jeudi 23 juillet 2009

Note de lecture : Françoise Héritier

Une pensée en mouvement
de Françoise Héritier


Le livre de Françoise Héritier (1) qui vient d’être publié est constitué de textes réunis par Salvatore D’Onofrio. Il s’agit en fait d’entretiens accordés entre 1978 et 2008, ce qui présente le grand intérêt de fournir un excellent panorama des idées de Françoise Héritier (2), qui plus est dans un contexte où elle s’exprime de façon assez spontanée et offre ainsi à voir ce que j’ose appeler sa combativité.

Un grand nombre de questions y sont soulevées, d’autant plus passionnantes que Françoise Héritier les évoque de façon alerte et franche, avec surtout une sorte de détermination qui témoigne à la fois de sa grande intelligence et de ce que je ne crains pas d’appeler ses entêtements. Je ne puis ici les citer toutes ; je crois préférable de m’en tenir à quelques-unes, celles qui m’intéressent le plus.

On présente volontiers Françoise Héritier comme l’élève de Claude Lévi-Strauss. L’influence est certaine, mais la rupture aussi. Ce qui n’a rien d’étonnant, dans la mesure où Lévi-Strauss n’a jamais voulu de disciples (3).

Côté influence, au-delà de l’approche structuraliste (qu’elle prétend poursuivre, sans toutefois que cela soit toujours évident), il y a bien sûr cette manière très caractéristique de reconnaître aux sociétés primitives une rationalité que bien d’autres leur contestent.
« […] bon nombre de sociétés ont élaboré des théories sur la genèse des humeurs du corps, du sang, du sperme et du lait, et les font venir de la moelle osseuse. Or, nous savons désormais que les cellules sanguines sont produites en effet par la moelle osseuse. Évidemment, l’argumentation et la démonstration faites par ces sociétés ne sont pas les mêmes que les nôtres. On ignorait l’existence des cellules, mais l’observation du corps animal ou humain montrait l’existence des os et, à l’intérieur, de quelque chose bien encapsulé protégé par des masses dures ; il fallait que ce soit la chose la plus précieuse. Matière rougeâtre, c’est donc de là que provenait le sang. Ce sont de très belles théories qui, d’une certaine manière, rencontrent des réalités scientifiques modernes. Les théories que nous sommes en train d’élaborer, nous ne savons pas si nos successeurs, dans quatre ou cinq siècles, ne les trouveront pas aussi approximatives ou aussi simplistes que certains de nos confrères trouvent fantaisistes les réponses que les sociétés primitives ont apportées à la question de la genèse du sang. » (p. 347)
Il y a aussi cette conscience aiguë des limites de la pensée.
« On est toujours pris – c’est l’un des problèmes cruciaux de la sociologie, de l’ethnologie, et de la philosophie aussi, je suppose – entre l’idée de liberté individuelle et celle de contrainte sociologique collective. Toute vie procède de la liaison entre les deux. Mais, même si on est libre en esprit (la liberté en esprit, nul ne peut la nier), il n’est pas évident que cette liberté ne soit pas elle aussi contrainte par un certain nombre de cadres qui font que l’imagination nous fait défaut pour concevoir des choses possibles et effectivement pensables, mais qui n’ont pas encore été pensées par qui que ce soit. » (p. 358)

Côté rupture, les divergences résultent autant d’une discordance de tempérament que d’une opposition d’idée. C’est que Françoise Héritier s’est donnée à une certaine militance que Lévi-Strauss n’envisageait même pas.
« Du fait que je m’intéressais à l’"anthropologie dans la Cité" (ce fut le titre de mes séminaires pendant quelques années), j’ai toujours été incapable de dire non toutes les fois où ma position de professeur au Collège de France a été avancée pour me demander de faire partie d’un certain nombre d’organismes ayant une action quelque peu "militante" : le Conseil national du sida, le Haut Conseil de la population et de la famille, etc. » (p. 383)
Or, cette militance n’existe qu’au départ d’une seule cause, d’une seule doctrine, à savoir l’avènement de l’égalité entre les sexes. Ce qui ne signifie certes pas que Françoise Héritier ne s’intéresse qu’à cela. Mais les questions suivantes se posent : n’a-t-elle pas été quelquefois portée à défendre des positions "politiques" en exploitant ses connaissances anthropologiques – ce qui n’est pas le meilleur service que l’on puisse rendre à ces dernières –, mais surtout n’a-t-elle pas été un peu trop encline à construire ses théories anthropologiques d’une façon qui flatte ses préférences "politiques".

Le point central des conceptions anthropologiques de Françoise Héritier, c’est ce qu’elle appelle la valence différentielle des sexes, le modèle archaïque dominant auquel elle donne lieu et, surtout, l’enfantement des garçons par les femmes comme explication de l’appropriation de celles-ci par les hommes (4).
« Dans la genèse du modèle dominant, la question centrale est le fait que les femmes, pour leur plus grand malheur, font les fils, c’est-à-dire les semblables des hommes que les hommes ne peuvent pas faire eux-mêmes. Pour nos ancêtres, qu’elles fassent des filles n’avait rien d’extraordinaire : elles se reproduisaient à l’identique. Pour que les hommes se reproduisent à l’identique – ce qui était leur plus grand désir, mais ce qu’ils ne pouvaient faire tout seuls -, il leur a donc fallu s’approprier le corps des femmes. » (p. 361)
« Cherchant d’où pouvait provenir cette "valence différentielle des sexes", quels seraient les phénomènes premiers pris en considération pour s’expliquer son universelle présence, j’en suis arrivée à la conclusion hypothétique qu’il s’agit moins d’un handicap du côté féminin (fragilité, moindre poids, moindre taille, handicap des grossesses et de l’allaitement) que de l’expression d’une volonté de contrôle de la reproduction de la part de ceux qui ne disposent pas de ce pouvoir si particulier. » (p. 94)
« Cette recherche m’a conduite à repérer ce que je viens d’évoquer : une sorte de renversement de la pensée à partir d’un point fondamental lié au fait que les femmes enfantent les deux sexes et pas seulement des filles. Expliquer cela fait partie des interrogations qui se sont posées aux humains depuis le début de l’humanité. » (p. 101)
« On a donné bien des explications pour justifier la domination masculine […]. À mes yeux, elle tient au fait que les hommes ont dû s’approprier le corps des femmes parce qu’elles faisaient des fils. […] c’est l’incapacité des hommes à reproduire directement leur semblable qui est à la base des dépossessions dont ont été victimes les femmes. » (pp. 106-107)
« Si, comme je le postule, l’organisation des systèmes de pensée et des systèmes sociaux provient non seulement de l’observation des différences anatomiques et physiologiques, mais aussi, au cœur de ces différences, de ce scandale pour l’esprit qu’est le privilège exorbitant des femmes d’enfanter les deux sexes, l’appropriation et le contrôle de ce privilège deviennent la clé de voûte de la domination masculine. » (p. 286)

