jeudi 30 avril 2015

Note d’opinion : le sociologisme

À propos du sociologisme

En page 15 du journal Le Monde du 22 avril 2015, on trouve un article de Christian de Montlibert consacré au dernier livre de Philippe Val, Le malaise dans l’inculture (1). Ce livre, je ne l’ai pas lu et je n’ai nullement l’intention de le lire. Il me reste à expliquer pourquoi.

Dans le premier paragraphe de son article, Montlibert rassemble quelques courts extraits du livre de Val, juste de quoi indiquer à quoi celui-ci s’attaque. Il serait certainement téméraire de s’en tenir à ces quelques phrases pour porter un jugement autorisé sur Le malaise dans l’inculture. Mais cela me semble suffisant - peut-être ai-je tort - pour renoncer à sa lecture. D’autant que, en dehors du fait que ce livre illustre sans doute assez bien - peut-être même de façon caricaturale - ce que la doxa d’aujourd’hui pense des recherches en sciences sociales, c’est d’abord du sociologisme dont je veux parler, et du sociologisme que certains des propos de Montlibert dans l’article cité m’incitent à évoquer.

« La science est déterministe » rappelle Montlibert. Incontestablement. Et cela signifie qu’elle peut tenter de démêler le vrai du faux à propos de faits dont les causes sont mesurables, et seulement de ceux-là. Mais lorsqu’il s’agit de tenter d’élucider le comportement humain, cette ambition se heurte à des résistances d’une nature particulière. Car, généralement, chacun s’explique suffisamment son propre comportement et peut-être aussi celui des autres pour juger inopportun, téméraire et même arrogant - voire blessant - tout schème explicatif tombant d’ailleurs, fût-il affirmé scientifique.

Voilà pourquoi, pour être en mesure d’accepter une analyse sociologique - à supposer qu’elle ait été menée avec la rigueur qu’exige une approche scientifique -, il faut soi-même être enclin à une modestie et même à quelque chose comme un effacement de soi auxquels même bien des sociologues n’accèdent pas. Les errements de la mauvaise sociologie - celle qui cède à la tentation de donner des gages à la sociologie spontanée - arment les adversaires des sciences sociales, lesquels ont alors peu à faire pour s’en prendre à la sociologie la plus rigoureuse qui soit, puisqu’ils donnent l’apparence d’user d’arguments qui se sont déjà révélés pertinents vis-à-vis d’hypothèses qui n’ont même pas le charme de la sociologie spontanée.

Montlibert rappelle opportunément combien l’anti-sociologie alla de paire avec les progrès de la discipline. Durkheim fut attaqué à la fin de la première décennie du XXe siècle, l’opposition reprit de plus belle dans les années 30 et notre époque vit le même genre de contestation. À cela s’ajoute le fait que, de nos jours, un courant dominateur de la sociologie - une sociologie dite pragmatique - a incorporé les réticences des profanes et a revalorisé la sociologie spontanée, minimisant ainsi la nécessité de la rupture avec le sens commun qui reste pourtant la première garantie d’une démarche rigoureuse.

Où il m’est plus malaisé de suivre Montlibert, c’est lorsqu’il affirme que « prendre le parti de la science, ce n’est pas soumettre le monde à des mécanismes aveugles, comme Val se plaît à le répéter, mais contribuer à l’émancipation », reprenant ainsi à son compte l’un des aspects selon moi les plus fragiles de la démarche de Bourdieu. Si, par impossible, la sociologie était émancipatrice, on pourrait légitimement se demander de quoi. Car il faut craindre que, si l’élucidation d’une aliénation donnait à ceux qui la subissent les moyens d’y échapper - ce dont je doute fortement -, ce ne pourrait être que pour en subir une autre, tant tout système social suppose des adhésions non conscientes faute desquelles il n’y aurait plus de corps social. Ce qui conduit à penser que l’émancipation complète - si tant est qu’elle soit concevable - coïnciderait avec la disparition de la société. Il ne m’échappe pas que certaines aliénations sont plus lourdes que d’autres, ni qu’il soit politiquement et moralement justifié d’en dénoncer certaines. Mais la nature de la connaissance scientifique, outre qu’elle entrave très fortement sa diffusion au sein du corps social, ne me paraît pas compatible avec l’expression de souhaits de changements.

