lundi 30 décembre 2019

Note de lecture : Alain Finkielkraut

Discours sur la vertu
de Alain Finkielkraut


Dans le cadre des fondations qu’elle gère et qui sont destinées aux actes de vertu, l’Académie française prévoit que, chaque année, un de ses membres prononce un discours sur la vertu. Le 12 décembre dernier, c’est Alain Finkielkraut qui s’en est chargé. (1) Je dis bien qui s’en est chargé, puisqu’il le commence en précisant qu’il s’est porté volontaire, rompant ainsi avec sa résolution de s’y dérober. Ce qui annonçait un discours important, destiné à n’être pas que formel. Le Figaro titrait d’ailleurs le même jour sa publication par cette phrase qu’il en avait extraite : « un nouvel ordre moral s’est abattu sur la vie de l’esprit ».

Depuis très longtemps, j’éprouve vis-à-vis d’Alain Finkielkraut des sentiments changeants et variés. Tantôt, il m’ a enchanté par des points de vue dont la subtilité m’avait échappé, tantôt, il m’a dépité par des façons de penser abruptes et malaisément acceptables. Au-delà de ses humeurs, de ses engouements, et surtout de ses décollages « en vrille » (comme dit son amie Élisabeth de Fontenay), il y a chez lui une pensée dont on craint souvent qu’elle refuse de s’assigner des limites. Mais n’anticipons pas.

Le discours sur la vertu, c’est pour Finkielkraut une occasion - il n’y a là rien d’étonnant - de faire la part entre les mauvaises vertus et les bonnes, ou si l’on préfère de dénoncer les vices qui se cachent sous des apparences vertueuses. Et, - Académie française oblige, peut-être - son propos s’inspire d’un passage de Proust où celui-ci cite Saint-Simon. L’anecdote citée est suffisamment alambiquée pour émerveiller ceux que son byzantinisme distingué porterait à la juger intéressante. Tentons de la circonscrire rapidement, car elle pèse sur l’opinion finale que l’on peut se faire du discours.

Il y a ce que Saint-Simon raconte. Il y a ce que l’auteur de La recherche raconte à ce sujet. Et il y a ce que Finkielkraut tire de tout cela.

Saint-Simon a écrit : « Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau, il voulut donner la main à mes enfants. Je m’en aperçus assez tôt pour l’en empêcher. » (2) Celui qui voulut donner la main à ses enfants, c’est Maulévrier, un personnage que Saint-Simon apprécie peu. L’expression “donner la main”, selon l’étiquette de la Cour, signifie céder le passage, reconnaître la préséance. Et quant au “panneau”, il s’agit d’un mot désignant parfois un filet destiné à piéger le gibier et, métaphoriquement, le fait de dresser un traquenard.

Pour sa part, Proust prête à Swann, qui passe la soirée à Combray, en présence notamment du grand-père du narrateur et de ses deux grand-tantes, Céline et Flora, l’évocation du propos de Saint-Simon :
« “Nous avons une bien belle conversation”, dit-il ironiquement, “je ne sais pas pourquoi nous abordons ces ‘sommets’”, et se tournant vers mon grand-père : “Donc Saint-Simon raconte que Maulévrier avait eu l’audace de tendre la main à ses fils. Vous savez, c’est ce Maulévrier dont il dit : ‘Jamais je ne vis dans cette épaisse bouteille que de l’humeur, de la grossièreté et des sottises.’ - Épaisses ou non, je connais des bouteilles où il y a tout autre chose”, dit vivement Flora, qui tenait à avoir remercié Swann elle aussi, car le présent de vin d’Asti s’adressait aux deux. Céline se mit à rire. Swann interloqué reprit : “’Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau’, écrit Saint-Simon, ’il voulut donner la main à mes enfants. Je m’en aperçus assez tôt pour l’en empêcher.’” Mon grand-père s’extasiait déjà sur “ignorance et panneau”, mais Mlle Céline, chez qui le nom de Saint-Simon - un littérateur - avait empêché l’anesthésie complète des facultés auditives, s’indignait déjà : “Comment ? vous admirez cela ? Eh bien ! c’est du joli ! Mais qu’est-ce que cela peut vouloir dire ; est-ce qu’un homme n’est pas autant qu’un autre ? Qu’est-ce que cela peut faire qu’il soit duc ou cocher s’il a de l’intelligence et du cœur ? Il avait une belle manière d’élever ses enfants, votre Saint-Simon, s’il ne leur disait pas de donner la main à tous les honnêtes gens. Mais c’est abominable, tout simplement. Et vous osez citer cela ?” Et mon grand-père navré, sentant l’impossibilité, devant cette obstruction, de chercher à faire raconter à Swann, les histoires qui l’eussent amusé disait à voix basse à maman : “Rappelle-moi donc le vers que tu m’as appris et qui me soulage tant dans ces moments-là. Ah ! oui ! : ‘Seigneur, que de vertus vous nous faites haïr !’ Ah ! comme c’est bien !” » (3)
Là encore, une d’explication est sans doute utile. Le vers cité provient de La mort de Pompée de Corneille. Il est prononcé par Cornélie, la veuve de Pompée, alors que César lui eut dit ceci, qui mérite d’être entièrement reproduit :
Ô d'un illustre époux noble et digne moitié,
Dont le courage étonne, et le sort fait pitié !
Certes, vos sentiments font assez reconnaître
Qui vous donna la main, et qui vous donna l’être ;
Et l'on juge aisément, au coeur que vous portez,
Où vous êtes entrée, et de qui vous sortez.
L'âme du jeune Crasse, et celle de Pompée,
L'une et l'autre vertu par le malheur trompée,
Le sang des Scipions protecteur de nos dieux,
Parlent par votre bouche et brillent dans vos yeux ;
Et Rome dans ses murs ne voit point de famille
Qui soit plus honorée ou de femme ou de fille.
Plût au grand Jupiter, plût à ces mêmes dieux,
Qu’Annibal eût bravés jadis sans vos aïeux,
Que ce héros si cher dont le ciel vous sépare
N'eût pas si mal connu la cour d'un roi barbare,
Ni mieux aimé tenter une incertaine foi,
Que la vieille amitié qu'il eût trouvée en moi ;
Qu’il eût voulu souffrir qu’un bonheur de mes armes
Eût vaincu ses soupçons, dissipé ses alarmes ;
Et qu'enfin, m'attendant sans plus se défier,
Il m'eût donné moyen de me justifier !
Alors, foulant aux pieds la discorde et l'envie,
Je l’eusse conjuré de se donner la vie,
D'oublier ma victoire, et d'aimer un rival
Heureux d'avoir vaincu pour vivre son égal ;
J'eusse alors regagné son âme satisfaite,
Jusqu'à lui faire aux dieux pardonner sa défaite ;
Il eût fait à son tour, en me rendant son coeur,
Que Rome eût pardonné la victoire au vainqueur.
Mais puisque par sa perte, à jamais sans seconde,
Le sort a dérobé cette allégresse au monde,
César s'efforcera de s'acquitter vers vous
De ce qu’il voudrait rendre à cet illustre époux.
Prenez donc en ces lieux liberté toute entière :
Seulement pour deux jours soyez ma prisonnière,
Afin d'être témoin comme après nos débats
Je chéris sa mémoire et venge son trépas,
Et de pouvoir apprendre à toute l’Italie
De quel orgueil nouveau m'enfle la Thessalie.
Je vous laisse à vous-même et vous quitte un moment
Choisissez-lui, Lépide, un digne appartement ;
Et qu'on l'honore ici, mais en dame romaine,
C’est à dire un peu plus qu’on n’honore une reine.
Commandez, et chacun aura soin d’obéir.

Venons-en à Alain Finkielkraut. Et allons d’emblée à ce dont il veut convaincre : « […] un nouvel ordre moral s’est abattu sur la vie de l’esprit. Son drapeau, c’est l’humanité. Son ennemi, c’est la hiérarchie. » La thèse est abrupte, générique, absolue : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés » ! Et pour mieux comprendre le sens de cette thèse deux chemins s’offrent à nous, l’un que Finkielkraut nous livre en détaillant en quoi le monde d’aujourd’hui la révèle, l’autre en recherchant ce que signifie par rapport à son point de vue l’irruption de la tante Céline.

Ce que le monde d’aujourd’hui révèle, ce sont notamment les ravages dus à l’égalitarisme. Réclamer l’égalité jusqu’à nier ou prétendre abolir les différences les plus immuables, tel est bien un des fléaux du jour. (4) Mais il me semble que l’existence de l’égalitarisme n’invalide pas le souci d’égalité. Car l’égalitarisme cohabite avec des inégalités choquantes et le plus souvent irréductibles. Le propos de Finkielkraut tient-il vraiment compte de cet état de fait ou incline-t-il à jeter le bébé égalisant avec l’eau de l’égalitarisme ? Telle est, de mon point de vue, la question principale à résoudre.

Le portrait que Finkielkraut dresse à grands traits de notre monde ne laisse guère de place à la nuance. « Notre temps, écrit-il, délesté de la sagesse des Anciens, ne reconnaît d’autre loi que son élan compassionnel. Religion de la sortie du christianisme, l’humanité occupe seule désormais l’espace que se partageaient autrefois les vertus cardinales et les vertus théologales. » Sort-on vraiment du christianisme, ou n’assiste-t-on pas plutôt à une profonde altération de celui-ci ? Après tout, la compassion fut sans conteste un sentiment que le christianisme se plût à valoriser. Et si les vertus cardinales et théologales ont vu changer leurs importances respectives et se sont quelque peu laïcisées, elles restent fortement prises en compte dans les choix de comportement. Qu’il soit excessif d’accorder toujours à la compassion le crédit qu’elle réclame n’enlève rien, me semble-t-il, au fait qu’il soit excessif d’en faire le mal majeur du moment, ni d’en affirmer je ne sais quel caractère exclusif. Mais peut-être suis-je là en train de mal interpréter la véritable pensée de Finkielkraut.

Voyons ce qu’il dit au sujet de la culture. Que le champ de la culture cultivée se soit très sérieusement rétréci, voilà qu’il serait malaisé de contester. Que la bien-pensance s’y complaise, ce n’est pas non plus très discutable, encore qu’elle y ait toujours eu une part non négligeable. Que les œuvres du passé - quand elles sont encore jouées - donnent lieu à de nouvelles interprétations, quelquefois très critiquables, cela non plus n’est pas faux. Mais ce que portent ces adaptations ne se résume guère, me semble-t-il, à « vaincre l’exclusion, célébrer l’hospitalité, effacer les frontières, abattre les murs de la forteresse ». Il y a là, dans le chef de Finkielkraut, comme une rage d’alourdir le trait qui l’amène à proférer l’inacceptable. Ou plutôt à taire ce qui mériterait d’être dit. Car il me paraît injuste d’évoquer les préjudices provoqués par l’égalitarisme sans dénoncer les inégalités, notamment celles qui tirent avantage du silence, et plus particulièrement encore celles qu’aggravent l’égalitarisme. Si l’école a souffert et souffre toujours d’un égalitarisme stupide, c’est bien sûr en ce qu’elle renonce à fonder des différences, mais c’est aussi en ce qu’elle redouble les inégalités auxquelles elles prétend s’attaquer. Si la culture pâtit gravement du chronocentrisme ambiant - que le mépris pour l’histoire rigoureuse entretient -, c’est aussi parce qu’elle ne confère plus que très rarement les armes permettant de comprendre des temps différents, des manières de penser différentes, des vertus différentes. Et il y a quelque chose de quasi sidérant à lire que le reproche majeur que mériterait notre époque se condenserait dans le constat suivant : « Les œuvres humaines sont évaluées à la seule aune de l’humanité, c’est-à-dire de l’égale dignité des personnes. » On abuse certes volontiers du mot “humanité” - dont il n’est peut-être pas inutile de rappeler que, dans le sens qu’il a acquis aujourd’hui, il fut d’abord brandit contre la légitimation chrétienne de la moralité -, mais il m’apparaît outrancier de regarder comme déplorable que le monde d’aujourd’hui se soucierait - si tel est bien le cas - de « l’égale dignité des personnes ». Mais peut-être suis-je là en train de mal interpréter la véritable pensée de Finkielkraut.

Et puis, il y a tante Céline. Que diable vient-elle faire dans cette galère ? Finkielkraut s’en sert pour introduire le sujet, ce qui lui donne l’occasion de citer Saint-Simon et Proust. Ce ne sont pas là de banals auteurs, tels ceux que l’on convoque si volontiers à l’appui d’une cause, quelquefois alors même qu’ils l’ont ignorée ou ne l’ont pas défendue, ou même qu’ils l’auraient combattue. Saint-Simon et Proust, c’est encore aujourd’hui ce que l’on fait de mieux en matière de références autorisées. S’il est un sommet culturel francophone, il est assez probable qu’il soit occupé par ces deux-là. Et l’Académie française reste le lieu le plus adapté pour des incursions vers les sommets. Alors, quand l’un cite l’autre, quand Proust cite Saint-Simon, on est proche de cet enchantement qu’évoque Finkielkraut lorsqu’il parle du « plaisir de la forme ».

Bien entendu, la question qui mérite d’être posée, c’est de savoir si les propos tenus par tante Céline sont correctement caractérisés par Finkielkraut lorsqu’il écrit cela :
« Tante Céline est mue par le sentiment d’humanité. Aucune différence de rang, de race ou de sexe ne résiste à son instinct démocratique. En tout autre – noble ou plébéien, lointain aussi bien que familier – elle voit d’abord un semblable. Aussi le découpage en tranches de la continuité humaine la met-elle dans tous ses états. »
Qu’a-t-elle dit ? Parlant sans la comprendre de l’allusion au refus de laisser des enfants donner la main à Maulévrier, ceci :
« Comment ? vous admirez cela ? Eh bien ! c’est du joli ! Mais qu’est-ce que cela peut vouloir dire ; est-ce qu’un homme n’est pas autant qu’un autre ? Qu’est-ce que cela peut faire qu’il soit duc ou cocher s’il a de l’intelligence et du cœur ? Il avait une belle manière d’élever ses enfants, votre Saint-Simon, s’il ne leur disait pas de donner la main à tous les honnêtes gens. Mais c’est abominable, tout simplement. Et vous osez citer cela ? »
L’“instinct démocratique” de la tante Céline, voilà assurément une découverte intéressante ! Est-ce bien raisonnable ? N’est-on pas plutôt en face d’une de ces bonnes manières qui, déjà à l’époque, incitait à adopter une attitude inchangée devant tout interlocuteur “honnête” ? La façon dont elle limite son exigence à ceux qui ont « de l’intelligence et du cœur » me semble suffisante pour écarter l’hypothèse idéologique. Bien sûr, elle manifeste une naïveté qui n’est pas le genre dominant dans l’univers proustien. Mais cela m’inciterait davantage encore à ne pas prêter à son opinion une portée de principe, là où je n’écarte pas que Finkielkraut y trouve de quoi conforter sa conjecture.