Je dois bien l’avouer : je ne suis pas entièrement convaincu. La thèse est séduisante et ne manque pas d’arguments, puisés dans les informations ethnographiques. Mais elle réclame d’admettre que le lien entre copulation et grossesse ait été compris de tout temps, ce dont je suis loin d’être certain, contrairement à ce que Françoise Héritier affirme. La thèse porte bien sur ce qui fut dans les sociétés primitives, réellement primitives, c’est-à-dire à des époques qui nous sont inaccessibles, et non dans des sociétés récentes, même si elles étaient encore "froides", pour reprendre l’expression de Lévi-Strauss.

Le danger, lorsqu’on exprime des doutes de cet ordre, c’est d’engendrer un soupçon : celui de s’accommoder de la domination masculine que la thèse est censé expliquer. Ce n’est pourtant pas mon cas. Est-ce celui de Lévi-Strauss ? La question n’est pas incongrue, puisque Françoise Héritier lui reproche d’être un mâle dominateur intériorisé.
« Lévi-Strauss ne s’est pas posé la question des droits du sexe féminin. Il n’a pas pensé à la valence différentielle des sexes. Il ne s’est pas posé la question de savoir pourquoi les hommes échangeaient leurs femmes et non l’inverse ou les deux à la fois : la réponse lui paraissait aller de soi. » (p. 228) (5)
Bien mieux, elle prétend « qu’il ne s’interrogeait pas non plus sur la raison d’être des catégories dualistes, dont j’ai dit qu’elles n’avaient pas à voir avec un câblage cérébral inné, mais avec une construction synaptique progressive due à l’observation, dès les origines, de la différence sexuelle […] » (p. 211) (6). Soyons de bon compte : les occasions d’observer des oppositions binaires (haut et bas, chaud et froid, sec et humide, etc.) autres que l’opposition mâle et femelle étaient nombreuses, dès les origines.

Il y a une autre question importante dont je crains que Françoise Héritier ne traite sur la base de ses préférences féministes : c’est la question du relativisme culturel.
« Il convient à mes yeux de rejeter les arguments dits culturels qu’on oppose à toute tentative d’action pour les droits de l’homme au niveau international.
Le dernier avatar de l’usage politique de cet argument, nous le voyons dans la réponse de Bush sur la peine de mort : "À chacun sa façon de voir." Il reprend ainsi textuellement la même argumentation que celle employée par les dirigeants chinois. Or rien n’est plus faux. Les droits de l’homme ne sont pas soumis à des variations culturelles, c’est-à-dire à des fluctuations qui tiendraient à l’adhésion de tout un peuple à des pratiques qui s’y opposeraient. Ce n’est pas non plus un élément de la culture européenne qu’un néocolonialisme primaire tenterait d’imposer au reste du monde. Ils n’ont rien à voir avec notre culture et avant le XVIIe siècle, la culture européenne n’en comportait pas la trace. C’est la marque d’une conquête de la raison.
» (pp. 254-255)
« Sur un plan général, l’argument du droit à la différence s’appuie sur la notion de culture, sans la définir, et surtout sur l’idée d’un coup de force de type colonialiste de la pensée occidentale sur les autres cultures du monde, en voulant leur imposer la reconnaissance des droits de l’homme, et très particulièrement leur extension aux femmes. Or, sur ce point précis, il convient de noter deux choses. Tout d’abord, l’Occident continue de pratiquer en la majorité des comportements et des idées de ses membres, y compris au plus haut niveau politique, le modèle archaïque de la domination masculine qu’on estime fondée en nature. L’extension des droits humains aux femmes y est le fruit d’une reconnaissance récente dans l’histoire de l’humanité et abstraite, mais elle sert de fondement à des mesures politiques dont les effets finissent par se faire sentir dans la vie ordinaire et concrète. De ce point de vue, c’est un gain de la raison et un approfondissement de l’idée de démocratie. Il s’agit donc moins d’imposer à d’autres le système de pensée propre et congénital à une "culture" que de faire honneur à toutes en supposant qu’elles disposent des mêmes capacités à faire progresser la raison. D’autre part, l’argument relativiste culturel pourrait être considéré comme devant être examiné avec soin si, chaque fois qu’il est opposé, il renvoyait à une forme culturelle particulière, nettement identifiable et reconnaissable entre toutes les autres. Or il ne s’agit pas en fait de formes totalement différenciées et autonomes, mais du même refus massif et indifférencié, conformément au modèle archaïque universel, de reconnaître aux femmes la dignité du statut de personne à part entière, ce qui est à la base des droits de l’humain, et ce faisant de leur conférer une réelle indépendance. » (pp. 159-160)
Il y a, je pense, une différence non négligeable entre la rationalité non consciente des sociétés froides et la rationalité argumentative qui caractérise une certaine évolution de la société occidentale, notamment à travers le développement de la pensée scientifique. En ce que j’appartiens à cette société occidentale, j’adhère aux droits humains et souhaite la reconnaissance de la dignité des femmes. Mais je ne peux balayer d’un revers de main l’idée que des sociétés différentes ont existé et existent encore, des sociétés dans lesquelles l’équilibre global du monde social reposait et repose peut-être encore en partie sur un statut différencié des hommes et des femmes. Jusqu’à quel point dois-je taire mes indignations au nom du relativisme culturel ? voilà certes une question qui me plonge dans le plus grand embarras. Mais l’embarras est quelquefois une bonne chose, notamment lorsqu’aucune des réponses qui permettraient d’en sortir ne se révèle décisive.

