Composition française. Retour sur une enfance bretonne
de Mona Ozouf
Mona Ozouf place en exergue de son livre (1) cette parole de Renan : « On ne doit jamais écrire que de ce qu’on aime. L’oubli et le silence sont la punition qu’on inflige à ce qu’on a trouvé laid et commun dans la promenade de la vie. » (p. 11) Elle ne doit guère se forcer : tout ce que dit et écrit Mona Ozouf exhale la tendresse, de cette tendresse spontanée et sans artifice dont use une mère envers ses petits.
Composition française et son sous-titre peuvent laisser croire à une autobiographie. Il n’en est rien. C’est un véritable livre d’histoire ; je devrais presque dire de science historique, tant la démarche, sous l’apparence d’un récit très libre, surmonte très adroitement les principales difficultés auxquelles se heurtent habituellement toute tentative d’un regard lucide sur le passé proche. À cet égard, tout est dit dans les dernières lignes du livre qu’il me paraît utile de citer en premier lieu :
« Est-ce en raison de ces habitudes scolaires qu’à la question : qui êtes-vous, nous ne sachions répondre qu’en racontant une histoire, la nôtre ? Cette histoire, nous disent les communautaristes, est faite de notre appartenance à la communauté. À quoi les universalistes répondent qu’elle n’a rien à voir avec l’appartenance. Je ne crois ni les uns ni les autres. Ni les universalistes, parce que notre vie est tissée d’appartenances. Ni les communautaristes, parce qu’elle ne s’y résume pas. Après tout, c’est l’individu qui tient la plume et se fait le narrateur de sa vie ; le narrateur, c’est-à-dire l’ordonnateur, l’arrangeur, l’interprète. Or, la narration est libératrice. C’est elle qui fait de la voix "presque mienne" d’une tradition reçue la voix vraiment mienne d’une tradition choisie. Elle qui dessine l’identité, mais sans jamais céder à l’identitaire car le parcours biographique corrige, nuance, complique à l’infini la vision absolutisée des identités.
Tel est en tout cas le sentiment qui m’a conduite à reconsidérer l’austère commandement qui invite les historiens à s’absenter, autant que faire se peut, de l’histoire qu’ils écrivent. Puis déterminée, toute réflexion faite, à le transgresser. » (pp. 258-259)
Il y a beaucoup d’écoles dans l’ouvrage de Mona Ozouf : celle de la République, celle de la famille, celle de la Bretagne, celle de la France, celle de l’Église. Et somme toute, tout est là : chacun subit des influences multiples, croisées, contradictoires. Il y a alors ceux qui choisissent un bord, un seul, pour mieux détester l’autre. Et puis il y a ceux qui, telle Mona Ozouf, regarde les oppositions comme des mystères à percer, des mystères qui ne sont pas sans points communs avec le mystère de la sexualité, tel qu’il s’offre à l’enfant :
« Je me souviens avoir entendu ma grand-mère rapporter à ma mère des confidences avec une voisine : elles étaient convenues toutes les deux qu’elles détestaient "dire bonjour" ; en revanche "bonsoir, n’e lavaran ket" ("bonsoir, je ne dis pas"). Entretien étrange, qui m’était resté tout à fait opaque : qu’est-ce qui pouvait bien expliquer cette répugnance à dire bonjour, ce consentement à dire bonsoir ? Je n’ai compris que bien plus tard cette allusion à la vie sexuelle et ce manque d’entrain pour l’amour du matin. Je n’en avais pas moins retenu que s’il était possible d’interroger quelqu’un sur ces mystères, ce ne pouvait être que ma pragmatique grand-mère. Vers quatorze ou quinze ans, après avoir, grâce aux livres, notamment au Brasillach de Comme le temps passe, à peu près compris ce qui se joue entre un homme et une femme, restait pour moi l’énigme de la durée de l’acte : au gré des ouvrages, tantôt une étreinte éphémère, tantôt une folle nuit d’amour. Je m’en suis donc enquise auprès de ma grand-mère ; fidèle à sa fonction rassurante, elle m’a alors pris le bras : "loutenn" (en breton, "mon coeur", ou "ma chérie"), "ne t’en fais pas, c’est tout de suite fini", ce qui m’avait, je l’avoue, paru légèrement décevant. » (pp. 68-69)
Mais le percement des mystères qui nichent au sein des oppositions, c’est le travail de toute une vie. Et c’est aussi bien des moments douloureux.
