mercredi 27 mai 2009

Note de lecture : Jacques Bouveresse et la littérature

La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie
de Jacques Bouveresse


C’est avec une certaine jubilation que j’ai ouvert le dernier livre de Jacques Bouveresse (1).

D’abord parce que j’aime beaucoup ce philosophe français, quelque peu atypique. Il présente à mes yeux trois caractéristiques qui le rendent particulièrement estimable. C’est un méticuleux, en ce sens qu’il ne hasarde rien, s’applique toujours à comprendre au mieux la pensée des autres et n’expose ses propres opinions qu’avec énormément de précaution. C’est aussi un sobre, un homme qui s’exprime avec mesure et avec modération. C’est enfin un découvreur qui a su explorer des domaines de la pensée que la philosophie française néglige habituellement.

Ensuite, le sujet qu’il traite dans cet ouvrage – fruit des cours professés en 2004-2005 au Collège de France – m’intéresse tout particulièrement. Il s’agit de la contribution de la littérature à la connaissance, telle qu’elle ressort de la concurrence faite à la science et à la philosophie.

Il m’a semblé que davantage encore dans ce livre-ci que dans d’autres, Bouveresse calque sa manière de raisonner sur celle de Wittgenstein. Il discute continûment de ce que d’autres disent, de la manière dont ils disent ce qu’ils disent, des questions que cette manière de dire pose, de la manière dont il faut formuler ces questions et surtout des incertitudes que tout cela révèle. Formidable travail, passionnant de bout en bout, mais d’une lecture assez ardue, malgré l’impression première de limpidité qu’elle laisse.

Nombreux, très nombreux sont les romanciers et les philosophes qui ont pris position sur la question du rôle que joue la littérature par rapport à la connaissance, à la vérité, à la morale ; les scientifiques sont plus rares. Bouveresse se penche tout particulièrement sur les réflexions des auteurs suivants : Marcel Proust, George Orwell, Émile Zola, Robert Musil, Mikhail Bakhtine, Gustave Flaubert, Martha Nussbaum, Cora Diamond, Hilary Putnam, Gary Kemp, Jacques Rancière, Iris Murdoch, Vincent Descombes, Henry James et Charles Dickens. Et il ordonne ses réflexions au gré de trente paragraphes dont l’articulation est tout sauf arbitraire. Il me paraît cependant très malaisé de rendre compte de cette progression de l’analyse, celle-ci se révélant à ce point dense que sa relation équivaudrait à paraphraser le livre tout entier.

On y trouve cependant un certain nombre de constantes qu’il est possible d’identifier et d’illustrer par l’exemple. Je voudrais en épingler quatre.

La première concerne le souci de Jacques Bouveresse de se démarquer des modes – si on peut appeler mode ces inclinations périodiques qui s’emparent des intellectuels, presque anormalement d’accord pour pousser la pensée commune dans une même direction – et pour rappeler à leurs adeptes ce qu’ils sacrifient à leur engouement : parfois une ouverture sur des aspects importants de la réalité, souvent la simple logique. Ainsi, à propos de cet affaissement de la distinction entre jugement de fait et jugement de valeur qui a marqué en France la fin du XXe siècle et le début du XXIe (2), Bouveresse s’exprime comme ceci :
« Dans le livre qu’il a publié en 2002 sur l’effondrement de la dichotomie du fait et de la valeur, Fait/valeur : la fin d’un dogme, Putnam s’intéresse plus spécialement au cas de l’économie. Mais la théorie qu’il défend – et qu’il défend en fait depuis un bon moment déjà – est plus générale que cela, et elle est assez bien résumée dans la déclaration suivante : "Il est clair que le fait de proposer une explication moins scientifique de la rationalité, une explication qui nous permette de voir comment raisonner, loin de s’avérer impossible dans le champ normatif, lui est en fait indispensable, tout comme, inversement, le fait de comprendre en quoi des jugements normatifs sont présupposés dans tout raisonnement n’est pas seulement important pour l’économie mais pour la totalité de la vie, comme Aristote l’avait bien vu." Il va sans dire que, s’il est tout à fait naïf de croire que l’on peut réussir à expulser complètement les jugements moraux – ou en tout cas, pour utiliser un terme à la fois plus général et plus neutre, les jugements normatifs – de la science, il est sûrement encore plus improbable qu’ils puissent l’être de la littérature.
On peut remarquer que l’idée du roman "expérimental" ou "naturaliste" reposait justement en partie sur la croyance que la littérature était déjà devenue ou, en tout cas, allait devenir capable de faire, de son côté, la même chose que ce que la science était supposée avoir réussi à faire, à savoir distinguer strictement les jugements de valeur et les jugements de fait et s’abstenir en principe de toute espèce de jugement de valeur sur les faits qu’elle décrit. Mais l’idée – que Putnam qualifie de "
dernier dogme de l’empirisme" – qui veut que les faits soient objectifs, les valeurs subjectives et que "jamais ils ne se rencontrent" est une idée que peu de gens prennent encore au sérieux aujourd’hui.
Je remarquerai, cependant, que, même si l’on peut accorder sans difficulté à Putnam ce que ses professeurs pragmatistes lui ont enseigné, à savoir que "
la connaissance des faits présuppose la connaissance des valeurs", cela ne dispense pas pour autant de comprendre en quoi la connaissance des faits se distingue de la connaissance des valeurs et qu’il serait pour le moins précipité de croire que l’on en a terminé avec ce problème. Putnam fait partie des gens qui soutiennent que les jugements de valeur peuvent, tout autant que les jugements de fait, être objectifs. Mais on est obligé de constater que ce n’est pas, de façon générale, la conclusion que l’on tire de l’effondrement de la dichotomie du fait et de la valeur. On a tendance à en déduire plutôt que les jugements de fait sont finalement tout aussi subjectifs que les jugements de valeur et à adopter par conséquent, en matière épistémologique, à peu près le même genre de relativisme et de subjectivisme que dans le cas de la morale. De sorte que l’effondrement de la dichotomie du fait et de la valeur, qui est interprété le plus souvent comme un effondrement de la distinction elle-même, n’est pas nécessairement une nouvelle aussi bonne qu’on pourrait le croire. » (pp. 77-78)

