À propos de l’élection présidentielle française
Spécialiste en droit constitutionnel à l’Université de Cergy-Pontoise et mis à la disposition du Collège de France auprès de Jon Elster, Arnaud Le Pillouer vient d’accorder un entretien, ce 2 mars dernier, à Ivan Jablonka. Un extrait de cet entretien figure sur le site Internet La vie des idées sous la forme d’une vidéo (1). Le sujet : la suppression de l’élection présidentielle. Le même Arnaud Le Pillouer avait déjà signé avec Pierre Brunet un article intitulé « Pour en finir avec l’élection présidentielle », article confié au même site en septembre 2011 (2).
Je partage amplement l’idée que l’élection du président de la République au suffrage universel est une aberration. Et je ne m’étendrai pas sur les divers arguments qu’avancent Pierre Brunet et Arnaud Le Pillouer sur la question, arguments que, dans l’ensemble, j’approuve. Je voudrais plutôt m’attacher à la mise en doute du caractère démocratique de cette élection à partir de ce qu’ils en disent eux-mêmes.
Retournons à l’article :
« [...] le caractère démocratique de ce mode de désignation nous paraît constituer un lieu commun éminemment contestable. Il participe de l’idée, certes répandue mais parfaitement contestable, que non seulement la démocratie se réduirait au fait d’élire ses dirigeants, mais encore que toute élection (au suffrage universel, bien sûr) serait par nature « démocratique ». Le caractère démocratique d’un État se mesurerait donc au nombre de ses organes élus directement par le peuple. Or, rien n’est plus faux : ainsi, un système dans lequel chaque ministre serait élu au suffrage universel ne serait nullement démocratique mais seulement cacophonique. Selon nous, du fait de l’élection de son président, le système de la Ve République souffre d’un vice exactement inverse (la concentration, plutôt que la dilution du pouvoir – nous y reviendrons). Mais l’exemple délibérément outrancier des ministres permet de comprendre que le fait de considérer toute élection au suffrage universel comme nécessairement démocratique revient en réalité à prendre le moyen pour la fin. Si l’on accepte de définir la démocratie (modestement, mais avec quelques égards pour l’étymologie du terme) comme le système dans lequel les décisions politiques les plus importantes (les lois, notamment) résultent autant que possible de la volonté de la majorité des citoyens, alors les élections apparaissent pour ce qu’elles sont : un moyen d’établir la démocratie, non la démocratie elle-même. En d’autres termes, la question du caractère démocratique ne saurait se poser qu’à propos du système pris dans sa globalité et il importe de déterminer les moyens adéquats pour le lui conférer. » (3)
Il me semble que cette argumentation pèche de vouloir établir le caractère aberrant de l’élection en cause au départ de principes qui ne le sont guère moins. Si le mot démocratie désigne bien un régime politique dans lequel les décisions les plus importantes résulteraient autant que possible de la volonté de l’ensemble des citoyens, il convient de s’interroger sur l’écart que représente, par rapport à cet idéal, le pouvoir reconnu à la majorité d’entre eux. Dès lors que le procédé qui est discuté - en l’occurrence l’élection au suffrage universel du président de la République - aboutit à négliger, sinon à contredire, une minorité que la pratique révèle être le plus souvent à quelques points sous la majorité et qui, complétée du nombre de ceux qui s’abstiennent, la dépasse quasi toujours, il s’impose, me semble-t-il, de se demander si l’on peut encore raisonnablement prétendre que cette majorité-là exprime bien la volonté de l’ensemble des citoyens.
Brunet et Le Pillouer n’en disent mot, puisqu’il situe d’emblée la gageure à réussir au niveau de la volonté de la majorité des citoyens. Mais la démocratie de la majorité est bel et bien une contradiction dans les termes (4). L’illusion que le pouvoir est démocratique par le seul fait du respect de la volonté de la majorité est à ce point incorporé dans l’habitus contemporain que, non seulement elle n’est plus jamais contestée, mais encore n’est-il même quasi jamais envisagé qu’elle le soit.