Je ne voudrais pas laisser penser pour autant que Françoise Héritier a la naïveté du militant de base. Loin s’en faut. Elle mesure bien les difficultés auxquelles se heurte l’argumentation scientifique lorsqu’elle s’exprime dans des instances décisionnelles.
« L’approche anthropologique, qui vise à faire comprendre la logique des situations, ne les intéresse que si elle peut déboucher sur des prises de position concrètes, ou cautionner d’une certaine façon des décisions d’ordre éthique ou technique. Il y a une forme de surdité sélective que nous connaissons bien. Ainsi il m’a fallu longtemps au Haut Conseil de la population et de la famille pour faire entendre des choses élémentaires, par exemple que les nouveaux modes de procréation n’auraient pas d’influence sur le système de filiation, qu’on ne pouvait pas inventer, sauf par le clonage ou en instaurant la république platonicienne, de nouveaux modes de filiation, et qu’il était donc inutile de légiférer en ce sens. » (p. 88) (7)
« Quant à croire que la connaissance anthropologique de mécanismes complexes puisse influer sur les décideurs politiques ou autres, je ne le pense pas, d’autant que ce sont des situations qui ne changent pas par décret. » (p. 97)
« Selon moi, un fonctionnement social exclusivement fondé sur des arguments scientifiques n’est pas pensable, d’autant que la science elle-même est mouvante et progresse. » (p. 119)

Lorsque Françoise Héritier s’exprime dans le cadre des débats politiques et sociaux du moment, au-delà de la pertinence de cette intrusion de la chercheuse dans la sphère des polémiques publiques (8), je dois constater qu’elle y défend des opinions bien faites pour me plaire. Ainsi :
« J’ai été pendant six ans le représentant français au Conseil scientifique de l’Université des Nations unies. J’ai entendu là, pour la première fois, ce qui m’a semblé être un jargon technocratique recouvrant de son voile de nouvelles modes intellectuelles issues de la conviction que la mondialisation (ou globalisation) était inéluctable, jargon auquel on est devenu désormais familier parce qu’il a été adopté depuis peu par les intellectuels, les médias et même le pouvoir politique : il s’agit principalement de gouvernance devenue "gouvernance" en français, ou encore sustainable development, "développement durable". Pour moi, "gouvernance" n’est pas un terme neutre. Il ne s’agit plus de gouvernement, d’art de gouverner, mais "de fournir des biens et des services à des intérêts sectoriels et à des clients-consommateurs", selon un directeur de l’Unesco, cité par Bernard Cassen dans Le Monde diplomatique de juin 2001. Ce dernier souligne avec raison en quoi la gouvernance adossée à ce qu’on appelle la "société civile", telle qu’elle est reprise d’ailleurs par Romano Prodi, met en avant la sphère des intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général, le peuple et la représentation démocratique étant les grands absents de cette façon de gouverner. Ainsi, résume Cassen, la politique devient assimilable à la "gestion d’une entreprise". » (pp. 136-137)
Ou encore ainsi :
« Une éducation permanente véritablement pour tous impliquerait une profonde révolution des attentes du public à l’égard du besoin de connaissance et une non moins profonde volonté politique. Y font obstacle sur le plan de la demande individuelle deux faits : l’attrait antagonique pour l’irrationnel d’un côté, l’illusion de maîtrise procurée par la diffusion massive d’un savoir superficiel qui sous-tend de l’autre côté le désintérêt pour l’approfondissement des questions, du moins dans les pays où ce savoir de surface est mis communément à la disposition du public. » (pp. 335-336)
Et sur la filiation, telle qu’elle évolue de nos jours :
« […] un changement marquant est déjà en route, qui bouleverse les assises du social : la revendication commence à se répandre du primat du génétique sur la règle sociale, pour fonder le droit. L’ADN tend à remplacer la fiction juridique de la filiation telle que toutes les sociétés du monde l’ont construite. Je ne suis pas sûre, dans ce cas précis, que ce soit mieux pour l’humanité. » (p. 333)
Et je pourrais encore citer à titre d’exemple ce qu’elle dit sur le rapport homme/animal (p. 338).

Je voudrais finir sur une anecdote plaisante. Elle concerne l’étude de la parenté, les difficultés qu’elle présente, et la façon dont – dans son enfance – Françoise Héritier a vécu par hasard des circonstances qui semblent l’y avoir préparée.
« Mes grand-mères, qui ne s’aimaient pas, avaient trouvé un terrain d’entente neutre et anodin, mais extrêmement fructueux pour moi qui écoutais ! Elles discutaient sans cesse des rapports de parenté qui unissaient les gens qu’elles connaissaient. Elles ne disaient pas les rapports de parenté, mais elles en expliquaient les cheminements. Elles disaient par exemple : "La fille à la Martine qui a épousé le fils du boulanger de La Chenale, ils se sont rencontrés lors du mariage de son cousin, pas à la Martine, mais au boulanger de La Chenale, qui lui, avait épousé une cousine germaine de la fille à la Martine…" Vous voyez le genre : ce n’est rien d’autre que le mariage de deux cousins germains avec deux cousines germaines. Moi, j’enregistrais tout ça et j’essayais d’en tirer la leçon graphique, de me représenter mentalement les cheminements selon les différentes positions de cousinage. C’était extrêmement instructif, parce que cela me disposait à une gymnastique mentale qui est peut-être un des éléments qui, pour la plupart des gens, fait repoussoir à l’encontre des études sur la parenté. Supposez que je vous demande, à vous, par quel terme vous désignez le fils de la fille du frère de la mère de votre père, et je suis sûre qu’il vous faudra plus qu’un petit temps de réflexion pour répondre (alors qu’il ne s’agit que d’un cousin issu de germain) ! J’avais appris, grâce à cette éducation enfantine intense, à m’y repérer assez vite. » (pp. 52-53)

