’ingéniant à réintroduire dans un espace littéraire singulièrement confiné [...] ce qui fit et fut la vie des auteurs, les détails familiers, domestiques, pittoresques, voire grotesques ou “crotesques” de leur existence et de son décor le plus quotidien », « opère un renversement de la hiérarchie ordinaire des intérêts littéraires [;] il arrache au sanctuaire de l’Histoire et de l’académisme des textes et des auteurs fétichisés pour les remettre en liberté. » (pp. 12-13) C’est ici que l’on peut se poser la question : ce rapport à la culture, cette hiérarchie littéraire, cet académisme que Bourdieu évoque, n’étaient-ils pas déjà quelque peu révolus ? N’a-t-il pas gardé en tête une situation qu’il avait caractérisée dans La distinction (4) après de longues années de recherche et qui, en 1992, n’était pas restée inchangée par rapport aux années 60 et 70 ? Ce respect des canons du goût, qui fut despotique, commençait déjà d’une certaine manière à manquer, tant la culture cultivée avait perdu du terrain, particulièrement dans le champ scolaire. L’inquiétude majeure n’aurait-elle pas déjà dû porter sur la perte des références historiques, ou en tout cas sur leur estompement, plutôt que sur les processus de domination qu’elles permettaient.

Dans un troisième temps, repartant de la nécessité qu’il y aurait à « répudier la pompe prophétique de la grande critique d’auteur et le ronron sacerdotal de la tradition scolaire » (p. 13) (tout autant bousculés par l’évolution culturelle), Bourdieu plaide en faveur de l’approche sociologique, scientifique, de l’art et de la littérature. Il réaffirme le rôle des déterminations infra-conscientes (5)la “réalité” que [le sociologue] poursuit ne se laisse pas réduire aux données immédiates de l’expérience sensible dans lesquelles elle se livre » p. 13) en opposant aux pourfendeurs d’une discipline qui rabattrait la transcendance « l’intensification de l’expérience » sur laquelle ouvre l’analyse scientifique. Je ne résiste pas ici à l’envie de citer un paragraphe particulièrement intéressant :
« L’amour de l’art, comme l’amour, même et surtout le plus fou, se sent fondé dans son objet. C’est pour se convaincre d’avoir raison (ou des raisons) d’aimer qu’il a si souvent recours au commentaire, cette sorte de discours apologétique que le croyant s’adresse à lui-même et qui, s’il a au moins pour effet de redoubler sa croyance, peut aussi éveiller et appeler les autres à la croyance. C’est pourquoi l’analyse scientifique, lorsqu’elle est capable de porter au jour ce qui rend l’œuvre d’art nécessaire, c’est-à-dire la formule informatrice, le principe générateur, la raison d’être, fournit à l’expérience artistique, et au plaisir qui l’accompagne, sa meilleure justification, son plus riche aliment. À travers elle, l’amour sensible de l’œuvre peut s’accomplir dans une sorte d’amor intellectualis rei, assimilation de l’objet au sujet et immersion du sujet dans l’objet, soumission active à la nécessité singulière de l’objet littéraire (qui, en plus d’un cas, est lui-même le produit d’une semblable soumission). » (p. 14)
Je suis tout disposé à croire que pareille approche de l’art amplifie l’émotion qu’il me procure ; je ne suis pas certain pour autant que cela soit accessible ou indispensable à beaucoup. Mais, à coup sûr, il reste sans doute vrai qu’analyser sociologiquement, scientifiquement, une œuvre d’art, « c’est traiter cette œuvre comme un signe intentionnel hanté et réglé par quelque chose d’autre, dont elle est aussi symptôme. C’est supposer qu’il s’y énonce une pulsion expressive que la mise en forme imposée par la nécessité sociale du champ tend à rendre méconnaissable. Le renoncement à l’angélisme de l’intérêt pur pour la forme pure est le prix qu’il faut payer pour comprendre la logique de ces univers sociaux qui, à travers l’alchimie sociale de leurs lois historiques de fonctionnement, parviennent à extraire de l’affrontement souvent impitoyable des passions et des intérêts particuliers l’essence sublimée de l’universel ; et offrir une vision plus vraie et, en définitive, plus rassurante, parce que moins surhumaine, des conquêtes les plus hautes de l’entreprise humaine. » (p. 15)