Cela ne signifie nullement qu’un procédé différent, qui serait parfaitement démocratique, soit possible. Gouverner un collectif d’hommes réclame assurément des règles, traditionnelles ou écrites, rituelles ou juridiques, conventionnelles ou légales, qui autorisent l’effectivité des décisions. L’unanimité est quasi impraticable. On sait les débats qu’a suscité le mode d’organisation des Indiens Zuñi, chez qui on a voulu voir un mode de décision unanime, alors même que la persuasion par les chamanes favorisaient considérablement les accords (5). On sait tout autant ce qu’avaient de chimérique les projets anarchistes lorsqu’ils revendiquaient l’unanimité, fût-elle informelle (6). Il n’est pas aberrant en soi d’adopter un système de prise de décision qui accorde le dernier mot à la majorité. Encore faut-il alors que chacun soit conscient que ce système n’ambitionne nullement de prendre en compte tous les avis, mais bien de débloquer une situation que des désaccords persistants caractérisent. On ne peut mieux prendre conscience de ce qu’a d’illusoire le caractère démocratique d’une élection à la majorité qu’en examinant les violentes contestations auxquelles donnent lieu la pratique de la décision majoritaire au sein des organes des sociétés anonymes, là où l’illusion démocratique n’existe guère (7).
Ai-je besoin de dire que les réflexions qui précèdent valent pour toutes les élections, et pas seulement pour celle du président de la République ? Autre chose est de se demander, comme le font Brunet et Le Pillouer, si la démocratie se réduit au fait d’élire les dirigeants et si plusieurs élections n’aboutissent pas quelquefois à s’invalider l’une l’autre.
On peut longuement disserter sur la question de savoir si l’élection départage - pourrait ou devrait départager - des programmes ou des personnalités. Brunet et Le Pillouer ne manquent pas d’en parler. Et derrière cette question se cache cette autre qui est de savoir jusqu’où s’est engagé l’élu par ses promesses. Si l’idée que recouvre l’idéal démocratique est que la volonté du peuple doit être respectée, il est alors assez logique d’exiger que les élus rendent des comptes (même si, juridiquement, rien ne les y contraint aujourd’hui). Par contre, si ce que visent les procédures démocratiques, c’est avant tout d’assurer un renouvellement périodique des dirigeants en vue de diminuer le risque d’abus de pouvoir - ce qui correspond davantage à ma préférence personnelle -, alors le choix porte surtout sur le candidat, fût-ce en raison de ce que son programme révèle de lui. Je suis incapable d’admettre l’idée que le peuple, le grand nombre ou même la majorité puissent avoir raison en raison même de leur effectif. Que les pauvres soient beaucoup plus nombreux que les riches et qu’il participe d’une élémentaire précaution de permettre à ceux-là de peser davantage qu’à ceux-ci sur les décisions politiques n’est certes pas un élément négligeable (8). Mais les tyrans séduisent plus facilement les dominés que les autres dominants, et cela au gré d’une mystérieuse prédétermination sur laquelle se penchait déjà La Boétie (9) et qui retint souvent l’attention de Bourdieu.
Ce qui est désolant dans l’élection présidentielle, c’est moins qu’elle désigne une personne au suffrage universel dans des conditions qui favorisent les riches, les ambitieux et les intéressés - quel que soit l’indigence de leurs projets et de leur moralité - (10) que d’entretenir le sentiment général qu’elle coïncide avec une démarche démocratique. L’indifférence, sinon l’approbation, que suscite certains suffrages portant au pouvoir telle arsouille, tel imbécile ou tel forcené traduit une confiance déraisonnable dans cette procédure, laquelle pourrait sans doute être remplacée par un tirage au sort sans que le risque encouru soit plus grand.
On pensera sans doute que je suis excessif. Pourtant, je n’ai plus, depuis bien longtemps, aucun goût pour la radicalité et je n’apprécie rien tant que la nuance. Le fait est que, pour comprendre, il s’impose souvent de ne pas être trop compris, de ne pas être trop inclus dans ce que l’on cherche à élucider. Se mettre hors jeu est une condition indispensable pour espérer apercevoir le sens du jeu. Qui s’intéresserait au football - je parle ici du football-spectacle - devrait s’abstraire des matchs et des résultats pour étudier ce qui motive les dirigeants, les joueurs et les spectateurs, les enjeux économiques que tout cela cache, les effets indirects dans d’autres champs, tel le champ politique, etc. Pareille interrogation placerait celui qui s’y attaque hors jeu, dans tous les sens du mot ; au point qu’il y perdrait toute curiosité pour les matchs. Au point aussi qu’il n’accéderait à une certaine lucidité que dans la mesure où il perdrait toute capacité à influer sur cette réalité qu’est le football-spectacle. Vis-à-vis de l’élection présidentielle, comme vis-à-vis de la politique en général, je suis hors jeu.
