dimanche 11 janvier 2009

Note de lecture : Colette

Claudine s’en va
de Colette


« S’il connaît les trois premiers romans de Colette, comment le lecteur de Claudine s’en va ne serait-il pas déçu devant une œuvre hétérogène et dont l’auteur paraît avoir tiré à la ligne ? Nul doute que ce soit celui des livres de la romancière qui a le plus vieilli et qui se lit aujourd’hui le plus malaisément. » (1) C’est ainsi que Paul D’Hollander entame sa notice relative au quatrième roman de Colette. Oserais-je dire que je ne suis pas d’accord avec lui ? Nous ne lisons sans doute pas avec les mêmes yeux.

Il est exact que le récit souffre de quelques longueurs et que, par exemple, on se serait facilement passé de la longue lettre de Maugis (pp. 644-653), répugnante de vulgarité et de snobisme. Encore qu’il faille se demander si l’on n’y découvre pas le côté Dr Jekyll d’un Willy dont Renaud serait le Mister Hyde. Car l’autobiographie n’est jamais très loin, chez Colette, même si elle se dissimule notamment par une sorte de marcottage des vivants en des personnages contrastés.

Claudine fut et reste Colette, même si ce n’est pas sans glissements. Annie de même, y compris dans ses rapports avec Claudine. Ce qui produit un écheveau de traits psychologiques au sein duquel on pourrait désespérer d’en apprendre sur l’auteur. Mais justement, il me paraît que Colette est bien là, dans cet entrelacement incertain dont l’assurance qu’elle prête à Claudine est peut-être la manifestation la plus probante.

Je suis tenté de croire qu’Annie était nécessaire. Elle autorise Colette à témoigner d’un versant de son cœur que Claudine ne pouvait qu’occulter, un versant sur lequel se construit sans doute la décision de quitter Willy. Certes, Alain n’est pas Willy. Mais Alain n’est rien. Ou plutôt, si : Alain est l’opinion dans ce qu’elle a de conventionnel, de bourgeois, de malignement vertueux.

Évidemment, Colette ment. Mais elle ment avec sa subjectivité et donne probablement à dire à l’écriture ce en quoi on peut avoir raison contre les faits. Il ne faut pas s’illusionner : Annie n’est pas vraiment Colette, pas plus que Claudine ; mais l’une comme l’autre ne seraient rien sans elle, sans ce qu’elle a vécu, sans ce qu’elle a ressenti. « Ceux qui veulent à tout prix faire d’elle une douce et bonne femme, toute de générosité et d’ingéniosité, ils ne se rendent pas compte qu’ils la rabaissent » (2), dit très justement Michel del Castillo (3) de Colette. Et, parlant de la séparation d’avec Willy, il ajoute : « On a la version littéraire, telle que Colette l’a fixée : après l’avoir trompée, exploitée, ruinée, il l’aurait chassée pour courir la fredaine avec une jeune maîtresse. Or, que montrent les lettres réunies par Michel Remy-Bieth ? La stupeur, la tristesse du mari lorsque Colette quitte le domicile conjugal pour se réfugier auprès de Missy. Il se plaint qu’elle ne l’ait même pas averti de son départ. Il l’adjure de ne pas rompre tous les liens, de lui conserver son affection… » Et puis, surtout, n’oublions pas que Claudine s’en va a été écrit fin 1902 et début 1903, alors que Colette et Willy ne se sépareront qu’en novembre 1906.

La lenteur de l’action tient-elle vraiment à un souci d’allonger la sauce ? Je n’en suis pas entièrement convaincu. Car il s’agit de rendre compte d’une évolution dans la manière dont Annie conçoit son mariage, de la respectabilité qu’il lui donne à l’entrave qu’il représente pour sa propre liberté. Et ce n’est pas une métamorphose qui résulte d’un miracle soudain, mais au contraire d’une mue très lente et très hésitante. Bien sûr, Bayreuth est du goût de Willy. Mais n’est-ce pas aussi un contexte idéal, mondain jusqu’à la veulerie, que ce festival où se pressent les nouveaux sectateurs de Wagner ? Car y a-t-il endroit plus propice pour macérer dans l’incertitude existentielle que cette mascarade où chacun se doit d’exhiber des goûts obligés, une science fondée sur l’esbroufe et une richesse quelquefois factice, et taire ses angoisses, ses doutes, ses ignorances et son ennui ?

La nature est toujours présente dans Claudine s’en va. Mais elle se révèle, elle aussi, apte à l’altération, comme si ce que nous atteignons d’elle était davantage fait de ce qui nous habite que de ce qu’elle arbore :
« "Les arbres apaisants… !" Ah ! Claudine, je sangloterais si je ne me sentais si effarée, si pétrifiée de solitude. Les pauvres arbres, ceux-ci, ne connaissent la paix, ni ne la donnent. Beau chêne tordu, géant aux pieds enchaînés, depuis combien d’années tends-tu vers le ciel tes branchages tremblants comme des mains ? Quel effort vers la liberté t’a versé sous le vent, puis redressé en coudes pénibles ? Tout autour de toi, tes enfants nains et difformes implorent déjà, liés par la terre, bafoués du vent cruel qui fatigue leur croissance…
D’autres créatures prisonnières, comme ce bouleau argenté, se résignent. Ce fin mélèze aussi, mais il pleure et défaille, noyé sous ses cheveux de soie, et j’entends, de ma fenêtre, son chant aigu sous les rafales… Oh ! tristesse des plantes immobiles et tourmentées, se peut-il qu’en vous une âme pliante et incertaine ait jamais puisé la paix et l’oubli !...
» (p. 641)