Et lorsque Montlibert s’acharne à distinguer déterminisme de la science et déterminisme philosophique - comme si tout pont jeté entre les deux aurait la fâcheuse conséquence de rapprocher encore un peu plus les partisans du libre arbitre et les adversaires des sciences sociales -, il me semble davantage défendre la discipline qu’il ne la sert. Car les succès de la science plaident évidemment pour les qualités heuristiques de la causalité et apporte donc de l’eau au moulin du déterminisme philosophique. Que nombreux soient ceux qui souhaitent préserver une parcelle de conscience libre - apte à créer ex nihilo ce que l’individu aurait de spécifique - ne fait qu’illustrer cette autre nécessité à laquelle l’homme est confronté, à savoir de se penser effectivement comme détenteur d’une telle parcelle, même lorsqu’il fait l’effort de s’admettre déterminé.

Il y a quelque chose de fatal dans l’existence d’illusions sur soi-même et sur les autres et il n’est possible d’y échapper quelque peu que de manière très temporaire et dans le cadre d’une méthode qui réclame une vigilance de tous les instants. Dès les découvertes astronomiques, physiques et biologiques des quatre siècles passés, la science a dû vaincre celles de ces illusions (géocentrisme, fixisme, etc.) dont la doxa s’est aujourd’hui très majoritairement débarrassée. Mais celles qui ont à voir le comportement humain sont autrement résistantes et la fragilisation de l’une d’elle participe sans plus à la consolidation d’une autre.

Le sociologisme, c’est l’abus de l’argument sociologique. Par exemple, il y a quelque chose de sociologiste à prétendre que le genre est toujours distinct du sexe et qu’il se choisit. Mais la plupart de ceux qui dénoncent le sociologisme ne s’arrêtent pas là. Ils profitent du caractère péjoratif du mot pour l’asséner aux recherches qui les dérangent. Et lorsque de mauvais sociologues publient des fadaises, ils fournissent une bonne raison à ceux-là qui dégainent l’accusation de sociologisme à l’égard de toute hypothèse qui leur paraît mettre en péril leur libre arbitre.

Mais je m’aperçois que je radote : j’ai déjà dit tout ça ailleurs (2).

(1) Philippe Val, Le malaise dans l’inculture, Grasset, 2015.
(2) Cf. des notes antérieures, telles celle sur Boltanski (31/10/10), celle sur Boudon (31/03/11), une de celles sur Bourdieu (10/04/2010), celle sur le déterminisme (3/07/13), celle sur la science (19/12/14) ou encore celle sur les rapports entre la philosophie et la science (22/01/02).

vendredi 10 avril 2015

Note de lecture : Edmund Husserl

Méditations cartésiennes
de Edmund Husserl


Rien n’est redoutable comme tenter de caractériser les courants qui ont marqué l’histoire de la philosophie. La tentation à laquelle ne résistent guère nombre des multiples tentatives du genre consiste à résumer un philosophe par une ou deux idées phares qu’il est alors aisé d’opposer à celles tout autant résumées des autres. Voilà qui débouche par exemple sur la rivalité entre l’idéalisme et le matérialisme, pourtant plus propice à tromper sur les œuvres qu’à permettre de relever les importantes convergences que cette opposition-là n’interdit pas. Voilà encore ce qui conduit certains à désigner comme la summa divisio de la philosophie contemporaine une caractérisation d’un courant “continental” opposé à une pensée “analytique”.

En fait, chaque philosophe a dit bien davantage que ce que peut laisser croire ce genre de généralisation, aussi subtile prétend-elle être. Ceux qui refusent de lire ou d’évoquer Platon au seul prétexte qu’il était idéaliste - entendez qu’il affirmait la nature intelligible du monde et la primauté des idées sur la matière - se privent sottement de tout ce qu’il a produit indépendamment de cette opinion et dont la richesse dépasse formidablement ce qui peut être catalogué comme exprimant son idéalisme. À quoi s’ajoute le fait qu’il existe autant d’idéalismes que de philosophes idéalistes et autant de matérialismes que de philosophes matérialistes, ce qui peut aboutir au fait que les divergences les plus marquantes sont quelquefois internes à ces courants plutôt qu’elles ne les opposent.

Évidemment, la dénonciation des fausses oppositions ne doit pas sombrer dans le systématisme. Le seul fait d’imaginer des antagonismes pousse des auteurs à se combattre ou à s’ignorer d’une façon suffisante pour donner corps à ce qui en manquait. Et l’enchaînement historique des pensées reste un objet fondamental d’études, en ce compris dans ce qu’il doit à des fronts artificiellement ouverts entre des pensées qui n’avaient initialement aucune raison particulière de se combattre.

Il serait déraisonnable de refuser d’admettre que la France a été au XXe siècle le théâtre d’un bouleversement philosophique qui a suscité des jugements contrastés. Alors que ce pays fut présenté jusqu’alors - à tort ou à raison - comme le temple de la rationalité, un nombre important des philosophes français qui ont marqué leur époque ont adopté une voie qui faisait la part belle - de diverses façons - à des conceptions mettant davantage en cause la raison - ou à tout le moins certains usages de la raison - qu’elles ne s’en réclamaient. Évidemment, rien ne fut moins homogène que ce que l’on hésite à appeler ce courant. Il saute aux yeux que Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty - eux-mêmes clairement distinguables - partageaient peu avec Emmanuel Levinas et Paul Ricœur, par ailleurs bien différents l’un de l’autre. Et le mélange avec des filiations réclamées du genre de celles de Nietzsche, de Heidegger ou de Ferdinand Alquié complique encore la tâche de ceux qui ont l’ambition de révéler ce qu’avaient en commun des philosophes tels Jacques Derrida ou Jean-Luc Marion. Quant aux controverses qui, dans les années quatre-vingt-dix, ont tourné autour de la phénoménologie chrétienne (1), elles n’ont sans doute fait qu’illustrer un certain retour du religieux qui ne pouvait manquer d’atteindre tous ceux-là, eux plus que les autres encore peut-être.

Une des voies permettant d’améliorer la compréhension des courants philosophiques consiste à en rechercher les origines. Évidemment, là aussi, il convient de mesurer ce que le mot origine peut avoir d’arbitraire. S’il s’agit d’explorer les aspects métaphysiques du courant, rien n’exclut de remonter à l’Antiquité. Mais s’il est préféré se borner à ce dont la plupart de ses membres se sont revendiqués ou se sont fait taxer, alors l’attention doit se concentrer sur le point de départ de ce que l’on a appelé la phénoménologie. Le mot phénomène a pris divers sens au fil du temps et a acquis une grande importance depuis Kant et sa célèbre distinction entre le noumène et le phénomène, entre la chose en soi conçue par l’intellect et la chose telle que perçue par les sens. Mais c’est Edmund Husserl qui a véritablement créé le concept de phénoménologie et a ainsi donné au phénomène une importance assez décisive.

Je viens de relire les Méditations cartésiennes (2).

Un mot d’abord des conditions dans lesquelles ce livre a été publié.

En février 1929, Husserl vient à Paris et prononce dans l’amphithéâtre Descartes de la Sorbonne, en allemand, quatre conférences destinées à rendre compte de son projet de philosophie phénoménologique et de sa filiation avec la philosophie de Descartes. Il y a alors quelque vingt-cinq ans qu’il a choisi cette voie et il souhaite la rendre la plus claire possible. Le texte de ces exposés a été publié pour la première fois en 1931, en français, après avoir été traduit par Gabrielle Peiffer et Emmanuel Levinas. Il ne sera publié en allemand qu’en 1950.

Il n’est peut-être pas inutile de signaler que, en cette même année 1929, environ un mois après les conférences de Husserl à Paris, eut lieu à Davos la célèbre controverse qui opposa Ernst Cassirer et Martin Heidegger (3). Elle fut l’occasion d’apporter à ce dernier une notoriété dont son ontologie se trouva confortée. D’une certaine manière, 1929 est donc le point de départ de la diffusion d’une pensée qui imprégnera fortement une partie importante de la philosophie française du XXe siècle.

Lorsque je crois comprendre une partie de ce qui s’est passé, puis-je me faire confiance ? Je n’ai derrière moi ni la formation, ni même l’étude approfondie, qui seules peuvent donner du poids à quelque tentative d’explication que ce soit. Reste qu’une certaine manière d’appréhender les courants s’impose à moi et, si elle trébuche certainement sur les approches profondes auxquelles les auteurs concernés se sont livrés, elle témoigne cependant d’un possible qui naît au moins partiellement des maladresses dont ces approches se sont rendues coupables d’une manière ou d’une autre. C’est à ce seul titre que cette appréhension mérite d’être explicitée.

Dans le domaine de la métaphysique, et même bien au-delà (si j’ose dire), il y a une démarche que je caractériserais volontiers comme un “deux temps”. Premier temps : découvrir et décrire les obstacles auxquels se heurte tout qui souhaite comprendre la vie, l’esprit et le monde. Deuxième temps : offrir une porte de sortie, soit sous la forme d’une méthode, soit sous la forme d’un programme. Autant je suis le plus souvent convaincu par les considérations qui s’inscrivent dans le premier temps, autant je reste généralement très perplexe devant ce qui est affirmé dans le second. Et ce constat très superficiel, je le fais aussi bien à l’égard de Plotin, de Hegel ou de Schopenhauer, qu’à propos de Husserl, de Heidegger ou de Levinas, quoiqu’ils soient si différents.

Malgré ce qui devrait m’interdire d’en parler - je ne suis pas un spécialiste de sa pensée et rien n’exclut que je comprenne bien mal plus d’un de ses aspects -, je voudrais tenter d’expliciter quelque peu ce constat superficiel en prenant Husserl comme exemple. Pourquoi Husserl ? Peut-être parce que de tous les phénoménologues, il n’est pas seulement le premier ; il est aussi celui qui insiste le plus sur la valeur scientifique de ses conceptions philosophiques.

Je m’en voudrais de laisser croire que je connais la pensée de Husserl et je suis bien conscient du risque que je prends à ramener certains de ses concepts à l’usage qui me convient pour faire part de ma propre compréhension des choses. Mais, c’est cela ou le silence. Si Husserl veut radicaliser le cogito cartésien, c’est - me semble-t-il - parce qu’il souhaite davantage de scientificité, davantage de rigueur, et que cela implique pour lui d’accentuer la réduction phénoménologique, c’est-à-dire la mise en cause de la compréhension ordinaire des choses. Je le cite :
« Il peut paraître facile, en suivant Descartes, de saisir le moi pur et ses cogitationes. Et cependant, il semble bien que nous soyons arrivé sur une crête abrupte. Avancer avec calme et sûreté sur cette crête, c’est une question de vie ou de mort pour la philosophie. Descartes avait la volonté ferme de se débarrasser radicalement de tout préjugé. Mais nous savons, grâce à des recherches récentes et notamment grâce aux beaux et profonds travaux de MM. Gilson et Koyré, combien de “préjugés” non éclaircis, hérités de la scolastique, contiennent encore les Méditations. Mais ce n’est pas tout ; il s’y ajoute encore le préjugé que nous avons mentionné plus haut, issu de son admiration pour les sciences mathématiques. Nous-mêmes nous subissons encore l’influence de cet héritage ancien dont nous devons nous garder. Je parle de la tendance à envisager l’ego cogito comme un “axiome” apodictique, axiome qui, réuni à d’autres non encore dévoilés, voire à des hypothèses trouvées par voie inductive, doit servir de fondement à une science “déductive” et explicative du monde, science “nomologique” et procédant ordine geometrico, analogue justement aux sciences mathématiques. Corrélativement, on ne devra penser à aucun titre que, dans notre moi pur apodictique, nous ayons réussi à sauver une petite parcelle du monde, parcelle qui, pour le moi philosophique, serait la seule chose du monde non sujette au doute, et qu’il s’agisse maintenant de reconquérir, par des déductions bien menées et suivant les principes innés à l’ego, tout le reste du monde.
Malheureusement, c’est ce qui arrive à Descartes, par suite d’une confusion, qui semble peu importante, mais n’en est que plus funeste, qui fait de l’
ego une substantia cogitans séparée, un mens sive animus humain, point de départ de raisonnements de causalité. C’est cette confusion qui a fait de Descartes le père de ce contresens philosophique qu’est le réalisme transcendantal, ce que, cependant, nous ne pouvons voir encore. Rien de pareil ne nous arrivera, si nous restons fidèle au radicalisme du retour sur nous-même et par là au principe de l’“intuition” (ou évidence) pure, et si, par conséquent, nous ne faisons valoir que ce qui nous est donné réellement - et immédiatement - dans le champ de l’ego cogito que l’ἐποχή nous a ouvert, donc si nous évitons d’énoncer ce que nous ne “voyons” pas nous-même. À ce principe Descartes ne s’est pas entièrement conformé. C’est pourquoi, ayant, en un certain sens, déjà fait la plus grande des découvertes, Descartes n’en saisit pas le sens propre, celui de la subjectivité transcendantale. Il ne franchit pas le portique qui mène à la philosophie transcendantale véritable. » (pp. 20-21)

Il ne me paraît pas qu’il y ait quoi que ce soit à redire à l’idée de mettre en cause les “préjugés” (entendez les connaissances héritées), y compris dans le domaine apparemment indiscutable des mathématiques. Ce souci légitime est particulièrement évident dans l’un des derniers textes de Husserl, L’origine de la géométrie (4), mais il ressort tout aussi clairement du très important chapitre II de La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, là où Husserl tente d’exposer la dimension historique de l’opposition entre ce qu’il appelle l’objectivisme physiciste et le subjectivisme transcendantal (5). L’ambition qui est la sienne est l’élaboration d’une mathesis universalis, telle que Leibniz l’avait imaginée (6), c’est-à-dire d’une science qui engloberait à la fois la logique et les mathématiques. Cette recherche, à l’époque où il la formule, n’est d’ailleurs pas le privilège de Husserl. Le Cercle de Vienne y pense et Wittgenstein lui-même - même si c’est en des termes bien différents - en fait l’objet de son Tractatus.

Là où je décroche - en quelque sorte - c’est lorsqu’il s’agit de franchir ce que Husserl appelle « le portique », cet endroit au-delà duquel peut être abordée « la philosophie transcendantale véritable ». Car s’il existe des prémisses insaisissables à ce que nous prenons pour des connaissances, leur éventuelle élucidation (très problématique) ne garantit en rien l’accès à une forme nouvelle de connaissance qu’il serait légitime d’appeler objective. Il y a là, chez Husserl, une manière d’accorder à la vie psychique interne des vertus auxquelles je ne puis croire. Je le cite :
« Il n’est pas difficile d’élucider […] le parallélisme nécessaire entre l’explicitation de la vie psychique interne et l’explicitation égologique et transcendantale, ou le fait que l’âme pure est, comme nous l’avons déjà dit, la monade objectivée par et dans elle-même. Les différentes couches de cette objectivation sont essentiellement nécessaires pour que “d’autres” puissent exister pour la monade.
Il s’ensuit que toute analyse et toute théorie phénoménologique transcendantale - y compris la théorie de la constitution transcendantale du monde objectif
[…] peut être développée au niveau naturel dans l’abandon de l’attitude transcendantale. Si l’on se place au niveau de la naïveté transcendantale, on obtient une théorie psychologique. À une psychologie pure, c’est-à-dire à une psychologie qui explicite exclusivement l’essence intentionnelle propre de l’âme humaine, du “moi” de l’homme concret, correspond aussi bien dans sa partie empirique que dans sa partie eidétique, une phénoménologie transcendantale, et inversement. Mais c’est là quelque chose qu’il faut élucider au moyen d’analyses transcendantales. » (pp. 111-112)

J’ai un peu l’impression - mais les husserliens hurleront de me l’entendre dire - qu’il regarde l’infraconscient comme détenteur de davantage de vérité que le conscient (ce qui, d’une toute autre manière, est aussi le cas de Freud) et que - pour lui - l’objectivité ne serait donc accessible que par cette façon qu’il propose de se détourner de la connaissance ordinaire, y compris de celle qui prétend porter sur les conditions même de la connaissance dès lors qu’elle n’a pas mis en cause (7) tout ce qu’elle comporte d’intention naïve. D’une certaine manière, cela me semble obéir à l’idée que plus on s’introduit dans l’inconnu, plus on a de chances d’y appréhender un connu véritable. Ce qui écarte également l’hypothèse que la conscience - aussi trompeuse et imparfaite qu’elle soit - serait l’état le plus abouti d’un esprit, dominé par le langage et les capacités réflexives qu’il comporte. La réflexivité autorise évidemment de se pencher sans cesse sur les conditions de la pensée, et même sur les conditions de ces conditions - ainsi que Kant avait commencé (et Husserl poursuivi) de le faire à propos du temps et de l’espace, par exemple -, mais les mots même dont il est indispensable de se doter pour désigner les abstractions sur lesquelles il faut échafauder ce que Husserl appelle lui-même des degrés supérieurs deviennent - me semble-t-il - des pièges trompeurs qui égarent peut-être davantage qu’ils n’élucident. Le transcendantal husserlien m’apparaît comme une construction qui ne parvient à s’arroger le droit de se dire un chemin vers l’objectivité que parce que rien n’est idéalement en mesure de lui faire concurrence.

Même si les extraits des Méditations cartésiennes que je choisis peuvent sembler succincts, arbitraires et sélectionnés de façon très partiale, je crois qu’ils ont au moins l’utilité d’exhiber ma propre subjectivité en ce qu’ils permettent - du moins oserais-je le croire - d’approcher ce que je refuse. Aussi, livrerais-je encore ceci :
« Tout comme la structure fondamentale d’une phénoménologie transcendantale, notre exposition a ébauché celle d’une psychologie intentionnelle qui lui soit parallèle (en qualité de science “positive”) ; elle a déterminé une division des recherches éidético-psychologiques en recherches qui explicitent l’intentionnalité de l’être propre et concret d’une âme en général, et en recherches qui explicitent l’intentionnalité se constituant dans cette âme, comme lui étant étrangère. À la première sphère d’investigations appartient le domaine principal et fondamental de l’explicitation intentionnelle de la “représentation du monde” ou, plus précisément, du “phénomène” du monde existant qui apparaît à l’intérieur de l’âme humaine, comme monde d’expérience universelle ; si ce monde d’expérience est réduit au monde constitué primordialement dans l’âme particulière, il n’est plus le monde de chacun, il n’est plus le monde qui tient son sens de l’expérience humaine commune, mais il est exclusivement le corrélatif intentionnel de l’expérience d’une âme particulière et, en premier lieu, de ma vie à moi et de ses ensembles de significations, formés, par degrés, dans l’originalité primordiale. En les suivant pas à pas, l’explicitation intentionnelle doit rendre intelligible, du point de vue de la constitution, ce noyau primordial du monde phénoménal auquel chacun de nous autres hommes et, avant tout, chaque psychologue, peut arriver de la manière décrite plus haut, par l’élimination des moments d’“extranéité”. Si, dans ce monde primordial, nous faisons abstraction de l’être psycho-physique, “moi l’homme”, “la Nature primordiale” nous reste, en qualité de Nature de ma propre “sensibilité” pure. Le problème fondamental de “l’origine psychologique du monde de l’expérience” apparaît comme celui de l’origine de la “chose fantôme” ou de la “chose sensible”, avec ses différentes couches (visibile, tactibile, etc.) et de leur unité synthétique. Cet “objet du sens” est donné (toujours dans les cadres de cette réduction primordiale) comme pure unité des modes d’apparitions sensibles et de leurs synthèses. La chose-fantôme (visibile) avec ses modifications de “chose proche” et de “chose lointaine” qui se coordonnent d’une manière synthétique, n’est pas encore la “chose réelle” de la sphère primordiale de l’âme ; celle-ci appartient déjà à un degré supérieur de constitution, en tant que chose causale, substrat identique (“substance”) des propriétés causales. La substantialité et la causalité désignent manifestement des degrés supérieurs de constitution. Le problème constitutif de la chose purement sensible, de la spatialité et de la spatio-temporalité qui lui sont essentielles et fondamentales, se confond avec les problèmes que nous venons de mentionner. On cherche donc à décrire les ensembles cohérents et synthétiques des modes de présentation de la chose (apparences, aspects, perspectives, etc.). Mais ce n’est là qu’une description unilatérale ; le côté opposé du problème consiste dans le rapport intentionnel des phénomènes à l’organisme qui, pour sa part, doit être décrit dans sa constitution pour et par lui-même, eu égard au caractère tout particulier d’appartenance inhérent au système de ses phénomènes constitutifs. » (pp. 123-124)

Oserais-je dire qu’on aperçoit ce qu’il veut dire ? Oui, pour autant que l’on réserve à ces propos une attention toute particulière. Mais me vient assez vite à l’esprit l’idée qu’une formulation aussi abstruse ne plaide guère pour ce qu’elle défend. Et cette posture qualifiée de “phénoménologie transcendantale” à laquelle incomberait de résoudre les derniers écueils subjectivistes auxquels se heurteraient les efforts les plus poussés de libération reste pour le moins énigmatique. À force de chercher le lieu d’où il serait possible d’objectiver le réel de la façon la plus rigoureuse, la plus scientifique, si ce n’est la plus rationnelle qui soit, il me semble que l’on débouche sur une transcendance qui n’a plus rien de transcendantale et qui, dans l’entrelacs d’un glossaire plus artificiel encore que les mots communs auxquels il prétend se soustraire, ouvre dangereusement des possibilités de récuser les formes premières de la rationalité sans offrir nécessairement les moyens de leur en substituer d’autres. Certes, la raison est prisonnière de ses propres axiomes ; mais ceux-ci - tout faillibles qu’ils soient - sont peut-être le dernier atout de l’esprit, au-delà duquel celui-ci risque d’aller se perdre dans des réfutations qui, volens nolens, jettent le bébé avec l’eau du bain.

Je ne doute pas que, parmi les lecteurs de Husserl, nombreux seraient - s’ils me lisaient - ceux qui se récrieraient et dénonceraient une mécompréhension complète. C’est, après tout, fort possible. Ce que j’en ai dit n’est peut-être qu’une des possibles mécompréhensions auxquelles l’œuvre de Husserl peut donner lieu. J’attends que ceux qui sont sûrs de la comprendre m’éclairent sur son sens véritable. Peut-être que tout cela n’a d’autre origine - qui sait ? - que le rapport que Husserl entretenait avec une conception illuminée de l’intériorité. Après tout, il s’était converti au protestantisme, ce dont témoigne peut-être les derniers mots des Méditations cartésiennes : « Noli foras ire, dit saint Augustin, in te redi, in interiore homine habitat veritas » (8). (p. 134) Ce qui est très loin de ma manière de voir… Mais peut-être me trompé-je, là aussi.

(1) Cf. Dominique Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française, Éditions de l'Éclat, 1992 (que je n’ai pas lu).
(2) Edmond Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, trad. par Gabrielle Peiffer et Emmanuel Levinas, Vrin, 1969.
(3) Petite parenthèse au sujet de Heidegger : l’œuvre de celui-ci est l’objet d’intenses polémiques relatives aux jugements et aux convictions qui furent les siens à propos du nazisme et de l’antisémitisme (cf. tout récemment l’article de Adam Soboczynski, précédemment publié dans le journal Die Zeit, republié dans une traduction de Olivier Mannoni en page 10 du journal Le Monde du 7 avril 2015 et intitulé “Cessez de cacher le nazisme de Heidegger !”). Le plus souvent, les adversaires de Heidegger estiment qu’il est prouvé qu’il fut nazi - à tout le moins antisémite - et qu’il n’en démordit jamais ; ce qui leur paraît suffisant pour discréditer définitivement ses idées philosophiques. De part adverse, il est généralement affirmé que, quelles que soient les éventuelles compromissions dont il se serait rendu coupable, ses vues ontologiques restent incontournables (c’est la position que défendit encore notamment Alain Finkielkraut, le 22 janvier 2015, lors du colloque consacré à “Heidegger et ‘les juifs’” organisé par la revue La règle du jeu ; à voir ici). Je suis personnellement enclin à juger tout cela à partir de trois considérations. Premièrement, les positions moralement très contestables d’un philosophe n’infirment pas nécessairement ce qu’il a écrit dans le domaine de la philosophie (Sénèque, par exemple, a-t-il vécu à la hauteur de son œuvre ? Et, ajouteraient certains, qu'en est-il de Rousseau ?) Deuxièmement, il est loin d’être établi que les écrits philosophiques de Heidegger soient sans rapport avec l’ambiance et le contexte politiques que l’Allemagne a connu durant les quatre premières décennies du XXe siècle (cf. Pierre Bourdieu, “L’ontologie politique de Martin Heidegger”, in Actes de la recherche en sciences sociales, 1975, vol. 1, n° 1-5-6, pp. 109-156). Troisièmement, quoi qu’ait fait ou pensé Heidegger au sujet du national-socialisme et des juifs, je ne puis personnellement accorder de valeur à une œuvre dont l’obscurité revendique la profondeur, sans me convaincre. Mais peut-être me trompé-je.
(4) Ce texte, rédigé tardivement, a été publié pour la première fois en 1954. Il figure en annexe dans l’édition française de La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (trad. de Gérard Granel, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 1976, pp. 403-427) dans la traduction de Jacques Derrida de 1962. Il a été réédité en 1999 aux P.U.F, collection Épiméthée, accompagné d’une copieuse introduction de la plume du traducteur.
(5) Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. de Gérard Granel, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 1976, pp. 25-116.
(6) Sur l’influence que Leibniz a pu jouer dans ce dessein, cf notamment David Rabouin, “Husserl et le projet leibnizien d’une mathesis universalis” in la revue Philosophie, numéro 92, hiver 2006, pp. 13-28.
(7) Cette mise en cause passe par l’ἐποχή, c’est-à-dire par la suspension sceptique du jugement, telle que la préconise Sextus Empiricus (cf. Esquisses pyrrhoniennes, tard. par Pierre Pellegrin, Seuil, Points Essais, 1997).
(8) “Ne vas pas au-dehors. Rentre en toi-même. C'est en l'homme intérieur qu'habite la vérité”, La vraie religion, 39, 72.