de Géralde Nakam
Interrogée un jour sur sa foi par Victor Malka (1), Géralde Nakam a fait cette exquise réponse : « Point d’interrogation ! J’ignore ; un jour oui, un jour non. » C’est d’ailleurs de l’avoir entendue ce jour-là que l’envie m’a pris de lire son roman, D’un bout à l’autre (2).
Quelle sagesse d’avoir appelé roman cette réflexion autobiographique, je devrais plutôt dire cette auto-analyse ! Parler de soi est si périlleux, si vain aussi, dès lors que l’on prétend donner du sens et de l’épaisseur à ce qui ne peut guère en avoir. Par contre, donner à réfléchir des itinéraires, des influences, des sentiments esthétiques, des émotions, voilà qui offre à tout un chacun la possibilité de mieux comprendre l’altérité, l’autre, les autres. Et l’abandon fait de tout souci de chronologie, d’exactitude, de structure, permet à la sincérité d’occuper des terrains plus profonds, plus diffus mais plus vrais, plus partagés mais en même temps plus universels. Il en découle une œuvre tissée de paradoxes, ce qui vaut bien de la qualifier de roman, dès lors qu’elle avoisine l’ineffable.
Sans la connaître autrement que par quelques-uns de ses livres et par l’émission radiophonique évoquée, j’aime Géralde Nakam. Elle manifeste en permanence une sorte d’assurance dans l’indécision qui me ravit. Elle est une voix et une plume fermes, sans flottement, sans atermoiement, qui soulignent les paradoxes de la vie et la nécessité d’accepter que les contraires cohabitent et que les ignorances s’assument. Cette disposition, si propice à l’entendement, est-elle particulièrement aiguisée chez les femmes ? Je pense à Élisabeth de Fontenay et à Mona Ozouf, qui en disposent sans conteste. Est-elle particulièrement répandue chez les juifs ? Ce n’est pas impossible, D’un bout à l’autre le donnant à croire.
Dans D’un bout à l’autre, il y a bien des choses qui s’entremêlent. Deux particulièrement. D’un côté, la beauté, la saveur, la bonté des rituels juifs ; de l’autre, la sauvagerie des sévices endurés par une mère et son enfant. Que ces sévices puissent venir d’un homme immergé dans ces rituels, voilà qui donne la mesure de la démesure de la vie... Pour faire toucher du doigt cet entrelacs, je voudrais citer un paragraphe où l’auteure évoque le narrateur. Qui est ce narrateur ? Je n’en sais trop rien, si ce n’est elle lorsque le temps a fait d’elle une autre que la grande enfant évoquée. C’est que l’écriture émane de je, d’elle, de lui, sans que l’on sache très bien démêler cet autre entrelacement. Géralde Nakam narre des choses perçues par plusieurs regards, plusieurs plaisirs, plusieurs souffrances, dont certains sont devinés, devinés et compris. L’enfant vient de dire le mal que lui fit celui qui brisa le disque de Jean-Sébastien Bach qu’elle goûtait tant :
« Le narrateur se tut un moment, il avait depuis longtemps cessé de fumer. Sa cigarette se consumait seule dans une soucoupe, mais sa braise rougeoyait et brûlait comme la souffrance qu’il venait de recréer. Lui aussi, une musique de Bach, de Mozart, de Couperin, apaisait son angoisse, ressoudait, ré-harmonisait les morceaux brisés de son être. Il comprenait d’autant mieux, précisément, comment ce disque brisé avait mis en pièces l’adolescente. Il avait rapporté les épisodes d’une seule traite, tout au long de la soirée. Mais c’était par bribes qu’il les avait appris, parmi tant d’autres. » (p. 59)
Oui, des bribes. Y a-t-il jamais autre chose que des bribes ?
On sait combien Géralde Nakam peut être méthodique, cohérente, rationnelle, logique, lorsqu’elle se consacre à l’histoire. Ici, elle n’est qu’émotion, délectation, dégoût, colère, générosité, magnanimité. C’est qu’elle se laisse convaincre par les choses, par les saveurs, par la lumière, par les objets, par les gens aussi, mais davantage en ce qu’ils sont qu’en ce qu’ils disent. Au point que l’on finit par douter de ce que peut valoir une construction intellectuelle par rapport à quelque chose d’éprouvé, de touché, de goûté, d’aimé. Lorsqu’elle rend compte d’un plat apprécié, la frita par exemple, c’est bien d’autre chose que d’une recette qu’il est question :
« Prenez d’abord un canoun. C’est indispensable. Remplissez-le de charbon de bois. Les braises rougeoient. Ranimez le feu en éventant avec une feuille de carton. Tout cela est évidemment essentiel. Patience, surtout ! Les poivrons verts posés sur un gril au-dessus des braises juste à point commencent à grésiller ? Retirez-les au premier éclatement de leur peau. Mettez à refroidir dans un plat avant de les peler, de sorte que leur chair soit mise à nu sans blessure. Les tomates, à présent. Les griller de même, sans les brûler, puis les peler soigneusement. Que la chair reste intacte. Et qu’il n’aille pas rester non plus la moindre parcelle de pelure noircie !
