jeudi 27 décembre 2012

Note d’opinion : le mariage pour tous

À propos du mariage pour tous

Depuis quelque temps, j’assiste en spectateur navré au débat qui agite la France au sujet de ce qu’on a décidé d’appeler le mariage pour tous. Pourquoi navré ? Parce que, comme cela arrive bien souvent, dès lors qu’une question est politisée, des camps se forment et les arguments échangés s’éloignent rapidement des véritables enjeux.

Reprenons les choses en leur début. Pour des motifs irrationnels, souvent religieux, les homosexuels suscitent partout dans le monde, mais à des degrés divers, le blâme et la haine. Depuis quelques dizaines d’années, un large mouvement prônant tolérance et respect a incité bien des pays à adopter des législations les protégeant et en a convaincus beaucoup à sortir de la clandestinité où le mépris, voire les violences, les avaient condamnés. Aujourd’hui, une cinquantaine de pays possèdent toujours une législation qui condamne les homosexuels à de lourdes peines, parfois à la prison à vie, quelquefois à la mort.

Parmi les mesures proposées en vue de mettre un terme aux discriminations inadmissibles dont les homosexuels font l’objet, certaines visaient une égalisation des droits des couples, quelle que soit leur composition. Ce fut notamment le cas du Pacte civil de solidarité (PACS) instauré en France en 1999. Non réservé aux homosexuels - ni même aux couples sexuellement liés -, le PACS a ouvert un nouveau chapitre des relations familiales, après celui implicitement créé par la forte augmentation du concubinage au cours des quatre dernières décennies. En effet, la coexistence de régimes juridiques distincts organisant les droits au sein des familles, selon qu’il n’y a aucun contrat, un contrat appelé PACS ou un contrat de mariage, apporte d’importantes modifications aux situations matérielles, sociales et psychologiques des personnes en couple et de leurs proches. Seule une longue durée permettra d’en mesurer les conséquences sur l’évolution de la société.

En 2001, les Pays-Bas ont ouvert le mariage aux couples homosexuels. Depuis lors, plus d’une vingtaine de pays ou d’états (américains, mexicains et brésilien) ont fait de même. Et, en France, on en discute en ce moment l’opportunité.

En fait, pour l’essentiel, deux camps s’affrontent. D’un côté, sur la lancée de la reconnaissance des homosexuels, il y a ceux qui voient dans le mariage pour tous une simple étape supplémentaire, indispensable à l’égalisation de la condition des couples. De l’autre, il y a ceux qui profitent de cette revendication pour dénoncer un projet déstabilisateur de la famille et désigner ceux qui en bénéficieraient comme des fauteurs de troubles. Il existe bien, à l’occasion, de multiples nuances dans les opinions, mais la part la plus publique du débat a cristallisé les opinions, accordant même aux attitudes les plus extrêmes le bénéfice usurpé de la clarté. C’est ainsi que les accusations prennent le pas sur les arguments, les “pour” se plaisant à dénoncer l’homophobie des “contre” et ceux-ci l’atteinte aux valeurs voulue par ceux-là. Tant et si bien que la question anthropologique est totalement escamotée.

Car il y a bien une question anthropologique. Repartons de ce constat malaisément contestable : le mariage a jusqu’à présent désigné, dans toutes les sociétés connues, anciennes comme lointaines, le couple formé d’un homme et d’une femme, habituellement en vue de la procréation. On peut évidemment décider qu’il en soit dorénavant autrement. Long sera sans doute le temps nécessaire pour apprécier l’opportunité de semblable décision. Mais elle marque assurément une importante rupture dans l’équilibre des sociétés, quoiqu’il soit par ailleurs. Non pas parce que les couples homosexuels y trouvent une officialisation nouvelle, mais bien parce qu’ils se fondent dans un statut jusqu’à présent réservé aux couples hétérosexuels. Après tout, on aurait pu imaginer un lien nouveau, désigné d’un mot nouveau - même s’il génère des droits semblables à ceux produits par le mariage -, pour reconnaître des relations que rien ne permet de juger moins honorables que les relations hétérosexuelles, mais qui s’en distinguent par la fatalité de leur stérilité.

L’anthropologie nous apprend que le mariage est une institution qui fut toujours en rapport direct avec la parenté. Il est vrai que la filiation n’est pas biologiquement fondée, mais elle adopte toujours l’apparence de la consanguinité. Elle peut résulter d’une reconnaissance ou d’une adoption, sans véritable consanguinité. Mais elle inscrit l’individu concerné dans le groupe, comme s’il était consanguin. Par exemple, en Europe occidentale, sociétés dites “bilatérales”, elle l’intègre au groupe composé des parents, des grands-parents, des arrière-grands-parents, etc., c’est-à-dire dans deux chaînes composées chacune des deux sexes. Dans les sociétés “unilinéaires”, la filiation passe par une chaîne unisexuée, l’autre sexe n’étant pas intégré dans le groupe. En toute hypothèse, quel que soit le type de filiation, il est construit sur le modèle de la reproduction et il n’associe jamais deux personnes du même sexe au niveau d’une même génération. Il n’associait pas, devrais-je dire, puisque le mariage des homosexuels rompt cette constante.

Cela annonce-t-il des bouleversements considérables, voire regrettables ? Très franchement, je l’ignore. Mais ce que certains appellent le principe de précaution (qui réclame qu’on l’applique lui-même avec précaution) ne devrait-il pas inciter à réfléchir posément, sans passion, sans interférences idéologiques, à cette égalisation des couples qui, d’une certaine manière, efface une différence ? On touche là, en effet, à un avatar supplémentaire de cette rage égalisatrice qui se plaît à dire égales des choses qui ne le sont pas. Ce qui nuit, en définitive, à l’objectif que poursuit le combat contre les discriminations, car celles qui méritent d’être combattues sont évidemment celles qui sont injustifiées. Ne pas discriminer alors que les situations sont distinctes correspond à une forme regrettable d’aveuglement. Que l’on souhaite que tous les couples, hétérosexuels ou homosexuels, bénéficient des mêmes droits, du même respect, de la même reconnaissance, me semble souhaitable. Faut-il y parvenir au prix d’une assimilation qui oblitère une différence dont on peut soupçonner qu’elle a un certain poids social et psychologique ? Toute la question est là.