(1) Françoise Héritier, Une pensée en mouvement, Odile Jacob, 2009.
(2) Un seul regret : l’origine et la date des entretiens sont malaisées à repérer (ce qui est pourtant essentiel pour saisir l’évolution de sa pensée), la bibliographie étant chronologique alors que l’ordre des entretiens présentés est thématique.
(3) La rupture opérée par son deuxième successeur au Collège de France – lequel se plaît pourtant à affirmer sa dette – est, d’une certaine manière, encore plus importante, puisqu’elle porte principalement sur la distinction capitale entre nature et culture (cf. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 2005).
(4) Dans le deuxième tome de Masculin/Féminin. Dissoudre la hiérarchie, (Odile Jacob, 2008), Françoise Héritier a intitulé une section du chapitre premier de la deuxième partie : « Pourquoi les femmes font-elles aussi des garçons ? ». Et on peut y lire : « […] la seule certitude résidait dans ce constat que des corps possédant une certaine disposition anatomique et physiologique sont capables non seulement de produire leur semblable, c’est-à-dire des filles, mais également d’enfanter leur différent, c’est-à-dire des garçons. De là va naître une interrogation lourde de sens qui consiste à se demander comment un corps parvient à faire du différent et ne se contente pas de produire du même. » (p. 131)
(5) Lévi-Strauss n’était certes pas disposé à épouser la cause féministe (« On ne change pas la règle de la tribu » a-t-il affirmé pour justifier son opposition à l’entrée de Marguerite Yourcenar à l’Académie française). Reste qu’il n’a pas dit que la domination masculine allait de soi et on n’ose croire qu’il ait pu écarter la question comme s’il le pensait. Il a fait le constat de son universalité et ne s’est pas risqué dans une explication qu’il n’apercevait sans doute pas.
(6) Cf. aussi p. 198.
(7) On pense au discours sur la liberté prononcé par Lévi-Strauss devant une commission parlementaire en 1976 et dont une version amplifiée figure dans Le regard éloigné (Plon, 1983) sous le titre "Réflexions sur la liberté" (pp. 371-382)
(8) Cette question des prises de position publiques du chercheur m’intéresse et me préoccupe beaucoup. J’y réfléchis depuis très longtemps, notamment à propos des fidélités et des infidélités de Bourdieu vis-à-vis du principe de séparation wébérien du savoir et de l’action, du savant et du politique.

dimanche 19 juillet 2009

Note de lecture : Colette

La retraite sentimentale
de Colette


Dans la notice (1) qu’il consacre à La retraite sentimentale (2), Paul D’Hollander avance un certain nombre d’opinions que je voudrais me permettre de discuter.

L’élément central de son interprétation de l’œuvre, c’est qu’« Annie réaliserait […] les aspirations "coupables" de la romancière qui s’en innocenterait en les confiant à une créature dont les théories sont constamment réfutées par Claudine » (3). Alors que cette dernière s’enfermerait à Casamène (Monts-Boucons) d’abord, puis à Montigny (St-Sauveur) ensuite, dans un mouvement de retraite présenté comme « l’équivalent profane d’une prise de voile » (4).

Pour Paul D’Hollander, le roman met en scène deux personnages, Claudine et Annie, qui incarnent chacune une certaine conception de l’amour, sentimentale pour la première et physique pour la seconde. Et Colette, de façon quelque peu dissimulée, inclinerait pour la conception d’Annie. D’Hollander fonde en grande partie son interprétation sur les problèmes de ménage que Colette connaissait au moment de la rédaction de La retraite sentimentale.

Ce n’est pas ainsi que je lis les choses. Je pense au contraire que Colette vit et exprime une sensualité polymorphe qui n’exclut aucune de ses manifestations. Claudine et Annie sont en l’occurrence les deux visages d’une même aspiration à la volupté, visages en bonne partie contradictoires, sans doute, mais comme contraints aussi de s’apprivoiser l’un l’autre.

Et puis, surtout, il y a dans le roman une sorte de troisième personnage : la nature. Car le rapport que Claudine entretient avec les paysages, avec les plantes, avec les bêtes, plus généralement avec les choses, est tout aussi sensuel que ses sentiments envers Renaud ou que les aventures vécues ou fantasmées d’Annie. Je ne crains pas de citer un extrait un peu long en guise d’exemple, tant sa saveur l’en fait court.
« Un froissement doux, un chuchotement monotone, mais expressif, presque syllabé, contre les volets clos, m’éveille progressivement… je reconnais le murmure soyeux de la neige. Déjà la neige ! elle doit tomber en flocons lourds, d’un ciel calme que le vent ne bouleverse point… Verticale et lente, elle aveugle l’aube, elle suffoque les enfants qui vont à l’école et qui la reçoivent nez levé, bouche ouverte, comme je faisais autrefois…
Et la nuit ironique m’a comblée de rêves ensoleillés, puérils, de rêves faciles et vides où il n’y avait que mon enfance, l’été, la chaleur, la soif…
Un peu de fièvre, sans doute, me retient encore parmi cet été et ce jardin qui appartiennent à mon enfance. J’ai soif. Mais je n’ai soif que de l’eau, rougie d’un vin banal et haut en couleur, que me versait Mélie dans la salle à manger fraîche, un peu moisie… "À boire, Mélie, vite !"
Elle claquait la porte, une grille basse grinçait et par l’escalier noir montait l’odeur des pommes de terre qui germaient dans la cave, celle du vin répandu, aigri, sur le sable du cellier, parfum si humide et si glacial qu’un frisson de délices descendait entre mes épaules, moites de la course ou du jeu de billes… Oui, je n’ai soif que de vin sans bouquet, dans ce seul gobelet de la cuisine, épais aux lèvres, où ma langue habituée tâtait une bulle soufflée dans le verre grossier.
"Encore un verre, Mélie !
– Non, je te dis. T’attraperais des guernouilles dans le ventre !"
Phrase rituelle, que j’entendais chaque fois avec un agacement presque voluptueux, comme tous les autres proverbes de Mélie… "Quand un chien trouve une dent de petite fille par terre et qu’il l’avale, il pousse à la petite fille une dent de chien, et au chien une dent de petite fille…" "Ne mets pas les chapeaux de tes camarades en récréation : trois sueurs de ‘personnes’ donnent une pelade !"
Éblouie de l’ombre brusque, je devinais sur la table le pain de quatre heures, la miche encore tiède dont je rompais la croûte embaumée pour la vider de sa mie molle et y verser la gelée de framboise… Le goûter ! mon repas préféré de gobette, en-cas varié que je pouvais emporter sur la maîtresse branche du noyer, ou dans la grange, ou à la récréation du soir, heure mouvementée où nous trouvions le moyen de manger en courant, en riant, en jouant à la marelle, sans qu’aucune de nous en meure étouffée…
Puis je retournais dans le jardin doré, bourdonnant, écœurant de glycines et de chèvrefeuilles, bois enchanté qui balançait des poires vertes, des cerises roses et blanches, des abricots de peluche et des groseilles à maquereau barbues.
Oh ! Juin de mon rêve ! Été commençant où tout se gonfle de jus acide ! Herbe écrasée qui tâchait ma robe blanche et mes bas cachou, cerises que je piquais d’une épingle et dont le sang à peine rose tremblait en gouttes rondes… Groseilles vertes sous la langue, que j’écrasais d’une dent craintive, groseilles qu’on prévoit atroces et qui sont toujours pires !…
Je ne veux que l’eau rougie, bue dans l’ombre de la salle à manger de mon enfance, dans le verre épais aux lèvres…
» (pp. 910-911)
N’est-ce pas le même bouillonnement qui nous projette vers la volupté de la chair, vers la volupté de l’amour, vers la volupté de la nature, des choses, de l’enfance… ?