Au-delà de l’acerbité de Bourdieu (6), au-delà aussi de la question de l’évolution qui fut celle, au cours des dernières décennies, de la place occupée par la culture cultivée, au-delà surtout du gigantesque problème que pose la non-conscience des déterminations sociales, tout cela débouche sur la question plus fondamentale encore de l’impossibilité de diffuser le savoir sociologique ou d’en user aux fins de remédier à quoi que ce soit. Quel que soit le volontarisme un peu désespéré qui poussait Bourdieu à affirmer que la connaissance des déterminations emportait une certaine capacité à s’en libérer, volontarisme qui l’a d’ailleurs conduit d’une manière aussi aveugle que désespérée (contrairement à ce qu’en disait Roger Chartier) à s’engager sur le terrain politique, son œuvre tout entière établit l’existence de ces déterminations et leur force, d’une façon qui, paradoxalement, ne laisse pratiquement aucune place à quoi que ce soit d’autre. En disant cela, je suis bien conscient que je ne fais que déplacer le paradoxe. Car si les sciences sociales, dès lors qu’elles s’appliquent à la plus grande rigueur, débouchent sur des résultats qu’il n’est pas possible de diffuser au sein du corps social, qui ne peuvent inspirer des politiques et qui ne sont aucunement crédibles par les agents qui en restent prisonniers, force est alors de se demander comment ces sciences peuvent exister, qui peut les financer, qui peut même aspirer à en faire.

L’homme habile se tait, suggérait Pascal ; seul, le demi-habile pérore. Et livrant mes réflexions dans la présente note, que fais-je d’autre ?

(1) Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Coll. « Libre Examen », 1992, pp. 9-15.
(2) L’ami a notamment été frappé par la mise en cause, d’entrée de jeu, de Danielle Sallenave, qui n’était pas partie au débat, et qui n’avait assurément jamais manifesté l’intention d’étudier la littérature avec le regard du sociologue. Le parti pris de quereller ceux-là qui ne vous ont pas encore attaqué sur ce que vous n’avez pas encore exposé, en supposant qu’ils vont le faire, est révélateur d’une posture hors champ (l’expression s’impose) dont Bourdieu a compris et éprouvé toutes les difficultés.
(3) France Culture, Hors-champs, émission produite par Laure Adler et réalisée par Brigitte Bouvier et Didier Lagarde, première d’une série de cinq numéros intitulée « Bourdieu, décrypteur du réel », diffusée le lundi 16 janvier 2012 à 22 h. 15.
(4) Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Éd. de Minuit, 1979.
(5) En s’autorisant curieusement de Platon. Curieusement, parce que l’intelligible de Platon n’est pas le produit de la science, mais bien un donné idéel pour lequel Bourdieu a toujours manifesté la plus grande méfiance.
(6) Ce que je vise là, c’est cette habitude qu’il avait contractée d’épingler avec acrimonie certains auteurs, le plus souvent en passant (souvent dans une note en bas de page), d’une façon qui avait depuis très longtemps cessé de me réjouir. On en trouve un exemple dès la première page du prologue des Règles de l’art, lorsqu’il écrit dans la note 2 : « ce n’est pas sans quelque délectation maligne que l’on apprend par Lucien Goldmann que Luckács voyait dans L’Éducation un roman psychologique (plus que sociologique) tourné vers l’analyse de la vie intérieure » (p. 19) Que gagne-t-on - et que gagnait-il - à l’aveu qu’il se délectait malignement de l’erreur d’approche qu’il avait détectée ?

Autres notes sur Bourdieu :
À propos d’une analogie
Critique de Pierre Bourdieu de Verdrager
Le chapitre "Les fondements historiques de la raison" des Méditations pascaliennes
L’ordre du discours de Foucault et La leçon sur la leçon
Sur l’État - Première note
Sur l’État - Deuxième note
Sur l’État - Troisième note
Sur l’État - Quatrième note
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” de Jacques Bouveresse
Manet. Une révolution symbolique
À propos du désarroi de Pierre Bourdieu.
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut

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