Il est intéressant de noter que les enquêtes d’opinion réalisées récemment révèlent que bien davantage de Français sont hostiles à l’adoption et au recours à la PMA (1) par les couples homosexuels qu’au mariage qui les lierait. C’est que les interrogations relatives au sort des enfants, voire aux nouvelles techniques de procréation, suscitent des inquiétudes plus directement et plus concrètement éprouvées que celles liées aux structures proprement dites de la parenté. En l’occurrence, une préoccupation en occulte une autre. Les débats relatifs à l’opportunité de joindre ou de disjoindre les deux questions, celle du mariage et celle des enfants, n’ont d’autre fondement que politicien. En ce qui concerne les enfants, la question est là de savoir par qui il convient de les faire élever, à qui il faut ou il est possible de les confier. Et, à ce sujet, les antécédents sont variés et ne permettent pas, je crois, de trancher dans l’absolu en faveur d’une solution plutôt qu’une autre. Il est sans doute exagéré de prétendre qu’il suffit de les aimer. Mais ne l’est-il pas tout autant d’affirmer qu’une mère et un père, voire une femme et un homme, sont nécessaires ? Quant à la question de la PMA, je suis encore bien davantage incapable d’en juger l’intérêt et la légitimité, même si j’estime qu’il est important - et même urgent - d’y réfléchir. Quand Jean-Christophe Cambadélis déclare : « Le texte gouvernemental pour le mariage pour tous est une très belle avancée du droit à l'égalité, mais il ne faudrait pas maintenant que le désaccord sur la PMA vienne ternir l'unanimité sur ce texte qui fait progresser notre pays » (Cf. Le Monde du 21 décembre 2012, p. 2), il ne donne pas un avis fondé sur une réflexion ; il fait de la politique.

On pourrait aisément m’objecter que la modification de dispositions légales relatives aux personnes relève de la politique, et que n’en pas faire revient à laisser faire. Ce n’est assurément pas faux. Mais lorsqu’on refuse de se précipiter en politique, on découvre de multiples raisons de n’y plus entrer. Car les réflexions propres à éclairer les choix ne semblent pertinentes que lorsqu’elles échappent au champ politique. Pour esquisser ce que cette répulsion du politique signifie, je me bornerai à citer un court passage du livre de Pierre Guenancia, Descartes et l’ordre politique, un passage où, évoquant la pensée de Descartes, celle de Hobbes et celle de Spinoza, il évoque les limites du politique, telles que la société contemporaine nous pousse à les oublier :
« L’idée qui circule avec autant d’évidence dans ces trois cas c’est que la société n’a pas pour fonction de rendre les hommes heureux ou raisonnables ; et encore l’aurait-elle qu’elle ne disposerait pas du pouvoir nécessaire à l’accomplir. La société, entendons l’organisation politique, empêche les hommes de trop déraisonner et en ce sens elle est utile mais elle ne les réforme pas positivement. C’est une idée très ancienne, réactivée dans les temps modernes, que le bonheur des individus dépend d’une bonne organisation sociale et que dans une société juste et authentique les hommes le seraient également. Aussi les philosophes de l’époque classique sont-ils plus “actuels” que les philosophies sociales de notre temps lorsqu’ils nous invitent à mesurer avec lucidité les pouvoirs respectifs de la société et de l’individu et à ne pas reporter d’une façon paresseuse sur les “structures” la fonction, mais aussi le pouvoir qui va avec, de nous rendre “meilleurs” que nous ne sommes. Nous commençons seulement à soupçonner que toute société secrète de l’aliénation parce que aucune ne fabrique les anticorps qui l’immuniseraient. La société, dont on parle comme d’un organisme, ne possède pas d’autorégulation qui fait de celui-ci une unité autonome, tendant à un équilibre constant. Mais il y a davantage chez Spinoza : s’il est d’accord avec Hobbes pour refuser aux valeurs une objectivité, reconnaître que chacun cherche avant tout son intérêt, si leurs descriptions de la nature humaine s’accordent pour l’essentiel, il ouvre une perspective qui perce comme une éclaircie dans le sombre paysage hobbien. Le pouvoir de la raison s’aiguise d’abord dans l’entreprise de démystification des puissances qui s’appuient sur l’ignorance et la crainte pour gouverner les hommes, leurs croyances et leurs conduites. » (2)

Qui peut prétendre savoir quel équilibre il convient d’établir entre une réflexion dont la qualité dépend de la façon dont on se déprend de soi-même, à commencer par ce qui, en nous, nous est dicté par le champ politique, et la part de l’action propre à donner un sens à cette réflexion. D’autant que la réflexion communiquée est déjà une action.

On l’aura compris, j’ignore s’il est ou non opportun d’ouvrir le mariage aux couples homosexuels. Me refusant à entrer dans les débats qui, au nom d’un camp, stigmatise l’autre, j’avoue mon hésitation. Les conséquences des règles déjà adoptées dans certains pays, si elles se mesurent un jour - sans doute dans un avenir lointain -, le seront probablement sans aucune référence aux arguments aujourd’hui échangés dans le champ politique français. Et face à cet aspect profond des choses en cause, sans rien oublier du respect et de la reconnaissance dus aux homosexuels, j’hésite. J’hésite et je revendique le droit à l’hésitation. Car il me parait propice à pousser la réflexion, mais aussi l’écoute des autres, bien au-delà de ce que les débats communs autorisent.

