mardi 6 janvier 2009

Note d'opinion : à propos de l'orthographe

À propos de l’interview d’André Chervel dans Le Matin du 3 janvier 2009 à propos de l’orthographe

Dans cet article (1), André Chervel se montre convaincu de l’évidence de son opinion. Pourtant, qu’il faille simplifier l’orthographe de la manière ample qu’il préconise, rien n’est moins sûr.

Il y a d’abord un problème au niveau des constats. S’il n’est pas contestable que, parmi les élèves quittant l’enseignement secondaire, la proportion de ceux qui maîtrisent mal l’orthographe a grandi, il importe de mesurer la corrélation existant entre ce phénomène et d’autres évolutions parallèles dans l’enseignement et dans la société.

Au début du XXe siècle, la population mondiale comptait environ un milliard et demi d’individus ; aujourd’hui, elle en compte plus de six milliards et demi. Où est le rapport, me direz-vous ? En ceci que les relations sociales – y compris dans les pays qui n’ont pas connu une poussée démographique aussi importante – ont sans doute été davantage modifiées par les effets de ce surpeuplement que par quoi que ce soit d’autre. Il y a quelque chose de pathétique dans la désinvolture avec laquelle il est fréquemment usé de comparaisons diachroniques qui supposent une invariance démographique. Ainsi, on hésite peu à mettre en balance l’école d’aujourd’hui avec celle des années 50, antérieure à Mai 68, ou même avec celle du début du XXe siècle, celle que produisit l’instruction publique, tout en ignorant totalement les taux de fréquentation scolaire respectifs de ces époques et les effets qu’une évolution de ces taux peut à elle seule avoir généré sur l’ensemble des aspects de la scolarité. Pourtant, le baby boom de la fin des années 40 et du début des années 50 est certainement un des principaux déterminants de la révolte soixante-huitarde, et par voie de conséquence des grandes réformes – ne devrait-on pas dire de la réforme permanente ? – dont l’école fut l’objet depuis lors. De même, c’est bien sûr l’explosion démographique au XXe siècle qui a abattu nombre des barrières que les cultures dressaient entre elles et qui a produit ces cultures universalistes hybrides qui croient toutes traduire l’humanité entière là même où elles ne font qu’exprimer leur vision propre de l’universalisme (2).

De nos jours, l’illettrisme tourne, en France comme en Belgique, aux alentours de 10 %. On en parle pour déplorer un taux jugé trop élevé, notamment en considération de la fonction jouée par la lecture et l’écriture dans la vie sociale contemporaine. Un taux immensément plus élevé au XIXe siècle ne donnait pas lieu aux mêmes inquiétudes, parce que la lecture et l’écriture étaient alors réservées à des positions sociales rares et spécialisées.

Face à tout cela, qu’en est-il du bien écrire ? Il semble bien qu’il en aille pour l’écriture correcte comme il en va plus généralement pour ce qu’il est convenu d’appeler la culture cultivée : sa valeur ne se mesure qu’à ce dont elle se distingue (3) et, par conséquent, le vœu pieux de l’universalité n’aboutirait, en cas de réussite, qu’à la perte de sa valeur. Le souci d’égalité (autre conséquence probable de l’explosion démographique) charrie avec lui l’égalitarisme, c’est-à-dire son application confuse et systématique à des questions qui n’appellent pas nécessairement l’égalité. De la même manière qu’il est profitable au genre humain tout entier que les cultures se différencient, voire même se rejettent, il est sans doute également souhaitable que les catégories sociales d’une même société entretiennent des habitus variés. Ce n’est pas souhaiter des sociétés à plusieurs vitesses – comme on aime à dire de nos jours – que de supposer qu’un traitement égalitaire des membres du corps social laisse survivre des catégories sociales qui se distinguent et se plaisent même à se distinguer. Il est d’ailleurs fort possible que ce soit inévitable.

L’orthographe obéit à une logique historique qui brave quelquefois la logique pure. Elle n’en est sans doute que plus précieuse dans ce lien spontané qu’elle crée entre la pensée objectivée que représente l’écriture et ce que la conscience individuelle doit à des racines culturelles inconscientes. Réformer fondamentalement l’orthographe, c’est couper ce lien, c’est porter atteinte à ces racines. Or, la capacité dont dispose tout un chacun d’exprimer de façon précise une pensée complexe et nuancée est en rapport étroit avec la maîtrise qu’il a d’une écriture en laquelle s’inscrit ce lien et en laquelle se dessinent ces racines. Vouloir répandre un code simple de communication que tout le monde peut apprendre très rapidement, c’est cantonner cette communication à une pensée qui ne dépassera jamais l’étroite limite de la combinatoire qu’autorise ce code. Ai-je vraiment besoin d’en donner des exemples ?

