dimanche 25 février 2018

Note d’opinion : le “gazouillis”

À propos du “gazouillis”

Il est des évolutions qui nous consternent plus que d’autres. Cela n’est pas nécessairement ce qui paraît le plus décisif, mais on y voit un signe de quelque chose qui s’attaque à ce que nous pensions être constitutif de ce que l’on appelle la civilisation. Il en va ainsi d’une forme de langage que certains politiques ont adopté. Je veux parler de ce que Tania de Montaigne appelle le “gazouillis”.

La vie en société n’est supportable - disons même souvent agréable - que parce que certaines formes posturales, comportementales, langagières y sont respectées. Et ces formes sont diversement attendues de chacun selon sa position sociale, la notoriété en en faisant généralement varier les exigences et les licences selon les cas. Lorsque les formes habituellement prévues changent, nombreux sont ceux qui en ressentent un choc, soit dans un sens - celui de la réjouissance -, soit dans l’autre - celui de la navrance.

Après bien d’autres ambitieux du monde politique - que ce soit en Russie, en Italie, aux États-Unis, en France même, ou ailleurs -, le président du parti Les républicains s’est laissé aller les 15 et 16 février dernier à transgresser les formes du langage habituel lors d’interventions devant des élèves d’une école de commerce. Ce que, en l’occurrence, j’appelle le langage habituel, ce n’est rien d’autre que celui dont l’objectif apparent est de tenter d’éviter de rendre compte de choses manifestement inexactes ou d’évoquer sans la moindre civilité des personnes absentes avec l’intention apparente de leur nuire, comme peuvent s’y livrer des personnes éméchées accoudées à un bar.

La question des conditions exactes dans lesquelles les propos ainsi en cause ont été prononcés, enregistrés et diffusés importent ici assez peu, car la façon dont leur auteur en a assumé le 20 février la version rendue publique maintient entier le problème que pose cette nouvelle forme de langage que risquent certains politiques. C’est en effet leur conviction que cette manière nouvelle de pratiquer la démagogie peut leur valoir des suffrages supplémentaires qui est inquiétante. En pareil cas, le mensonge n’est plus seulement ce qui peut pousser des électeurs à croire en une chose qui est fausse, mais c’est plus précisément ce qui conduit certains de ceux-ci à adhérer à un mensonge perçu comme tel, dès lors que celui-ci leur plaît. Dire ensemble, bien fort et bien franchement, une chose erronée dont la fausseté sert nos préférences, voilà le jeu dans lequel ces nouveaux démagogues invitent à entrer.

Parmi les médias, bien des commentaires des diverses déclarations de l’intéressé n’ont fait que le conforter dans son choix démagogique, soit qu’on lui reconnaisse une grande habileté tactique, soit qu’on déplore de ne pas laisser chacun maître de son style de communication. Et lorsque ces déclarations sont condamnées ou déplorées, c’est assez souvent d’une manière qui trahit l’intention de discréditer leur auteur par la dénonciation de ce qui serait une faute, manifestant ainsi une intention politique qui en réduit fortement l’impact.

Je ne cacherai pas cependant avoir été séduit par la brève analyse qu’en a faite Tania de Montaigne dans un article paru le 23 février 2018 dans le journal Libération. Ce n’est ni très profond, ni très argumenté, mais elle y met le doigt sur ce qui me paraît essentiel, à savoir la nécessité de toujours « contrôler ce qui sort de soi ». Car à cette parole débridée, à cet affreux “gazouillis”, la langue dite de bois me paraît encore préférable.

Voilà pourquoi je n’hésite pas à reproduire ci-dessous la totalité de son propos, publié sous le titre “Laurent Wauquiez et le stade anal”.

« Il y a quelques semaines, un homme diplômé des plus prestigieuses écoles de la République (Normale sup, Sciences-Po, ENA…), un homme ayant accédé aux plus hautes fonctions de l’Etat, a dit, devant des étudiants dont il était censé élever le niveau d’intelligence : «Ça va péter très très mal et très très dur !» Phrase qui, à première vue, ne donne pas la pleine mesure d’une analyse politique fine et élaborée. Mais que s’est-il donc passé ?

Il fut un temps où la langue maternelle de toute femme ou homme politique était la langue de bois. Une langue polie, lustrée, profilée pour traverser toutes les discussions, de la plus anodine à la plus cruciale. Une langue tout terrain, vide de sens et pleine de mots qui mis bout à bout faisaient des phrases dont on pouvait dire, sans trop s’avancer, qu’elles ne mangeaient pas de pain. Des phrases sans gras, sans goût, sans consistance. Pleines de mots ronds en bouche, elles n’engageaient à rien, ne coûtaient rien, mais rapportaient parfois beaucoup. Elles dissimulaient la pensée derrière des écrans de fumée compacts. Vides de sens mais pleines de sons, elles fonctionnaient comme des berceuses à la mélodie hypnotique. Un langage fait pour endormir et rassurer. C’était une langue qui neutralisait aux deux sens du terme : elle rendait neutre celui qui l’employait et paralysait celui qui l’entendait. Une phrase en «langue de bois» n’appelait aucune réponse, elle détruisait le sens pour ne laisser que le son. Ça ne voulait rien dire, mais ça sonnait bien.

Et puis cette langue a dû muter pour faire face aux attentes d’une population qui en avait assez des berceuses et demandait un peu de vérité, une once de sincérité. Cette population aurait bien aimé que «quelqu’un» lui parle de «quelque chose». Qu’il y ait enfin un peu de corps et de matière. Comme lorsqu’en entrant dans une maison que l’on croit vide on dit : «Est-ce qu’il y a quelqu’un ?» Afin de répondre à cette demande, le personnel politique a quitté la position de la nounou rassurante qui berce, pour se réinventer dans le rôle du nourrisson imprévisible. Il a interverti les places, et est passé de la berceuse au berceau.

Désormais, les hommes et femmes politiques se répandent sans limites, substituant à l’hyper-contrôle d’hier, l’hyper-relâchement. Par opposition à la «langue de bois», ils ont fait naître un autre langage : «le gazouillis». Une langue directement en lien avec le premier stade de l’enfance, celui où on ne contrôle pas ses orifices. Comme chez les nourrissons, ça sort comme ça vient, c’est nature, brut, directement du producteur au consommateur. «Le gazouillis» se présente comme forcément authentique puisqu’il donne l’illusion de n’être le fruit d’aucune réflexion. «Ça va péter très très mal et très très dur !» Du bon sens sans colorants ni additifs. «On ne va pas se mentir», «je n’ai pas peur de le dire», «moi je parle vrai, je parle cash», «avec moi, pas de bullshit». Le nouveau moyen imparable de dissimuler sa pensée c’est de donner l’impression de ne pas penser du tout.

Alors, à la question «est-ce qu’il y a quelqu’un ?», le personnel politique a décidé de ne pas répondre «oui» ou «non», mais «burp !», un rot tonitruant, signe de sa bonne santé et de son innocence. Et comme on le ferait pour un tout petit bébé, nous sommes censés nous extasier de cette production formidable et féliciter l’auteur du «burp !» pour ce beau cadeau qu’il nous fait : «C’est très bien, maman est très contente.» Dans l’évolution qui mène à l’âge adulte, l’étape d’après pour le bébé est le stade anal. Il s’agit alors d’apprendre à se retenir et à contrôler ce qui sort de soi pour commencer à être en relation avec l’Autre. Espérons que Laurent Wauquiez atteigne très bientôt le stade anal.
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