Maintenant, une grande poêle d’huile d’arachide. Le canoun est en train de s’éteindre doucement. Mais c’est sur la plaque de cuisinière qu’on fait frire, d’abord, très rapidement, quelques quartiers d’ail épluchés - deux ou trois suffisent. On les retire ensuite. Plonger dans cette huile délicatement aillée, D’ABORD les tomates découpées en quatre. Saler. Cuire à feux doux. Dans la purée de tomate obtenue, juste épaissie, encore un peu liquide, verser les poivrons découpés en longues lamelles. Déjà attendris d’avoir été grillés, ils finiront de cuire dans les tomates.
Ah ! les couleurs chantantes et complémentaires de la frita rouge et verte ! Ses saveurs simples et son moelleux font d’elle la plus sublime des entrées. Servez-la seule, ou avec des œufs durs, ou, pour la fête, avec la méguéna. Mais si vous la prenez pour le goûter dans un sandwich, dont la mie s’imprégnera de son jus tandis que la croûte restera craquante, alors vous serez au paradis des saveurs... À la fois espagnole et juive, la frita est le vrai plat de l’Oranie. » (pp. 67-68)
Dire son souvenir sous cette forme, c’est rendre son importance au geste. Et c’est aussi inscrire la signification dans ce qui la crée. Il ne faudrait pas essayer de faire une frita par le procédé décrit, mais plutôt de reproduire des gestes similaires pour celui des frichtis dont le souvenir nous a poursuivi. Et le vivre davantage alors qu’il est en train d’être préparé plutôt que lorsqu’il est mangé.
On me dira que c’est là une approche très juive des choses. Oui, assurément. Mais pas seulement des choses juives. Ainsi, le ramadan :
« Les travailleurs et les femmes de ménage des Européens (qu’ils appellent “les Mauresques”), les employés des magasins, les ouvriers du bâtiment et du service de nettoiement, les manutentionnaires, les balayeurs, les jardiniers, et aussi les commerçants, et les instituteurs, quelques rares professeurs des lycées, des médecins, des avocats, les muezzins et les imams, tout le personnel des mosquées et des médersas : tous, ils traverseront la journée interminablement, les yeux un peu hagards de leur nuit insomniaque, et les traits de plus en plus tirés par la soif. Mais ce soir et demain soir et tous les soirs du mois de Ramadan, le faubourg de Bab-Ali allume toutes ses lumières : ampoules et girandoles des cafés, lampes électriques des maisons cossues, lampes à pétrole dans la cour et la pièce unique des demeures des pauvres (mais chaque famille sortira de sa pièce unique et la cour commune sera un lieu de fête bruyant et odorant pour tous), bougies des boutiques modestes, loupiotes de caoutchouc puant des étals en plein air et des carrioles de légumes, de fruits secs, de jujubes, de tramoussos (lupins), de calentita fraîche dont les odeurs merveilleuses luttent victorieusement contre la puanteur du caoutchouc brûlé. Le commerce marche. La vie s’est ranimée. Oui, ça sent le pneu brûlé, l’huile chauffée, le melon pourrissant, les pêches trop mûres, la pastèque éventrée. Ça sent aussi la brochette et la menthe, et la figue fraîche, et le raisin. Les narines, offusquées ici, caressées là, vont d’une odeur à l’autre, comme affolées. Les clients aussi vont d’un étal à l’autre. On achète. On se salue. On s’embrasse, poitrine contre poitrine. On se frappe dans la paume, puis on baise rapidement son index. Signes d’amitié, de fraternité. Tous les hommes sont dehors. Quelques femmes passent dans la foule, entièrement enveloppées de leur drap blanc frais repassé, qui retombe jusqu’aux pieds, dont on ne voit que les babouches de fête brodées, et qui enserre la tête et le visage dont on n’aperçoit, dans un triangle, qu’un regard furtif, maquillé de khôl. Aux Arabes se mêlent quelques Européens. On s’assied à la terrasse d’un café aux murs carrelés de blanc et de bleu, comme des azulejos. On apporte des brochettes de foie et d’agneau encore grésillantes. On boit de la limonade, du thé à la menthe, ou, plus rares encore et plus exquis, le créponné mousseux qui embaume le citron vert, et l’agua limon glacée, avec, dedans, luxe suprême, une boule de vanille... La nuit s’écoule. Puis la fête s’endort. » (pp. 65-66)
Il n’y a pas là la manifestation d’un humanisme transcendant les appartenances, pas seulement en tout cas. Il y a aussi et surtout une attention aux pratiques humaines, particulièrement lorsque les coutumes et les rites accompagnent la joie partagée. Ce qui n’est pas toujours perceptible, pas toujours perçu non plus.
Parmi bien d’autres choses, je voudrais encore attirer l’attention sur Yom Kippour, sur la manière dont Géralde Nakam évoque cette fête du Jour du Grand Pardon, alors qu’elle la vit à Jérusalem.
