dimanche 14 décembre 2008

Note de lecture : Colette

Claudine en ménage
de Colette


Nous y voilà ! Au vrai style de Colette, je veux dire. Avec Claudine à l’école, avec Claudine à Paris, ce n’était pas encore vraiment ça. Cette fois, avec Claudine en ménage (1), on est bien face à cette aisance d’écriture qui fait merveille. Elle sait dire ce qu’elle veut dire.

Ainsi, comparant le plaisir qu’elle prend à voyager à celui qu’y trouve Renaud, elle écrit :
« Il a trop voyagé, moi pas assez. Moi, je n’ai de nomade que l’esprit. Je vais gaiement à la suite de Renaud, puisque je l’adore. Mais j’aime les courses qui ont une fin. Lui, amoureux du voyage pour le voyage, il se lève joyeux sous un ciel étranger, en songeant qu’aujourd’hui, il partira encore. Il aspire aux montagnes de ce pays proche, à l’âpre vin de cet autre, aux factices agréments de cette ville d’eaux peignée et fleurie, à la solitude de ce hameau perché. Et il s’en va, ne regrettant ni le hameau, ni les fleurs, ni le vin puissant…
Moi, je le suis. Et je goûte – si, si, je goûte aussi – la ville aimable, le soleil derrière les pins, l’air sonore de la montagne. Mais je sens, au pied, un fil dont l’autre bout s’enroule et se noue au vieux noyer, dans le jardin de Montigny.
» (p. 415)

Ainsi aussi lorsque, ayant emménagé avec Renaud à Paris, elle se retrouve, un peu bête, dans cet appartement qui n’est rien encore pour elle :
« Assise et désœuvrée, ma songerie m’emporte, longtemps. Puis une heure sonne, je ne sais pas laquelle, et me met debout, incertaine du temps présent. Je me retrouve devant la glace de la cheminée, épinglant à la hâte mon chapeau… pour rentrer.
C’est tout. Et c’est un écroulement. Ça ne vous dit rien à vous ? Vous avez de la veine.
Pour rentrer ! Mais où ? Mais je ne suis donc pas chez moi ici ? Non, non, et tout le malheur est là.
Pour rentrer ! Où ? Pas chez papa, bien sûr, qui entasse sur mon lit, des montagnes de sales papiers. Pas à Montigny, puisque, ni la chère maison… ni l’école…
Pour rentrer ! Je n’ai donc pas de demeure ? Non ! J’habite ici chez un monsieur, un monsieur que j’aime, soit, mais j’habite chez un monsieur ! Hélas, Claudine, plante arrachée de sa terre, tes racines étaient donc si longues ? Que dira Renaud ? Rien. Il ne peut rien.
Où rentrer ? En moi. Creuser dans ma peine, dans ma peine déraisonnable et indicible, et me coucher en rond dans ce trou.
Assise de nouveau, mon chapeau sur la tête, les mains serrées très fort l’une dans l’autre, je creuse.
» (p. 420)

Et puis, il y a toute la fin de l’œuvre racontant son retour à Montigny (pp. 508-525), où le style s’affirme définitivement.

Ce style qui s’envole – et qui porte la hauteur des sentiments – sauve le livre de ce qu’il peut avoir de sommairement leste. Alors que Renaud souhaite que Claudine lui avoue son attirance, sinon son amour, pour Rézi :
« – Qu’est-ce qui vous prend ?
– Comment, ce qui me prend ? Et toi ? Je rêve ! Ma Claudine absente et dédaigneuse qui s’intéresse à quelqu’un, à Rézi, au point de l’étudier, au point de réfléchir et de déduire ! Ah ! ça, mademoiselle (il gronde pour rire, les bras croisés, comme papa) – ah ! ça, mais nous sommes amoureuse ?"
(Reculée de lui, je le regarde en dessous, les sourcils si bas, qu’il s’effare :)
"Quoi ? fâchée encore ? Décidément, tu prends tout au tragique !...
– Et vous rien au sérieux !
– Une seule chose : toi…"
(Il attend, mais ne bouge pas.)
"Ma petite bête, mais viens donc ! Que cette enfant me donne de mal ! Claudine, interroge-t-il (je suis revenue sur ses genoux, silencieuse et encore un peu tendue), apprends-moi une chose.
– Laquelle ?
– Pourquoi, lorsqu’il s’agit d’avouer, même à ton vieux mari-papa, une de tes secrètes pensées, te cabres-tu, farouche, aussi pudique et même plus que s’il te fallait, au milieu d’un concours imposant de notabilités parisiennes, montrer ton derrière ?
– Homme simple, c’est que je connais mon derrière, qui est ferme, de nuance et de toucher agréables. Je suis moins sûre, mon grand, de mes pensées, et de leur clarté, de l’accueil qu’elles trouveront… Ma pudeur, lucide, s’emploie à cacher ce qu’en moi je crains faible et laid…"
» (pp. 451-452)