Dans le fond, ce n’est pas Claudine qui se refuse à l’ivresse, mais bien plutôt Annie, laquelle renonce à tout ce qui, dans le présent, pourrait conduire à la délectation et qui ne ressemble pas assez au spasme de la chair. Elle exalte bien sûr sa liberté, mais par des mots qui trahissent une certaine fermeture.
« "À partir de ce jour-là, Claudine [le jour de sa première aventure], j’ai su ce que valait la vie !... Un jardin où l’on peut tout cueillir, tout manger, tout quitter et tout reprendre… Changer n’est pas être infidèle, puisque je n’aime et ne comble en vérité que moi-même…" » (p. 850)
La métaphore du jardin est évidemment étonnante, puisqu’elle est formulée par quelqu’un qui ne voit pas le jardin, toute absorbée qu’elle est par ses jouissances. Et le « je n’aime et ne comble en vérité que moi-même » est un peu le glas du bonheur. D’ailleurs, Claudine lui répond de manière autrement persuasive lorsqu’elle évoque la jalousie qu’elle ressentit avec Rézi :
« J’évoque passionnément ma douleur de ce temps-là, comme on imagine, du fond d’un lit tiède, le froid du dehors, la pluie sur la nuque, une route de banlieue galeuse, jalonnée d’arbres gémissants… Ne m’enlevez pas une miette de notre passé ! Plutôt, ajoutez des anneaux à cette parure de sauvagesse où je suspends des fleurs, des coquillages irisés, des morceaux de miroir, des diamants et des amulettes… » (p. 833)

Après tout, quand Annie explique la façon dont une femme « tombe » dans l’adultère, cela ne ressemble guère à un éloge de la liberté.
« Elle tombe par ignorance d’elle-même, par peur, par crainte du ridicule – oui, Claudine ! – et aussi avec la hâte que ce soit fini, pour ne plus avoir à se défendre, avec l’idée confuse qu’en cédant elle retrouvera la paix et la solitude tout de suite après… » (p. 863)

Ce qui, avant tout, sépare Annie de Claudine, c’est le sens de l’attachement. Lorsque cette dernière hésite encore à prendre la direction de la maison de son amie :
« – Je n’ai pas d’ordres à donner ici, voyons !
– Oh ! si, Claudine. Donnez-les tous, relevez les murs, coupez les bois, rentrez le foin, je serai si contente ! Donnez-moi l’illusion que rien n’est à moi, que je puis me lever de cette chaise et partir, ne laissant de moi que cette broderie commencée…"
» (pp. 837-838)
Et puis, ce qui les sépare aussi, c’est le sens des distinctions. Là où Annie ne cherche que le semblable, l’uniforme, l’orgasme sans cesse renouvelé, Claudine discerne. Parlant de Renaud souffrant :
« Quelle tristesse de le savoir pareil à d’autres malades ! et pourquoi mon orgueil s’attache-t-il à ne vouloir dans mon cœur que des êtres particuliers ? Tout ce qui les identifie au reste du monde m’irrite contre eux et contre moi. » (pp. 851-852)

Évidemment, je ne suis pas en train de prétendre que Colette, par l’intermédiaire de Claudine, se ferait l’avocate de la fidélité amoureuse. Les récits d’Annie l’intéressent au plus haut point et nous savons, notamment grâce à L’ingénue libertine, qu’elle aspire peu à maîtriser ses désirs, quelle qu’en soit la nature.

Ce qui me frappe le plus chez Colette, c’est qu’elle nous parle toujours d’un monde où il n’est jamais question ni de politique, ni de science, ni de philosophie (du moins au sens de métaphysique), comme si la vie était largement assez remplie par le souci du quotidien. Et cette impasse sur le sens du monde, du monde social comme du monde tout court, apparaît chez elle non comme une faiblesse, mais bien au contraire comme une force. Car son souci du quotidien va de pair avec une extraordinaire acuité face aux choses, qui en rendent la perception à ce point accaparante qu’il n’est plus de place pour ces réflexions prétendument profondes, davantage propices à la distraction qu’à la lucidité. Bien sûr, tout cela finit en écriture ! Encore que finit n’est pas le bon terme. Car l’écriture – qui était un travail pour Colette, rappelons-le – confère un regard qui se plaît dans les mots.

Je ne pense pas que l’on puisse vraiment parler d’hédonisme. Ce serait encore trop moral. Tout est si compliqué !
« Il y a du plaisir à s’attacher à ceux qui nous trompent, qui portent le mensonge comme une robe très parée et ne l’écartent que par un désir voluptueux de nudité. » (p. 843)

Avec Colette, le mensonge, toujours le mensonge…

(1) Colette, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, éd. dir. par Claude Pichois, 1984, pp. 1495-1501.
(2) Ibid., pp. 829-955.
(3) Ibid., p. 1498.
(4) Ibid., p. 1497.

Autres notes sur Colette :
Claudine à l’école
Claudine à Paris
Claudine en ménage
Claudine s’en va
L’ingénue libertine
Les vrilles de la vigne

vendredi 10 juillet 2009

Note de lecture : Alain

Histoire de mes pensées
d’Alain


Je n’avais jamais lu l’Histoire de mes pensées d’Alain (1). Pourtant, dans une seconde partie de ma vie, j’ai éprouvé beaucoup d’admiration et d’intérêt pour l’auteur des Propos (2). Dans une première partie, sans bien le connaître, j’ai sottement partagé ce sentiment de léger mépris que l’on cultivait alors à son encontre, en le prenant pour un auteur naïf et bien-pensant.