« Ce jour-là, à Jérusalem, dans l’air rafraîchi d’un tout début d’automne, dans le silence et le jeûne observés, l’atmosphère est d’une telle pureté, que tout prend force. Chaque détail trouve une densité, une acuité bouleversantes : un éclat de lumière, une ligne, un regard deviennent autant de signes d’une présence autre, autant de preuves d’entente et d’amitié entre tous les éléments de ce monde, entre eux et l’univers. En même temps, tout semble léger, immatériel, libre. Chacun vit à la fois sur deux plans, non dissociés mais réunis : une extériorité attentive et une intériorité recueillie ; une vie sociale et une vie morale épurées de toute comédie, réfléchies et éprouvées dans leur nudité. Chacun se sent réunifié, vivifié, renforcé, solidaire. “Ce jour-là, explique Pierre, j’ai trouvé mes meilleures idées. J’ai pris mes meilleures décisions. Ce jour-là tous les Juifs s’unissent dans leur jeûne.” Un agnostique et un athée observent, comme les plus fervents croyants et les plus orthodoxes, une totale abstinence de vingt-quatre heures, sans nourriture ni boisson, d’un coucher de soleil au suivant, jusqu’à l’apparition des premières étoiles, et se recueillent dans la méditation et la prière, en soi-même, “avec tous les Juifs”, comme le disait Shoshana à sa fille, qui s’étonnait de cette abstinence, elle qui n’était pas croyante. » (p. 108)
Mais il y a aussi toutes les humiliations, tous les pogroms, tous les massacres, l’extermination. Et citant l’Ecclésiaste (3), Géralde Nakam n’hésite pas à écrire :
« Quelle offense est faite aux vivants ! La douleur, la mort, la persécution. Chaque souffrance est un crime de Dieu. Chaque pleur d’enfant est un reproche à Dieu.
Et nous de l’adorer fidèlement et de subir en son nom les plus cruelles, les plus tenaces oppressions, les tortures les plus inouïes, jusqu’à notre anéantissement !
[...]
Quel Dieu ? Ce sont des figures du désespoir. Il n’y a d’autre Dieu que celui qu’on porte en soi : la vie, l’espérance, le bien, la justice, divinisés en chacun, par chacun. La première de ces figures, c’est le désespoir de la mort : car comment comprendre cette béance à chaque pas ? La seconde, c’est la cruauté et l’envie des méchants : car comment comprendre et accepter ces abîmes ? À Dieu, nous avons joint le Messie. L’espoir, la plus forte de nos figures, projeté toujours plus loin, au-delà du temps humain, nous l’avons appelé Messie. Quel subterfuge pour s’interdire de désespérer ! Des absences masquées, voilà ce que les Juifs ont appelé Dieu et Messie.
[...]
Mais quoi, myopes, la loi qui règle la nature ouvrage du Créateur, n’est-elle pas d’abord la lutte implacable pour la survie et, plus cruelle, encore plus féroce, la volonté de pouvoir, de domination et d’exclusion ?
Que voulons-nous de Dieu ?
Qu’attendons-nous des hommes ?
Au cours du jeûne de Kippour, on lit le livre de Jonas. Dieu a exigé de Jonas d’obtenir le pardon de Ninive, pour ses crimes. Vous, pleurez sur Dieu, au jour de Pardon. Faites le Kippour de Dieu.
Musiciens de Terezin, petit tailleur d’Auschwitz, rabbin Kofman : faites le Kippour de Dieu.
Juifs expulsés d’Espagne, sans argent, sans honneur et sans nom : faites le Kippour de Dieu.
Dans le temple intérieur de votre amour pour lui, jeûnez, priez pour Dieu, faites son Kippour, son Grand Pardon. » (pp. 108, 117 et 119-120)
Même si je suis porté à croire qu’il n’y a qu’une figure du désespoir, la seconde (4), je me sens très proche de cette fureur envers Dieu. Et admiratif aussi de cet espoir (que je n’ai pas) dans le Messie, espoir que les Chrétiens ont transformé en une foi d’une autre nature, celle en Jésus, celle de Pascal...
(1) France Culture, Maison d’étude, émission réalisée par Bruno Sourcis et présentée par Victor Malka, diffusée le dimanche 18 septembre 1911 à 9 h. 10.
(2) Géralde Nakam, D’un bout à l’autre, Atantica Séguier, 2011.
(3) « Je vois toutes les oppressions qui se pratiquent sous le soleil.
Regardez les pleurs des opprimés : ils n’ont pas de consolateur ;
la force est du côté des oppresseurs. Ils n’ont pas de consolateur. » (IV, 1)
(4) Je ne vois pas la mort comme une béance, car elle ne m’affecte que par la perte des autres. Ne serait pas supportable, sans doute, une vie sue éternelle. Cette première figure se confond donc avec la seconde, même lorsque la perte ne pourrait être imputable qu’à Dieu.
Autre note sur Géralde Nakam :
Montaigne et son temps
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