Et puis ce mal-être qui dérive vers les compensations les plus disponibles, la drogue et l’onanisme :
« Enfin, enfin, quasi dévêtue, à plat ventre sur le lit fermé, et le divin flacon sous mes narines… Tout de suite, l’envolement, la piqûre fraîche de gouttelettes d’eau imaginaires sur toute ma peau ; puis le bras du méchant forgeron qui se ralentit… Mais je veille à présent, du fond de ma demi-ivresse, je ne veux pas le sommeil, la syncope dont on sort écœurée, je ne veux du petit génie de l’éther, rusé consolateur au sourire équivoque et doux, que le battement d’ailes en éventail, que l’escarpolette émouvante qui me balance avec mon lit… Car un autre démon attend, et déjà il m’enserre, consentante, un démon fait à mon image, qui a des mains multiples dont l’une me caresse jusqu’au martyre, cependant qu’une autre feuillette devant moi un livre fou où sont peints des passants rapides qui me possèdent… Ils ont la figure de Claudine, les yeux nonchalants de Renaud, d’un bleu-noir si poignant, le corps éclatant de Marthe gémissante sous la douche – la forme, enfin, de ce garçon blanc et roux qui incarna mon premier rêve, le garçon de treize ans, nu sous le maillot de laine. Et j’entends leur souffle précipité, qui semble exhalé de ma gorge plaintive… » (pp. 624-625)

Les trouvailles de style tout autant que les métaphores heureuses foisonnent dans l’œuvre. Évoquant un buste de Claudine que Renaud lui aurait offert, Annie s’étonne de son air de bonheur modeste et, comme si elle anticipait un drame couvant entre les deux amants modèles, elle y voit « la manière d’un saint Sébastien qui se délecterait de son supplice. » (p. 550) Qui ne fut pas frappé, effectivement, par la mimique de ravissement que certains peintres ont prêté à Sébastien transpercé ; on pense par exemple à celui du Pérugin ou davantage encore à celui de Guido Reni.

La coexistence au sein de l’œuvre de ces deux incarnations de Colette que sont Claudine et Annie, avec ce qui les différencie et même avec l’attirance qu’elles ont l’une pour l’autre, c’est peut-être cela qui en fait la force. Il y a quelque chose de presque diabolique dans la manière dont elles se quittent, comme si le bonheur avait pu résider dans l’union de ces deux faces d’un Janus ne sachant quelle porte ouvrir ou quel chemin emprunter :
« Je me tais, respectueuse de cette foi dans l’amour, un peu fière aussi d’être seule, ou presque seule, à connaître la vraie Claudine, exaltée et sauvage comme une jeune druidesse.
Ainsi qu’à Bayreuth, me voici prête à lui obéir dans le bien et dans le mal. Elle me regarde, avec ces yeux où je voudrais retrouver l’éclair qui m’éblouit au jardin de la Margrave…
"Oui, attendez, Annie. Il n’est peut-être pas d’homme qui mérite… tout cela."
Son geste effleure en caresse mes épaules, et je m’incline vers elle, qui lit sur mon visage l’offre de moi-même, l’abandon où je suis, et les paroles que je vais dire… Elle appuie vivement sur ma bouche sa main tiède, qu’elle pose après sur ses lèvres, et qu’elle baise.
"Adieu, Annie.
― Claudine, un instant, rien qu’un instant ! Je voudrais… je voudrais que vous m’aimiez de loin, vous qui auriez pu m’aimer, vous qui restez !
― Je ne reste pas, Annie. Je suis déjà partie. Ne le sentez-vous pas ? J’ai tout quitté… sauf Renaud… pour Renaud. Les amies trahissent, les livres trompent, et je n’aime presque plus la beauté inutile du mensonge, quoiqu’il me prête encore ce vêtement brillant de futilité, de gaminerie attardée, que vous connaissez tous… que j’ôte pour vous, Annie. Quand je l’ôterai tout à fait, Paris ne verra plus Claudine, qui vieillira parmi ses parents les arbres, avec son ami. Il vieillira plus vite que moi, mais la solitude rend les miracles faciles, et je pourrai peut-être donner un peu de ma vie pour allonger la sienne…"
Elle ouvre la porte, et je vais perdre ma seule amie… Quel geste, quel mot la retiendraient…? N’aurais-je pas dû… ? Mais déjà, la porte blanche a caché sa sveltesse sombre et j’entends décroître sur le tapis le frôlement léger qui m’annonça tout à l’heure sa venue… Claudine s’en va !
» (pp. 662-663)

Non, Claudine s’en va n’est pas un roman décevant.

(1) Colette, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, éd. dir. par Claude Pichois, 1984, p. 1370. Claudine s’en va figure dans ce volume aux pp. 531-668.
(2) Michel del Castillo, préface au livre de Gérard Bonal et Michel Remy-Bieth, Colette intime, Éditions Phébus, 2004, p. 16.
(3) Je n’ai pas lu l’ouvrage que Michel del Castillo a publié en 2008 chez Fayard, Le Temps de Franco. Quoi qu’il y dise de vrai ou de faux, de justifié ou de condamnable, cela ne change rien à la qualité de son œuvre antérieure et à la finesse des jugements littéraires qu’il a pu livrer.

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