(1) Accessible à l’adresse suivante : http://www.laviedesidees.fr/Supprimer-l-election.html.
(2) Accessible à l’adresse suivante : http://www.laviedesidees.fr/IMG/pdf/20111004_presidentielle.pdf.
(3) Pierre Brunet et Arnaud Le Pillouer, « Pour en finir avec l’élection présidentielle », 12e paragraphe, sur le site Internet La vie des idées, adresse citée.
(4) Il va de soi que la majorité représente une assise assurément plus collective que ne peut l’être le tyran.
(5) Cf. notamment Ruth Benedict, Patterns of culture, Mariner Books, Boston, 2006.
(6) Cf. par exemple Bertrand Russel, Le monde qui pourrait être, écrit début 1918, trad. de l’anglais par Maurice de Cheveigné, Denoël/Gonthier, 1973, plus particulièrement le chapitre V (pp. 117-139). On y trouve explicitées - avec une naïveté propre aux logiciens - les difficultés qu’engendreraient le gouvernement consensuel suggéré par Kropotkine.
(7) À propos des assemblées générales d’actionnaires, on a entendu un célèbre homme d’affaires belge se plaire à ironiser : « petits minoritaires, petits cons ; grands minoritaires, grands cons ! ».
(8) Les monstrueuses inégalités qui caractérisent la plupart des sociétés contemporaines expliquent et justifient un profond ressentiment. Mais celui-ci, il faut s’en rendre compte, inspire souvent des solutions qui n’en sont pas et qui, bien au contraire, contrarient peu les profiteurs et les scélérats, quand elles ne font pas leur jeu. Et si je me permets de parler de profiteurs et de scélérats, c’est pour laisser mon propre ressentiment s’exprimer, alors même que je suis intellectuellement convaincu que les comportements les plus révoltants restent la résultante des conditions qui les engendrent, le plus souvent à l’insu même de leurs auteurs.
(9) Étienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire, écrit au milieu du XVIe siècle, texte établi par Pierre Léonard, Éd. Payot, 1993.
(10) Il n’est nul besoin de citer des noms, tant pour la France que pour d’autres pays pratiquant ce même genre d’élection, pour se convaincre de cette réalité. Il est révélateur de constater que la plupart des dictatures acceptent - quitte à tricher de mille et une manières - d’user des élections pour conforter le régime.
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Je vais prendre le temps de lire et relire votre article et je vais aller grâce à votre lien écouter les avis sur les problèmes liés à cette élection
RépondreSupprimervotre billet à le mérite d'ouvrir une discussion par la bande (si j'ose le dire ainsi) et pour tous les citoyens qui comme moi se trouvent assez démunis, effarés voir catastrophés par le contenu du débat ou plutôt son absence, votre questionnement est le bienvenu
Démunie et effarée, ma femme - qui est française - l’est aussi. Elle compte néanmoins voter et, pour ce faire, entrer dans le jeu, y appliquer une tactique.
SupprimerEn football - pour rester dans cette métaphore - on n’envoie pas le ballon vers les filets adverses, même si c’est le but : on passe à un équipier ou, mieux, on lance la balle vers l’endroit où la course de l’équipier la croisera. Dans un processus électif, faute de bien connaître les candidats, on pare au plus pressé : on cherche à éviter le pire. Est-il besoin de dire qu’il semble hautement opportun d’éviter que le bouffon qui occupe actuellement la fonction puisse rempiler ? Je ne le qualifie pas tant de bouffon parce qu’il joue la pantomime que parce qu’il manifeste surtout qu’il ignore tout de lui-même, tel « le badin de la farce » dont parle Montaigne dans “De la vanité” (III,IX). Ne convient-il pas que celui qui exerce d’importantes responsabilités politiques puisse, à l’occasion, se penser hors jeu ?
Cette tactique est un pari et elle peut déboucher sur une présidence plus calamiteuse encore. Quand le footballeur fait une passe, l’adversaire peut s’emparer du ballon et marquer ! Mais que faire d’autre que de tenter une passe ? Quel esprit raisonnable aurait pu renoncer à s’opposer à Georges W. Bush, à Silvio Berlusconi ou à Vladimir Poutine au motif qu’il eût tout ignoré de celle ou de celui qui les remplacerait ?
Ce n’est pas là une ligne de conduite qui se fonde sur les courants politiques. Gauche et droite sont secondaires en la circonstance. C’est la valeur humaine qui est en cause.