(1) Procréation médicalement assistée.
(2) Pierre Guenancia, Descartes et l’ordre politique. Critique cartésienne des fondements de la politique (1ère éd. : 1983), Gallimard, Tel, 2012, pp. 229-230.

mardi 18 décembre 2012

Note de lecture : André Maurois

Prométhée ou la vie de Balzac
d’André Maurois


Balzac est un peu au roman ce que Molière est au théâtre : une réussite en laquelle résident peut-être les clés du genre. Mais il ne suffit sans doute pas de les chercher dans l’œuvre ; encore faut-il aussi s’interroger sur les conditions de sa production. Et cela, d’autant plus qu’il existe un mystère Balzac : comment l’homme qu’il fut a-t-il pu écrire ce qu’il a écrit ?

Je ne doute pas que l’on puisse poser cette question pour bien des écrivains. Mais en l’occurrence, elle s’impose immédiatement, dès lors que l’on est quelque peu informé de ce que fut la vie de cet étrange énergumène à qui vint un jour l’idée de prétendre dresser l’exact tableau du monde social au moyen de son œuvre.

Qui veut comprendre un tant soit peu l’auteur de La comédie humaine doit rechercher une bonne biographie. Auquel cas, sans la moindre hésitation, je recommande celle que nous devons à André Maurois, Prométhée ou la vie de Balzac (1) : c’est un chef d’œuvre !

La biographie est un genre ardu. Il a souvent produit de mauvais livres. C’est qu’il s’agit de faire preuve, pour y exceller, de qualités rarement réunies : acharnement à se documenter, rigueur dans l’analyse des sources, talent de conteur, clarté, et surtout - le plus important - capacité à s’effacer devant son sujet. Maurois, mieux que personne, arrive à accorder à la pensée de celui dont il raconte la vie une totale prééminence sur la sienne. Et à rester suffisamment dans l’ombre pour que toute lumière lui profite. Même si l’on sent continûment combien il aime Balzac, Maurois se garde de l’hagiographie et montre que le génie de l’auteur de La comédie humaine transcende les travers de l’homme.

Il serait hasardeux d’oser définir en quelques lignes tout ce qui fait la richesse de Prométhée ou la vie de Balzac. D’autant que le cas Balzac n’est pas simple. Tout dans sa vie flirte avec la démesure. Et l’œuvre, dont il convient d’expliquer la force en dépit de cette vie, ne se révèle peut-être pleinement que dans sa globalité.
« Il ressemblait à un architecte qui, portant en lui l’image d’une cathédrale et manquant des moyens nécessaires à son immense dessein, ne pourrait que sculpter et tailler des fragments. Les profanes, voyant quelques pierres, en critiquent la forme sans savoir où elles doivent aller. » (p. 258)

Peut-on, comme le fait Maurois, suggérer que les romans de Balzac représentent une sorte de contre-pied de sa vie ?
« [...] l’artiste crée dans un univers dont il est le dieu ; dès qu’il se trouve aux prises avec des obstacles et des hasards qu’il ne peut modeler lui-même, il s’enfuit dans l’œuvre où ses pires échecs deviennent ses meilleurs sujets. » (p. 306)
Oui, sans doute. Mais c’est encore trop simple. Et Maurois nous donne bien d’autres grains à moudre, parmi lesquels transparaît un homme aussi délirant que séducteur. La femme de Metternich rapporte ceci de ce que se seraient dits son mari et Balzac le 20 mai 1835 :
« “ ‘Monsieur, je n’ai lu aucun de vos ouvrages, mais je vous connais et il est clair que vous êtes fou, ou que vous vous égayez aux dépens des autres fous, et que vous voulez les guérir au moyen d’une folie encore plus grande.’
Balzac répondit que Clément avait deviné juste, que cela était son but et qu’il l’atteindrait. Clément a été enchanté de la manière dont il voit et juge les choses.”
» (p. 293)

Étrange, cet envoûtement pour le personnage, au-delà même de ses frasques ! Et il en va de même pour ceux qui l’ont lu. Flaubert, conscient que l’écriture de Balzac n’avait pas coûté à celui-ci tous les efforts que lui-même consentait laborieusement, s’inclina pourtant devant son génie, jusqu’à risquer une théorie :
« “Je hasarde ici une proposition que je n’oserais dire nulle part : c’est que les grands hommes écrivent souvent mal, et tant mieux pour eux. Ce n’est pas là qu’il faut chercher l’art de la forme, mais chez les second (Horace, La Bruyère)...” (*1) » (p. 448)

Comme lui-même l’a cru quelquefois, comme nombreux de ses proches l’ont dit, Balzac n’écrit que poussé par la nécessité, rêvant d’un temps où il pourrait enfin écrire à son aise. Quand meurt Mme de Berny - sa première maîtresse et sa protectrice -, Zulma Carraud le plaint, mais elle l’exhorte surtout à écrire autrement :
« “J’ai vu une large plaie dans votre cœur et j’ai pleuré avec vous cet être angélique dont vous avez ignoré les plus grandes souffrances. Honoré, n’y a-t-il pas eu réaction en vous, chez vous ? Je n’ai aucun des titres qu’elle avait pour vous parler, mais aussi je ne suis arrêtée par aucune des pudeurs qui la firent se taire si souvent. Malgré votre prière de ne pas évoquer un tel sujet, je vous demanderai si, le jour où un coup si fatal vous fut porté, vous ne comprîtes pas qu’il y avait autre chose dans la vie qu’un canif de huit cents francs et qu’une canne qui n’a d’autre mérite que d’attirer les regards sur vous ? Quelle célébrité pour l’auteur d’Eugénie Grandet...” La stoïcienne de Frapesle blâmait son ami Honoré. Dans quelle aberration l’avaient jeté ces nuages d’encens, ces femmes du monde, ces dandys fastueux ? Il se plaignait d’être ruiné ? Mais n’était-ce pas sa faute ? Il avait gagné, depuis huit ans, des fortunes et pourtant fait plus de dettes qu’au temps de ses débuts. Fallait-il donc de telles sommes, à un homme de pensée, pour vivre ? Devait-il chercher tant de jouissances matérielles ? Est-ce écrire que de le faire le couteau sur la gorge ? “Honoré, quelle vie vous avez faussée, et quel talent vous avez arrêté dans son essor !...” Elle avait raison quant à la vie faussée, tort quant au talent. “Quand donc, dearest, vous verrai-je travailler pour travailler ?... Vous feriez de si belles, de si bonnes choses alors !” Mais il les faisait ! Malgré traverses, orages et excès, son démon ne l’abandonnait pas. » (pp. 343-344)
En fait :
« Non seulement il gardait foi en l’avenir, mais aussi goût très vif pour le présent. A la châtelaine de Wierzchownia, il peignait une vie dramatique : une meute de créanciers à ses trousses, une autre de journalistes aux crocs menaçants, le deuil [de Mme de Berny], l’épuisement. Tout cela était, hélas ! vrai. Seulement il fallait, en regard de ce passif, mettre un actif inaliénable de vitalité. Balzac perd sur tous les tableaux ; son instinct lui dit que tout s’arrangera. Sa vie n’est-elle pas un roman ? Il la corrigera sur épreuves. Le jour même ou, pour manger, il doit emprunter au docteur Nacquart et à un vieil ouvrier “plus confiant que les gens du monde”, il s’offre pour six cents francs une nouvelle canne. Plus il se voit acculé, plus il achète, pour se donner l’illusion de la puissance. Et d’ailleurs, est-ce une illusion ? Il sait que, cette fois encore, il aura, comme Vautrin, la force de défier la société - et de vaincre. » (p. 347)