« À l’école, il fallait célébrer des gloires que la maison méprisait, réciter des textes sur lesquels s’exerçait l’ironie muette, mais perceptible, de ma mère ; il fallait voir flotter au fronton, les jours de 14-Juillet, le bleu, le blanc, le rouge du drapeau qui annonçait si joyeusement les vacances, mais cacher le nôtre, le noir et blanc, qu’on ne tirait jamais des profondeurs du coffre. À l’église, il fallait prier pour un ciel qui resterait vide des êtres que j’aimais. À la maison, et cela ajoutait une complication supplémentaire, il ne s’agissait pas d’aimer étourdiment tout ce qui se proclamait breton : les bretonneries exhibées aux murs et les niaiseries bretonnes chantées au dessert n’avaient pas droit à notre indulgence. Où donc était le beau, le bien, le vrai ? Dans ces années enfantines, le dernier mot revenait presque toujours à la maison. Mais ce n’était pas sans malaise. » (p. 146)
La principale des oppositions qui va, toute sa vie durant, tarauder Mona Ozouf, c’est celle entre l’universel et le particulier :
« […] au terme de ces années enfantines à Plouha, il y avait bien trois mondes séparés. Fallait-il vivre inégaux et dissemblables, comme l’église le donnait à penser ? Ou bien égaux et semblables, égaux parce que semblables, comme l’enseignait l’école ? Ou encore égaux et dissemblables, comme le professait la maison ? Un écheveau de perplexités que je ne suis toujours pas sûre de débrouiller aujourd’hui. » (p. 149)
J’ai envie de dire : heureusement. Tant sont redoutables ceux qui, trop vite, ont cru pouvoir choisir. (2)
De ces hésitations, de ces tourments, naissent des erreurs, mais aussi l’apprentissage d’une lucidité toute particulière dans la discipline historique que Mona Ozouf a fait sienne. Les erreurs, c’est, par exemple, l’inscription au Parti communiste.
« Sur les raisons pour lesquelles notre génération a rejoint étourdiment cette troupe disciplinée, il y a une littérature torrentielle. Mes raisons diffèrent peu de celles qu’elle a répertoriées. Nous étions nés trop tôt, trop vite débranchés par la guerre de l’insouciance enfantine. Et cependant trop tard, car nous gardions, par rapport à nos aînés de quelques années, le sentiment d’être passés à côté d’une époque héroïque ; le soupçon, aussi, que peut-être nous n’en aurions pas été dignes. La question qui nous obsédait tous alors était de savoir si nous aurions, ou non, parlé sous la torture. À l’effarouchée que j’étais il aurait suffi, j’en étais sûre, qu’on montrât, comme au Galilée de Brecht, les instruments. Mais, quoi qu’il en soit, de notre abstention involontaire pendant les années noires nous restait une conscience malheureuse que nous tâchions de conjurer, ou d’expier, dans l’engagement militant. » (p. 171)
La lucidité, elle va l’exercer vis-à-vis de la Révolution française. On sait quelle fut sa participation sur le sujet aux travaux de François Furet. Elle n’en dit mot dans le présent livre, mais revient sur cette antienne du discours révolutionnaire : « la réduction vigoureuse du multiple à l’un » (p. 188).
« Aux Girondins qui accusent Paris, Robespierre rétorque en janvier 1793 : "Ce n’est point une cité de six cent mille citoyens que vous accusez, c’est le peuple français, c’est l’espèce humaine, c’est l’opinion publique et l’ascendant invincible de la raison universelle." La province, en conséquence, est vouée à incarner le particulier. Paris échappe à cette caractérisation péjorative, puisque par une vertigineuse cascade d’équivalences la capitale révolutionnaire s’identifie à la raison universelle. » (pp. 189-190)
Et Mona Ozouf trace la ligne qui conduit ainsi aux stéréotypes actuels.