À force de mesurer le mépris dont fait l’objet la culture cultivée, Alain Finkielkraut a peut-être fini par identifier celle-ci à une vertu, davantage opposable aux vices supposés du temps que n’importe quelle autre ne pourrait le faire. Car sa charge contre le “semblable” semble surtout valoir dans le domaine culturel. Déjà lorsqu’il argumentait contre Greta Thunberg, ne lui opposait-il pas « la beauté du monde » et n’affirmait-il pas que « l’écologie, c’est les poètes qui ont été les premiers à nous en parler, les ambassadeurs du monde muet, comme disait Francis Ponge. » ? Et d’ajouter : « Que font les professeurs normalement constitués ? Ils donnent des mots, comme le dit Denis Kambouchner, et nous avons besoin de mots pour savoir ce que nous perdons. Et sinon, en écoutant seulement certains scientifiques, on demandera toujours davantage d’éoliennes, c’est-à-dire que l’écologie majoritaire participera à la dévastation à laquelle elle croit pouvoir porter remède. Redonnons leur place à ceux qui préconisent une écologie poétique et laissons les enfants être des enfants. » (5) Mais peut-être suis-je là en train de mal interpréter la véritable pensée de Finkielkraut.

Saint-Simon et Proust, disais-je, ce ne sont pas des auteurs banals. Vouloir y trouver la première manifestation d’une pensée dont on souhaite dénoncer les ravages actuels constitue un tour de passe-passe dans lequel la réputation du renommé sert de béquille à une idée mal équilibrée. Il me vient en tête ce qu’a un jour écrit de Proust Roger Martin du Gard. Fin novembre 1922, il avait été sollicité par Jacques Rivière afin de participer à la rédaction d’un numéro spécial de la NRF prévu pour le mois de janvier suivant et destiné à rendre hommage à Proust, décédé le 18 novembre. Et, déclinant l’invitation, il lui avait écrit ceci :
« […] Pour moi, je ne saurais dire ce que je pense. Ce ne serait ni le lieu , ni le moment. .. Je me disais qu’un jour viendra, sans tarder peut-être, où la particulière vision de Proust se sera acclimatée en des esprits clairs, français, distingués, où des oeuvres composées  seront nées de cet apport ; et ce jour là (avant trente ans)  ce qu’il y a de foncièrement médiocre et de cuistre dans l’oeuvre  de Proust en rendra la lecture impossible ;  plus impossible que celle de Bourget ! On en fera alors des “morceaux choisis” à l’usage des étudiants de littérature française, qui seront seuls à savoir que ce bourbier a contenu la petite source d’où est sorti tout un ensemble d' oeuvres maîtresses. On ne comprendra que mal l’admiration démesurée de notre génération, et votre numéro de janvier prochain sera cité avec stupeur. » (6)
La prophétie ne s’est que très partiellement réalisée. Rares aujourd’hui sont ceux qui jugent médiocre et cuistre l’auteur de La recherche. Mais que, en fait, on l’achète beaucoup sans beaucoup le lire, cela me paraît assez juste. Ce qui explique que s’y référer peut quelquefois trahir une manière de partager un secret jalousement gardé. Mais je suis certainement là en train de mal interpréter les motivations de Finkielkraut.

(1) Le texte de ce discours est consultable gratuitement sur le site de l’Académie à l’adresse suivante : http://www.academie-francaise.fr/discours-sur-la-vertu-2019
(2) Il n’est pas utile de le citer plus longuement, le contexte dans lequel cette phrase fut écrite n’ayant guère d’incidence sur ce qu’en diront Proust et Finkielkraut. Pour qui veut néanmoins s'y intéresser, cf. Saint-Simon, Mémoires complets et authentiques du duc de Saint-Simon sur le siècle de Louis XIV et la Régence, tome 19, Librairie L. Hachette et Cie, 1858, p. 56.
(3) Marcel Proust, À la recherche du temps perdu I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1987, pp. 26-27.
(4) C’est ce que j’expliquais déjà dans un commentaire que j’ai adressé à Sophie Labye au bas de ma note du 10 novembre 2011.
(5) Cf. ma note du 24 septembre 2019.
(6) Roger MARTIN DU GARD, lettre à Jacques Rivière du 25 novembre 1922, Correspondance générale, vol. III, 1919-1925, éd. Jean-Claude AIRAL et M. RIEUNEAU, Gallimard, 1986, pp. 192-193.

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mardi 29 octobre 2019

Note d’opinion : le rationnel et le politique

À propos du rationnel et du politique

Il existe une vision de la raison qui fait d’elle une sorte de réservoir de vérités que la logique cautionnerait. Ce qui conduit aisément à l’idée que, face à quelque situation que ce soit, son usage est hautement recommandable. Mais les choses ne sont pas aussi simples, malheureusement. Et, pour le dire sans détour, il me semble qu’il convient d’admettre qu’il existe un bon usage de la raison en dehors duquel elle pourrait devenir une source d’erreurs d’autant plus regrettables qu’elles tiendraient leur force d’une illusion malaisément décelable.

Repartons de Montaigne. Son rapport à la raison peut être défini de deux façons différentes. D’un côté, il y a cette manière qu’il a de s’en prendre à la raison rhétorique, comme on peut s’en rendre compte dans l’“Apologie de Raimond de Sebonde” (1) ; de l’autre, il y a cette opinion selon laquelle l’œuvre entière de Montaigne révèlerait un déni de raison, comme l’affirma par exemple Nicolas Malebranche (2). Même si un chercheur aussi sérieux que Martial Gueroult n’était pas loin de penser comme lui, j’incline à croire que Malebranche n’a pas voulu voir ce que les propos de Montaigne ont de rationnel, en bonne partie parce qu’il n’a pas construit un système de l’entendement comme le feront les philosophes du XVIIe siècle. Reste que, selon moi, Montaigne use bel et bien de la raison, mais en se gardant d’appliquer des raisonnements logiques à des prémisses incertaines.

L’abus de raison existe donc, en raison même du fait que se montrer rationnel consiste à enchaîner les propositions et les arguments de façon logique, indépendamment du point de départ choisi. Par conséquent, n’importe qui peut utiliser un raisonnement qui a toutes les apparences de la logique pour tenter de donner pour vrai une thèse bancale. Voilà ce qu’illustrent les multiples recours à la raison auxquels donnèrent lieu les croyances les plus débridées et les points de vue les plus contradictoires.

Il conviendrait donc d’être raisonnablement rationnel. Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

Bien sûr, il s’agirait encore d’être capable de raison, mais d’une façon qui vise d’abord et avant tout à maîtriser notre goût pour la rationalité. On pourrait peut-être envisager une rationalité simple, à laquelle se couplerait une rationalité au carré, laquelle n’aurait d’autre fonction que de critiquer l’usage premier de la raison. La science correctement à l’œuvre ne fait rien d’autre lorsqu’elle concilie prudemment l’expérience aux exigences du raisonnement. Ce qui, en ce cas, doit garantir le bon usage de la raison, c’est sa subordination au souci de vérité, ou, plus précisément, au souci de détecter l’erreur ou la fausseté. Lorsque la raison se met au service d’un autre dessein que celui de démêler le faux du vrai - par exemple lorsqu’elle plaide pour une croyance injustifiée ou lorsqu’elle se soumet à des intérêts étrangers à la recherche du vrai -, elle se compromet.

C’est donc dans ce à quoi elle s’applique et dans les intentions qu’elle traduit que la raison trouve les bons chemins de son usage. Car tout est dans les prémisses. Comme le disait Wittgenstein : « Il est tellement difficile de trouver le commencement. Ou mieux : Il est difficile de commencer au commencement. » (3) On ne commence jamais au commencement. Voilà pourquoi une rationalité en marche trouve sa première justification dans ce qui l’a poussée à commencer. Et si ce point de départ est infondé ou irréfléchi, elle ne se livrera qu’à un simulacre, telle la technique du magicien qui fait passer une illusion pour une réalité.

Venons-en à la rationalité en politique.

On peut aisément imaginer que l’usage de la raison par les politiciens peut ne pas nuire. En tout cas, aux desseins qu’ils poursuivent. Mais il serait assez naïf de croire que ces desseins correspondent aux meilleurs de ceux qu’il est rationnellement possible de concevoir. Il y a de la candeur chez tous ceux qui rêvent de subordonner les actes politiques à un examen rationnel des choix qui s’offrent. Ainsi en va-t-il des propositions de Bertrand Russel à ce sujet. Lorsqu’il envisage « de faire quelque bien dans la politique », il pense au rôle que pourrait y jouer l’« expert », c’est-à-dire celui qui a le loisir d’étudier les problèmes rationnellement, pour ne pas dire scientifiquement. L’expert, dit-il, est celui dont l’habileté « consiste à calculer ce qui est réellement avantageux. » (4) C’est ce qui le conduit à penser que « l’habitude de fonder les opinions sur la raison, quand elle a été acquise dans la sphère scientifique, est apte à être étendue à la sphère de la politique pratique. » (5)

Si l’on tente de comprendre ce qui caractérise le champ politique, il faut bien admettre que ce qui s’y passe s’explique principalement par la lutte pour la détention du pouvoir. Et si les discours qu’on y entend passent généralement cet aspect des choses sous silence, c’est pourtant bien lui qui guide les décisions. S’il est extérieur au pouvoir, l’expert conseillera en vain le politique (si tant est que ce conseil soit judicieux) ; s’il coopère au pouvoir, il infléchira son conseil en raison même des nécessités du pouvoir. Rien ne peut briser cette fatalité du politique et les formes variées de pouvoir dont l’histoire témoigne et qui, pour certaines, avaient l’ambition de s’en faire quitte, ont généralement abouti à une prépotence ravageuse.

On pourrait au moins croire que les opinions politiques - celles dont le pouvoir politique se soucie beaucoup - peuvent évoluer vers des positions plus rationnelles, en bonne partie par l’effet de l’éducation et d’un respect accru de l’esprit scientifique. Force est cependant de constater qu’il n’en est rien. Bien au contraire, ce sont les croyances irrationnelles qui dominent de plus en plus et ce sont les opinions politiques les plus inconséquentes qui s’imposent un peu partout. Peut-être n’en sera-t-il pas toujours ainsi, peut-être le goût du raisonnable et du rationnel reviendra-t-il. Mais il est peu probable, je crois, que la nature du politique en soit pour autant affectée.

L’idée d’une vie sociale ou d’une vie individuelle dominée par la raison est assez illusoire. Pourtant, comme le disait fort justement David Hume, tenter d’user de sa raison pour comprendre ce qu’est l’homme et ce qui le guide a à tout le moins le grand mérite, pour certains, d’être très distrayant.
« En un mot, l’existence humaine est gouvernée par la fortune plus que par la raison ; elle doit être tenue pour un passe-temps ennuyeux plus que pour une occupation sérieuse ; et elle est davantage soumise à l’influence d’humeurs particulières qu’à celle de principes généraux. Faut-il nous y engager avec passion et angoisse ? Elle ne mérite pas tant de soucis. Faut-il être indifférent à tout ce qui arrive ? Notre flegme et notre insouciance nous feront perdre tout le plaisir du jeu. Mais tandis que nous raisonnons sur la vie, la voilà écoulée, et la mort traite de manière égale le sot et le philosophe, même si, peut-être, elle reçoit d’eux un accueil différent. Réduire l’existence à une règle et à une méthode précises est une occupation ordinairement pénible et le plus souvent vaine. N’est-ce pas aussi la preuve que nous donnons trop de prix à la récompense à laquelle nous aspirons ? Que dis-je ? Raisonner à son sujet avec autant de soin, et en déterminer la juste idée avec précision, ce serait déjà la surestimer, s’il ne se trouvait que, pour certains tempéraments, cette occupation est l’une des plus distrayantes à laquelle employer sa vie. » (6)

(1) Cf. ma note du 30 janvier 2018.
(2) « Ce ne sont nul­le­ment ses rai­sons qui per­sua­dent : il n’en apporte pres­que jamais des choses qu’il avance, ou pour le moins, il n’en apporte pres­que jamais qui aient quel­que soli­dité. En effet, il n’a point de prin­ci­pes sur les­quels il fonde ses rai­son­ne­ments, et il n’a point d’ordre pour faire les déduc­tions de ses prin­ci­pes. Un trait d’his­toire ne prouve pas, un petit conte ne démon­tre pas, deux vers d’Horace, un apoph­tegme de Cléomènes ou de César ne doi­vent pas per­sua­der des gens rai­son­na­bles : cepen­dant ses Essais ne sont qu’un tissu de traits d’his­toire, de petits contes, de bons mots, de dis­ti­ques et d’apoph­teg­mes. » (Malebranche, De la recherche de la vérité, livre II, Vrin, 1945, p. 198.)
(3) Ludwig Wittgenstein, De la certitude, trad. de l’allemand par Jacques Fauve, Gallimard, Tel, 1976, p. 114.
(4) Bertrand Russel, Essais sceptiques, trad. d’André Bernard, Les Belles Lettres, Coll. “Le goût des idées”, 2011, pp. 139-140.
(5) Bertrand Russel, Fact and Fiction [1961], Routledge, 1994, p. 102, cité par Jean-Matthias Fleury in “Souveraineté de la raison”, intervention dans le cadre du colloque au Collège de France de mai 2013 consacré à la “Reconstruction de la raison”. Je cite la phrase de Russel à partir du texte de Jean-Matthias Fleury, car ce texte mérite d’être lu entièrement par qui s’intéresse à la question du rapport entre la science et la démocratie. Il est consultable ici.
(6) David Hume, Essais moraux, politique et littéraires et autres essais, trad. par Gilles Robel, PUF, 2001, pp. 340-341.

lundi 14 octobre 2019

Note de lecture : Gérard Noiriel

Le venin dans la plume
de Gérard Noiriel


Quand on souhaite crédibiliser une opinion, on la qualifie de savoir. Quand on veut au contraire la discréditer, on l’appelle croyance. Après avoir accordé sa confiance à la science pendant de nombreuses décennies, l’opinion commune a connu, au cours des vingt dernières années, un spectaculaire renversement qui voit très habituellement les mérites de la science cantonnés dans des processus techniques et, pour le reste, déconsidérés jusqu’à être assimilés à des croyances.

Les causes de ce renversement sont bien malaisées à isoler, d’autant que l’effort pour le faire serait encore assimilé à la construction d’une nouvelle croyance. Néanmoins, serait-il absurde d’y voir - au moins en partie - le résultat inattendu des démarches qui, depuis les années 60, ont visé à pourchasser au sein même du discours scientifique les traces d’une subjectivité apte à subtilement contaminer tout travail d’objectivation ? Par exemple, lorsqu’il est affirmé que la médecine moderne occidentale n’est pas plus respectable que les médecines traditionnelles orientales (puisqu’elle reposerait sur des croyances à peine moins consolidées que les autres), c’est tout autant un certain scepticisme que les chercheurs en médecine ont souhaité pratiquer pour conférer à leurs savoirs une scientificité accrue que le rejet pur et simple de la rigueur vérificatrice qui y a sans doute conduit.

Un des résultats de cette évolution tient dans ce dogme aujourd’hui très répandu que les croyances ont droit à des égards. Il fut un temps où les autorités chrétiennes assuraient leur férule en suppliciant ceux qui critiquaient leur catéchisme ; à présent, elles réclament, avec l’appui des autres confessions, que les croyances, faute d’être partagées, soient respectées. Ne leur en déplaise, je respecte les croyants, mais pas leurs croyances. Car en matière de croyance, tout comme en matière de savoir, en religion comme en science, c’est le silence sur l’objection, qu’il soit contraint ou qu’il soit poliment adopté, qui consolide l’erreur et bafoue la liberté de pensée.