Sa force ? Peut-être sa capacité à comprendre face à la page blanche ce qu’il oublie dans la vie. Car, dans Le lys dans la vallée, il parvient à mettre dans la bouche d’Henriette ce conseil prodigué à Félix :
« “Une des règles les plus importantes de la science des manières est un silence presque absolu sur vous-même.” » (p. 298)
S’il a souvent voulu l’appliquer, il en a toujours été incapable.

Mais venons-en au projet de peindre la société.

Il faut se garder d’y voir la moindre prescience sociologique. Car ce en quoi Balzac nous fait entrer, ce n’est assurément pas une explication du monde social. Il peint un monde qui est celui qui échappe à toute mesure, à toute statistique, à tout effort d’élucidation. Et lorsqu’il y distingue des classes, ce sont en fait des types que différencient les intérêts et les mœurs. Ainsi, dans La fille aux yeux d’or :
« Elle commence par un brillant essai sur Paris, “vaste champ incessamment remué par une tempête d’intérêts” où l’on rencontre, non des visages, mais des masques. “Masques de faiblesse, masques de force, masques de misère, masques de joie, masques d’hypocrisie ; tous exténués, tous empreints des signes ineffaçables d’une haletante avidité. Que veulent-ils ? De l’or, ou du plaisir” (*2)
Dans cet enfer, “où tout fume, tout brûle, tout brille, tout bouillonne, tout flambe, s’évapore, s’éteint”, Balzac distingue cinq classes :
le monde qui n’a rien, l’ouvrier, le prolétaire, le boutiquier ; puis, deuxième groupe : le monde qui a quelque chose, commerçants en gros, employés, clercs, en un mot, le bourgeois. Que veut le bourgeois ? “Le briquet du garde national, un immuable pot-au-feu, une place décente au Père-Lachaise et, pour sa vieillesse, un peu d’or légitimement gagné.” (*3) Troisième cercle de cet enfer “qui peut-être un jour aura son Dante”, les avoués, avocats, médecins, notaires, tous confesseurs de cette société qu’ils méprisent. Quatrième cercle : le monde des artistes, visages noblement brisés, mais brisés, assassinés par les rivalités, les calomnies. Enfin, cinquième cercle, l’aristocratie, la haute propriété, les salons aérés, dorés, le monde riche, oisif, renté. Là rien de réel. La politesse couvre un mépris continuel. La vanité règne, et l’ennui. Une vie creuse modèle des visages de carton, “cette physionomie des riches où grimace l’impuissance, où se reflète l’or et d’où l’intelligence a fui.” C’était, en quelques pages, une fresque géante, poussée au noir, mais admirable. » (pp. 277-278)
On est là devant un tableau, en aucun cas face à une analyse.

Maurois a raison de s’intéresser aux opinions politiques de Balzac, contre tant d’autres qui y répugnent. C’est que le gaillard n’est guère progressiste. Mais il est face à la politique comme il est face à la société : plein d’intuitions, plein d’espérances, plein d’une force rageuse.
« Le meilleur régime politique est, selon Balzac, celui qui produit la plus grande énergie. Or il pense que ce maximum d’énergie s’obtient en concentrant l’autorité de l’État. On se souvient de la conversation imaginée par lui entre Catherine de Médicis et Roberspierre. Il admet ces deux agents de la raison d’État ; il admire Napoléon pour les mêmes motifs. Il a été, comme la plupart des enfants de son âge, “un enfant d’Austerlitz” ; il n’a pas oublié ses premiers enthousiasmes. » (p. 431)
Pourquoi est-il ainsi ? Maurois nous l’indique dès les premières lignes de son livre, avec l’acuité d’un bon historien. Car :
« En 1799, année où naquit Honoré de Balzac, la France réagissait comme une convalescente après une grave maladie. Dix années de fièvre la laissait écœurée, inquiète et lasse. Un plébiscite presque unanime approuva la constitution consulaire. La nation n’était pas violée, elle se donnait. Les catholiques souhaitaient pratiquer leur religion en paix ; les jacobins nantis acceptaient, non sans sarcasmes, la restauration du culte, à la condition qu’ils garderaient leurs prébendes. » (p. 5)