Que dire à ceux à qui on aurait appris une orthographe à ce point simplifiée qu’elle leur couperait tout accès à la littérature classique ? Qu’ils peuvent se passer de cette littérature ? Ne serait-ce pourtant pas là une option autrement bien plus inégalitaire que celle qui consiste à constater la difficulté à laquelle se heurte l’égal accès à cette littérature classique ?

Peut-on d’ailleurs prévoir tous les effets d’une simplification profonde de l’orthographe ? Il existe un rapport complexe à analyser entre l’orthographe et la syntaxe. Il est probable que la corrélation entre une mauvaise orthographe et une mauvaise syntaxe soit grande. Qui peut affirmer avec certitude que la simplification de l’orthographe n’induirait pas un appauvrissement de la syntaxe ? Si cette simplification vise à conforter un modèle sociétal dans lequel la fréquence et la rapidité de communication prévaut sur sa qualité et sa richesse, alors il me semble préférable d’y renoncer.

Il est vrai que rares sont ceux qui s’intéressent à l’étymologie et à ce que l’orthographe en révèle. Mais la trace étymologique inscrite dans l’orthographe imprègne l’écriture de tout qui écrit. Et cette imprégnation a des effets sur le signifié qui emporte le lecteur et le scripteur au-delà de la compréhension immédiate qu’il a du signifiant.

Bah ! Je ne suis pas très inquiet pour l’orthographe : sa réforme – l’histoire le prouve – ne se décrète pas.

(1) L’article s’intitule « André Chervel : "Il faut absolument simplifier l’ortografe" ». Il est consultable sur Internet à l’adresse suivante : http://www.lematin.ch/tendances/societe/andre-chervel-absolument-simplifier-lortografe-64674
Chervel a été interviewé à l’occasion de la parution de son livre L’orthographe en crise à l’école. Et si l’histoire montrait le chemin?, Ed. Retz, 2008. Commenter une pareille interview sans avoir lu le livre en question est, je le reconnais, un peu culotté. Mais, très sincèrement, je n’ai guère envie de m’infliger cette lecture. Je me suis néanmoins décidé à critiquer les propos de Chervel, parce qu’une amie m’a demandé mon avis sur le sujet.
(2) Cf. notamment sur la question le discours prononcé en 1971 à l’UNESCO par Claude Lévi-Strauss et publié dans Le regard éloigné, Plon, 1983, pp. 21-48.
(3) Cf. notamment sur la question Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Éditions de Minuit, 1979.

4 commentaires:

  1. Monsieur,

    Ce texte est ancien pour vous, mais nouveau pour moi, qui viens de le découvrir. Je l'ai lu avec enthousiasme, partageant toutes vos idées - ce qui facilite l'enthousiasme - et appréciant le ton de vos propos. Je n'ai pas non plus lu André Chervel, ni ne compte jamais le lire si la vie peut me l'épargner.

    Ce sont surtout ces lignes qui me poussent à réagir : "Il est probable que la corrélation entre une mauvaise orthographe et une mauvaise syntaxe soit grande. Qui peut affirmer avec certitude que la simplification de l’orthographe n’induirait pas un appauvrissement de la syntaxe ?". Mon expérience d'enseignement me pousserait à supposer l'existence de deux catégories d'esprits : les immunisés à la langue, qui peuvent être brillants en mathématique et incapables d'accorder le moindre adjectif, et la grande majorité, chez qui il y a une forte corrélation entre les aptitudes en orthographe, grammaire, syntaxe et résultats universitaires. Peut-être enfoncé-je une porte ouverte ? J'espère alors que le mur n'en sera pas trop proche...

    Quoi qu'il en soit, je suis toujours surpris dans ces questions de simplification de l'orthographe de ne pas voir le simple bon sens l'emporter, car, comme vous le soulevez : "Que dire à ceux à qui on aurait appris une orthographe à ce point simplifiée qu’elle leur couperait tout accès à la littérature classique ? Qu’ils peuvent se passer de cette littérature ? Ne serait-ce pourtant pas là une option autrement bien plus inégalitaire que celle qui consiste à constater la difficulté à laquelle se heurte l’égal accès à cette littérature classique ?"

    Si vous ne le connaissez pas, je me permets de vous signaler l'ouvrage du Pr Dehaene "les neurones de la lecture" qui, aborde la question de l'orthographe parmis bien d'autres, sous l'angle des neurosciences. Je ne partage tous les avis de M. Dehaene, mais son livre n'en est pas moins un chef d'œuvre de vulgarisation à mes yeux, dans le meilleur sens du terme.