En histoire, comme en religion, c’est le règne des croyances. À ceci près que, depuis un siècle et demi, il fut tenté d’adopter une démarche scientifique en histoire, ne serait-ce que parce qu’il apparaissait possible de parfois démêler, à propos des faits du passé, le faux du vrai. Pour autant, l’histoire est bien loin d’avoir construit un corpus de savoirs cohérents. Bien au contraire, elle a été l’objet, au cours des dernières décennies, d’une double évolution très nuisible aux tentatives d’objectivation qu’elle a eu l’occasion de mener : d’une part, elle a perdu la place qu’elle occupait dans l’enseignement général ; d’autre part, on a vu renaître, plus forte que jamais, l’instrumentalisation idéologique du passé.

Dès lors qu’il s’agit de tenter de comprendre les résistances à une histoire vraie, il importe d’abord de mesurer en quoi les faits en cause sont particulièrement malaisés à cerner. Car un fait historique se présente a priori comme un élément du passé choisi parmi une infinité de faits et, quelles que soient les précautions prises pour accepter ce fait comme méritant davantage d’attention que tout autre contemporain ou voisin, la perte qu’il implique et le renoncement à l’exhaustivité qu’il suppose sont par nature incontrôlables. S’intéresser à un fait historique, c’est un peu comme braquer une longue-vue sur un objet, opération qui l’isole de tout ce qui l’entoure.

Mais ce qui nuit le plus à la vérité en histoire, c’est bien sûr l’intérêt que chacun peut avoir à lui faire dire quelque chose d’utile ou de profitable. Ainsi, lorsque Éric Zemmour fait appel à des faits historiques pour consolider ses opinions, il opère un choix de faits et une interprétation de ceux-ci qui ne s’entoure d’aucune des précautions élémentaires avec lesquels il conviendrait d’approcher le passé avec rigueur. Pour s’assurer une reconnaissance commune de son savoir historique, il se contente de se montrer capable de citer les circonstances marquant tel moment et tel lieu qu’il lui plaît d’évoquer, comme s’il participait à un jeu d’érudition. C’est ainsi qu’il crédibilise ses opinions en leur donnant l’apparence d’un savoir.

Si je cite l’exemple de Zemmour, ce n’est certes pas parce qu’il m’apparaît exemplaire de quelque façon que ce soit ; je le connais trop mal pour ça. Tout au plus le sais-je populaire, dans le sens le plus regrettable du mot. Si je le cite, c’est parce qu’il est la cible d’un livre de Gérard Noiriel, Le venin dans la plume (1) que j’achève de lire. Et c’est de ce livre que je voudrais parler.

Ce que j’ai appris de ce livre et qui m’a incité à le lire me fit croire qu’il s’agissait pour son auteur, Gérard Noiriel, de réaffirmer la nécessité d’une approche historique uniquement guidée par le souci de démêler le faux du vrai à propos du passé. Et donc, d’illustrer pourquoi et comment l’utilisation politique de l’histoire, d’une part, et son usage faussement érudit, d’autre part, accroissaient très fortement les chances de s’en faire une idée fausse. Mon unique crainte portait sur le projet annoncé d’établir une comparaison entre Édouard Drumont et Éric Zemmour, une comparaison qui selon moi pouvait présenter certains risques. Lecture faite, voici ce que j’en pense.

Gérard Noiriel est historien et directeur d’études à l’EHESS et, à ce titre, se veut le défenseur d’une méthode de recherche en histoire censée aboutir à des résultats prévalant sur l’histoire commune. Et lorsque Zemmour s’en est pris au pouvoir des enseignants-chercheurs « qui tiennent le haut du pavé », qui « ont titres et postes » et qui « ont intégré les lieux de pouvoir et tiennent les manettes de l’État » (2), il a souhaité que chacun retrouve sa juste place en écrivant un livre à cet effet. La première question qui mérite discussion est donc de savoir s’il était opportun d’écrire ce livre.

Il est vrai que l’attaque de Zemmour visant les historiens-chercheurs a quelque chose d’exemplaire. Lier le discrédit d’une parole aux privilèges supposés dont bénéficie celui qui la prononce est particulièrement pervers, mais également très efficace. Car, d’une part, c’est s’assurer la sympathie de tous ceux qui regardent la réussite confortable - celle de ceux qui occupent une position garantie par le système (comme dit si volontiers l’extrême droite) - comme une des causes de leur propre adversité ; d’autre part, c’est jeter l’opprobre sur ceux qui pourraient démasquer cet usage sauvage de l’histoire qui lui vaut d’être souvent regardé comme celui qui sait et qui ose dire ce qu’il sait. Le politiquement incorrect est souvent devenu une manière d’exhiber sa sincérité et sa clairvoyance, comme si proférer une horreur ne valait précisément d’être osé que si cela contribuait à révéler des choses qu’on nous cache.

Faut-il pour autant aller à la confrontation ? Fallait-il par exemple aller batailler à la Convention de la droite, le 28 septembre dernier, comme le fit Raphaël Enthoven ? Fallait-il aussi publier un livre d’histoire visant à replacer l’attitude de Zemmour dans une subtile continuité séculaire, comme l’a fait Gérard Noiriel ?

Les deux démarches ne sont pas tout à fait les mêmes.

Enthoven n’avait comme seule compétence notoire que d’être philosophe. Si ce n’est pas rien, il convient pourtant de constater que les “philosophes” d’aujourd’hui qui s’expriment dans les médias se voient bien davantage assignés à philosopher sur le présent qu’à professer la philosophie (entendez l’histoire de la philosophie). Et cette manière de faire est bien éloignée de la démarche rigoureuse que peut représenter la recherche de la signification des philosophes du passé. Pour autant, Raphaël Enthoven est apparu conscient de la difficulté ; il a notamment déclaré : « Je vous remercie de cette invitation. Même si à cause de vous j’ai perdu plein d’amis sans en gagner un seul. Et même si je suis bien conscient que vous avez tout à gagner à ma présence alors que j’ai tout à perdre à venir chez vous. » Après quoi, ce qu’il a explicité, ce sont des positions politiques antinomiques à celles dont cette Convention voulait être l’occasion de l’expression. En quelque sorte, c’était conviction contre conviction.

Gérard Noiriel, de son côté, a voulu fournir aux arguments de Zemmour une réponse d’historien. Il n’a pas choisi de quitter le terrain de la recherche, du moins de façon explicite. Il s’est plutôt autorisé de la recherche - notamment par l’hypothèse d’une certaine similitude entre Drumont et Zemmour - avec l’espoir de dévoiler ainsi le caractère captieux des affirmations de ce dernier. On pourrait dire, en simplifiant à outrance, que c’est la science contre l’impéritie. Il n’en demeure pas moins que l’intention politique reste présente - comment pourrait-il en être autrement ? -, avec tout ce que cela représente de biais inévitables. Le livre se veut le reflet d’un travail de recherche, mais il a un objectif politique et ne s’en cache d’ailleurs pas.

J’hésite fort à poser un jugement à son égard. Fallait-il s’y risquer ? Il y a fatalement deux manières de raisonner. D’un côté, que penser de l’efficacité (politique) de l’entreprise ? N’aboutit-elle pas à ne convaincre que les convaincus ? Je n’en sais trop rien et je n’aperçois pas comment le mesurer. D’un autre côté, ne compromet-elle pas l’ambition scientifique en conférant au souci de démontrer un enjeu qui dépasse le simple désir de savoir ? Je l’ignore tout autant.

Dans ses propos relatifs aux historiens-chercheurs, Zemmour rassemble sous le même blâme ceux qui « ont titres et postes » et ceux qui « ont intégré les lieux de pouvoir et tiennent les manettes de l’État ». Or, s’il est des historiens qui, effectivement, se sont lancés dans la politique jusqu’à y jouer un rôle non négligeable, il pourrait s’agir de ces ambitieux qui, bardés de diplômes, ont quitté les chemins de la science pour emprunter ceux du pouvoir. C’est peut-être cette frontière-là que l’on ne peut impunément franchir.

(1) Gérard Noiriel, Le venin dans la plume, La Découverte, Collection L’envers de faits, 2019.
(2) Éric Zemmour, Destin français, Albin Michel, 2018, p. 37, cité d’après Noiriel, Op. cit., p. 8, car je n’ai pas lu le livre de Zemmour.

mardi 24 septembre 2019

Note d’opinion : Greta Thunberg

À propos de Greta Thunberg

Le 20 septembre dernier, alors qu’il était interviewé dans La matinale de France Inter, Alain Finkielkraut s’en est pris à Greta Thunberg (1).
« Je trouve lamentable, a-t-il dit, que des adultes s’inclinent devant une enfant. Je crois que l’écologie mérite mieux. Et il est clair qu’une enfant de seize ans, quel que soit le symptôme dont elle souffre, est évidemment malléable et influençable et nous avons mieux à faire pour sauver ce qui peut l’être… » Là, il fut interrompu par Ali Baddou, l’animateur de l’émission, qui lui objecta notamment qu’elle « demande de prendre en compte les données scientifiques du GIEC […] ». Mais Finkielkraut poursuivit : « … nous avons mieux à faire pour sauver ce qui peut l’être de la beauté du monde que de nous mettre au garde-à-vous devant Greta Thunberg et d’écouter les abstraites sommations de la parole puérile. L’écologie, c’est les poètes qui ont été les premiers à nous en parler, les ambassadeurs du monde muet, comme disait Francis Ponge. Pourquoi est-elle célèbre, Greta Thunberg ? Parce qu’elle a demandé la grève des cours : nous ferons nos devoirs quand vous ferez les vôtres ! Que font les professeurs normalement constitués ? Ils donnent des mots, comme le dit Denis Kambouchner, et nous avons besoin de mots pour savoir ce que nous perdons. Et sinon, en écoutant seulement certains scientifiques, on demandera toujours davantage d’éoliennes, c’est-à-dire que l’écologie majoritaire participera à la dévastation à laquelle elle croit pouvoir porter remède. Redonnons leur place à ceux qui préconisent une écologie poétique et laissons les enfants être des enfants. »

S’il y a quelque chose de lamentable - pour reprendre ce mot si souvent dévoyé -, ce me paraît être de semblables propos. Qu’est-ce donc qui motive autant de naïveté à l’égard de l’efficacité de la poésie, autant de suffisance quant au pouvoir des mots, autant d’ignorance vis-à-vis des urgences planétaires, autant de mépris pour la jeunesse ?

Greta Thunberg est une adolescente de 16 ans qui - comme beaucoup d’adolescents aujourd’hui (j’ai des petits-enfants qui sont du nombre) - nourrit de fortes inquiétudes à propos de l’avenir qui lui est réservé. Diverses circonstances, parmi lesquelles les raisons qui expliquent ces inquiétudes, lui ont valu une grande notoriété, ce qui ne va pas sans de nombreux inconvénients, tant pour elle que pour ceux qui cherchent à comprendre l’exacte portée de ce qui est rapporté de ses déclarations. Cette notoriété lui vaut en outre des célébrations et des accusations qui, comme toujours, brouillent sa propre position par des assertions d’allégeance malaisément contrôlables.

Il me semble qu’il importe, au sujet de cette affaire de prendre en considération les points suivants :
- L’ensemble des alertes données par diverses institutions scientifiques et politiques à propos du réchauffement climatique laissent suffisamment supposer que, d’ici deux ou trois décennies, la vie des humains, comme celle de la plupart des être vivants, sera à ce point bouleversée qu’il est compréhensible que les plus jeunes générations - de même que ceux qui se soucient d’elles - en ressentent de fortes inquiétudes.
- Le message de Greta Thunberg - outre son côté quelque peu apocalyptique - se résume à inviter les dirigeants du monde à prendre en considération les conclusions des scientifiques qui ont travaillé sur l’évolution du climat.
- La façon dont elle a acquis sa notoriété semble bien davantage liée à l’opportunité du combat qu’elle mène qu’à un désir malsain de célébrité.
- L’affection dont elle souffre ne paraît pas la conduire à dire des bêtises ; tout au plus peut-elle éventuellement expliquer son style un peu inhabituel.
- Il serait très malaisé de contester que - dès lors que les prévisions pessimistes relatives à l’évolution du climat seraient correctement fondées - les autorités politiques ne s’en préoccupent pas dans une mesure qui correspond à l’importance de la menace.

Personnellement, je me réjouis que Greta Thunberg ait pu conférer un certain poids à l’opinion qui juge insuffisants les efforts faits dans le but d’enrayer le réchauffement climatique. L’idée que les prévisions du GIEC ou d’autres chercheurs allant dans le même sens soient infondées ou exagérées réclame de balayer un tel nombre d’informations concordantes qu’il serait très probablement déraisonnable de s’y rallier. Quant aux critiques visant Greta et qui ne sont pas fondées sur cette idée-là, on est en droit de s’interroger : à quel ressentiment les doit-on ?

Quand Alain Finkielkraut « trouve lamentable que des adultes s’inclinent devant une enfant », que diable cela signifie-t-il, sinon que la vérité serait réservée aux grands ? Quand le même ajoute « qu’une enfant de seize ans, quel que soit le symptôme dont elle souffre, est évidemment malléable et influençable », n’évoque-t-il pas de manière euphémique le symptôme pour mieux convaincre de la vulnérabilité de Greta Thunberg, sans pour autant nous désigner ceux qui œuvreraient à la manipuler ? Quand il dit que ce qu’il y aurait à sauver, c’est « ce qui peut l’être de la beauté du monde », place-t-il l’enjeu là où il mérite d’être ? Quand il affirme que « nous avons mieux à faire […] que de nous mettre au garde-à-vous devant Greta Thunberg et d’écouter les abstraites sommations de la parole puérile », ne succombe-t-il pas davantage à l’exagération que ne peut le faire Greta ? Quand il confond l’écologie avec la poésie, ne commet-il pas un déni de réalité ? Quand il nous parle de « professeurs normalement constitués » … ? Dois-je poursuivre ? Y a-t-il dans cette diatribe un seul mot qui sauvent les autres ? Je crains que non.

Je n’ai guère le goût de m’engager. Mais, en l’occurrence, je suis affligé par la gratuité des attaques dont cette adolescente fait l’objet. Et cela, alors même que le message qu’elle propage à sa manière n’est rien d’autre que ce que les chercheurs les plus fiables ont défini comme étant les dangers qui guettent l’humanité, à la fois dans ses modes de vie, dans ses ressources et - qui sait ? - dans ses cultures.

Cela vaut bien que je la défende d’agressions aussi mesquines.

(1) Il est loin d’être le seul à l’avoir pris pour cible. Ainsi, par exemple, Sébastien Chenu - exprimant le point de vue de l’extrême droite - a combattu l’accueil qui lui avait été fait en juillet dernier par l’Assemblée nationale française ; peu après, Michel Onfray l’a éreintée sur son site ; début août, c’était au tour de Raphael Enthoven de faire de même sur Twitter ; et à la fin du même mois, c’était Nicolas Sarkozy qui, devant les membres du MEDEF, ironisait à son propos.

lundi 9 septembre 2019

Note d’opinion : la morale (suite 2)

À propos de la morale (suite 2)

Ayant lu attentivement les notes de David Violet des 13 et 24 août 2019 (1), je me propose d’y répondre dans l’ordre suivant.