Ce terreau, et celui de sa famille, le tiennent éloigné des rêves démocratiques. Et lorsque survient une révolution, celle de 1830, il n’y voit qu’une occasion manquée de se donner un vrai chef.
« Après la révolution de 1830, il eût peut-être accepté le régime du roi bourgeois, si celui-ci avait été fort. Seulement “nous avons fait une grande révolution et elle est allée tomber entre les mains de quelques petits hommes... La pire faute de la révolution de Juillet est de ne pas avoir donné trois mois de dictature à Louis-Philippe, pour assurer fortement les droits du peuple et du trône.” Si l’on veut le bien-être des masses, l’absolutisme (ou la plus grande somme de pouvoir possible) est le seul moyen d’atteindre ce but. “Ce qu’on nomme un gouvernement représentatif est une tempête perpétuelle... Or, le propre d’un gouvernement est la fixité.” (*4) Après deux ans de monarchie constitutionnelle, dont il a déploré la mollesse et l’inefficacité, Balzac, en 1832, s’est rapproché du légitimisme, non par dévotion affective comme Chateaubriand, non par ambition mondaine comme l’a cru la vigilante Zulma, mais parce que l’absolutisme du roi légitime sera, pense-t-il, le mieux accepté.
Plus tard, cette politique de Balzac scandalisera Flaubert et Zola. “Et il était catholique, légitimiste, propriétaire... Un immense bonhomme, mais de second ordre.” Balzac de second ordre ! Quelle folie ! Alain, plus républicain que Flaubert, comprenait la politique balzacienne. On a dit : “Il soutient le trône et l’autel sans croire ni à l’un ni à l’autre.” Vrai, si l’on entend : croyance en leur valeur absolue ; faux, s’il s’agit de leur valeur pratique.
» (p. 431-432)

La question mérite d’être creusée. Car on comprend bien que les opinions politiques de Balzac n’obéissaient pas à un penchant idéologique. Elles étaient plutôt empreintes d’une certaine naïveté. Ce n’est pas la lecture de Hobbes qui lui a donné l’idée qu’un seul chef tout-puissant puisse améliorer les choses. Il le ressent de la sorte parce qu’il s’y voit. Or, cette faculté d’identification, c’est cela sans doute à quoi on doit la force de ses romans. Le même homme qui ne sut jamais garder un sou pouvait parfaitement imaginer la manière d’être de Frédéric de Nucingen. Et quand, au détour d’un récit, il dépeint un milieu, il n’hésite ni à prendre de la hauteur pour croquer la réalité, ni à s’y projeter pour satisfaire des sentiments à ce point déçus qu’ils vibrent sous sa plume. Ainsi en va-t-il dans Les employés ou la femme supérieure, comme Maurois l’a très justement remarqué.
« Balzac ne peut pas toucher à un sujet sans l’approfondir. Ce qui devait être un drame conjugal [La femme supérieure] devient une large étude historique. Sous Napoléon, la volonté de l’Empereur avait retardé la toute-puissance de la bureaucratie, “ce rideau pesant placé entre le bien à faire et celui qui peut l’ordonner” (*5) Sous un gouvernement constitutionnel, le ministre étant instable et occupé à défendre son existence devant les Chambres, les Bureaux règnent et créent une puissance d’inertie qui s’appelle le rapport, et qui retarde l’action efficace. “Les plus belles choses de la France se sont accomplies quand il n’existait pas de rapport et que les décisions étaient spontanées...” Entièrement composée de petits esprits, la bureaucratie mettait obstacle à la prospérité du pays, retenait sept ans dans ses cartons un projet de canal (ici paraît le bout de l’oreille de Surville) éternisait les abus et s’éternisait elle-même.
De telles réflexions ont conduit Rabourdin - et Balzac - à une refonte du personnel. Réduire à trois le nombre des ministères, employer peu de monde, doubler ou tripler les traitements, voilà les moyens. L’impôt sera personnel et mobilier. Balzac et Rabourdin suppriment les impôts indirects. “Les fortunes individuelles s’expriment admirablement en France par le loyer, par le nombre des domestiques, par les chevaux et les voitures de luxe qui se prêtent à la fiscalité.” Les impôts seront lourds. Qu’importe ? “Le budget n’est pas un coffre-fort, mais un arrosoir ; plus il puise et répand d’eau, plus un pays prospère...” (*6) Il faut remarquer que ces idées si neuves sont contraires à celles du parti légitimiste. L’auteur, comme son personnage, ramait à contre-courant. Mais la belle Célestine allait, par sa fidélité dans le malheur, consoler Xavier Rabourdin d’une inévitable disgrâce. Qui consolerait Balzac ?
» (pp. 362-363)

Maurois penche pour distinguer Balzac des romantiques.
« Balzac souhaite, pour ses héros comme pour lui-même, non pas “une chaumière et un cœur, mais un palais avec la bien-aimée” (*7). C’est une attitude toute contraire à celle des romantiques. En amour comme en politique, Balzac rame à contre-courant. » (p. 437)

Il faut évidemment s’entendre sur ce que fut le romantisme. Si Balzac est contemporain du romantisme français, il s’en distingue à bien des égards. Plus que tout autre, il n’éprouve aucun attrait pour la bohème. Et il a, sur les passions, des idées très éloignées de ce qu’en pensent Lamartine, Hugo ou Nerval. Mais lorsque Maurois note ce qui sépare, selon Balzac, la passion de l’art, n’est-ce pas là encore une de ces lucidités propres à réjouir les romantiques ?
« L’excès des passions tue l’art, de même il tue parfois la puissance virile. Un homme peut “manquer” la femme qu’il adore, alors qu’il se révélera amant vigoureux pour une courtisane qu’il n’aime pas, comme un ténor peut faire un fiasco lamentable au moment où il éprouve les plus nobles émotions musicales. “Quand un artiste a le malheur d’être plein de la passion qu’il veut exprimer, il ne saurait la peindre, car il est la chose même au lieu d’en être l’image. L’art procède du cerveau et non du cœur. Quand le sujet vous domine, vous en êtes l’esclave et non le maître. Vous êtes comme un roi assiégé par son peuple. Sentir trop vivement au moment où il s’agit d’exécuter, c’est l’insurrection des sens contre la faculté...” (*8) Bref l’imagination use les forces d’un homme qui ne les retrouve plus ensuite pour l’action. De même que l’idée tue, elle émascule. » (pp. 358-359)

Avec Balzac, Maurois a sans conteste trouvé un sujet à la mesure de son talent. Et si son tempérament est à l’opposé du sien, c’est avec la même ardeur qu’on dévore leurs livres.