Je ne résiste pas à l’envie d’évoquer le jugement que Claudine porte sur les Rubens traitant de La vie de Marie de Médicis (2)C’est de la tripaille ! » (p. 465)), jugement qui coïncide avec celui qu’émit spontanément ma fille lorsque je lui fis visiter la célèbre salle du Louvre :
« J’ai trouvé les Rubens. Ils me dégoûtent. Voilà, ils me dégoûtent ! J’essaie loyalement, pendant une bonne demi-heure, de me monter littérairement le bourrichon (le style de Maugis me gagne) ; non ! cette viande, tant de viande, cette Marie de Médicis mafflue et poudrée dont les seins ruissellent, ce guerrier dodu, son époux, qu’enlève un zéphir glorieux – et robuste – zut, zut, et zut ! Je ne comprendrai jamais. Si Renaud et les amies de Renaud savaient ça !... Et, tant pis ! Si on me pousse, je dirai ce que je pense.
Attristée, je m’en vais à petits pas – pour résister à une envie de glissades sur le parquet poli – à travers les chefs-d’œuvre qui me considèrent.
» (p. 439)

Et Colette sait aussi se juger elle-même. Elle se peint un peu dans les raisons que Rézi donne d’aimer Claudine :
« Pourquoi vous me plaisez, Claudine ? Je pourrais vous dire seulement : "Parce que je vous trouve jolie", et cela me suffirait, mais ne suffirait pas à votre orgueil… Pourquoi je vous aime ? Parce que vos yeux et vos cheveux, du même métal, sont tout ce qui demeure d’une petite statue de bronze clair, devenue chair par le reste ; parce que votre geste rude accompagne bien votre voix douce ; parce que votre sauvagerie s’humanise pour moi ; parce que vous rougissez, pour une de vos pensées intimes qu’on devine ou qui s’échappe, comme si une main effrontée s’était glissée sous vos jupes ; parce que… » (p. 444)

Mais il y a également ses hésitations, ses doutes, sa faculté de se subir davantage que de se guider. Elle aime, mais sait-elle ce qu’est aimer ?
« Hélas ! comme la vue de ce que j’aime, beauté de mon amie, suavité des forêts fresnoises, désir de Renaud, suscite en moi la même émotion, la même faim de possession et d’embrasement !... N’ai-je donc qu’une seule façon de sentir ?... » (p. 463)
Et puis surtout, comment est-elle aimée ? Ainsi, de Rézi :
« Au fait, qu’aime-t-elle en moi ? Je perçois bien la sincérité, sinon de sa tendresse, au moins de son désir, et je crains – oui, déjà, je crains – que ce désir seul l’anime. » (p. 454)

Grâce à Willy, Colette a fréquenté le salon de Mme Arman de Caillavet, où elle rencontra notamment Anatole France. Dans le roman, ces figures de la vie parisienne deviennent la mère Barmann et l’académicien Gréveuille. Et puis, elle y fit la connaissance de Proust, ce qui nous vaut ce passage de Claudine en ménage :
« Un mercredi, chez cette mère Barmann, je fus traquée, poliment, par un jeune et joli garçon de lettres. (Beaux yeux, ce petit, un soupçon de blépharite ; n’importe…) Il me compara – toujours mes cheveux courts ! – à Myrtocleia, à un jeune Hermès, à un Amour de Prud’hon ; il fouilla, pour moi, sa mémoire et les musées secrets, cita tant de chefs-d’œuvre hermaphrodites que je songeai à Luce, à Marcel, et qu’il faillit me gâter un cassoulet divin, spécialité de la maison, servi dans de petites marmites cerclées d’argent. "À chacun sa marmite ; comme c’est amusant, n’est-ce pas cher Maître ?" chuchotait Maugis dans l’oreille de Gréveuille, et le pique-assiette sexagénaire acquiesçait d’un asymétrique sourire.
Mon petit complimenteur, excité par ses propres évocations, ne me lâchait plus. Blottie dans une guérite Louis XV, j’entendais sans l’écouter qu’à peine, défiler sa littérature… Il me contemplait de ses yeux caressants, à longs cils, et murmurait, pour nous deux :
"Ah ! c’est la rêverie de Narcisse enfant, que la vôtre, c’est son âme emplie de volupté et d’amertume…
– Monsieur, lui dis-je fermement, vous divaguez. Je n’ai l’âme pleine que de haricots rouges et de petits lardons fumés."
Il se tut, foudroyé.
Renaud me gronda un peu, et rit davantage.
» (pp. 427-428)
De Proust, de Colette, de Willy, de qui en apprend-t-on le plus à travers cette page ?

Je voudrais dire ici un mot de l’édition de La Pléiade. Ce premier volume des Œuvres de Colette a été publié en 1984. C’était l’époque où la célèbre collection de Gallimard péchait sans doute le plus par un excès d’appareil critique. Il représente dans ce volume-là quelque 33 % de l’espace imprimé. Certes, l’appareil critique fait la richesse des éditions de La Pléiade. Mais point trop n’en faut. Il y a un moment où l’abondance des notes nuit à la lecture, au point qu’on se surprend à en passer pour les relire ensuite d’une traite, hors contexte, sans quelquefois bien comprendre. D’ailleurs, qui dit abondance des notes dit relativité de leur intérêt. Qu’importe après tout le nom actuel d’une rue de Paris citée par Colette ! Et lorsque Paul D’Hollander épilogue sur la vraisemblance du graffiti retrouvé sur le banc de l’école (note 1, p. 396), on a envie de dire : « À quoi bon ? »

(1) Colette, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, éd. dir. par Claude Pichois, 1984, pp. 377-529.
(2) C’est en 1902, au moment où Colette écrit Claudine en ménage, que le Louvre ouvrit la salle spécialement consacrée à ces œuvres de Rubens, lesquelles œuvres ont été peintes entre 1621 et 1625.

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