Dans la note du 13 août, je crois voir trois parties bien distinctes auxquelles je vais successivement réagir : l’une de ces parties traite des conditions du débat et du ton dont chacun use ; une autre - la dernière - des points d’incompréhension dont les arguments de David Violet auraient fait l’objet ; une autre enfin - intermédiaire - porte sur la question de fond débattue, à savoir la connaissance morale.

Les deux notes du 24 août (“Troisième” et “Dernière”) s’attachent pour leur part sans discontinuer à la connaissance morale et je me propose en conséquence d’y répondre en même temps qu’à celle du 13 août.

La note du 24 août qui évoque la perception musicale fera l’objet d’une réponse spécifique.

1. Les conditions du débat

J’ai souvent eu l’occasion de m’exprimer sur les difficultés auxquelles se heurte le souhait de débattre sincèrement. L’art de conférer dont parle Montaigne dans le chapitre VIII du Livre III des Essais (2) en fournit en quelque sorte des conditions nécessaires, lesquelles ne s’avèrent néanmoins pas suffisantes. C’est que le franc-parler comporte un grand risque de vexation et réclame en conséquence une forme de collaboration qui dépasse de beaucoup la simple écoute courtoise.

S’il fallait mettre à cet égard un débat sous surveillance - ce qu’à Dieu ne plaise -, il me semble que la première des exigences porterait donc sur le degré de sincérité de chacun. Et corollairement, sur l’absence de défiance à propos de la sincérité de l’autre. Car ce que le débat “parrhésiastique” doit permettre, c’est précisément d’exprimer sans ménagement les objections qui viennent à l’esprit, celles-ci s’avéreraient-elles infondées. Il s’ensuit que les protagonistes de ce type de débat devraient s’immuniser de tout froissement, dès lors que ce sont des idées et non la personne qui sont visées.

On comprendra aisément que ces principes sont bien éloignés de la pratique et que - comme l’a répété bien des fois David Violet - c’est du côté de la pratique que les choses se révèlent être ce qu’elles sont. L’attitude “parrhésiastique” vaut néanmoins d’être tentée, car si rare et si éphémère soit sa réussite, elle seule offre la pleine possibilité de « frotter et limer sa cervelle contre celle d’aultruy » (3).

Cela dit, je ne suis pas en train de suggérer que David Violet aurait porté atteinte au rapport “parrhésiastique”, là où je m’en serais personnellement gardé. Je n’évoque cette conception du débat que parce qu’il a jugé utile de livrer des impressions consécutives à sa lecture de ma note du 22 juillet dernier, impressions qui portent bien davantage sur le ton que sur le fond. Il est vrai que j’avais évoqué préalablement un changement de ton de sa part ; mais il s’agissait d’un changement de ton relatif à la manière d’aborder la question de fond et non dans la façon d’objecter. Pour sa part, « la rupture de ton » dont il parle impliquerait « à la fois relâchement de la pensée, agacement dans le style et durcissement dans le jugement » de ma part.

Et bien, cela est tout à fait possible, du moins en partie !

Ma note du 22 juillet a été rédigée sous le coup d’une surprise, celle de découvrir que la conception que David Violet se faisait de la connaissance morale - du moins en fus-je alors persuadé (peut-être à tort) - n’était pas vraiment le résultat d’une analyse rationnelle du problème (4), mais plutôt d’une adhésion à la croyance en une idéalité. (Je reviendrai plus avant sur cette compréhension de sa pensée, car il n’est ici question que du ton.) Et j’ai alors exprimé sans détour ce que j’en pensais. Cette tonalité qui a pu être jugée agressive ne témoignait pas d’une certitude nouvelle, ni de je ne sais quels principes intangibles, moins encore d’une quelconque condescendance. Peut-être simplement d’une irritation qu’il me revient alors d’expliquer aujourd’hui.

Mais pour que puisse être mesuré ce qui nous sépare et ce qui nous réunit, David Violet et moi, je me dois de dire - et c’est sans doute là le plus important - à quel point je me sens en accord total avec un paragraphe de sa note qu’il me plaît de reproduire ici entièrement :

« Il est des sujets - souvent les plus brûlants pour soi-même - que l'on n'hésite fortement à mettre entre d'autres mains, je veux dire à l'étude et en discussion avec autrui, précisément parce qu'ils ont pour soi-même ce caractère singulièrement brûlant, voire écrasant, que les autres ne leur prêtent pas d'instinct; parce qu'on estime également - à tort ou à raison - que ces sujets "d'importance" ont toutes les chances de rester étrangers ou étranges aux autres, de ne pas être abordés, compris et considérés comme on voudrait  qu'ils le soient. Sur ces questions là qui n'ont évidemment pas vocation à être réservées mais qui, dans les faits, conservent une certaine confidentialité,  il est fort probable que seul un petit cercle d'hommes - non pas élitaire mais proximal - est susceptible d'en épouser spontanément l'enjeu parce que ce cercle d'hommes, non seulement habite le même pays mental que vous, occupe d'emblée votre questionnement, votre recherche, vos doutes, vos incompréhensions, mais également, parce qu'ils partagent instinctivement sur de telles questions (largement "incongrues" pour le commun des mortels) votre style personnel, vos interrogations propres, vos réactions, en adoptent naturellement vos hésitations, vos perplexités, avec des préoccupations et des manières d'être dont vous sentez immédiatement qu'elles sont aussi les vôtres, je veux dire, sans que vous ayez besoin de forcer quoi que ce soit, ni l'intérêt ni l'attention qu'ils représentent à vos yeux, de sorte que ce que vous mettez ainsi étroitement à l'étude en vient à rencontrer un accord immédiat et naturel en ce cercle minuscule donnant le sentiment d'un mode de communication inconscient et tacite entre vous. »

Là, tout est dit selon moi quant au besoin premier qui m’a poussé depuis si longtemps à rechercher les conditions du débat “parrhésiastique”. Et, en lisant ce paragraphe, j’ai compris que s’y trouvaient décrits on ne peut mieux, et le désir de créer les conditions du franc-parler, et certaines des raisons même de la difficulté à laquelle elles se heurtent. (5)

Le débat dont nous parlons ainsi se doit d’être fait d’écoute, de courtoisie et de confiance ; mais il se doit surtout de privilégier la sincérité. Et si une caractérisation des arguments de l’autre est pleinement ressentie, la taire par crainte de blesser serait probablement une erreur. La confiance implique notamment de supporter des critiques que les échanges communs et occasionnels entre gens aimables évitent.

Si l’on est en droit d’attendre d’un débat de cette sorte qu’il offre l’occasion de changer ses propres manières de penser, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il puisse conduire chacun à rester sur ses positions, ce qui - jusqu’à présent - semble le cas en l’occurrence. Il serait bon que cela n’entraîne personne à nourrir quelque soupçon que ce soit sur la sincérité du préopinant.

2. Les points d’incompréhension

David Violet a relevé une bonne dizaine d’occurrences où je l’aurais mal compris, ce qui m’aurait conduit à ce qu’il appelle « des assignations erronées et malheureuses sur sa personne ». Non, je ne crois pas avoir rien attribué à sa personne, si ce ne sont des idées que j’ai crues siennes. Et je crois moins encore avoir été « déloyal » dans mes réactions. Rien n’exclut que je me sois plusieurs fois trompé sur le sens qu’il convenait d’attribuer aux arguments qu’il a avancé et je reconnaîtrais volontiers celles de ces erreurs qu’il me montrerait. Mais y voir de la fourberie de ma part me semble inutile.

Sans vouloir prolonger un propos qui porte trop à mon goût sur les fautes de communication, je ne puis ignorer ce que David Violet dit par exemple au sujet de la notion d’épaisseur et de la façon dont j’ai cru comprendre ce qu’il en avait dit. Il avait écrit : « Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que le caractère “épais” ou “fin” ne dépend pas du concept lui-même, mais de la situation à laquelle il s’applique » (6), ce à quoi j’ai réagi comme ceci : « Si je le comprends bien, il propose donc d’appeler épais non plus un concept, mais bien un fait, lequel aurait cette qualité en raison de l’interprétation subjective qu’il imposerait de par son épaisseur. » Comment alors en vient-il à penser qu’il « est particulièrement remarquable de voir, encore une fois, une certaine tendance à simplifier le propos pour le rendre, je suppose, plus aisé à comprendre - ou plus vraisemblablement à attaquer » ?

Je n’attaque pas ; je livre mes façons de penser.

Et si je ressens le besoin de le dire, c’est que je ne peux poursuivre le débat avec David Violet que s’il consent à entendre ce que je pense de ses idées (alors même que cela n’entame en rien le bien que je pense de lui). Il est exact que je n’ai rien dissimulé des doutes que je dois à ses arguments, quelquefois en émettant des suppositions ou en faisant des rapprochements qui me sont venus à l’esprit. Et je l’ai dit déjà : j’ai pu être à cet occasion quelque peu agressif. Comment ne pas l’être quand on veut sincèrement rendre compte de son désaccord et de ce qui heurte dans les idées de l’autre ? Mais il pouvait s’agir là d’une occasion offerte d’affiner son point de vue, en aucun cas d’attaquer.

Sincèrement, rien de ce qu’il objecte à mes « assignations erronées » ne m’a convaincu (7). Ce n’est pas mon dernier mot, bien sûr. Mais il me paraît nécessaire que David Violet - avec lequel je partage certainement bien des choses - sache qu’il ne m’a toujours pas convaincu de l’existence d’une connaissance morale. La moindre des choses est que je lui dise pourquoi, ce à quoi je vais me consacrer ; davantage sans doute qu’à répondre spécifiquement à chacun des arguments qu’il développe.

3. La connaissance morale

a) Ma façon de penser

Je vais me permettre de formuler ici une réponse qui vaut donc pour l’ensemble des arguments que David Violet m’a fournis, aussi bien dans sa note du 13 août que dans celles du 24 août intitulées “Troisième” et “Dernière”.

Parler d’une connaissance morale, c’est supposer que, parmi les jugements moraux, il en existerait certains qui soient à ce point concordants à la réalité humaine que les impératifs qu’ils contiennent seraient aussi justifiés - c’est-à-dire prouvés dans leur justesse - que peut l’être l’affirmation d’une vérité relative à l’existence d’un fait.

Je suis très enclin à admettre que la distinction entre faits et valeurs soulève bien des difficultés dans la mesure où, pratiquement, les distinguer est quelquefois bien complexe. Mais le flou que peut créer ce mélange fréquent d’objectivation et de subjectivité, lorsqu’il s’agit de caractériser une réalité quelle qu’elle soit, ne doit pas nous conduire à abandonner la distinction entre faits et valeurs.

On appelle fait une chose réelle, une chose qui existe réellement, serait-elle immatérielle. Si je disposais des moyens de prouver que David Violet pense que la connaissance morale existe, l’existence chez lui de cette idée serait un fait. On appelle valeur l’opinion que chacun peut se forger et exprimer lorsqu’il applique un critère au sujet d’un fait ou d’une autre valeur. Si je pensais que c’est une bonne chose que David Violet pense que la connaissance morale existe, je formulerais un jugement de valeur. Ce n’est néanmoins pas ce qu’il souhaite en premier ; avant tout, il voudrait que, comme lui, je pense vraiment que la connaissance morale existe, que la connaissance morale soit un fait.

Il n’est donc peut-être pas inutile de distinguer le fait que David Violet pense que la connaissance morale soit un fait - chose dont je n’ai pas la preuve dernière, mais que je suis prêt à admettre comme vrai (car je le crois sincère) - de l’idée que la connaissance morale soit un fait - chose que je ne puis accepter comme une vérité en raison du fait que la morale n’est faite que de jugements de valeur, c’est-à-dire d’appréciations fondées sur des critères autres que des critères de réalité, tels le bien et le mal.

On peut longuement disserter sur l’ambiguïté du rapport que l’humain entretient avec les choses. L’idée d’accéder à la vérité d’une chose, c’est-à-dire à sa véritable réalité, mérite bien évidemment d’être débarrassée d’une foule d’illusions qui masquent les difficultés auxquelles se heurte l’entreprise. Sensation, perception, langage, pensée, poids de l’habitus, contexte social, croyances, etc., bien des pièges se tendent face à celui qui veut connaître. Car connaître, c’est détenir l’idée qui rend compte de manière précise d’un objet ou d’une autre idée, de telle sorte que l’on puisse supposer que cette idée ait de bonnes chances d’en bien rendre compte, tels que celle-ci ou celui-là existent. Et la difficulté est à ce point grande que l’on pourrait douter de jamais y parvenir ; c’est ce que font les sceptiques les plus radicaux.

Pourtant, l’histoire des humains a été marquée par la mise au point progressive (depuis le début du XVIIe siècle) d’une démarche visant à vaincre autant que possible les obstacles qui se dressent devant la connaissance : c’est la démarche dite scientifique. Et celle-ci a incontestablement obtenu des résultats. Ce qui ne nous a pourtant pas débarrassé de l’illusion de connaître alors même que l’on continue d’ignorer, y compris parfois lorsqu’on se réclame abusivement ou illusoirement de la science. La lutte à mener pour déjouer les biais est sans fin et, parmi l’arsenal des moyens pour y parvenir, figurent une certaine forme de scepticisme et une certaine forme de relativisme qui ont depuis longtemps fait leurs preuves.

Quittons à présent le champ des faits et intéressons-nous aux jugements de valeur.

Je suis de ceux qui aimeraient que les humains adoptent de bons comportements plutôt que des mauvais ; des comportements humains - pour parler comme David Violet - plutôt que des comportements inhumains. Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

Cela signifie qu’il existe des critères moraux - leur existence est un fait - à partir desquels les gens jugent et agissent. Ces critères sont multiples et variés ; ils diffèrent selon les tempéraments, les classes sociales, les sociétés, que sais-je encore. Néanmoins, il est tentant de se demander s’il n’existent pas certains critères qui ne varieraient pas ou varieraient moins, de telle sorte qu’ils puissent être considérés comme faisant partie de la nature de l’homme et non plus comme des tendances portées par les circonstances. Implicitement, c’est ce qu’ont fait toutes les morales instituées, telles les morales religieuses, puisqu’elles considèrent toutes enseigner la bonne morale. Mais la question mérite d’être également posée indépendamment de ces morales instituées : parmi toutes les spécificités de l’espèce humaine, n’y aurait-il pas une inclination irréfrénable vers un type particulier de comportement que David Violet choisit d’appeler « humain » ? Ou, pour le dire de façon moins catégorique, n’y aurait-il pas une inclination vers l’« humain » qui ne pourrait être entravée par quiconque sans qu’il sache d’une manière ou d’une autre qu’il y contrevient ?

Quand on envisage l’ensemble des jugements de valeur, on se trouve bien évidemment face à une multitude de contenus. Chacun de ces contenus existent en tant qu’ils sont pensés, ne serait-ce que par une seule personne. Et il est possible de les connaître, ne serait-ce qu’au travers de leurs proclamations. Mais connaître le contenu d’une règle morale ou d’une tendance morale signifie que l’on accède à une idée, non à un fait. Son existence en tant qu’idée est un fait, mais la nature de cette idée n’est pas un fait, sauf à considérer qu’une idée puisse exister indépendamment de celui qui la pense. C’est-à-dire qu’elle serait elle-même une chose réelle dont celui qui pense devrait tenir compte en tant que chose réelle, une chose réelle qui s’imposerait à lui comme le fait toute réalité dont il a conscience et non plus comme le choix qu’opère le sujet (8).