(1) André Maurois, Prométhée ou la vie de Balzac, Hachette, 1965.
(*1) Correspondance, t. III, pp. 31-32 (Paris, Conard.)
(*2) Balzac : La fille aux yeux d’or, “Pléiade”, t. V, p. 255.
(*3) Ibidem, pp. 261,267,269.
(*4) Balzac : Pensées, sujets, fragments, dans Œuvres complètes, t. XXVIII, p. 707. (Club de l’Honnête Homme.)
(*5) Balzac, Les employés, “Pléiade”, t. VI, p. 873.
(*6) Ibidem, pp. 879-880.
(*7) Félicien Marceau : Balzac et son monde, p. 260 (Paris, Gallimard, 1955.)
(*8) Balzac : Massimilla Doni, “Pléiade”, t. IX, p. 381.


Autre note sur Maurois :
Histoire d'Angleterre

Autre note sur Balzac :
Le cousin Pons

vendredi 7 décembre 2012

Note de lecture : Pierre Mayer

Préface au Cap des tempêtes de Lucien François
par Pierre Mayer


Le cap des tempêtes de Lucien François (1) en est à sa deuxième édition.

Celle-ci est enrichie d’une préface, que l’on doit à Pierre Mayer. Juriste renommé, celui-ci ne cache assurément pas son admiration pour le livre. Son accord avec la thèse défendue est à ce point profond qu’il m’étonne. Car ce spécialiste de l’arbitrage devrait savoir que ce qui mérite davantage de susciter l’interrogation dans le comportement humain n’est pas le recours à la force ou à la menace, mais au contraire l’incroyable multiplicité de circonstances qui voient les hommes obéir à quelque chose qu’aucune force ne conforte. Et si le droit endigue des vœux propres à inspirer la violence, il traduit également des souhaits qui refusent précisément toute légitimité à celle-ci.

Norberto Bobbio a parlé d’un cap des tempêtes à propos de la théorie positiviste, lorsque celle-ci s’attaque à la question de la prééminence de la règle de droit par rapport à toute autre règle que divers lieux du monde social se donnent. C’est qu’écarter le devoir-être de la règle rend autrement malaisée l’explication de cette prééminence. « La plupart des juristes, même positivistes, font entrer dans la définition du droit la notion de justice, justice à laquelle n’aspire pas, et que ne fait pas régner, la bande de voleurs. Mais telle ne peut être la réponse d’un positiviste conséquent, comme l’est Lucien François », écrit Pierre Mayer. Voilà qui me paraît un peu court !

Car enfin, une chose est d’étudier le droit en recherchant son adéquation avec ce que l’on croit être le juste, comme ont pu le faire bien des jusnaturalistes. Une autre est d’étudier ce que le droit positif doit à cette conception-là. Et il me semble qu’un positiviste conséquent devrait précisément s’atteler à expliquer les traces que l’idée de droit naturel a pu laisser, au fil du temps, dans le droit positif.

Bien que n’étant pas un grand connaisseur des théories du droit, je voudrais me permettre d’exposer l’idée que je me fais du positivisme de Lucien François.

Si l’on admet que celui que l’on nomme positiviste dans le champ des recherches juridiques a choisi d’approcher le droit tel qu’il est - c’est-à-dire en se contentant du droit positif - et de se désintéresser du droit tel qu’il devrait être, on est forcé de constater que Le cap des tempêtes représente une entreprise qui dépasse, si je puis dire, ce positivisme-là. Car le droit positif y est lui-même appréhendé en ne considérant que les faits, à l’exclusion des multiples intentions dont certains croient qu’elle participent à le faire ce qu’il est. En ce sens, Lucien François se rapproche beaucoup d’un certain positivisme philosophique. Il me semble que le premier paragraphe d’un article intitulé “Putnam et la critique de la dichotomie fait/valeur” que Antoine Corriveau-Dussault a publié en 2007 circonscrit bien le cadre dans lequel Lucien François veut contraindre sa pensée. Le voici :
« Les positivistes logiques défendent la distinction fait/valeur sur la base de leur division tripartite des énoncés. Les énoncés se répartissent selon eux en trois classes : les énoncés analytiques, les énoncés synthétiques, et les énoncés vides de sens. Les énoncés analytiques sont ceux qui sont vrais en vertu de leur seule signification (par exemple les énoncés tautologiques comme « Tous les célibataires sont non-mariés »). Les énoncés synthétiques sont les énoncés empiriques, c’est-à-dire ceux pour lesquels une méthode de vérification expérimentale peut être imaginée. Les énoncés qui n’entrent pas dans ces deux classes sont considérés vides de sens. C’est le cas principalement des énoncés éthiques et métaphysiques. Ces énoncés n’étant ni tautologiques, ni vérifiables empiriquement, ils sont rejetés comme du non-sens. C’est ce qui conduit les positivistes à opposer faits et valeurs. Selon eux, les faits sont du domaine de la science, et sont objectifs parce qu’ils constituent des descriptions du monde tel qu’il est dont l’exactitude peut être vérifiée empiriquement. À l’opposé, les valeurs sont du domaine de l’éthique (et de l’esthétique), et sont subjectives parce qu’elles sont des prescriptions de comment le monde devrait être qui ne réfèrent à rien de vérifiable empiriquement. L’opposition fait/valeur constitue donc, depuis le positivisme logique, le principal argument en faveur du subjectivisme moral. » (2)

Ce n’est cependant pas tout. Car les valeurs ainsi rangées parmi les énoncés vides de sens ne sont telles que lorsqu’on y adhère, lorsqu’on les fait siennes, lorsqu’elles constituent une part de ce qui prétend démêler le vrai du faux. Mais lorsqu’elles sont l’énoncé de l’autre, elles deviennent un fait. Car un énoncé vide de sens qui est perçu, à tort, comme en en ayant un, devient un fait pour ceux sur qui il a des effets. Voilà ce dont la notion de nimbe que Lucien François utilise rend bien mal compte.