L’Histoire de mes pensées est un livre qui présente l’énorme intérêt d’éclairer toute l’œuvre d’Alain, et notamment ce qu’elle peut avoir d’énigmatique. Mais l’énigme se déplace ; elle ne disparaît pas. Alain considère cet ouvrage comme une sorte de longue préface à un autre de ses livres, Les Dieux (que je n’ai pas lu).

Je pense qu’avant même de rendre compte des idées-forces d’Alain, il convient de tenir compte de ce que j’appellerai deux préalables, à savoir une certaine manière de lire et une certaine manière d’écrire qui lui sont propres.


Une manière de lire, d’abord.

En quoi consiste-t-elle ? Quatre extraits – comment en l’occurrence éviter les extraits ? – la feront comprendre :
« On voit comment j’entends que longtemps avant de pouvoir critiquer, il faut passer des années à comprendre. Et dans le cas qui nous occupe il apparaît clairement que dès que l’on a bien compris, il n’y a plus rien à critiquer. » (p. 84) « Au reste, quand je recommence à être disciple et à ne pas voir loin, ce n’est jamais comédie ; il faut toujours que je recommence ; et c’est pourquoi je n’arrive jamais au point de critiquer ; je sais bien par expérience que c’est toujours trop tôt de critiquer. Et au reste ceux qui critiquent, l’auteur fond en leurs mains, même Platon ; surtout Platon, qui a bien su se garder des critiques. Mais tous les auteurs se défendent plus ou moins, et naturellement aux dépens du lecteur pressé. » (pp. 94-95) « On voit par cet exemple comment l’attention redoublée et encore redoublée, qui s’attache religieusement au texte, finit par tirer un auteur hors de lui-même ; ce qui ferait dire qu’on l’invente ; mais j’ai observé cent fois qu’au moment même où l’on croit s’envoler au-dessus des textes, la page suivante fait écho à ce qu’on disait. Ce jeu du commentateur suppose une lecture dix fois recommencée ; et, après avoir remarqué qu’on ne relit guère les extraits que l’on a faits la plume à la main, j’ai fini par savoir qu’il vaut mieux ne rien noter, et ne pas même chercher à retenir, mais plutôt se rendre familier le livre, jusqu’à trouver sans hésitation n’importe quel passage auquel on pense. Ce n’est que culture. Car quel est le barbare qui ferait d’abord des extraits et ne relirait ensuite que cela ? Ce barbare est dans l’homme je le sais bien. Le tout est d’apprendre à lire. » (p. 122) (3) « Rousseau a bien su qu’il faut lire les bons auteurs sans jamais leur faire objection. J’ai trouvé plus ; j’ai trouvé qu’il ne faut pas tant s’efforcer de les comprendre, que d’être bien familier avec ce qu’ils disent ; et cette méthode de lire permet aussi le repos du jugement, qui s’exerce alors par éclairs, pour se retirer aussitôt dans une sorte de sommeil. » (p. 198)

Il y a quelque chose de profondément exact dans ce que dit là Alain : tout auteur mérite d’être approfondi, suffisamment en tous cas pour que soient évitées les critiques hâtives et mal fondées. Mais, si l’on pousse sa logique trop loin, le risque existe de basculer dans une sorte d’acceptation tacite qui annihile définitivement tout esprit critique. De même, si l’on n’accepte pas de juger sans bien savoir, on se condamne à tout lire, donc d’une certaine manière à ne rien lire.

Si j’évoque ces difficultés, c’est que je ne suis pas certain qu’Alain les aient évitées. Sa manière de lire, il l’applique à quelques auteurs soigneusement sélectionnés : Platon, Descartes, Kant, Hegel et Comte, principalement (4). Or, qu’est-ce qui a présidé à ce choix, un peu hétéroclite. Nous n’en savons trop rien. Un ami, bien meilleur connaisseur d’Alain que moi, répondait à cette question en évoquant les auteurs figurant au programme de l’enseignement qu’Alain a prodigué. Cette sorte d’entêtement à tout puiser chez des auteurs dont le choix ne semble pas avoir été le résultat d’une démarche comparative et qu’Alain s’est en quelque sorte contraint à éplucher continûment n’est sans doute pas sans conséquence sur certaines de ses idées-forces.

Une question se pose, bien sûr : faut-il appliquer à Alain la manière de lire qu’il recommande d’utiliser à l’égard des philosophes qu’il affectionne ? Ce qui m’amène à sa manière d’écrire.

Une étrange manière d’écrire, ensuite.

Si l’on s’applique donc à lire Alain selon sa méthode, une chose frappe immédiatement : c’est que le procédé des lectures répétées s’impose, car il use d’un style – et c’est même plus qu’un style – assez déroutant, qui offre de sa pensée davantage à deviner qu’à acter. Au point qu’une part importante de sa conception des choses est inscrite dans cette manière assez énigmatique de s’exprimer. Combien de fois ne bute-t-on pas sur une phrase dont on ne peut pas vraiment déterminer le sens précis !