L’idée que l’idée aurait une existence propre a eu et a toujours beaucoup de succès. Elle est cependant très peu compatible avec les résultats des recherches menées sur le langage et sur les facultés cognitives. C’est en tout cas ce qui m’a conduit à penser qu’elle demeure une croyance à laquelle il reste impossible d’accorder le statut de connaissance. Sauf découverte nouvelle très étonnante, la conscience est le seul réceptacle des idées. Même la connaissance - en tant qu’idée d’une chose réelle - reste irrémédiablement enfermée dans la conscience d’où elle ne peut qu’influer sur les autres idées ou sur l’action. A fortiori, les jugements de valeur - en tant qu’opinions choisies sur la base d’un critère - n’ont pas davantage d’existence propre. Affirmer le contraire me semble correspondre à l’invention d’une idéalité peu accordable avec le souci d’écarter les illusions que la démarche scientifique prône en vue de cerner le réel.

Faire son deuil de l’idéalité est quelquefois bien difficile. En effet, qui ne voudrait que certaines valeurs acquièrent un statut moins fragile que celui de croyance ?

La première solution est alors de miser sur la faiblesse des grandes classifications et sur l’imprécision des frontières pour tenter d’accréditer une doctrine moins tranchée, une doctrine qui satisferait notre besoin d’un phare moral. Mais si ce genre d’effort semble raisonnable, il n’est guère rationnel ; il entrave en effet la démarche que réclame le souci de vérité, un effort qui implique le refus de toute compromission à propos de la justification de la connaissance.

L’autre solution consiste à se résigner face au caractère subjectif des valeurs morales - y compris des plus générales - et à accepter éventuellement de combattre pour des idées dont on a conscience du caractère relatif. Que je sache, la relativité de la morale ne lui a jamais nuit. Tout au plus a-t-elle permis de comprendre que certains combats moraux pourraient avoir été menés pour ce que nous jugeons aujourd’hui et maintenant comme une mauvaise cause.

Lorsqu’il affirme l’existence d’une connaissance morale, David Violet me plaît. Car cela témoigne d’un souci du juste qui ne peut que m’agréer. Mais il ne me convainc pas, parce que je ne puis me départir de l’idée que les jugements moraux sont subjectifs. Pour autant, je ne me prive pas d’en porter et ils ressemblent beaucoup à ceux de David Violet.

b) L’argumentaire de David Violet

- Avant tout, trois choses.

I. Dans sa note “Dernière”, David Violet émet toute une série de longues considérations relative à l’humanité auxquelles je n’ai pas l’intention de réagir. Elles me semblent souvent pertinentes et souvent n’impliquent pas la nécessité d’admettre l’existence d’une connaissance morale.

II. Je ne puis répondre exhaustivement à tous les arguments de David Violet, car ils sont très nombreux. Que ce soit lorsqu’il pratique l’analogie ou lorsqu’il cite des auteurs connus, je ne puis que constater qu’il n’apporte aucune preuve relative à l’existence d’une connaissance morale. Je suis étonné de constater qu’il invoque volontiers des auteurs - Bouveresse, Bourdieu, Rosat, Chomsky, Musil, Kraus, Bachelard - dont je suis personnellement tenté de croire qu’ils ne seraient ou n’auraient pas été enclins à admettre qu’existe une morale objective. Bien sûr, le fait que sa conception de l’éthique ne soit guère partagée n’est évidemment pas la preuve qu’il a tort. Mais je comprends mal qu’il puisse assimiler à un rapprochement avec sa thèse les nuances multiples que divers auteurs peuvent avoir formulées au sujet de la difficulté que l’on rencontre quand on cherche à départager les choses.

III. Je m’abstiendrai de répondre encore aux critiques que David Violet adresse au relativisme. Je crois en avoir déjà dit suffisamment à ce sujet.

- J’incline à croire que l’énoncé le plus clair (du moins pour moi) que David Violet a fourni de ce qu’il appelle la connaissance morale tient dans ces quelques phrases placées en début de sa “Troisième” note :
« […] nous savons déjà, dans une certaine mesure, sans recourir à aucun système moral ou juridique, évaluer et prescrire en un sens que je qualifie d’objectif bien des cas d’humanité (ou d’inhumanité) caractérisés et des attitudes éthiques qui conservent un caractère singulier - i.e. non directement généralisables aux autres cas. Ce dont il est question est donc d’élucider ce “sens de l’humanité”, cette “sensation de justesse” qui caractérise certaines de nos évaluations les plus solides, je veux parler de celles qui s’appliquent à des situations déterminées dans lesquelles les êtres humains jugent assez naturellement et unanimement qu’une personne a effectivement fait “preuve d’humanité” […] »

Comment est-il possible qu’une évaluation, qu’une appréciation, qu’un jugement de valeur puisse être considéré comme objectivement supérieur à tout autre, sinon en se référant à un critère préalable - critère moral en l’espèce - dont le contenu découle nécessairement d’un choix subjectif ? Dussions-nous admettre que la préférence ainsi exprimée soit particulièrement forte, impérative même, je n’aperçois pas ce qui pourrait lui conférer une valeur qui - abandonnant sa nature de valeur - deviendrait aussi réelle que peut l’être la divinité aux yeux du croyant. Si je parle de la foi en la divinité, c’est parce que c’est l’exemple le plus commun de l’objectivation abusive d’une idéalité. Le croyant qui insiste sur l’importance de la foi admet implicitement l’absence de preuve de l’existence de la divinité et mise précisément sur la valeur de l’attitude qui consiste à supposer cette existence en raison des bénéfices “spirituels” qui en découleraient. On prête à Jésus cette phrase : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jean, XIV:6) ; la vérité de ce propos n’est justifiée que par le propos lui-même, ce qui à mes yeux est insuffisant, car le vrai ne se satisfait jamais d’être seulement proclamé.

- David Violet cite un long extrait des Frères Kamarazov de Dostoïevki dans lequel Ivan évoque des comportements dont l’atrocité est malaisément contestable (9). Et il le commente notamment comme ceci :
« Les “faits” que Ivan expose à son frère et auxquels il prétend pouvoir se tenir pour sa démonstration sont en réalité des faits de l’espèce “imbriqués”, c’est-à-dire des faits qui, en plus de posséder une partie descriptive (de type ordinaire) intriquent à celle-ci une partie éthique impossible à démêler de la première, et dont la valeur - dans une large mesure incontrôlable - sonne fondamentalement en l’être humain, d’une part parce que ces faits en question laissent difficilement indifférents ceux qui en sont témoins, et d’autre part, parce que la valeur qu’ils véhiculent se conservent très largement par changements de référentiels (comprenez d’époque ou de culture) ; autrement dit, des faits qui sont eux-mêmes une valeur que l’être humain n’a pas le pouvoir de modifier comme bon lui semble (i.e. la qualité “humaine”, ou au contraire, “inhumaine” afférente), ni en changer la perception qualitative par simple passage d’un point de vue humain à un autre.
Ces faits appartiennent à une catégorie de la réalité humaine à laquelle correspond une connaissance de type moral parce qu’ils ont en commun avec les faits de type ordinaire de ne pas pouvoir être librement modifiés, interprétés ou remis en question de n’importe quelle façon. Cultiver la contestation ou le doute à leur propos apparaît donc comme une faute caractérisée au même titre que douter, par exemple, de l’innocence du capitaine Dreyfus ou bien du réchauffement climatique actuel.
 »

Quelle curieuse idée que celle de faits “imbriqués” tels que David Violet les définit ! Il me semble parfaitement possible que, lors de la perception d’un fait, une part d’appréciation subjective se glisse dans ce que l’on croit n’être qu’un constat. Mais, en ce cas, le fait lui-même reste un fait, sans être en rien affecté par la subjectivité de l’observant (10). Un fait ne possède ni « une partie descriptive », ni « une partie éthique » ; c’est celui qui l’observe qui peut en concevoir une description ou une évaluation, et, dans ce procès, il n’est pas rare que l’évaluation biaise la description, quelquefois à l’insu de l’observateur. S’il est vrai que distinguer faits et valeurs prête souvent à confusion, il me paraît regrettable d’ajouter de la confusion à la confusion en imaginant une catégorie de faits ou, pire encore, « une catégorie de la réalité humaine » qui participerait des deux natures.

Quant à affirmer que ces faits “imbriqués” ne pourraient « être librement modifiés, interprétés ou remis en question de n’importe quelle façon », voilà qui me paraît relever de la pétition de principe. On peut - et même, devrais-je dire on doit - douter de tout. Pourquoi ne pourrait-on pas douter de l’innocence de Dreyfus, ou du réchauffement climatique ? S’il s’agit de jouer à mettre en doute ce que l’on croit vrai - comme pourrait le faire celui qui, par exemple, veut satisfaire ses opinons antisémites - alors, effectivement, cela peut être subjectivement jugé pervers. Mais si c’est pour s’assurer que la certitude de l’innocence de Dreyfus est bel et bien fondée sur des preuves solides et qu’il en va de même de la réalité du changement climatique, alors c’est là un doute utile qui participe à l’effort fait pour démêler le faux du vrai. Qu’il serait agréable que toutes les certitudes qui nous habitent soient accompagnées de leur justification !

- David Violet proclame que « l’enjeu de toute science », c’est « la recherche de ce que l’on ne voit pas ». Je suis assez d’accord avec lui, car si l’on veut expliquer les choses, force est de dépasser les apparences premières et de s’intéresser à ce qui échappe aux sens. C’est vrai pour les sciences dures ; ce l’est peut-être davantage encore pour les sciences de l’homme. Mais dire d’une chose qu’elle est cachée ne suffit évidemment pas à en prouver l’existence. Or, il me semble que c’est ce genre de dépassement qu’il pratique lorsqu’il argumente sur « le saut cognitif » que réclamerait l’adhésion à l’idée d’une connaissance morale. Et pour asseoir cette idée que la connaissance morale deviendrait évidente pour qui ferait simplement l’effort de s’avancer au-delà du sens commun, David Violet ne craint pas de citer des auteurs qui réclament ce même effort, mais pour défendre des acquis scientifiques fondés sur des recherches rigoureuses et propres à justifier la réalité d’explications factuellement étayées. Je n’en donnerai qu’un exemple : Bourdieu et Les règles de l’art.

Il est tout à fait exact que Bourdieu fut violemment critiqué par certains pour ses propos sur l’art, ceux-ci considérant qu’il aurait menacé « le “créateur” et le lecteur dans leur liberté et leur singularité ». Mais « l’analyse scientifique » à laquelle il s’est livré portait sur la signification sociale des goûts et non sur les goûts eux-mêmes. Il n’a évidemment pas eu l’ambition de désigner des goûts objectivement supérieurs aux autres, mais uniquement d’expliquer ce qui conduisait les uns ou les autres à aimer, vanter ou vendre certaines œuvres d’art. Il n’a pas isolé une esthétique objective ; il a objectivé des conceptions esthétiques. Ce qui rend caduque l’analogie que David Violet tente de faire avec l’éthique : on pourrait certainement objectiver les rapports entretenus par des classes ou des catégories sociales avec telle ou telle conception morale, par exemple en en faisant « la genèse sociale », en recherchant « la nécessité historique » qu’elle cache (11) ; on ne pourrait évidemment pas hiérarchiser les valeurs morales de manière scientifique. À mon estime, Bourdieu ne sert pas la cause défendue par David Violet ; il la dessert plutôt.

- Je suis porté à croire que l’on se trouve devant un dépassement similaire lorsque David Violet cite Musil et Bouveresse en pensant faussement apporter de l’eau à son moulin. Je reproduis ici le début d’une des citations de Bouveresse qu’il fait, extraite d’un livre que je n’ai pas lu :
« Après avoir formulé le problème de la zone intermédiaire qui se situe entre le domaine de la vérité et celui de la subjectivité, Musil observe que toute sentence morale, y compris la plus simple et la plus banale comme “Tu ne tueras point”, peut nous donner un exemple de cet “entre-deux”. On voit, dit-il, au premier coup d’œil que ce n’est ni une vérité ni une constatation subjective. Et on appelle parfois exigence ou postulat (Forderung) les choses de cette sorte, celles qui ne sont ni des vérités ni des constatations subjectives. En ce qui concerne une injonction comme “Tu ne tueras point”, elle a apparemment un caractère absolu, mais elle admet en même temps des exceptions diverses, qui sont définies avec précision. Elle admet en même temps, en plus de cela, des exceptions imprévues. »

Après la citation, David Violet écrit :
« Ce qu’il est important de comprendre ici, c’est qu’aucun système de moralité (préceptes) ou de légalité (lois) ne peut réussir à contenir l’ensemble des cas susceptibles de se présenter et d’être tranchés », ce avec quoi je ne puis être que totalement d’accord. Puis, il ajoute :
« La morale, en tant que discipline sociale, est un vêtement bien trop étriqué et rigide pour s’accorder avec notre sens éthique, notre sens de l’humanité commune. Si la morale se blesse c’est qu’elle se cogne en permanence (Nietzsche). »
Si la morale (sociale) est trop étriquée pour notre éthique (individuelle), elle n’est cependant que la sédimentation de ce que le monde social nous insuffle et nous inspire en permanence jusqu’à façonner notre habitus.

Mais l’important n’est pas vraiment là. Juste avant la citation, David Violet l’a en effet annoncée par ces mots :
« Avec certains de nos jugements de valeurs nous atteignons à des pensées “intermédiaires” ou “imbriquées”, ni entièrement des vérités au sens “classique” du terme (i.e. de type propositionnel ou énoncé de fait), ni simplement des opinions ou des préférences subjectives. »
Il semble donc que la citation visait à conforter l’idée des faits ou pensées “imbriqué(e)s”, c’est-à-dire une sorte de troisième catégorie à côté des faits et des valeurs, une catégorie “intermédiaire”, qui aurait l’avantage aux yeux de David Violet de participer à la nature du fait objectif, sans pour autant se départir de son essence subjective ; pour tout dire : la connaissance morale ! Or, la citation ne contient rien de semblable. Elle évoque la nature d’une prescription dont, effectivement, il est souvent très hardi de prétendre qu’elle serait un fait, et rien qu’un fait, ou qu’une valeur, et rien qu’une valeur ; qu’« une vérité » ou qu’« une constatation subjective ». Pour le dire vite, de tous les énoncés performatifs, c’est le plus impérieux.

Quant à l’extrait de l’Essai V de Bouveresse qui porte sur les relations entre la complétude et la décidabilité chez Leibniz et dont David Violet use pour asseoir l’idée que « l’éthique est une logique » et pour étendre le « concept de “connaissance” au cas de l’éthique », on aperçoit encore moins bien le rapport. Que l’on puisse faire preuve de logique lorsqu’on manie des concepts éthiques, soit ; puisque la compatibilité entre diverses idées morales peut effectivement se mesurer avec des critères comme la déduction, l’induction, la cohérence, la connexité, le paradoxe, etc. Mais les implications avec le réel que Bouveresse évoque à propos de la formalisation et la mécanisation visent le rapport entre des connaissances abstraites issues de raisonnements logiques et l’usage qui en est fait dans la matérialité des choses, et non l’attribution d’une quelconque réalité objective à des jugements éthiques.