Les sciences de la nature et les sciences de l’homme affrontent des difficultés différentes, en raison même de la nature des faits qu’elles envisagent d’expliquer. Pour les premières, les jugements de valeur sont effectivement irrelevants, du moins serait-il souhaitable qu’ils le soient. Par contre, pour les secondes, ils font partie de ce qu’il convient d’expliquer ou font même partie de l’explication des faits constitutifs de l’objet de recherche. Supposer le contraire conduit à se cantonner dans une sorte de behaviorisme peu propice à des découvertes sociologiques. Car, de sociologie, il en est question dans la préface de Pierre Mayer. « Parvenu à la fin de l’ouvrage, le lecteur s’interroge légitimement : le discours qu’il vient de lire, est-ce un discours juridique ou un discours sociologique? En décrivant des phénomènes de fait, en réduisant le droit à un ensemble de faits, l’auteur ne se place-t-il pas en dehors du droit pour ne porter sur lui qu’un regard extérieur, celui du sociologue? » s’interroge-t-il.

Sans qu’il ait été besoin de préciser ce qui distingue le fait du droit lors de l’application de ce dernier - usage soit professionnel soit naïf du mot “fait” -, Mayer aurait dû s’interroger, me semble-t-il, sur la méthode. Lucien François accomplit-il un travail quelque peu sociologique en exposant son analyse du droit ? Même si son intention fut telle, c’est un fait : il y réussit peu. Car on ne s’explique pas mieux ce qu’est le droit en sachant que la force régit bien des rapports humains. Si celle-ci était à ce point déterminante, qu’importe le droit ! Et si le droit ne procède que d’illusions, celles-ci ont une réalité qu’il est illusoire d’ignorer.

Selon Mayer, c’est le pouvoir qui fascine Lucien François. Il écrit : « [...] plus il avance dans sa démonstration, plus Lucien François se concentre sur ce qui, plus que tout, le fascine : le pouvoir, et ce sur quoi il repose. Ce n’est pas sensible dans l’exemple du “plus petit jurème” : celui qui l’énonce est menaçant, mais ne prétend pas posséder un pouvoir. En revanche, lorsque le jurème s’installe dans des relations durables, la notion d’“archème” doit être introduite. Sa place grandit avec les “agrégats”, “ensembles d’archèmes agglutinés”. Et lorsque l’agrégat se fait dominateur sur un territoire, ce qui correspond au phénomène de l’Etat, la tâche que s’assigne l’auteur est d’analyser lucidement comment le pouvoir s’établit, comment il coexiste avec d’autres agrégats, comment il s’exerce et comment il se maintient. »
J’incline pourtant à croire que c’est la force, et non le pouvoir, qui fascine l’auteur du Cap des tempêtes. Car il n’y est question que du pouvoir de la force, ce qui est bien distinct du pouvoir, dont les sources sont multiples et les formes diverses. Multiplicité et diversité, tel se présente le monde social, et la gageure d’en rendre compte par la simplicité et l’univocité, aussi subtil et compliqué soit le chemin pour y arriver, n’est pas prête d’être tenue.

Ce qu’il y a d’amusant dans la thèse de Lucien François - et que Pierre Mayer ne semble pas avoir aperçu -, c’est que le droit sans le Sollen peut être interprété comme une vision illusoire de celui-ci, illusoire en ce qu’elle méconnaît certaines des principales déterminations du droit. Et la sociologie ne perdrait sans doute pas son temps si elle s’attelait à analyser ce qui a conduit certains juristes, soucieux de se démarquer des jusnaturalistes les plus illusionnés, à rejeter ces déterminations-là comme n’ayant pas davantage de réalité que le nimbe qui entoure la tête des saints.

(1) Lucien François, Le cap des tempêtes, 2e éd., Bruylant & L.G.D.J, Bruxelles, 2012.
(2) Antoine Corriveau-Dussault, “Putnam et la critique de la dichotomie fait/valeur” in Phares (Revue philosophique étudiante de l'Université Laval), volume 7, 2007, disponible sur Internet ici.


Autres notes sur le même thème :
« Que pense l’équipage ? » de Marc Jacquemain in Le droit sans la justice.
À propos des faits et des valeurs
Le problème de l’existence de Dieu et autres sources de conflits de valeurs

lundi 3 décembre 2012

Note d’opinion : la corrida

À propos de la corrida

Je viens d’écouter en différé le numéro du 24 novembre 2012 de l’émission Répliques (1), consacré à la corrida. C’est peu dire que les propos d’Alain Finkielkraut m’ont étonné. Ses propos, mais aussi ses actes. Car enfin, fallait-il assister en septembre dernier à la Feria des vendanges de Nîmes ? Une parole qu’il aime citer me revient en tête : « Un homme, ça s’empêche » (2)

Ça s’empêche de quoi, en l’occurrence ? D’abord, de faire fi de ce qui le choquait, le révulsait même - c’est lui qui le précise -, dans ce genre de spectacle. Et donc de s’y rendre. Mondanité ? Peut-être. Ensuite, de se laisser séduire par des formes de beauté qui doivent quelque chose à des transgressions morales. Et là, la question n’est pas simple ; j’y reviendrai.

Je voudrais avant tout rendre hommage à Élisabeth de Fontenay qui a su faire face, avec une dignité exemplaire, aux arguties de Francis Wolff et à l’entêtement fiévreux de Finkielkraut. Elle a su rappeler les mots de Plutarque et de Montaigne à propos de la douceur que les animaux méritent. Elle a surtout su montrer ce que pouvait avoir d’anachronique, de dépassé, cette morale aristocratique qui sous-tend l’idéal tauromachique des aficionados les plus intellectifs et qui doit presque tout à l’honneur militaire, à l’honneur du nom, ce avec quoi la philosophie lui a fait rompre.