La deuxième constante dans l’ouvrage de Bouveresse, c’est son opposition au courant philosophique déconstructionniste qui, en s’inspirant d’une certaine philosophie phénoménologique allemande – et même d’une philosophie post-phénoménologique (je pense bien sûr à Heidegger) – a revivifié la métaphysique en France. Voici par exemple comment Bouveresse s’exprime à propos des positions adoptées par ce courant dans la question des rapports entre la recherche de la vérité en littérature et la recherche de la vérité en philosophie.
« Une fois que l’on a accepté l’idée que la littérature peut constituer, elle aussi, un secteur de la recherche de la vérité, le problème principal est qu’on est en droit de demander une explication concernant le genre de vérité qu’elle cherche à atteindre et les raisons pour lesquelles celle-ci ne peut être atteinte que par les moyens que la littérature utilise pour y parvenir. Cela n’avance pas à grand-chose de dire, comme le font les déconstructionnistes quand ils essaient d’être un peu plus circonspects et plus modestes qu’ils ne le sont la plupart du temps, qu’il y a également de la philosophie dans la littérature et de la littérature dans la philosophie, puisque c’est une chose que tout homme raisonnable admettra, me semble-t-il, sans difficulté, tout en étant vraisemblablement en même temps désireux de savoir ce qu’il y a au juste dans la littérature qui n’est pas de la philosophie et ce qu’il y a dans la philosophie qui n’est pas de la littérature. La distinction entre la littérature et la philosophie est sans doute une distinction relativement floue, mais ce fait, comme je l’ai déjà souligné, ne l’empêche pas pour autant d’être une distinction réelle. De toute façon, pour ce qui est de l’idée qu’il est vain d’essayer de faire passer une limite quelconque entre les deux espèces d’activité et que la littérature et la philosophie font tout simplement la même chose par des méthodes qui ne sont guère différentes, il y a des raisons sérieuses de considérer qu’elle ne correspond pas du tout à l’attitude réelle que nous adoptons, en pratique, à leur égard et qu’elle ressemble nettement plus à un slogan philosophique simpliste et paresseux qu’à une vérité profonde et révolutionnaire. » (pp. 85-86)