- Ai-je besoin d’ajouter une nouvelle fois que je me sais très faillible et que mes réactions méritent sans nul doute d’être contredites ?

Et à propos de ma faillibilité, il est exact comme le relève David Violet que, dans la phrase qu’il cite et qui provient d’un commentaire que j’ai placé le 2 février 2019 sur mon blog au bas de ma note du 23 janvier 2019, j’ai écrit “prémices” là où j’aurais dû écrire “prémisses” (puisqu’il était question de raisonnements). Je ne vois pas où j’aurais à nouveau commis cette faute. Pourtant, David Violet écrit ceci :
« Aussi, je remarque qu’il y a dans le distinguo qu’il fait entre “évidence” et “préférence”, toute la différence qui existe entre “prémices” et “prémisses” dont j’avais remarqué déjà à plusieurs reprises sa prédilection (consciente ou inconsciente) à faire usage le cas échéant de la première orthographe plutôt que de la seconde. […]
Ceci n’aurait pas grande importance s’il n’en résultait pas, en ce point exactement, un dissensus - peut-être plus fondamental qu’il n’y paraît - entre nos deux approches. Car je soupçonne dans ce qui apparait à première vue comme un détail orthographique insignifiant l’ombre d’une idée centrale - que je crois au cœur même du raisonnement de mon contradicteur - et à laquelle précisément je m’oppose, à savoir, sa croyance tenace dans l’absence totale de déterminations et de limitations de nature “logiques” liant d’un côté ce qu’il place sous le terme “prémices” (et non “prémisses”) - lequel terme lui sert uniquement à affirmer le caractère premier d’une origine, d’un prélude ou d’un signe avant-coureur qui, au fond, ne nécessite, n’implique et ne prédique absolument rien - et, de l’autre ce qui est désigné sous le nom de “préférences morales”. Il semble refuser toute espèce de
nexus (de liens d’inférence, de conséquence ou encore de nécessité) susceptible de propager et d’affecter d’un caractère d’évidence nos préférences morales. C’est cela même que je conteste. »

S’il me faut être sincère dans ma réaction, je dirai que les bras m’en tombent ! Dois-je comprendre que, malicieusement ou inconsciemment, j’aurais usé du mot “prémices” (commencements) au lieu du mot “prémisses” (propositions préalables à un raisonnement) pour mieux disqualifier celles-ci en les nommant préférences ? Serait-il impossible de raisonner à partir de prémisses arbitraires, erronées ou fantaisistes ? Voilà qui dénote - suis-je tenté de croire - une certaine opiniâtreté dans le souhait de détenir une vérité qui m’échapperait.

4. La perception musicale

Dans cette note, David Violet se livre à une analogie. Il souhaite en effet montrer que, de même que la façon dont on perçoit la musique tonale témoigne d’une réalité objective qui expliquerait qu’elle s’apprécie davantage que la musique atonale, de même l’“humanité” représenterait une éthique dont l’objectivité expliquerait le succès.

Je serai bref, car il me paraît que l’analogie est abusive. Il existe en effet en musique un fondement naturel qui explique l’agrément de la musique tonale : c’est ce que l’on appelle les harmoniques naturelles. Que je sache, la morale ne vibre pas.

(1) Le débat auquel participe la présente note a débuté par des commentaires figurant sous mes notes des 23 janvier, 1er et 25 février 2019 et s’est poursuivi par les textes suivants :
une note du 1er mars 2019 de David Violet ;
ma note du 15 mai 2019 ;
une note du 15 juin de D. V. ;
une note du 6 juillet 2019 de D. V. ;
ma note du 22 juillet 2019 ;
une note du 13 août 2019 de D. V. et trois notes du 24 août 2019 de D. V. : une sur la musique, une intitulée Troisième partie et une intitulée Dernière partie.
(2) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 965-989.
(3) Montaigne, op. cit., p. 158.
(4) Telle que s’y est livré Kant dans Les fondements de la métaphysique des mœurs.
(5) 32 ans durant, j’ai assidument fréquenté une association initiatique où j’ai espéré trouver le réceptacle de cette ambition ; outre des règles du débat propices à la parrhèsia, s’y trouvait garantie - avantage non négligeable - la discrétion des échanges.
(6) On doit la notion de “concept épais” à Bernard Williams, laquelle visait le champ sémantique d’un mot et non son usage circonstanciel.
(7) Ce qui ne signifie pas que bien des choses qu’il écrit à cet occasion ne me paraissent justes. Mais elles ne me semblent pas renverser les « assignations » premières.
(8) J’emploie ici les mots “choix” et “sujet” alors même que je reste convaincu qu’ils traduisent l’existence d’un libre-arbitre auquel je ne crois guère. C’est qu’ils rendent précisément compte du caractère subjectif de la pensée cogitante, même chez les plus déterministes.
(9) Il s’agit d’un extrait du chapitre IV (“La révolte”) du livre V.
(10) Je ne vise pas ici la situation où l’opinion relative à une opinion parvient à modifier cette dernière. En pareil cas, ce n’est pas l’observation qui agit, mais bien la révélation de son résultat.
(11) En utilisant les expressions « genèse sociale » et « nécessité historique », Bourdieu est conscient de porter atteinte à l’« expérience absolue, étrangère aux contingences d’une genèse » (Cf. Les règles de l’art, Seuil, 1992, p. 14) de celui qui reconnaît sans autre raison qu’esthétique à une œuvre d’art une valeur exceptionnelle. À noter que son point de vue se complexifie très fort du fait qu’il voit dans l’analyse scientifique menée une occasion de “mieux” aimer l’œuvre (par ce qu’il appelle « l’amor intellectualis rei »), tout comme il espère que l’élucidation des déterminations peut aider l’homme à s’en libérer. Il s’agit là d’un point de vue que je discute ; mais ce n’en est pas ici l’endroit. J’ajouterai que David Violet n’a pas tort de “tirer à lui” ce que Bourdieu dit de la compréhension de l’autre dans La misère du monde ; mais il s’agit précisément là d’un livre que je trouve très contestable d’un point de vue scientifique, un livre dans lequel ce qu’il avait appelé l’« exercice spirituel » l’avait conduit à utiliser une méthodologie fort douteuse.

lundi 22 juillet 2019

Note d’opinion : la morale (suite)

À propos de la morale (suite)

Sur son blog, David Violet a placé deux notes - l’une le 15 juin 2019, l’autre le 6 juillet 2019 (et il en annonce une éventuelle troisième) - en vue de répondre à ma propre note du 15 mai 2019 consacrée à la morale. Cette dernière ne faisait d’ailleurs que poursuivre un débat entamé dès le mois de février, débat que je me propose de poursuivre ici.

D’emblée, il me faut dire que j’ai été frappé par ce qui différencie la note du 6 juillet de celle du 15 juin. Au début de celle-ci, David Violet annonçait d’ailleurs qu’il s’y consacrait à rectifier « un certain nombre de malentendus », « avant d’en arriver à ce [qu’il] juge le 'vif du sujet’ ». Peut-être cette différence a-t-elle un rapport avec ce qui m’apparaît comme un glissement à propos de la question débattue ; encore formulée « Y a-t-il une connaissance morale » le 15 juin, elle porte, le 6 juillet, sur « les fondements d’une connaissance morale ». Suis-je en train d’accorder une importance excessive à cette nuance ? Peut-être, mais j’ai l’impression que David Violet a lui-même souhaité que j’en tienne compte. J’y reviendrai.

Compte tenu de cette différence - sinon effective, du moins perçue -, je commenterai les deux notes séparément.

1. La note du 15 juin 2019

Je m’en voudrais de donner l’impression que je passe à une sorte de métadiscours (procédé qu’utilisent parfois ceux qui ne veulent plus répondre aux arguments qu’on leur oppose et qui consiste à reprendre les choses d’un point de vue plus global dans l’espoir d’y trouver, sinon de quoi convaincre, du moins de quoi vaincre). Je suis d’autant moins tenté de le faire (mais je vais de me livrer à quelque chose qui y ressemble), que tout l’intérêt des échanges auxquels je me livre avec David Violet réside, selon moi, dans le fait que nous livrons chacun ce qu’il nous semble possible de penser des questions débattues, sans durcir l’exercice par de trop copieux savoirs techniques empruntés. J’entends bien, donc, répondre à ses arguments, même si je souhaite préalablement faire état d’idées personnelles qui, à ce stade de la discussion, me paraissent mériter d’être exposées.

La hiérarchie des savoirs et des savants

En ce qui me concerne - je l’ai souvent dit -, je ne suis pas philosophe et je ne me sens pas capable de porter le débat jusqu’à un niveau où il pourrait embrasser tout ce que la philosophie “professionnelle” élucide (et dont le niveau de complexité dépasse ce que je puis suivre aisément). Je ne voudrais surtout pas être mal compris, mais il me paraît utile de faire ici état d’une conviction que j’entretiens depuis longtemps et qui concerne une hiérarchie des savoirs et des savants. Quel que soit le domaine abordé, on peut supposer qu’existent différents niveaux de débat ; depuis le sens commun le plus élémentaire, jusqu’à l’expertise la plus pointue, en passant par divers degrés d’information, les échanges d’arguments prennent des tournures très variées (1). Or, si des différences de niveau entre contradicteurs sont trop grandes, apparaissent des risques de domination, d’intimidation, voire de cuistrerie.

Le fait serait presque banal si l’on pouvait admettre que les mieux lotis en savoirs sont nécessairement ceux qui approchent au plus près la vérité des choses. Mais tel n’est pas toujours le cas. Au risque de paraître me consoler un peu vite de mes ignorances, je suis plutôt porté à supposer que la vérité des choses est à l’occasion mieux approchée par un niveau qui n’est pas le plus supérieur. C’est que la compétence se paie quelquefois d’un prix qui équivaut à une sorte d’enfermement dans ce que l’on peut appeler les controverses de spécialistes. Sans parler bien sûr des positions statutaires qui reconnaissent souvent au savant connu un droit de dire plus conforme, plus juste, plus vrai.

Je crois que, à cet égard, un exemple éclaircira peut-être ce que je veux dire. Partons d’un livre de philosophie (c’est le terrain sur lequel nous débattons), d’un livre consacré à la philosophie de la connaissance (c’est le domaine où nous nous aventurons), un livre relativement récent et émanant d’une philosophe qui a, entre autres, bénéficié de l’influence de Jacques Bouveresse (nous le citons volontiers) et qui a le mérite de faire le point sur un maximum d’antécédents aux questions actuelles que posent la réalité, le rationalisme, la connaissance et la métaphysique. Je veux parler du Ciment des choses de Claudine Tiercelin (Éd. d’Ithaque, 2011).

Il me faut admettre que je suis très loin d’en avoir tout compris. Il est probable qu’une pleine compréhension de l’ouvrage réclamerait au moins d’avoir lu et compris les auteurs cités et surtout d’avoir pleinement assimilé la position précise des divers courants qui permettent à Tiercelin de dresser des inventaires d’avantages et d’inconvénients en rapport avec chacun d’eux. Reste que je n’ai pas le sentiment qu’elle ait bluffé (ce qui arrive quelquefois) et moins encore qu’elle ait tracé une ligne de conduite (il s’agit de la “métaphysique scientifique réaliste”) qui ne soit pas conforme à ses convictions. Si je cite ce livre, c’est parce qu’il participe, me semble-t-il, aux tentatives actuelles visant à endiguer l’irrationalisme et à accorder à la démarche scientifique l’attention que selon moi elle mérite. Mais c’est aussi parce que l’auteure me paraît avoir opéré in fine des choix (je pense plus précisément aux voies que représentent pour elle la métaphysique - comprise notamment comme le recours à l’abduction des mondes possibles ou à l’usage théorique des inobservables, voire aux expériences de pensée) qui ne sont peut-être pas mieux justifiés, en définitive, que ceux que feraient de bien moins savants sur des bases intuitives. Rien ne permet d’écarter l’hypothèse que ce qui me fait parler ainsi est la profondeur de ma méconnaissance des arguments déployés, ce que je confesse très volontiers. Mais pour que j’en rabatte vraiment au sujet des mérites éventuels d’une conviction fondée sur un niveau de savoir plus modeste, il ne suffirait pas d’établir que je parle de choses que je connais mal - ce qui est incontestable -, mais bien de prouver que les choix posés par Claudine Tiercelin sont effectivement décisifs, au point par exemple, que ceux qui en sauraient autant qu’elle se rallient à ses convictions.

Bien entendu, cette légitimité des “moins sachants” est très relative et il ne faudrait pas en déduire que savoir et ignorer se valent. La démarche scientifique exige de savoir autant que cela est possible et s’inquiéter de savoir est en tout cas plus profitable à ceux qui tentent de démêler le faux du vrai que ne peut l’être de se satisfaire d’ignorer. Croire savoir est par contre un sérieux handicap, dont une dose de relativisme et de scepticisme permet peut-être de se protéger.

Si j’ai cru bon d’évoquer ici cette question de la hiérarchie des savoirs et des savants, c’est parce que - j’ose le dire - je n’ai aucune difficulté à affirmer tout l’intérêt que présentent pour moi les arguments échangés avec David Violet - lequel est souvent mieux éclairé que moi -, même si je suis par ailleurs conscient que d’autres, sur ces mêmes questions, pourraient raffiner fortement les concepts et les références. Il y a ceux qui défendent des opinions sans être conscients que d’autres détiennent un savoir qu’il ne serait pas inutile de détenir. Il y a ensuite ceux qui renoncent à défendre leurs opinions, conscients qu’ils sont qu’elles pourraient être mieux justifiées. Et puis, il y ceux qui sont conscients de leurs limites et qui ne renoncent pas pour autant à défendre leurs opinions, au moins jusqu’à ce qu’ils découvrent de quoi les réviser ; je suis plutôt de ceux-ci. Or, le fait est que la question de la connaissance morale, comme celle du fondement de cette connaissance, n’a encore été définitivement tranchée par personne.

Et l’aspect sociologique de la question ?

J’ai suivi une formation en sciences sociales dans les années 60 et j’ai conservé depuis lors pour ces disciplines un intérêt permanent. Pour autant, je ne suis évidemment pas sociologue et je n’ai même aucun titre et aucune expérience (sinon de façon très éphémère celle de l’enseignement) à faire valoir pour m’attribuer quelque compétence particulière que ce soit en ce domaine. Reste que j’ai suivi d’assez près quelques auteurs notoires, parmi lesquels Pierre Bourdieu. Et j’ai beaucoup apprécié les méthodes qu’il a utilisées et les concepts qu’il a forgés au fil de sa carrière. Pourtant, il est un point sur lequel j’ai fortement divergé de son propre parcours, c’est celui de l’engagement politique et de la neutralité axiologique.