    Bien à vous,

    Marc B.

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    1. Je vous suis volontiers quant à l’importance que représente le rapport à la langue dans la formation des jeunes.

      En outre, je vous suis très reconnaissant de m’indiquer ce qui mérite d’être lu au sujet de la lecture - en l’occurrence le livre de Stanislas Dehaene -, car l’époque accumule les sottises à ce sujet. Ainsi, il y a ceux qui en parlent comme s’il s’agissait là d’une activité archaïque dont les adeptes deviendraient un curiosité. Mais il y a pire, à savoir ceux qui en font un éloge appuyé.

      Comme si lire était bénéfique, sinon vertueux ! Pourtant, qui n’ a pas envie de lire aurait tort de se forcer. On peut certainement vivre heureux sans lire ; on peut même être informé et compétent sans lire. Je veux dire sans pratiquer la lecture assidue ; je ne veux pas dire sans savoir lire, bien sûr.

      Cet éloge insistant de la lecture dissimule en fait une autre question autrement importante : que lire ? Car tous les livres ne se valent pas, c’est le moins qu’on puisse dire. La quantité de livres que l’on devrait recommander de ne pas lire est considérablement plus importante que celle des livres qui méritent d’être lus. Rien ne m’agace autant que ces foires du livre qu’organisent les marchants de papier imprimé et qui attirent des foules de gogos prêts à emporter des kilos de niaiseries. Qui sait quoi lire ne devrait pas perdre son temps à déambuler dans ces foires entre des piles d’ouvrages où il ne trouvera pas le joyau attendu, caché sans doute parmi les platitudes, les nigauderies et les insanités. Oui mais, dira-t-on, comment savoir quoi lire ?

      Voici deux moyens d’opérer des choix dont j’use et me trouve bien. Pour les auteurs contemporains, s’en tenir aux livres dont parlent les auteurs que l’on estime déjà évite bien des déconvenues. Car la critique littéraire ou scientifique n’existe presque plus ; il n’y a plus que du boniment. Mais le moyen le plus sûr de n’être jamais déçu, c’est de puiser dans ce que le temps a consacré. Les siècles passés nous ont laissé mille trésors aisés à identifier et dont la distance temporelle accroît encore l’intérêt. Elle accroît aussi la difficulté, penseront certains. Oui, souvent. Encore y a-t-il difficulté et difficulté. Stendhal se lit sans effort, si ce n’est celui de garder présent à l’esprit ce que ses romans doivent à l’époque. Montaigne exige une lecture attentive, appliquée même, en raison de la langue qui était la sienne. Mais ce qui en est compris est captivant, bien loin en tout cas de ce que l’Éthique de Spinoza peut avoir d’abstrus et de ce que la Phénoménologie de l’esprit d’Hegel peut avoir de rasant.

      Mais le choix du livre n’est pas tout. Encore faut-il savoir comment lire. Je n’ai évidemment aucune leçon à donner sur le sujet. Je suis simplement triste de constater que certaines habitudes prises et d’autres que l’on néglige de prendre privent bien des jeunes d’un rapport heureux à la lecture.



      Alors, je cite en vrac : avoir toujours un livre avec soi ; s’y plonger, même quand on ne dispose que de cinq minutes ; rester curieux de ce qu’on lit ; garder le fil de sa lecture, quitte à prendre quelques notes rapides ; parler de ses lectures avec ses amis, sans barber et sans parader ; ne lire ni trop vite, ni trop doucement ; préférer lire dans le silence complet ; ne pas s’infliger de lire ad nauseam ; faire du savoir découvert la mesure de ses ignorances. Je sais : ça fait très “vieux schnock”, ce ramassis de conseils ! Mais comment inciter au plaisir de lire autrement qu’en donnant stupidement du crédit aux billevesées relatives à la haute valeur de la lecture et de celui qui lit ?

      Ai-je besoin d’ajouter que ma réponse ne vous est pas adressée, puisqu’elle ne comporte que des choses que vous avez sans doute constaté avant moi ? Elle est surtout destinée aux enseignants qui, bien souvent, déplorent ce qu’ils provoquent.

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  2. Qe vou le voulié ou non la révolusion de l'ortograf a déja començé é èl se propaje rapidemen... www.ortograf.net

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    1. Puis-je m’en prendre à vos espoirs sans vous paraître arrogant ? Oserais-je vous demander si vous mesurez bien ce qui voue fort probablement votre projet à l’échec ?

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