La troisième constante, c’est cette grand méfiance que Bouveresse manifeste à l’égard de la logique de la textualité, telle qu’elle sévit depuis longtemps au sein de la critique littéraire. Ainsi :
« La critique littéraire qui s’occupe de textes et d’auteurs particuliers continue, naturellement, à parler des questions éthiques et sociales qui sont au centre des intérêts des auteurs en question. Elle pourrait, bien entendu, difficilement faire autrement. Mais ce n’est pas une exagération, de la part de Martha Nussbaum, de remarquer que "même cette sorte d’intérêt a été contraint par la pression de la pensée en vigueur, selon laquelle discuter le contenu éthique ou social d’un texte revient d’une certaine façon à négliger la ‘textualité’, les relations complexes de ce texte avec d’autres textes ; et par la pensée reliée à celle-là, même si elle est plus extrême, que les textes ne se réfèrent pas du tout à la vie humaine mais seulement à d’autres textes et à eux-mêmes. Et si on passe de la critique aux écrits plus généraux et théoriques, l’élément éthique disparaît plus ou moins dans sa totalité."
Quelle explication faut-il chercher du fait que la rencontre entre la théorie littéraire et la philosophie morale, qui pourrait sembler effectivement aller de soi, ne s’est jusqu’ici que peu ou pas du tout produite ? et quelle conclusion peut-on en tirer ? Quelles sont les justifications que l’on peut trouver à cette absence d’intérêt de la théorie littéraire pour ce que l’on peut appeler la dimension pratique de la littérature ? Je ne crois pas utile de m’appesantir sur la question de savoir si le retour fracassant de l’éthique, auquel nous assistons depuis un certain temps, la prolifération – il n’y a pas si longtemps inimaginable – des ouvrages sur l’éthique que l’on observe en ce moment, et la tendance qu’a aujourd’hui le discours de l’éthique à envahir à peu près tous les secteurs de la réflexion intellectuelle et de la vie ont réellement la signification profonde que semble leur attribuer Martha Nussbaum. J’ai personnellement tendance, pour une multitude de raison, à considérer le phénomène avec beaucoup plus de méfiance et de scepticisme qu’elle ne le fait. Mais cela n’enlève évidemment rien à l’importance et à l’intérêt du problème qu’elle soulève.
» (pp. 127-128)

La quatrième et dernière constante que je voudrais relever – avec le très net sentiment que je passe ainsi à côté de l’essentiel des analyses pénétrantes de Jacques Bouveresse –, c’est son refus d’un régime politique et social qui se satisfait de lui-même, refus qu’aucune clarté particulière sur les alternatives possibles ne vient faciliter.
« Puisque le système capitaliste libéral a apparemment gagné aujourd’hui par forfait, et qu’il ne semble plus y avoir d’autre système politique et économique qui offre des perspectives plus prometteuses et que l’on puisse proposer sérieusement pour le remplacer, on a l’impression que la critique qui peut être formulée contre lui est condamnée à être et à rester désormais essentiellement morale. Et c’est une situation qui est réellement préoccupante, parce que, si on en est réduit dorénavant, pour que le choses s’améliorent en matière d’égalité et de justice sociales, à compter essentiellement sur le fait que les capitalistes peuvent devenir moralement meilleurs, un peu moins égoïstes et un peu plus compatissants, et à espérer qu’ils le deviendront effectivement, je ne vois pas beaucoup de raisons, je l’avoue, d’être optimiste. Ne risquons nous pas de nous retrouver, en fin de compte, plus ou moins dans la même situation et dans les mêmes dispositions que Dickens, qui pensait que ce qu’il faut changer en premier lieu n’est pas les institutions mais le cœur de l’homme ? » (pp. 170-171)
« Certaines des interprétations morales, pour ne pas dire purement et simplement moralisatrices, proposées à l’occasion des événements qui ont secoué récemment les banlieues suggèrent en effet clairement qu’avant de s’attaquer aux problèmes sociaux, s’il y en a, on devrait s’efforcer de donner aux révoltés une leçon supplémentaire de morale républicaine et de leur rappeler le respect qui est dû à des institutions et à des symboles qu’ils bafouent de façon intolérable.
Orwell n’a probablement pas tort de faire remarquer que le principe selon lequel, "
si les gens se comportaient comme il faut, le monde serait ce qu’il doit être" n’est pas forcément une trivialité. Mais, dans la période que nous traversons en ce moment, il est difficile de ne pas se demander par qui et à quel moment, pour parler comme lui, sera placée la prochaine charge de dynamite, encore plus grosse que la précédente, qui projettera cette fois le discours moraliste actuel jusqu’aux étoiles. Les insuffisances de celui-ci me semblent si criantes qu’il est difficile de ne pas avoir le sentiment que cela se produira à peu près inévitablement un jour ou l’autre. Et si cela doit se produire, de quelle façon la littérature – dont Martha Nussbaum déplore qu’elle n’ait pas réellement pris sa part dans le renouveau de la réflexion morale et de la philosophie morale qui caractérise la période récente – y sera-t-elle impliquée ? » (p. 172)