À cet égard, j’ai plutôt suivi l’évolution qui fut celle de Jean-Claude Passeron, telle qu’il en fait état dans un texte très intéressant intitulé “Le sociologue en politique et vice versa : enquêtes sociologiques et réformes pédagogiques dans les années 60” (2). Il y rappelle - ce que Bourdieu a pu parfois sembler oublier après le tournant de l’année 1992 - le sens du principe wébérien de neutralité axiologique, et il le fait en ces termes :
« Sociologue et épistémologue des sciences sociales, Weber a inlassablement analysé, et lui-même pratiqué, cette association, à première vue paradoxale et pourtant très réfléchie, entre, d’une part, la suspension de tout jugement de valeur sur les valeurs qui commandent les actes des individus, groupes ou civilisations - c’est la “neutralité axiologique” (Wertfreiheit) à laquelle s’oblige le sociologue - et, d’autre part, l’implication intellectuelle, mais aussi affective, parfois passionnelle, qu’il doit introduire dans l’analyse des valeurs quand il veut en “comprendre” le sens pour décrire et imputer à des causes leurs orientations et leurs effets historiques. C’est cette implication heuristique, et seulement heuristique, que Weber nommait le “rapport aux valeurs” (Wertbeziehung). Elle caractérise l’attitude du chercheur quand il prend comme objet d’étude le rôle actif que jouent, en tout processus historique, les valeurs d’une culture - leur “légitimité” aux yeux de ceux qui les reconnaissent comme telles. Entendons bien : non pas le rapport du chercheur à ses propres valeurs, dont il doit oublier, dans son métier de savant, la légitimité qu’il leur reconnaît personnellement, mais le rapport aux valeurs, propre à d’autres hommes ou d’autres civilisations, dont il ne pourrait comprendre le sens s’il ne s’appuyait sur son expérience de ce qu’est toute expérience des valeurs, indépendamment du contenu variable de celles-ci. Le sociologue comme l’historien ne peuvent en effet “expliquer” leurs faits, toujours solidaires des “configurations” socioculturelles où ils les observent, qu’en faisant “comprendre” à la fois le sens de leur cohérence interne et la “force” de leurs liens avec des corrélants externes. » (3)

En fait, le principe de neutralité axiologique pose deux problèmes bien différents : d’une part, il s’agit d’affronter la difficulté que représente pour un chercheur la nécessité de faire taire sa subjectivité ; de l’autre, il s’agit de ne pas interpréter le produit de la recherche ainsi menée comme un jugement de valeur prenant éventuellement parti pour certaines des valeurs étudiées. De ce deuxième problème, Bourdieu lui-même a bien défini le malentendu qu’il génère souvent :
« Les gens confondent cette proposition que Weber appelait “proposition inspirée par la référence aux valeurs” avec un “jugement de valeur”. Il y a, dans la réalité, des valeurs auxquelles le sociologue se réfère et qu’il enregistre : ne pas connaître et reconnaître cette hiérarchie des valeurs rendrait la réalité absurde. Confondant la référence aux valeurs avec les jugements de valeur, on attribue au sociologue des jugements de valeur, alors qu’il n’opère que par référence aux valeurs [qui existent dans la réalité]. » (4)

Si j’évoque ainsi ces questions, c’est parce qu’il me semble que les arguments qu’avance David Violet au sujet du fondement de la connaissance morale sont formulés - c’est presque toujours le cas lorsqu’on aborde un problème de façon philosophique - comme si le sujet disposait du libre-arbitre le plus complet. Je m’empresse de dire que j’ai sans doute fait de même jusqu’à présent. Pourtant, ma position vis-à-vis du relativisme n’est pas totalement étrangère à une conception plus déterministe, à laquelle incline quelquefois l’intérêt pour l’aspect sociologique des choses. Les principes moraux auxquels obéissent les hommes sont véhiculés par le monde social auquel ils appartiennent, et s’il arrive que certains s’en démarquent, c’est encore parce que leur propre histoire contient les déterminations qui les ont incliné à évoluer.

À certaines époques, dans certaines sociétés, ces principes contenaient les idées qu’il était indispensable de tuer ceux qui ne les respectaient pas, ou encore d’asservir ceux dont notre bien-être dépendait, ou encore de réunir dans un même mépris et une même sujétion animaux et hommes d’aspect différent. Il serait naïf de croire que ces idées étaient empreintes de la moindre culpabilité. Elles étaient au contraire vécues comme le meilleur des biens choisis. Et leur légitimité fut défendue dans le passé par des philosophes comme par exemple Aristote, Augustin, Descartes, Voltaire, ou encore Heiddeger. Le relativisme historique voudrait que nous examinions l’expression de ces idées en les replaçant dans leur contexte et en nous abstenant de les juger comme si elles étaient prônées aujourd’hui. Y a-t-il, par exemple, démarche plus stupide que celle qui consiste à vouloir faire interdire la vente de l’album d’Hergé Tintin au Congo, sous le prétexte que les propos racistes que l’on y trouve ne devraient pas être prononcés aujourd’hui ? Doit-on condamner tous les philosophes de l’Antiquité au motif qu’ils ne s’insurgèrent guère contre l’esclavage ? Tout cela relève d’une conception qui confère à la morale une valeur universelle et intemporelle, peu compatible avec ce que les sciences sociales nous apprennent.

Il ne faudrait pas, bien sûr, en déduire que toutes les conceptions morales se valent, ne serait-ce que parce qu’il existe peut-être hic et nunc une sorte d’adéquation entre les valeurs les plus estimées et l’état du monde social. Peut-être aussi parce que - je ne suis pas en mesure de prouver le contraire - il existe une morale dont le fondement est à ce point humain qu’il transcende toutes les particularités historiques et sociales. Ce qui est constant, en tout cas, y compris chez ceux dont nous jugeons qu’ils agissent de façon très immorale, c’est la conviction qu’un bien justifie leur comportement et qu’un mal vaut d’y être sacrifié.

Les arguments de David Violet

La lecture de la note du 15 juin 2019 de David Violet m’est apparue très intéressante, notamment parce que c’est la première fois que je mesure combien son point de vue sur la connaissance morale domine très fortement l’opinion qu’il se fait de tout ce qui gravite autour du comportement humain. Et son “projet scientifique” dans lequel compétences mathématiques, littéraires et informatiques seraient non seulement sollicitées, mais idéalement mêlées et mises en interaction les unes avec les autres dans le but d’esquisser une solution au problème de l’objectivation d’une “connaissance morale”, m’intrigue beaucoup. Non pas que tout ne puisse faire l’objet d’une recherche scientifique - c’est-à-dire d’une tentative rigoureuse d’objectivation des pulsions morales -, mais parce que je ne vois pas trop bien ce que peut être “l’objectivation d’une connaissance” - fût-elle “morale” - et surtout pour quel motif il conviendrait de n’appeler à participer à cette recherche que les compétences mathématiques, littéraires et informatiques, trio qui me semble insolite dès lors que la question concerne le comportement humain et sollicite plutôt les compétences psychologiques et sociologiques.

Venons-en au malentendu évoqué par David Violet. Quant à la nature de la “connaissance morale” dont il parle, je ne pense pas m’être jamais mépris. Si j’ai parlé de préceptes premiers, ce n’est certes pas avec l’idée d’un catéchisme qui les contiendrait, mais parce qu’il me semble aisé de caractériser de la sorte l’orientation d’une “loi d’humanité” qui, non autrement spécifiée, souffre d’un flou préjudiciable à sa compréhension. Qu’aux yeux de David Violet, je puisse avoir imprudemment choisi de parler de préceptes, je le comprends et il m’en excusera. Reste que cette “loi d’humanité” se présente, me semble-t-il, comme une tendance de fond qui résiderait en l’homme et ne serait contrecarrée que par de regrettables accidents qui, à force, la rendraient peu visible. C’est ainsi que j’avais déjà compris l’idée de David Violet, ne serait-ce qu’au travers des extraits qu’il cite une nouvelle fois. Tout cela, je dois le dire sans détour, ne me paraît pas pour autant convaincant.

Et j’en viens à présent au relativisme, lequel serait selon David Violet le principal obstacle à un éventuel rapprochement. « Le relativisme n’est-il pas de manière générale le reflet d’une sournoise imposture ou d’une attitude excessive ou inconséquente ? » demande-t-il. Je pense que non. Ceux que rassemble le combat contre le relativisme sont variés et presque toujours campés sur des positions qu’il leur est impératif de défendre. Ce fut le cas de Benoît XVI, lorsqu’il dénonça le relativisme de certains catholiques, lesquels succombèrent à la vogue de l’ouverture d’esprit au point d’admettre volontiers que les religions, comme les philosophies ou les médecines, se valaient toutes. Un peu de la même façon, dans le camp des défenseurs de la rationalité groupés autour de Jacques Bouveresse, on crut bon de caractériser le post-modernisme par le relativisme de ses adeptes, alors même que ceux-ci se montraient le plus souvent incapables de relativiser leur propre point de vue (5), notamment au regard de l’effet de mode qu’il a suscité. Claude Lévi-Strauss et Pierre Bourdieu furent, selon moi, des relativistes modérés et conséquents - si tant est que le titre de relativiste puisse être décerné sans tromper et sans appauvrir des œuvres autrement complexes. À l’issue d’une deuxième question qui suppose que je sois victime d’un “effet d’allodoxia”, David Violet cite une phrase de Bourdieu que, personnellement, je juge assez regrettable, une phrase qui est censée définir ce qu’est l’“effet d’allodoxia” : « Le fait de prendre une opinion pour une autre, comme de loin on prend une personne pour une autre (l’équivalent de ce qui, dans le domaine alimentaire, conduit à prendre des golden pour des pommes, du skai pour du cuir ou des valses de Strauss pour de la musique classique). » Était-il nécessaire de fournir des exemples à ce point caractéristiques du goût vulgaire pour une expression a priori vouée aux malentendus philosophiques (6), alors même qu’il avait précisément démonté, dans La distinction (7), le mécanisme social qui condamnait certaines catégories sociales à ce genre de méprise ? (8)

Ce qui me permet d’en arriver à ce concept de “repère” que l’usage que je me permis d’en faire - « le relativisme ne s’identifie pas à une perte définitive de repères » - suscita chez David Violet l’idée que je concédais ainsi quelque chose à cet humain réaliste et objectivable dont il proclame et défend l’existence. Toute subjective qu’elle soit, la morale se forge des repères ; ils sont en quelque sorte un matériau permettant de cerner cette réalité que constituent les jugements de valeur, alors même qu’il est seulement question de les analyser et non de choisir ceux qui auraient notre préférence. Que serait donc ce relativisme qui prétendrait qu’il n’existe pas de repères moraux ou, pire encore, qu’il conviendrait que n’existât aucun d’eux ? Ce serait comme prétendre que le droit existe indépendamment de toute idée de justice sous le curieux prétexte que toute idée de justice est illusoire et que ce ne serait que la force qui, en réalité, fonderait le droit. (9). Constater l’existence du droit ou des repères moraux - c’est-à-dire de topoï, imprécis, subjectifs et diffus -, ce n’est pas y adhérer, même si par ailleurs il apparaitrait utile de marquer l’une ou l’autre préférence dès lors que ceux-ci jouent un rôle dans l’évolution sociale. Ce qui mérite, en pareil cas, d’entretenir une certaine vigilance relativiste, c’est précisément le fait que la notion de droit ou les repères moraux constatés doivent toujours quelque chose au contexte dans lequel ils ont surgi ou dans lequel ils survivent. Et ce lieu-là est bien réel, même s’il n’est pas toujours identifiable.

C’est ici qu’il me semble utile d’ouvrir une parenthèse à propos d’une question qui n’est pas directement en rapport avec le problème débattu, mais qui me semble de nature à permettre un meilleur éclairage de ma position. Les convictions que l’on peut entretenir au sujet des attitudes subjectives ne mettent personne - suis-je tenté de croire - en capacité de s’en abstraire complètement. Par exemple, si je suis convaincu que le libre-arbitre n’existe pas, qu’il s’agit d’une illusion et que c’est l’inconscience de ce qui nous détermine qui incline à y croire, cela ne me permettra pas pour autant de vivre tel un fataliste absolu ; en pareil cas, je me comporterai néanmoins comme si je posais de véritables choix et comme si je jouissais effectivement de la liberté de penser et d’agir que l’opinion commune reconnaît à tous. C’est un déterminisme de plus que celui qui nous conduit à ne pouvoir nous libérer de l’illusion du libre-arbitre. De même, je puis être convaincu que les orientations morales sont relatives et conditionnées par le contexte social, sans pour autant être en mesure d’esquiver toute manifestation de préférence morale, car ce qui me détermine à juger précède ce qui me permet d’élucider. Évidemment, on peut alors vivre des dilemmes déchirants. Ainsi, si tout nous conduit a priori à condamner l’excision en raison des souffrances qu’elle provoque, de l’injustice dont elle témoigne et du manque de respect de l’intégrité physique des femmes qu’elle trahit, il n’est pas saugrenu de tenter de comprendre ce qui a amené plusieurs sociétés africaines à la pratiquer et, surtout, à considérer son accomplissement comme un devoir moral. On vit à cet occasion une de ces contradictions dont David Violet admire l’aveu fait, mais qu’il aurait pu juger moins digne d’éloges s’il avait deviné que je les crois souvent irréductibles et très universellement répandues, y compris chez ceux qui s’en croient exempts.

David Violet trouve exagérée « la thèse selon laquelle la valeur et le sens de nos institutions morales peuvent être modifiées à peu près sans limite et en arriver à subir des inversions de signe par simple passage d’un point de vue humain à un autre. » Si pareille thèse a ses adeptes, je n’en suis pas. En effet, il n’est pas nécessaire de pousser la variabilité des conceptions morales jusque-là pour contester l’existence d’une connaissance morale. Je puis même facilement admettre qu’il existe peut-être des constantes statistiques dans la distribution des actes moralement approuvés et désapprouvés, sans pour autant être contraint d’adhérer à l’idée d’une évidence morale objectivable. (10)

Dans le même esprit, je comprends mal qu’il puisse être tiré argument du fait que j’aie évoqué une préférence qui pouvait « au moins préserver du pire » pour en déduire que je me mettais « tout à coup à jouer la carte de l’“évidence” axiologique » que je reproche à David Violet de jouer. La façon dont celui-ci aperçoit dans l’évocation du pire le signe « d’un principe essentiel et consubstantiel à l’esprit de l’homme » me paraît céder beaucoup au “mythe de l’intériorité” (11) L’homme est aussi peu stable que ne l’est la nature, laquelle connaît « un branle pérenne », serait-il quelquefois « languissant », comme disait Montaigne.

Savoir si je suis relativiste ou non n’a selon moi guère d’intérêt. La question est plutôt de savoir s’il existe réellement une forme de relativisme qui aide à démêler le faux du vrai et si, surtout, l’absence de perspective relativiste ne conduit pas souvent à sous-estimer l’importance du point de vue - du lieu d’où l’on voit les choses - lorsqu’il est question du comportement humain. Le propos de Lichtenberg auquel David Violet voudrait pouvoir s’en tenir (« Ne pas juger les hommes selon leurs opinions, mais d’après ce que les opinions font d’eux ») illustre selon moi la nécessité de relativiser l’opinion proclamée au regard de ce qu’elle conduit à faire, autrement dit de la façon dont celui qui s’en revendique l’interprète ; il ne s’agit pas là de distinguer seulement les actes des paroles, mais avant tout d’élucider ce que des paroles, quelquefois semblables, entraînent comme actes différents.