Le mieux est bien sûr d’en donner un exemple. Le choisir m’a semblé très malaisé, tant cette manière d’écrire est constante. Voici la façon dont il commence le chapitre intitulé « Sentiments », un chapitre qui, tant pas sa longueur que par son style, ressemble assez à beaucoup de ses Propos ; la dernière phrase reproduite explique un peu mon choix.
« J’examinais donc premièrement l’amour. Et je remarquais d’abord que l’amour sans liberté n’est pas l’amour. Sans liberté, j’entends qui ne se croit pas libre, et qui ne croit pas non plus l’autre libre. Cette misanthropie essentielle a fourni le titre d’une comédie fameuse, qui en effet est un drame d’amour. Les ressorts paraissent. La passion s’élève et retombe. Elle ne peut se tenir en aucun de ses degrés ; il faut qu’elle tombe si elle ne remonte. Alceste le généreux veut se savoir libre et ne peut ; il veut que Célimène soit libre, et ne peut. Ici le lecteur bondit plus vite que moi, car ce thème est celui de toute sa vie. Pour moi, toujours intéressé par les extrêmes bords, je me demande ce qu’on pourrait penser d’un Alceste qui ne se soucierait point d’être libre, ni d’aimer un être libre, ni d’être aimé, ni de plaire, ni de respecter, et qui prendrait ou laisserait l’amante comme on prend et on laisse un chat. Cette expression est de Balzac, et sa Florine, à laquelle il l’applique, n’est pas loin de l’enfer tout noir. Elle se sauve pourtant par un genre de générosité. Mais poussez l’analyse jusqu’au commerce des femmes ; nous y sommes presque. Il se trouve par là des abîmes de sommeil, sans amour aucun. Si l’amour y naît, il s’affranchit et affranchit. Cette trajectoire ne s’élève pas haut parce que la foi manque, ou plutôt cède au premier soupçon. Alceste non plus ne peut s’élever bien haut ; on dira que c’est par l’indignité évidente de Célimène. Non, car cela supprimerait tout problème. Je crois plutôt que Célimène, diaboliquement libre, ce qui est divinement, ne veut point du tout être parfaite comme Alceste la voudrait. C’est là que l’amour d’Alceste se rallume. Quoi ? Il faudrait aimer assez pour rendre à chaque instant Célimène à elle-même et soi à soi. Soi à soi, cela veut dire monastère ; et les hommes comme les femmes ont fait des monastères. Et c’est bien faible d’expliquer le monastère par la superstition. Le monastère est le lieu où l’on est libre d’aimer et où l’on est plus en état de forcer. J’ai beaucoup jeté de ces analyses dans les Propos écrits depuis la guerre. L’obscurité n’est point dans ces analyses elles-mêmes, qui ne font pas de doute, mais plutôt dans le lien entre ces conséquences et d’autres idées plus cachées. […] » (pp. 269-270)

Qu’il y ait des idées cachées, c’est indéniable. Cachées dans la vie, cachées aussi dans le texte d’Alain, quoi qu’il en dise. Il y a dans son style, quelque chose d’une poésie en prose. Et l’on est sans cesse en train d’osciller entre « Qu’il y a du vrai dans tout ça ! » et « Que veut-il dire au juste ? ». Alors on relit, on relit, ce qui devrait le faire jubiler, s’il savait.

Il faut admettre qu’il explique assez clairement, à l’occasion, cette attirance pour l’obscurité.
« Lagneau m’avait rendu vénérable son Clarum per obscurius ; aussi en un certain sens je dédaignais d’être clair. » (p. 247)
Et, évoquant son cher Hegel et sa conception de l’Esprit :
« Je comprenais que le progrès à travers les arts, les dieux et les philosophies était à refaire à chaque essai de conscience, et que, par cette traversée ou remontée de bas en haut, nos pensées réelles se distinguaient de nos pensées apprises. C’est d’après cette vue que je pouvais prendre l’obscurité comme une méthode d’éveiller l’esprit. Et encore maintenant, et pour moi-même, je tiens beaucoup à rester d’abord sur le point d’obscurité, et même à m’assurer de lui, si je puis dire, par la méthode des transformations aveugles, qui explorent tous les côtés de l’obscur. On explique toujours trop tôt, et on perd alors quelque chose qui est infiniment plus précieux que tout résultat, c’est l’élan et la foi. Car une certaine obscurité qui nous touche, qui nous est parente, promet absolument, et par ce que nous nommons beauté, des pensées dont nous pourrons juger ; au lieu que la clarté prématurée rend presque stupide, par le sentiment que nous avons alors de ne point penser avec nous-mêmes ; et plus d’une fois ce sentiment m’a poussé à un parler trop rapide et d’ailleurs exténuant. » (p. 248)

Il y a quelque chose de presque mallarméen dans cette façon de réclamer l’obscurité. Ici aussi, comme pour sa manière de lire, je suis porté à reconnaître un certain bien-fondé dans son point de vue, mais je crains que l’attachement opiniâtre qu’il lui voue ne le conduise quelquefois à un système, voire à une obscurité stérile.

Venons-en aux idées-forces.

Il me semble que la première de toutes, celle qui détermine les autres, c’est sa conception de la volonté.
« Je n’ai pas cessé de mieux comprendre, à travers toutes mes expériences (la guerre ne fut pas la moins instructive) que la faute des fautes est de s’accepter soi-même comme une machine qui ne peut être autre. » (pp. 165-166)
« […]environné toujours d’ironie, et n’ayant trouvé, parmi les esprits ambitieux, que des railleurs attendant que je perdisse courage, je n’ai jamais manqué de reprendre souffle à leur contact, et d’exprimer d’abord un courage d’esprit tout nu. C’est ce qui fait que l’homme le plus savant et le plus important, dès que je l’ai surpris à m’ôter courage, s’est trouvé aussitôt effacé de mes pensées. Je ne reviens jamais sur ce jugement-là. » (pp. 154-155)
« Il fallait promptement s’enfuir de ses premières pensées, et prendre parti. J’ai su depuis qu’en prenant parti on retrouve tout ce qu’on avait laissé. » (pp. 14-15)
Tout est dit : même si la liberté est une illusion, c’est une illusion nécessaire, inévitable même, et sur laquelle il faut arc-bouter son esprit. Il faut donc croire en ce qu’on veut, et agir tel qu’on le veut. Il en découle une véritable aversion envers tout ce qui ressemble à du déterminisme ou à du scepticisme.

« Dès que l’on voit paraître l’invincible Pyrrhon, on sent bien qu’il faut passer outre, et juger au lieu de disputer. » (p. 235) (5)
Apparaît là une deuxième idée-force : il ne sert à rien de débattre et d’argumenter.
« J’ai toujours méprisé les solutions, et j’ai fini par savoir pourquoi. Toujours est-il que les problèmes à objections et solutions me jetaient dans le vide. Je me trouvais en présence de combinaisons toutes vraisemblables et toutes instables, qui m’ont toujours inspiré la plus grande défiance. Je hais presque autant l’argument que la réfutation. Je ne me plais qu’à un genre d’obscurité que je connais bien, qui n’est point vide ni creuse, mais pleine au contraire, et à laquelle je viens buter et encore buter, nullement impatient de la percer, et au contraire tranquille et assuré de ne point la percer. » (p. 21-22)
« […]j’ai pris l’habitude de ne jamais donner les raisons d’un refus. J’ai compris depuis que refuser en donnant des raisons ce n’est point refuser. » (p. 23)
« Il faut finir cette ardeur d’argumenter, qui ne dure peut-être que par l’ample carrière qu’elle offre aux bavards. » (p. 297)
Ici, un commentaire s’impose. On voit bien d’où vient cette étrange attitude, étrange dans ce qu’elle a d’irréfragable. C’est Descartes, bien sûr, qui lui inspire ce refus de l’argumentation. Dans la mesure où l’argument est le soutien du vraisemblable et non du certain, l’inventeur du cogito ne peut que le mépriser. (6)