Jacques Bouveresse relève continûment un défi dont je ressens fortement la justesse. Ce défi, c’est celui d’éviter les positions caricaturalement tranchées sans pour autant éviter de trancher. Bouveresse aime à prendre le meilleur de chacune des alternatives face auxquelles nous placent souvent les controverses. Sans le dire, il montre ainsi combien le juste milieu est souvent illusoire. Car enfin, combien souvent ne nous est-il pas donné de constater que des positions opposées sont toutes deux critiquables, alors même que nous n’entrevoyons pas une position intermédiaire qui éviterait ainsi tous les écueils recensés. L’agir en est ainsi rendu très malaisé, alors que la compréhension des choses y gagne peut-être.

(1) Jacques Bouveresse, La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie, Agone, Collection "Banc d’essais", 2008.
(2) Cet effondrement n’est probablement que le lointain prolongement du pragmatisme américain, tel qu’il fut formulé par William James, notamment dans Essais d’empirisme radical, trad. par Guillaume Garreta et Mathias Girel, Flammarion, Champs, 2007.

Autres notes sur Bouveresse :
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique”
Essais VI. Les lumières des positivistes
Qu’est-ce qu’un système philosophique ?
Le danseur et sa corde
Nietzsche contre Foucault
De la philosophie considérée comme un sport
Jacques Bouveresse est mort
Les foudres de Nietzsche et l'aveuglement des disciples

12 commentaires:

  1. Je lis avec intérêt votre billet, ne connaissant pas l'oeuvre de Bouveresse
    je suis curieuse
    je lis actuellement un livre nettement plus ancient : de John Cowper Powis "les plaisirs de la littérature" et je me régale
    il dédie un chapitre d'une dizaine de pages à Montaigne, un à Rabelais, et un à Proust

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  2. John Cowper Powis a la réputation de s’être beaucoup intéressé aux révélations mystiques, ce qui n’est pas vraiment mon goût. Mais vous ne manquerez pas de dire ce qu’il faut en penser sur votre site :
    http://asautsetagambades.hautetfort.com/
    Merci pour votre commentaire.
    Très cordialement.

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  3. Oui, Bouveresse est extrêment convaincant parce que ne donnant pas de réponses, il montre bien les questions qu'on doit nécéssairement se poser. Ce faisant, il est bien plus décapant que tous ceux qui ont l'air de connaître les "réponses" et qui les assènent avec suffisance. Bouveresse réalise l'exploit d'être à la fois modeste et incisif. Peu de gens aujourd'hui arrivent à écrire comme lui... Car malheureusement, chez les penseurs d'aujourd'hui, on est trop souvent confronté au choix entre la pensée molle et la pensée obtuse. Mais avec Bouveresse, on respire.

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  4. On ne peut mieux dire, me semble-t-il.
    Merci pour votre commentaire.
    Cordialement.

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  5. Un exemple d'application à la version littéraire de la science-fiction : http://yannickrumpala.wordpress.com/2009/02/21/la-science-fiction-comme-voie-pour-elargir-le-champ-des-experiences-de-pensee/
    La perspective apparaît développée dans des billets ultérieurs.

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  6. Il me paraît que, dans votre article « La science-fiction comme voie pour élargir le champ des expériences de pensée », vous citez Bouveresse un peu hâtivement. Dans le paragraphe 16 de son livre, il cite Ernst Mach – lequel a effectivement parlé d’expérience mentale (Gedankenexperiment) –, mais c’est pour appeler immédiatement Wittgenstein à la rescousse en vue de critiquer cette façon de concevoir la fiction. « Ce que Mach appelle une expérience de pensée n’est naturellement pas une expérience. Au fond, c’est une considération grammaticale » a écrit ce dernier (Ludwig Wittgenstein, Nachlass [Manuscrits], The Bergen Electronic Edition, Oxford UP, 2000, pp 284-285).

    Je n’ai jamais lu de science-fiction – à tort, sans doute –, mais elle m’inspire une question sur laquelle j’aimerais connaître votre avis. Le mythe est un récit des origines qui joue un rôle important dans la façon dont le monde social construit sa légitimité. La science-fiction ne pourrait-elle pas être abordée comme une forme particulière et nouvelle de mythe – un mythe inversé en quelque sorte – dans lequel la vision de la destination se substituerait à celle de l’origine ? Le mythe téléologique n’aurait-il pas ainsi pris la place du mythe originaire lorsque les sociétés froides sont devenues des sociétés chaudes ?