« La conception consacrée que notre époque » se ferait, selon David Violet, du relativisme ne me paraît en fait qu’une manière de cibler les relativistes propre à certains philosophes. Dans le monde social, le relativisme est perçu de façon beaucoup moins précise et le mot sert à désigner des conceptions variées et quelquefois contradictoires. Encore que ce que ciblent les philosophes en question n’est pas toujours clairement caractérisé par l’accusation de relativisme. À partir de l’extrait de l’entretien que Jacques Bouveresse a accordé récemment à Marie Hermann et Sylvain Laurens, David Violet semble assimiler tout relativiste à quelqu’un qui méconnaît les vérités objectives et les faits objectifs. Mais ceux auxquels s’en prend vraiment Bouveresse, ce sont les déconstructionnistes, lesquels ont selon moi très souvent dépassé - et de beaucoup - ce qu’un certain relativisme peut avoir d’heuristique. En outre, dans ce même extrait, Bouveresse se concentre sur une question éminemment politique, à savoir ce qui pourrait encourager les masses à se détourner de personnages tels Trump. L’idée que l’attitude des philosophes soit d’un certain poids dans pareille influence me paraît incertaine ; peut-être est-il moins douteux que la doxa du monde social pèse de quelque façon sur le positionnement des philosophes. Pour le reste, je ne puis évidemment qu’approuver tout ce que David Violet dit et cite à propos du nécessaire respect des faits et de l’indispensable départage du faux et du vrai.

En ce qui concerne ce que David Violet dit à propos de l’insuffisance du langage à caractériser la moralité à lui seul, je reste très sceptique. Car enfin, si l’on campe sur l’idée que le langage ferait obstacle en la matière à tout accès à une connaissance au sens strict - la connaissance en question se trouvant « au-delà des mots pour la dire » -, on en revient une nouvelle fois à l’intériorité comme source d’un certain savoir, là même où il me semble qu’une connaissance clairement énoncée est possible. Il ne faut pas confondre ce que la pudeur ou l’impudeur invite à taire, lorsqu’il s’agit de la morale dont on se réclame, de l’information qu’il est possible de recueillir à propos des différentes morales et de ce qui les distingue. Lorsque Max Weber analyse les différentes formes prises par les religions du salut (12), il livre beaucoup de faits propres à construire une connaissance des morales, telles qu’elles influent sur la vie sociale et économique, une connaissance qui nous permet de relativiser notre propre rapport à la moralité. Et lorsque David Violet fait valoir la supériorité de la pratique sur la théorie et prône une morale plus “mostrative” que démonstrative, il me donne l’impression - peut-être erronée - d’être plus proche de la dévotion que de la recherche et plus proche du langage des théologiens que des chercheurs ; à moins qu’il ne soit sous l’influence de Peirce ? Quand à dire que l’« on peut voir un degré de liberté supplémentaire accordé à l’acte de langage par rapport à l’acte de penser » - pour en déduire que « le pouvoir de dire ce qui n’est pas l’égal de ce qui est » -, cela me semble relever d’une curieuse confusion entre le fait que l’homme puisse évidemment dire autre chose que ce qu’il pense (la chose dite étant par ailleurs vraie ou fausse) et le fait de ne pouvoir autrement penser qu’en usant du langage. Il y a de nouveau là quelque chose qui me paraît proche d’une capucinade invitant l’homme “humain” à ne dire que la vérité. En fait, le rapport entre le langage et la pensée qu’évoque Jacques Bouveresse dans l’extrait de Bourdieu, savant et politique (13) cité par David Violet illustre précisément le fait que, ne pensant qu’au moyen du langage, celui-ci pèse sur notre pensée, notamment par le truchement de mécanismes et d’automatismes qui affaiblissent notre capacité à démêler le faux du vrai.

2. La note du 6 juillet 2019

Je serai beaucoup moins long à propos de la deuxième note de David Violet. En effet, celle-ci - peut-être parce qu’elle ambitionne de s’attacher aux fondements de la connaissance morale - révèle un ton différent, propice à l’évocation de l’ineffable, voire du sublime. Et les citations qu’elle recèle me conduisent à penser que David Violet et moi-même ne lisons pas la même chose lorsque nous nous penchons sur Wittgenstein, sur Bouveresse, sur Lichtenberg, sur Musil, voire sur Marcel Aymé. Par contre, il n’est pas impossible que nous lisions Tolstoï de la même façon.

Il me semble que le paragraphe le plus révélateur de cette note, c’est cette sorte de déclaration d’intention par laquelle David Violet définit son projet principal :
« Au fond, la tâche que je voudrais ici me fixer n’est pas tant de célébrer ou d'absolutiser la connaissance morale, ni d'ailleurs de la minimiser, encore moins de la prêcher, ou - au contraire - de la dénier ; non l'idéal que je poursuis par le truchement de cet échange est plutôt de réussir à expliquer pourquoi en tant qu'êtres humains nous avons un besoin essentiel du concept de "connaissance morale" et ce que cela signifie d'être en possession de celui-ci, étant entendu qu'un tel concept s'applique déjà à travers une multitude d'usages ordinaires que nous faisons dans la vie de tous les jours sans que cela nous pose des difficultés particulières et des problèmes insurmontables. »

L’ambition de démontrer que l’homme a besoin d’un concept - en l’occurrence celui de “connaissance morale” - me paraît personnellement très étrange. Et l’idée de définir ce que signifie le fait de le posséder, davantage encore. C’est peut-être là que nos divergences trouvent leur racine la plus coriace.

J’ai souvent pensé que bien des gens puisaient une force (que je leur enviais) dans leur capacité à se bercer d’un a priori idéaliste qui n’avait d’autre justification que l’efficacité de la foi qu’il suscitait. Pour reprendre les mots de David Violet, il y a là, pour moi, « une certitude de trop ». Il mesure pourtant les dangers que comporte « la position [qu’il voudrait] idéalement tenir dans cette discussion, et [qu’il prend], malgré tout, le risque d'occuper avec un souci "toxique" de justesse ; car une telle position, aussi prometteuse soit-elle, n'en comporte pas moins tous les pièges possibles qu'il faudrait justement pouvoir éviter, en particulier ceux de l'assurance ferme et indiscutable, de la foi, du sentimentalisme ou encore de la ferveur teintée de mysticisme auxquels [il] espère faire tout ce qu'il faut pour ne pas être associé. » Soyons donc le plus précis possible : ce qui, pour moi, comporte un aspect idéaliste, c’est ce postulat implicite de l’existence d’une connaissance morale, préalable à toute théorisation et même à tout constat. « Le "sens de l'humain" - de l'humanité commune ("loi d'humanité") - relève d'un niveau de réalité suffisamment fondamental et autonome pour qu'il ne soit pas inféodé aux services "fondateurs" du philosophe. » écrit-il ; ou encore : « Je pense […] que les faits d'humanité se soutiennent eux-mêmes et qu'en ce sens “ils sont eux-mêmes la théorie” ». Les “faits d’humanité” dont il est question là ne sont cependant rien d’autre que des jugements de valeurs exprimés par des actes ou des actes motivés par des jugements de valeur, ce qui ne permet de les qualifier de faits que s’ils traduisent un « être de l’étant », comme aurait dit Heidegger.

Plus révélatrice encore me semble cette interrogation :
« Existe-t-il une frontière réelle - je veux dire qui ne soit pas uniquement le produit d'une appréciation subjective de tel ou untel, ni le résultat arbitraire d'un jeu de conventions entre les uns et les autres (groupes, époques, cultures différentes...) -, une frontière, donc, susceptible de distinguer, sur une base objective, entre des faits "humains" et des faits qui ne le sont pas, ou qui le sont significativement moins ? »
Il y aurait des faits et seul le partage entre ceux qui sont “humains” et ceux qui ne le sont pas devrait encore être fait. Vraiment, sincèrement, je ne puis adhérer à ce déni de subjectivité.

Il m’est malaisé de poursuivre beaucoup plus loin la discussion de la suite de la note, car elle se donne alors un peu comme une homélie qu’oblige cette position de nature idéaliste et je ne pourrais donc que me répéter. Un mot encore, cependant, à propos du “concept épais”. David Violet écrit :
« C'est ici qu’intervient selon moi l'enchevêtrement inextricable du fait et de la valeur, ainsi que la notion de « concept épais » (par opposition à celui de « concept fin ») en matière d'humanité. Il est des "faits d'humanité" qui sont indissociablement et simultanément des faits et des valeurs, c'est-à-dire des faits où la fonction descriptive et la fonction prescriptive sont impossibles à départager. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que le caractère « épais » ou « fin » ne dépend pas du concept lui-même, mais de la situation à laquelle il s’applique. Il y a des contextes où « humain » est un concept fin, et d’autres où il est un concept épais. Dans ce dernier cas, il est impossible de décrire la situation (il va sans dire de façon précise et objective) sans la faire apparaitre du même coup  comme objectivement préférable. J’appelle "faits d'humanité" ces faits où il est impossible d’être axiologiquement neutre dans la description, car toute tentative de neutralisation (voire d’inversion) de la valeur se ferait immanquablement au détriment de la description exacte du fait en question. »
Si je le comprends bien, il propose donc d’appeler épais non plus un concept, mais bien un fait, lequel aurait cette qualité en raison de l’interprétation subjective qu’il imposerait de par son épaisseur. Et il cite après cela comme exemple le célèbre passage de l’Hommage à la Catalogne de George Orwell où celui-ci raconte qu’il renonça à tirer sur un homme en partie à cause du fait qu’il retenait son pantalon des deux mains. Il n’est pas contestable que nos émotions ont une influence sur nos actes. Faut-il pour autant qualifier de “fait humain” celui de ces actes que l’émotion a influencé, dès lors qu’il a abouti à un comportement que la morale pourrait ou devrait approuver ? Je n’aperçois vraiment pas pourquoi. De même, l’interprétation que David Violet donne du récit de Boccace me semble souffrir d’une projection des préférences morales actuelles sur un contexte très différent et je me demande si l’ironie dont est empreint le commentaire de CéCédille ne lui a pas échappé.

Je suis loin de croire que la bêtise et la méchanceté soient les ennemis de la moralité. Qualifier quelqu’un ou plusieurs de bête ou de méchant (voire des deux), c’est formuler un jugement de valeur que bien des émotions et des ressentiments peuvent expliquer, avant d’admettre qu’il s’agirait d’un simple constat. Là, plus que jamais, s’impose une prudence en laquelle la relativité des choses mérite d’être prise en compte. Si bien qu’il pourrait sembler que David Violet et moi-même ayons bouclé la boucle. Mais c’est sans nul doute une nouvelle illusion de ma part, le débat n’étant peut-être pas près de s’achever.

* * *

En répondant à David Violet, j’ai le sentiment d’avoir été confus, et même quelque peu agressif. Qu’il me le pardonne. Je ne parviens pas à organiser les arguments comme il le fait, ni à entretenir comme lui un climat permanent de bienveillance. La fermeté que je mets à défendre mes convictions ne doit pas être comprise comme le signe de leur solidité. Je puis douter de ce que je pense dans l’instant même où je le pense et mon ton décidé ne sert alors qu’à éviter l’épochè fatal au débat.

Pour être franc, je dois admettre que je suis plus ferme dans mes refus que dans mes approbations. Peut-être parce qu’il me semble plus facile de dénicher ce qui est faux que ce qui est vrai. Et la position défendue par David Violet me paraît fausse. Ce qui n’enlève rien au plaisir que je prends à le lire, non seulement en raison de son bagage et de sa force de raisonnement, mais aussi et surtout à cause de l’émotion que suscitent ses convictions et le talent avec lequel il les défend.

(1) C’est sans doute un des problèmes les plus ardus que pose la place qu’occupe la démarche scientifique dans la société contemporaine que celui du fossé qui se creuse sans cesse entre un savoir dont l’expression précise passe par une complexité croissante (pensons aux avancées actuelles en mathématiques, en physique quantique et astronomique ou en biologie moléculaire, pour ne parler que de sciences dures) et le bagage commun des non spécialistes.
(2) Ce texte a été publié dans un ouvrage collectif : sous la direction de Jacques Bouveresse et Daniel Roche, La liberté par la connaissance. Pierre Bourdieu (1930-2002), Odile Jacob, 2004, pp. 15-104. Je ne commenterai pas ici le titre et les ambitions de cet ouvrage, même si l’envie m’en démange.
(3) Op. cit., p. 17.
(4) Pierre Bourdieu, Sur l’État, Raisons d’agir/Seuil, 2012, p. 364. Il n’est pas impossible du tout que Bourdieu ait quelquefois entretenu lui-même la confusion qu’il dénonce ; le titre de la maison d’édition à la création de laquelle il a participé est assez révélateur d’un désir militant peu conforme à la neutralité axiologique.
(5) Le cas de Michel Foucault, dont j’avais tenté d’analyser l’ambiguïté dans cinq notes ( 25, 26, 28, 31 mars et 2 avril 2009) issues de la lecture de ses cours sur le courage de la vérité et que, ultérieurement, Jacques Bouveresse épingla dans son Nietzsche contre Foucault (Agone, 2016), est à cet égard exemplaire.
(6) Pour une définition habituelle de l’allodoxia, cf. Platon, Théétète, 189b10, c1 : « Nous affirmons que l’opinion est fausse lorsque c’est une certaine “allodoxia” : quand on affirme que l’une des choses qui sont est une autre d’entre elles, parce qu’on les a permutées dans la pensée. »
(7) Éd. de Minuit, 1979.
(8) Il me paraît toujours salubre de chercher de façon quelque peu systématique chez les auteurs que l'on préfère des raisons d'être en désaccord avec eux.
(9) Cf. ma note du 4 février 2015 relative aux faits et aux valeurs.
(10) Cela dit en passant, les phrases de Wittgenstein que David Violet cite à l’appui de ce qu’il estime compris lorsqu’il s’agit d’être humain ou d’être inhumain, à savoir « les propositions qui sont fixes pour moi, je ne les apprends pas expressément. Je peux les trouver après coup comme l’axe de rotation d’un corps qui tourne. Cet axe n’est pas fixe en ce sens qu’il est tenu fixe, mais le mouvement qui a lieu autour de lui le détermine comme n’étant pas mu. » (Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Gallimard, Tel, p. 60, § 152) m’apparaissent personnellement comme une invitation à ne jamais oublier la relativité des choses.
(11) Un des premiers livres de Jacques Bouveresse s’intitulait Le Mythe de l'intériorité : Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein (Éd. de Minuit, 1976). Je ne l’ai pas lu et serait donc bien en mal de dire si le mythe dont il parlait correspond vraiment à ce que je désigne moi-même de la sorte.
(12) Il s’agit du §10 du chapitre V (“Les types de communalisation religieuse”) du volume 2 de Économie et société (Plon, Agora, 1995, pp. 294-346), mieux traduit par Jean-Pierre Grossein in Sociologie des religions sous le titre “Les voies du salut-délivrance et leur influence sur la conduite de vie”, Gallimard, Tel, 1996, pp. 177-240. Weber - alors qu’il évoque l’“élection divine” - y écrit notamment ceci : « On trouve le pendant non religieux - sur la base d’une déterminisme orienté vers l’ici-bas - de la valorisation religieuse de cette croyance dans cette espèce particulière de “honte” et, pour ainsi dire, de sentiment athée du péché qui sont propres aussi à l’homme moderne, quand il se livre à une systématisation éthique dans le sens d’une éthique de l’intériorité, quel que soit le soubassement métaphysique de cette systématisation. » (p. 240)
(13) Agone, 2003.