On peut alors se poser une nouvelle question ? Sur quoi fonder son agir, puisque c’est bien d’agir qu’il s’agit ? Troisième idée-force : une forme assez particulière de pragmatisme.
« Car ce n’est pas parce que le Pragmatisme est le vrai qu’on est réduit à croire ce qui fait besoin à notre esprit ; mais au contraire, ce qu’il y a de vrai dans le Pragmatisme, c’est la foi première, qui en fondant toutes nos connaissances, condamne enfin comme mauvaise ruse tout le reste du Pragmatisme. » (pp. 116-117)
Que faut-il comprendre ? Sans doute que ce n’est pas par l’utilité que son propre pragmatisme s’explique (7) , mais plutôt par la croyance en la volonté.
« L’esprit ne doit pas être le moyen du vrai. Et puisque l’esprit est libre, ou, mieux, se veut libre et se décrète libre, la règle de penser comme il faut est de penser comme on veut. » (p. 167)
Voilà qui conduit Alain à des prises de position étonnantes. Ainsi :
« Je vis paraître comme une ombre inquiétante la Relativité, qui depuis a enivré les savants et les philosophes. Je ne crus pourtant jamais qu’il y eût d’autre espace que l’Euclidien, ni que l’espace pût être courbe ou droit, ni que le temps fût seulement une quatrième dimension de l’espace. Non, je tins ferme, ayant pris position dans Kant, que je commençais à bien connaître, et que mes disputeurs ne soupçonnaient seulement pas. » (p. 90)
Passe encore ! Mais ceci :
« Aussi faut-il revenir à la terre, à la nécessité inférieure, à l’expérience du moment, et retremper là les grands outils idéologiques. Et je crois que Lénine et Trotsky ne l’ont pas mal fait, sauvant leur politique de moment en moment ; et Staline, autant qu’on peut savoir, ne les continue pas mal, comme on peut deviner d’après sa politique agraire, si étonnamment adaptée aux difficultés. » (p. 251) (8)

Il y a certes encore d’autres idées-forces chez Alain. Mais il me paraît qu’elles se rattachent toutes à celles que je viens de qualifier comme les trois premières. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’il est malaisé de ne pas admettre que chacune d’elles comprend une part importante de vérité. Qui peut prétendre que la vie ne doive pas s’affronter avec courage et que la volonté n’en est donc pas le premier ressort ? Qui peut nier que bien des polémiques entretiennent des divergences oiseuses qui masquent des rapports de force et des questions de pouvoir ? Qui peut renoncer facilement à l’idée que ses propres jugements ont une valeur en eux-mêmes ? Mais c’est l’espèce de jusqu’au-boutisme d’Alain qui trouble, d’autant qu’il est souvent intermittent et que d’apparentes contradictions fourmillent dans son œuvre, un peu comme on en trouve chez Montaigne. Ainsi, à propos du scepticisme qu’il prise si peu, il écrit pourtant ceci :
« Lagneau, qui se voulait respectueux de l’ordre, disait pourtant un jour d’hiver, et après tant de ténèbres brassées, disait pourtant qu’une pensée absolument prouvée, et qui occuperait l’esprit pas sa force, et comme par son événement, ne serait plus une pensée, mais bien une chose ; et l’esprit qui la recevrait, chose aussi. En ce sens, disait-il un autre jour, le scepticisme est le vrai. C’est parce qu’on peut à la rigueur douter de tout qu’il y a du vrai. Cette pensée éclaire l’histoire des pensées humaines. Car, dans le fait, il n’y eut guère de plus fermes penseurs que les sceptiques. Ils se tenaient là comme sur une précieuse conquête, et ils avaient raison s’ils se tenaient libres, et tort s’ils serraient leur doctrine comme font les chiens. Montaigne, par le goût exquis d’être un homme, n’est point gêné par son doute, mais plutôt éclairé ; nul ne juge plus hardiment et plus fermement du courage, de la tempérance, de la justice, et de la sagesse même. » (pp. 168-169)

Après tout, la devise d’Alain fut « Obéir et résister », ce qui n’est paradoxal que pour celui qui ne veut pas comprendre.

Et si l’on veut comprendre Alain, il faut le relire.

(1) Alain, Histoire de mes pensées, Gallimard, 1936.
(2) Alain, Propos, texte établi par Maurice Savin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1956, et Alain, Propos II, texte établi par Samuel S.de Sacy, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1970.
(3) Je suis à cet égard un peu barbare. Si même je ne puis qu’approuver Alain et sa mise en garde à l’égard des extraits, je dois confesser que – bien loin de trouver sans hésitation un passage auquel je pense d’une œuvre qui m’est familière – je m’épuise souvent sans succès en me fiant à des souvenirs incertains. L’œuvre m’est-elle insuffisamment familière ? Je ne le crois pas, mais je n’ai sans doute pas la mémoire d’Alain. Il ne me reste qu’une ressource, c’est relire en entier, ce qu’il m’arrive de faire.
(4) Auxquels il faut certainement ajouter des romanciers et poètes comme Balzac, Hugo ou Valéry.
(5) On comprend mieux le sens qu’il convient d’accorder à son Propos sur Pyrrhon du 11 juin 1922 (Propos, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1956, pp. 411-413).
(6) Soit dit en passant, Alain se laisse si bien imprégner par la pensée de Descartes qu’il partage avec lui cette idée d’une rupture d’essence entre l’homme et l’animal. « […]je n’ai jamais vu que l’animal approchât le moins du monde de l’homme le plus vil. » (p. 276) Voilà une idée que je ne partage absolument pas.
(7) Je doute qu’Alain ait lu William James, mais c’est bien ce pragmatisme-là qu’il qualifie de « mauvaise ruse ».
(8) L’Histoire de mes pensées a été écrite entre juillet et septembre 1935 ; est-ce vraiment là « autant qu’on peut savoir » de Staline à ce moment ?