« Dans le véhément procès intenté au communautarisme, on n’entend pas beaucoup la voix de l’avocat de la défense. Il pourrait pourtant explorer les raisons qui poussent les hommes à rechercher la protection et l’abri du groupe : il peut s’agir de pauvreté, de solitude, d’indifférence, de désespérance. Se sentir, ou se savoir, condamné à vivre sans une zone disgraciée, loin de l’emploi, du logement, de l’éducation, engendre nécessairement le repli communautaire. Repli frileux, dit volontiers le procureur. En effet, les hommes cherchent à se tenir chaud quand ils ont froid. L’insertion communautaire est parfois tout ce qui reste d’humain dans les vies démunies. La défense pourrait ajouter que l’individu invité à s’affranchir triomphalement de ses appartenances y est souvent ramené sans douceur par le regard d’autrui, renvoyé à sa communauté, sa race ou sa couleur. » (p. 237)
Mona Ozouf s’oblige « à sortir de l’opposition binaire où tend si volontiers à nous enfermer le débat qui oppose universalistes et communautaristes. » (p. 245) Ce qui signifie que, face à des questions telles la représentation politique des hommes et des femmes, le port du voile ou la défense des langues régionales, elle admet se sentir « perplexe et double, oscillant sans cesse, au gré du problème considéré, entre le point de vue de l’universel et celui du particulier. » (p. 248) Et pour les solutions, elle évoque plaisamment « le souvenir de la manière pragmatique et prudente dont Jules Ferry et Ferdinand Buisson avaient traité l’affaire des crucifix à l’école : ceux-ci étaient devenus illégaux dans l’espace public, mais les pères fondateurs de l’école républicaine n’en avaient pas moins réfléchi à l’opportunité et à la manière d’appliquer la loi. Fallait-il décrocher les crucifix tout de suite ? Et partout ? À ces questions épineuses ils avaient apporté une réponse nuancée, l’œil sur une constante boussole, le "voeu" des populations. Ils recommandaient de profiter des vacances, ou d’une campagne de réfection des locaux scolaires, pour décrocher le crucifix et… oublier de l’y remettre, quitte à lui rendre sa place si l’entourage s’émeut. Leur principe de conduite inaltéré est que mieux vaut recevoir l’enseignement historique et civique sous un crucifix que de n’en pas recevoir du tout, leur pari que luira bientôt le jour où les hommes de bonne volonté reconnaîtront que la place du crucifix est à l’église, non à l’école. » (p. 252) « Juger au cas par cas, […] c’est aussi l’ars vitae. » ! (p. 257)
Sur la question de la parité hommes/femmes en politique, Mona Ozouf se fait à la fois précise et nuancée.
« Certes, la vie démocratique paraît aujourd’hui devoir dissoudre toutes les différences dans le grand clapot tiède de l’indifférenciation. Mais je doute que cette indifférenciation puisse jamais aller à son terme de similitude : car si je sais à quel point l’évocation de la "nature" féminine a pu servir à assujettir les femmes, je ne crois pas possible d’ignorer qu’il y a une particularité de l’existence féminine entée sur la nature, qui fait plus angoissante leur relation au temps, plus étroite leur dépendance à la part non choisie de l’existence. » (p. 251)
Et arrivé là dans l’ouvrage, il n’est pas inutile de se rappeler ce qu’elle disait de sa grand-mère – très autoritaire dans le ménage – deux cents pages plus tôt :
« Les gloses de Bourdieu sur la "domination masculine" auraient, j’imagine, si elle avait pu les connaître, beaucoup fait rire ma grand-mère. » (p. 55) « Que chaque sexe a sa place et que chacun d’eux se ridiculise en prétendant occuper celle de l’autre était un des articles de sa foi, irrecevable aujourd’hui puisque, pour l’avoir professée, Rousseau passe désormais pour un ennemi des femmes. » (p. 57)
Ai-je besoin d’ajouter que l’écriture de Mona Ozouf est digne des plus grands éloges ? Les extraits ci-dessus le laissent déjà percer.
Composition française. Retour sur une enfance bretonne est un grand livre, un très grand livre.
(1) Mona Ozouf, Composition française. Retour sur une enfance bretonne, Gallimard, 2009.
(2) Que d’arrogance dans le célèbre article « Êtes-vous démocrate ou républicain » que Régis Debray publia dans le numéro du 30 novembre 1989 du Nouvel Observateur et dont Mona Ozouf trouve le caractère prophétique bien étrange (p. 239).
Autre note sur Mona Ozouf :
Jules Ferry. La liberté et la tradition
Excellent livre, en effet, que celui de Mona Ozouf qui dit bien la complexité de la fameuse "identité française". Votre formule selon laquelle "il y a beaucoup d’écoles dans l’ouvrage de Mona Ozouf : celle de la République, celle de la famille, celle de la Bretagne, celle de la France, celle de l’Église" en donne une bonne idée.
RépondreSupprimerNous sommes d’accord : Mona Ozouf ne craint pas de relever la complexité et d’y faire naître sa perplexité. Et quand elle ne parvient pas à se forger un avis, elle le dit.
SupprimerMerci pour votre commentaire.
Oui, Composition française est un très grand livre. Dans lequel, outre tout ce dont vous avez admirablement rendu compte, figure une réflexion de l’auteur sur sa propre analyse. À la page 148, ce paragraphee commence par « Et pourtant. En l’écrivant je m’aperçois qu’un « et pourtant », à la manière d’un remords tardif, achève aussi les chapitres précédents. »
RépondreSupprimerLes trois mondes séparés, dont Mona Ozouf caractérise « l’enseignement » sur le mode injonctif (« Fallait-il vivre… ») au paragraphe suivant, nous apparaîtraient-ils moins séparés par l’effet de ce « remords tardif ». L’écheveau de perplexités dont elle dit qu’elle n’est toujours pas sûre de débrouiller aujourd’hui nous rappelle l’importance de ce « Et pourtant. »