Alain Finkielkraut, citant Wolff, admira la formule « tu seras tel que tu te montres » et il la lia à ce propos (qu’il prêta à Machiavel) : « Parais ce que tu souhaites être ». C’était une manière d’accréditer l’idée que la valeur de la tauromachie tient au stoïcisme de celui qui la pratique. Mais le stoïcisme, le courage qu’il suppose, ne peuvent être dissociés du prétexte à leur exercice. D’autant que, insistant alors sur l’importance de la forme, Finkielkraut déplaça la question vers les rigueurs d’une tradition dont le stoïcisme n’est en rien le garant.

Tentons de cerner le problème, tel qu’il peut être abordé sous l’angle formel. Primitivement (si le mot m’est permis), une tradition ne se justifie pas, sinon en arguant qu’il fut toujours ainsi fait. Et les traditions unanimement considérées telles ne se heurtent ni au droit, ni à la morale, ni même à la raison ; elles participent du ciment du monde social. Une tradition est d’autant plus solide qu’elle confirme des valeurs, tels le courage ou l’honneur, au sein même de ses exigences formelles.

Lorsque deux cultures se rencontrent, elles mesurent leurs différences à l’impossibilité en laquelle elles se trouvent d’accepter certaines des traditions de l’autre, ce que l’histoire n’a cessé d’illustrer. Mais lorsqu’une tradition cesse d’être unanimement acceptée, elle cesse également de ne se justifier que par sa permanence. Elle devient alors la cible de multiples raisonnements, tantôt faits pour la justifier, tantôt faits pour la déconsidérer. Alors, et alors seulement, ces raisonnements vont puiser dans l’arsenal moral.

C’est incontestablement le cas de la tauromachie. Les Canaries (depuis 1991) et la Catalogne (depuis le début de l’année) sont deux régions d’Espagne qui l’ont interdite. Il y a donc un désaccord à propos de cette tradition, laquelle est contrainte de se justifier autrement que par sa pérennité. En France, le désaccord est plus ancien, puisqu’il remonte aux premières années d’application de la loi Grammont de 1850. C’est pour consolider une jurisprudence favorable aux corridas que cette loi fut complétée en 1951 d’un alinéa précisant qu’elle « n'est pas applicable aux courses de taureaux lorsqu'une tradition ininterrompue peut être évoquée » ; la pérennité motive ainsi l’exception, mais pas l’ubiquité.

La pratique de la tauromachie pose donc aujourd’hui une question morale. Et Élisabeth de Fontenay a raison de dire que les crimes du XXe siècle ont changé l’exigence morale même. Car la beauté doit dorénavant s’effacer devant toute souffrance infligée. Et, comme elle, j’ai eu un hoquet d’indignation lorsque Finkielkraut a osé citer une définition du courage qui serait d’Hannah Arendt (« l’homme courageux est l’homme qui a décidé que ce n’est pas le spectacle de la peur qu’il veut donner »). Lorsque le courage n’a d’autre fondement que de s’exhiber, il me semble bien éloigné de ce que celle-ci a voulu dire.

Je ne puis qu’approuver Élisabeth de Fontenay lorsqu’elle précise qu’il n’est pas nécessaire de s’inscrire dans l’antispécisme des animalitaires (Peter Singer, Tom Regan, Gary Francione) pour réclamer la suppression des corridas. Il s’agit simplement de mettre un terme à une tradition qui a perdu son approbation unanime et qui heurte la sensibilité de ceux qui jugent que la cause du vivant est la première cause de l’homme. Tuer sans autre raison qu’assister au spectacle de la mise à mort n’est pas, n’est plus moralement acceptable. « Je ne peux tuer l’animal que si je risque moi-même ma vie » : c’est ainsi que Francis Wolff a défini l’autorisation de supplicier le taureau qu’il accorde au matador ; voilà une billevesée que le taureau, de son côté, s’épargne de proférer.

J’ai personnellement assisté une fois dans ma vie à une corrida. C’était au début des années 60, à Céret, dans les Pyrénées orientales. En fait de courage, j’ai le souvenir de celui dont j’ai cru faire la preuve en allant voir un spectacle que la plupart des membres de ma famille craignaient d’affronter. Et la course m’a effectivement effrayé. Au-delà de cela, j’ai aussi conservé le souvenir d’animaux qui s’obstinent à donner de la corne ailleurs que sur l’adversaire véritable, préférant la cape ou la muleta au corps du torero. Je ne veux pas dire que celui-ci ne court aucun danger. Mais la manière de se battre du taureau témoigne d’une maladresse et même d’une naïveté - est-ce la faiblesse de sa vue qui l’explique ? - qui le font davantage ressembler à une victime qu’à un combattant.

En faisant entrer la corrida dans son émission, Finkielkraut y a fait entrer la passion, dans ce qu’elle a de plus irrationnel. D’avoir su qu’il avait assisté à la Feria des vendanges, un fidèle auditeur lui a écrit qu’il se priverait dorénavant de l’écouter. Je n’irai pas jusque-là, même s’il m’a fortement déçu. Qu’a-t-il pensé de la dernière minute de l’émission, lorsque Élisabeth de Fontenay et lui-même se sont traités de fous et que Francis Wolff s’est permis d’évoquer son dégoût ? Triste péroraison d’un débat dont l’animateur voulut qu’il justifiât une mauvaise cause.

(1) France Culture, samedi peu après 9 h., 24 novembre 2012, « Face à la corrida »
(2) Cf. Alain Finkielkraut, Un cœur intelligent, Stock/Flammarion, 2009, p. 136, où ce propos tiré du Premier homme de Camus est discuté.

Autres notes sur Finkielkraut :
Un cœur intelligent
Discours sur la vertu
À propos d’un Finkielkraut qui ne convainc guère
Finkielkraut et Luchini
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut