vendredi 30 mars 2018

Note spéciale : Clément Rosset

Clément Rosset est mort

Clément Rosset est mort ce 27 mars 2018.

Il était celui des philosophes qui arrivait le mieux, selon moi, à expliquer pourquoi le désespoir n’est pas nécessairement incompatible avec la joie, ni même avec le bonheur. Et il y a là une pensée à ce point puissante qu’elle occulte aisément tout ce qui peut être dit sur le réel et sur son appréhension. Il rappelait volontiers ces mots de Pascal : « Le temps et mon humeur ont peu de liaison. J'ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi », ce que la suite de la citation explicite mieux encore : « ; le bien et le mal de mes affaires même y fait peu. Je m’efforce quelquefois de moi-même contre la fortune. La gloire de la dompter me la fait dompter gaiement, au lieu que je fais quelquefois le dégoûté dans la bonne fortune. » (1)

Clément Rosset était un extraordinaire lecteur de Nietzsche. Il avait saisi cette ambivalence de sa pensée à côté de laquelle tant de philosophes nietzschéens sont passés : la force du désir de vivre dans un univers où rien n’a vraiment de sens. Je me souviens encore des premières pages de La philosophie tragique (2) en exergue desquelles il avait placé cette citation de Nietzsche : « C’est en ce sens que j’ai le droit de me considérer moi-même comme le premier philosophe tragique, c’est-à-dire le contraire et l’antipode d’un philosophe pessimiste. » (3) ; s’y trouvait relatée la mort d’un maçon tombé d’un échafaudage au pied de l’auteur, événement davantage tragique pour lui qu’il ne pouvait l’être pour les familiers de la victime, précisément parce que ne le connaître que pour le voir mourir aggravait la netteté du mécanisme de la mort. Ce n’était pas de la douleur qu’il ressentait - comme pouvaient la ressentir les proches du maçon -, c’était le tragique, sorte d’évidence d’un inacceptable qu’il fallait pourtant intégrer au réel.

Quelques-uns des nombreux livres de Clément Rosset m’ont assez profondément marqué.

Je pense notamment à Schopenhauer, philosophe de l’absurde (4), où il donne à l’œuvre de celui-ci une signification parfois bien éloignée des interprétations habituelles auxquelles elle a donné lieu.
« La pensée de Schopenhauer, écrit-il, suppose dans ses prémisses une exigence radicale de nécessité : la nécessité est ressentie en profondeur comme l’unique condition d’un monde cohérent. Celle-ci venant à manquer, le monde sombre dans l’absurde. Il importe de se défaire des analyses modernes de l’absurde, d’oublier les romans de Kafka ou de Céline, pour retrouver tout ce qu’il y a d’étrange dans cette pensée qui pourrait sembler être devenue, aujourd’hui, un lieu commun. Pensée de déconvenue, qui suggère qu’avant cette prise de conscience de la contingence, tout apparaissait sous le signe d’une nécessité, confuse certes, mais dont le vague même la défendait d’une investigation critique. L’existence est pour l’homme et pour le monde une nécessité, cela va sans dire ; mais furtivement s’ajoute dans son esprit la croyance que cette nécessité, relative, relève elle-même d’une nécessité supérieure, qu’elle est nécessaire en soi, comme si le monde lui-même, et jusqu’à la simple notion d’existence, n’étaient que les seules formes possibles que puisse revêtir toute conception d’être - comme si encore le contraire de l’être était nécessairement impossible. Conséquence de la déconvenue schopenhauerienne, il apparaît que le monde et l’homme ne sont nécessaires que dans la mesure où ils sont donnés - maigre et précaire nécessité. Hasard, en réalité, d’une existence qui se donne là, on ne sait d’où ni pourquoi venue, et qu’on s’efforcerait en vain de ramener à quelque cause ou fin pour en surmonter la contingence. » (5)