    Très cordialement.

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  7. Bonjour et merci de votre réponse.

    Effectivement, la position de Wittgenstein est mentionnée à la suite, mais il ne me semble pas que sa présentation vaille complète adhésion de la part de Jacques Bouveresse.

    L’argument semble davantage viser à montrer que le recours aux expériences de pensée est loin d’être communément accepté et s’avère pour le moins de nature à soulever des discussions.

    La suite du texte paraît confirmer un intérêt pour la productivité d’une telle démarche.

    La deuxième remarque est en soi un véritable sujet. Il y a incontestablement, et de manière plus ou moins consciente, des éléments mythiques dans les œuvres de science-fiction. L’hypothèse que vous posez est une vraie et belle hypothèse qui mériterait une réflexion approfondie. Une référence en première approche : http://fs6.depauw.edu:50080/~icronay/chernyshova.htm

    Bonne continuation.

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  8. Vous avez raison : j’aurais dû être plus précis. Car il est vrai que Bouveresse ne se ferme nullement à l’apport que peut constituer la littérature, notamment dans le domaine philosophique. « […] les romans, par le sens remarquable de la complexité considérable et parfois extrême de la vie morale que manifestent les meilleurs d’entre eux, nous fournissent peut-être, dans bien des cas, le meilleur instrument qui soit pour ce travail d’exploration indispensable, en nous montrant à quel point les problèmes moraux que nous voudrions poser peuvent être parfois désespérément mal posés » (p. 122), écrit-il. D’ailleurs, s’il n’en était pas ainsi, on voit mal pourquoi il aurait écrit ce livre.

    Mais la question de l’expérience de pensée est bien plus circonscrite. Car cette expression renvoie à l’idée – telle que la défendait notamment Zola (cf. p. 117) – que la fiction met en place des éléments de fait imaginaires qui, en interagissant dans le récit, révèlent une vérité jusqu’alors ignorée. Ainsi fonctionnerait l’histoire de l’anneau de Gygès dans le Livre II de La république de Platon, démontrant en quelque sorte que le comportement juste n’est tel que parce qu’il opère au vu et au su de tous (cf. pp. 118-119). Le mérite que, de son côté, Bouveresse reconnaît au roman – et ce n’est pas un mince mérite – est de créer des situations multiples et complexes propres à mettre en évidence le caractère généralement simplificateur, sinon réducteur, de la casuistique justifiant la morale. Il n’envisage donc pas le roman comme le lieu d’expériences de pensée, mais plutôt comme l’occasion d’inventaires fouillés, propices à mieux comprendre les enjeux des questions philosophiques et morales que l’on se pose.

    Merci pour la référence communiquée à propos de la science-fiction comme mythe. L’article est intéressant, même s’il me semble régler la question de la définition préalable du mythe d’une façon trop ouverte pour ce qui me préoccupe. Je ne l’envisageais personnellement que de façon anthropologique, c’est-à-dire comme source inconsciente des structures mentales communes aux membres d’une même société.

    Très cordialement.

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  9. Je viens à l'instant de découvrir votre blog. Je suis très agréablement surpris. Il existe donc, parmi l'immensité de blogs sans intérêt, quelques perles.

    Votre analyse de ce livre de Bouveresse - ainsi que votre courte présentation de son auteur, est tout à fait remarquable.

    Je m'attends à d'autres agréables surprises si j'explore votre blog.

    Merci.

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  10. Votre article est signalé ici :
    http://paresia.wordpress.com/2011/04/05/jacques-bouveresse-et-la-religion/

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  11. À quoi bon la glose ? Oui, peut-être. Mais alors, que faire de celles de nos pensées qui dépassent celles que la lecture communique et qui surgissent pourtant à l’occasion de celle-ci ? Les mettre par écrit peut accroître le profit de la lecture. Les donner à lire - ce qui est bien hardi, j’en conviens - ne sert, en ce qui me concerne, qu’à me contraindre à les mieux exprimer.

    Lorsque je suppose passer à côté de l’essentiel, cela vise les quatre constantes relevées, et non spécialement la quatrième.
    C’est Bouveresse qui n’apporte aucune clarté sur les alternatives possibles, celles-ci étant indevinables.

    Merci pour votre commentaire.

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  12. Bonjour Jean,

    J'ai eu du plaisir à te lire.
    Bonne journée,
    PP

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