Je pense aussi à L’anti-nature (6), un ouvrage qui dénonce l’illusion que constitue très généralement l’idée de nature. Cette idée serait bien distincte du réel en ce qu’elle confère aux choses un sens qui n’est rien d’autre qu’un artefact. Encore faut-il bien comprendre ce qui mérite en l’occurence d’être appelé artefact :
« Cette “artificialisation” de la nature, dont on sait qu’elle ne trouva, au XVIIIe siècle, de philosophe railleur qu’en la personne de Hume, est l’indice d’une pensée naturaliste aux riches implications théologiques : elle ne constitue nullement un artificialisme, mais exprime au contraire une forme de naturalisme généralisé qui, non content de décréter l’existence de la nature, en prononce du même coup l’excellence et la supériorité, celles-ci conçues à partir du seul modèle disponible : le travail humain. Cette référence anthropocentrique ne désigne pas l’assimilation du travail de nature à un travail artificiel, mais l’infinie prééminence de celui-là sur celle-ci : l’ingéniosité humaine, qui est le modèle à partir duquel on juge du travail de nature, ne peut être que le reflet de l’ingéniosité naturelle. Pensée “artificialiste” en ce qu’elle projette inconsciemment le jeu des intentions humaines dans les activités de nature ; mais surtout pensée naturaliste, en ce qu’elle décèle, dans ces activités naturelles, les marques d’un ordre et d’une perfection auxquels est incapable d’atteindre l’artifice humain : artificialiste donc, ou plutôt anthropocentrique, au niveau inconscient ; et naturaliste, ou encore théologique, au niveau conscient […] » (7).

Je pense encore à Le réel. Traité de l’idiotie (8). Pourquoi l’idiotie ? Parce que c’est ce qu'est le réel, spécifique, particulier, unique, non convertible en autre chose. Serait donc une erreur le fait de succomber à l’envie de ramener le réel à quelque chose d’autre que lui-même, par exemple en l’affublant de mots chargés de sens :
« L’aptitude à récuser le réel par l’intermédiaire du langage constitue une faculté à la fois déplaisante, par l’hypocrisie qui s’y trouve, consciemment ou non, attachée, et fascinante par sa surprenante et souveraine efficacité. L’homme des mots est inattaquable : il a toujours un mot pour détruire le réel qu’on lui montre, un autre mot pour effacer le réel émanant de sa propre personne. L’homme qui vit à l’abri des mots ne reçoit aucune information du réel qui ne passe par le crible d’un langage qui l’élimine, n’émet aucun message qui ne passe par le même crible transformant alors son propre réel en quelque chose de tout’autre. » (9) C’est le désir qui nous pousse à rechercher autre chose que le réel - à savoir rien - et à ne pas nous suffire de ce qui est et de ce que nous sommes :
« En tant que fantasme, qu’objet du désir, la pièce “originale” est naturellement et éternellement ailleurs ; mais, en tant qu’objet réel, elle n’est au contraire jamais ailleurs mais toujours ici. […] C’est là […], on le sait, le sort de cette Lettre volée, d’Edgar Poe, qui échappe à toutes les investigations policières pour être placée bien en évidence sur la table. Le regard du désir est un regard distrait : il glisse sur le présent, l’ici, le trop immédiatement visible, et ne réussit à être attentif qu’à la condition de porter son regard ailleurs. Et puisqu’il est ici question de fétiches, on remarquera que ce “sort” attaché au regard du désir - de toujours regarder ailleurs, de tout voir hormis ce que l’on cherche à voir - définit le sort de ceux que la psychiatrie appelle, précisément, des fétichistes. Le fétichiste reste froid devant la chose elle-même, laquelle lui apparaît comme muette, incolore, sans saveur ; il est ému non par la chose mais par quelque autre chose qui la signale. D’où un refus du présent et de l’ici, c’est-à-dire un refus du réel en général, puisque le présent et l’ici en sont les deux coordonnées fondamentales. On ne peut s’intéresser à la fois au fétiche (c’est-à-dire au réel) et à ce que le fétiche est censé représenter (c’est-à-dire au “vrai”, par opposition au double, au faux). Qui cherche le fétiche trouvera le fétiche ; mais qui cherche ce que le fétiche représente ne trouvera rien, et en tout cas pas le fétiche.
Bref : ne cherchez pas le réel ailleurs qu’ici et maintenant, car il est ici et maintenant, seulement ici et maintenant. Mais, si l’on ne veut pas du réel, il est préférable, en effet, de regarder ailleurs : d’aller voir ce qui se passe sous le tapis, ou en Amérique du Sud, ou dans la mer des Caraïbes, n’importe où pourvu qu’on soit assuré de n’y jamais rien trouver. Car on n’y trouvera jamais rien d’autre que ce qu’on y cherchait réellement : c’est-à-dire, précisément, rien.
 » (10)

Et puis, il y a La force majeure (11) : la joie, inexplicable, irrationnelle, folle. Peut-être que pour en faire comprendre la force le plus simple est-il de l’opposer à ce qu’elle ne peut être :
« Je dis […] que l’appoint de la joie est nécessaire à l’exercice la vie comme à la connaissance de la réalité. Cependant, il existe une autre manière de s’accommoder de la réalité […] : c’est celle qui consiste à la nier ; ou, plus exactement, à en considérer les composantes malheureuses non comme inéluctables mais comme provisoires et sujettes à élimination progressive. Rien de plus fréquent on le sait, ni de plus moderne, que cette sorte d’accommodement avec le réel. Je lis par exemple aujourd’hui même, en ouvrant par hasard un hebdomadaire utilitaire : “Coline Serreau, elle, croit que l’on peut ‘changer la vie’. Il suffit d’un peu de courage, d’amitié et de confiance réciproque.” Si je cite cette réflexion assez triviale, c’est parce qu’elle est représentative d’une façon de penser qu’on rencontre à peu près partout, quoique sous des formes très différentes et sous des allures parfois moins caricaturales et plus savantes. Ce genre de propos, que signe en l’occurrence une collaboratrice attitrée de Télérama, chacun a pu le lire hier et pourra le lire demain, non seulement dans son hebdomadaire favori mais aussi dans tel ouvrage réputé d’un penseur ou d’un philosophe en renom. Il est à remarquer toutefois que la sensibilité d’esprit dont il témoigne, si elle ne date pas d’hier, n’est pas non plus éternelle et comme inhérente à la nature humaine. Elle paraît plutôt caractéristique d’une mentalité proprement moderne, dont elle constitue à mon sens la figure la plus générale de style, ce que j’appellerai sa névrose ordinaire. Mais je n’en trouve pas trace avant le XVIIIe siècle : probablement parce que l’esquive du réel, assumée essentiellement, depuis le siècle dit des lumières, par l’idée d’amélioration, s’accomplissait auparavant à l’aide d’autres formes de superstition et d’illusion.
Affirmer le caractère névrotique de l’espérance peut certes sembler paradoxal : puisqu’on tient généralement celle-ci pour une vertu, c’est-à-dire une force. Pourtant il n’est pas de force plus douteuse que l’espérance.
[…] Tout ce qui ressemble à de l’espoir, à de l’attente, constitue en effet un vice, soit un défaut de force, une défaillance, une faiblesse, - un signe que l’exercice de la vie ne va plus de soi, se trouve en position attaquée et compromise. Un signe que le goût de vivre fait défaut et que la poursuite de la vie doit dorénavant s’appuyer sur une force substitutive : non plus sur le goût de vivre la vie que l’on vit, mais sur l’attrait d’une vie autre et améliorée que nul ne vivra jamais. L’homme de l’espoir est un homme à bout de ressources et d’arguments, un homme vidé, littéralement “épuisé” ; tel cet homme dont parle Schopenhauer dans un passage des Parerga et Paralipomena, qui “espère trouver dans des consommés et dans des drogues de pharmacie la santé et la vigueur dont la vraie source est la force vitale propre”. » (12)

J’aurais aimé encore reproduire de longs extraits d’ouvrages ultérieurs, tels Le principe de cruauté (13) ou Principes de sagesse et de folie (14) ou encore Le choix des mots (15) - sans oublier tous ses autres livres -, mais si ce qui précède a pu en donner l’envie, il est préférable de laisser à chacun le loisir de découvrir cette langue claire et cette pensée sans compromission, une pensée qui se refuse obstinément à oublier l’insignifiance et qui invite à vivre, à vivre sans autre apprêt que ce que l’on peut appréhender du réel.

Les objections se bousculent, assurément, car de notre monde social sourdent des promesses totalement contraires à cette conception des choses.

La plus sévère interroge sur les conditions sociales de l’émergence ou de l’acceptation de la posture. N’exige-t-elle pas une forme de confort rarement dévolu, suffisant pour permettre de dédaigner la richesse, les honneurs, les croyances, voire les codes, les morales, peut-être même les altérités ? Dans l’article qu’il a placé le 29 mars dernier sur son blog (16), Frédéric Schiffter raconte notamment ceci :
« Je vis pour la première fois Clément Rosset dans les années 1980, en regardant Droit de réponse, l’émission télévisée de Michel Polac. Ce soir-là, Michel Polac avait réuni un plateau de philosophes et d’écrivains. J’ai le souvenir d’une petite assemblée où, tandis que tous les invités, impatients de pérorer, se coupaient mutuellement la parole, un seul demeurait silencieux, les bras croisés sur la table, vêtu d’une chemise à carreaux de bûcheron canadien, l’air mi-ennuyé mi-goguenard : c’était Clément Rosset. Mon intuition me dit alors que ce philosophe qui s’abstenait de parler avait forcément écrit de bons livres. »
Assurément, le silence peut être le signe d’une grande sagesse. Et il peut même constituer la meilleure réponse au charivari d’un débat télévisé. Mais alors, pourquoi s’y rendre ? dira-t-on. Car si la posture Rossetienne est malaisée à exposer dans le quotidien des rencontres - elle y sera prise pour du mépris, de la provocation ou de l’indifférence -, elle n’exclut pas une insertion maîtrisée et réservée dans l’univers de la doxa. Elle n’interdit pas davantage de réserver sa description à des circonstances, des lieux et des interlocuteurs qui permettent d’en espérer une compréhension minimale.

La moins pertinente des objections suppose une forme radicale d’égoïsme que trahiraient les souhaits de ne guère se mêler de politique, de n’œuvrer à rien qui entretient quelque illusion que ce soit, de ne rien attendre d’autre que ce qui est déjà là, ici et maintenant. La posture, pourtant, fait disparaître quasi toutes les raisons que l’on pourrait avoir de nuire à quiconque et sa diffusion au sein du monde social tout entier représenterait - après tout - une forme d’embellie qui ne serait pas justiciable des critiques adressées aux autres formes d’amélioration. Cela dit, le réel prévaut. Et il contient toutes ces luttes et toutes ces espérances qui peuvent difficilement être regardées comme se valant toutes, même si toutes s’illusionnent sur le réel. Ce qui suggère de rester silencieux, au moins jusqu’à ce moment où le silence deviendrait complice du pire.

Clément Rosset a pratiqué une forme de lucidité d’autant plus importante qu’elle implique un mode de vie qui, d’une certaine manière, condamne à la solitude. Il l’a fait sans user du ricanement qui fut le propre de Cioran. Et cela a conféré à sa pensée une force et une sûreté peu commune, telle en tout cas que son lecteur en conservera l’idée d’une lueur, âpre et indocile, certes, mais vérace et forte.

(1) Blaise Pascal, Pensées, texte établi par Louis Lafuma, fr. 552, Seuil, 1962, p. 255. Comme souvent, Pascal s’est laissé suggérer l’idée par Montaigne (cf. notamment Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 595 et ss.
(2) PUF, 1960.
(3) Friedrich Nietzsche, Ecce homo [1888], Éd. Denoël, 1971, p. 73.
(4) PUF, 1967.
(5) Op. cit., 1967, pp. 13-14.
(6) PUF, 1973.
(7) Op. cit., 1973, pp. 55-56.
(8) Éd. de Minuit, 1977. L’ouvrage fait partie d’une trilogie qui commença avec Le réel et son double (Gallimard, 1976) et s’acheva avec L’objet singulier (Éd. de Minuit, 1979).
(9) Op. cit., 1977, p. 102.
(10) Op. cit., 1977, pp. 152-153
(11) Éd. de Minuit, 1983.
(12) Op. cit., 1983, pp. 27-28.
(13) Éd. de Minuit, 1988.
(14) Éd. de Minuit, 1991.
(15) Éd. de Minuit, 1995.
(16) Adios, Clément !

Autre note sur Clément Rosset :
Écrits satiriques I. Précis de philosophie moderne