lundi 9 septembre 2019

Note d’opinion : la morale (suite 2)

À propos de la morale (suite 2)

Ayant lu attentivement les notes de David Violet des 13 et 24 août 2019 (1), je me propose d’y répondre dans l’ordre suivant.

Dans la note du 13 août, je crois voir trois parties bien distinctes auxquelles je vais successivement réagir : l’une de ces parties traite des conditions du débat et du ton dont chacun use ; une autre - la dernière - des points d’incompréhension dont les arguments de David Violet auraient fait l’objet ; une autre enfin - intermédiaire - porte sur la question de fond débattue, à savoir la connaissance morale.

Les deux notes du 24 août (“Troisième” et “Dernière”) s’attachent pour leur part sans discontinuer à la connaissance morale et je me propose en conséquence d’y répondre en même temps qu’à celle du 13 août.

La note du 24 août qui évoque la perception musicale fera l’objet d’une réponse spécifique.

1. Les conditions du débat

J’ai souvent eu l’occasion de m’exprimer sur les difficultés auxquelles se heurte le souhait de débattre sincèrement. L’art de conférer dont parle Montaigne dans le chapitre VIII du Livre III des Essais (2) en fournit en quelque sorte des conditions nécessaires, lesquelles ne s’avèrent néanmoins pas suffisantes. C’est que le franc-parler comporte un grand risque de vexation et réclame en conséquence une forme de collaboration qui dépasse de beaucoup la simple écoute courtoise.

S’il fallait mettre à cet égard un débat sous surveillance - ce qu’à Dieu ne plaise -, il me semble que la première des exigences porterait donc sur le degré de sincérité de chacun. Et corollairement, sur l’absence de défiance à propos de la sincérité de l’autre. Car ce que le débat “parrhésiastique” doit permettre, c’est précisément d’exprimer sans ménagement les objections qui viennent à l’esprit, celles-ci s’avéreraient-elles infondées. Il s’ensuit que les protagonistes de ce type de débat devraient s’immuniser de tout froissement, dès lors que ce sont des idées et non la personne qui sont visées.

On comprendra aisément que ces principes sont bien éloignés de la pratique et que - comme l’a répété bien des fois David Violet - c’est du côté de la pratique que les choses se révèlent être ce qu’elles sont. L’attitude “parrhésiastique” vaut néanmoins d’être tentée, car si rare et si éphémère soit sa réussite, elle seule offre la pleine possibilité de « frotter et limer sa cervelle contre celle d’aultruy » (3).

Cela dit, je ne suis pas en train de suggérer que David Violet aurait porté atteinte au rapport “parrhésiastique”, là où je m’en serais personnellement gardé. Je n’évoque cette conception du débat que parce qu’il a jugé utile de livrer des impressions consécutives à sa lecture de ma note du 22 juillet dernier, impressions qui portent bien davantage sur le ton que sur le fond. Il est vrai que j’avais évoqué préalablement un changement de ton de sa part ; mais il s’agissait d’un changement de ton relatif à la manière d’aborder la question de fond et non dans la façon d’objecter. Pour sa part, « la rupture de ton » dont il parle impliquerait « à la fois relâchement de la pensée, agacement dans le style et durcissement dans le jugement » de ma part.

Et bien, cela est tout à fait possible, du moins en partie !

Ma note du 22 juillet a été rédigée sous le coup d’une surprise, celle de découvrir que la conception que David Violet se faisait de la connaissance morale - du moins en fus-je alors persuadé (peut-être à tort) - n’était pas vraiment le résultat d’une analyse rationnelle du problème (4), mais plutôt d’une adhésion à la croyance en une idéalité. (Je reviendrai plus avant sur cette compréhension de sa pensée, car il n’est ici question que du ton.) Et j’ai alors exprimé sans détour ce que j’en pensais. Cette tonalité qui a pu être jugée agressive ne témoignait pas d’une certitude nouvelle, ni de je ne sais quels principes intangibles, moins encore d’une quelconque condescendance. Peut-être simplement d’une irritation qu’il me revient alors d’expliquer aujourd’hui.

Mais pour que puisse être mesuré ce qui nous sépare et ce qui nous réunit, David Violet et moi, je me dois de dire - et c’est sans doute là le plus important - à quel point je me sens en accord total avec un paragraphe de sa note qu’il me plaît de reproduire ici entièrement :

« Il est des sujets - souvent les plus brûlants pour soi-même - que l'on n'hésite fortement à mettre entre d'autres mains, je veux dire à l'étude et en discussion avec autrui, précisément parce qu'ils ont pour soi-même ce caractère singulièrement brûlant, voire écrasant, que les autres ne leur prêtent pas d'instinct; parce qu'on estime également - à tort ou à raison - que ces sujets "d'importance" ont toutes les chances de rester étrangers ou étranges aux autres, de ne pas être abordés, compris et considérés comme on voudrait  qu'ils le soient. Sur ces questions là qui n'ont évidemment pas vocation à être réservées mais qui, dans les faits, conservent une certaine confidentialité,  il est fort probable que seul un petit cercle d'hommes - non pas élitaire mais proximal - est susceptible d'en épouser spontanément l'enjeu parce que ce cercle d'hommes, non seulement habite le même pays mental que vous, occupe d'emblée votre questionnement, votre recherche, vos doutes, vos incompréhensions, mais également, parce qu'ils partagent instinctivement sur de telles questions (largement "incongrues" pour le commun des mortels) votre style personnel, vos interrogations propres, vos réactions, en adoptent naturellement vos hésitations, vos perplexités, avec des préoccupations et des manières d'être dont vous sentez immédiatement qu'elles sont aussi les vôtres, je veux dire, sans que vous ayez besoin de forcer quoi que ce soit, ni l'intérêt ni l'attention qu'ils représentent à vos yeux, de sorte que ce que vous mettez ainsi étroitement à l'étude en vient à rencontrer un accord immédiat et naturel en ce cercle minuscule donnant le sentiment d'un mode de communication inconscient et tacite entre vous. »

Là, tout est dit selon moi quant au besoin premier qui m’a poussé depuis si longtemps à rechercher les conditions du débat “parrhésiastique”. Et, en lisant ce paragraphe, j’ai compris que s’y trouvaient décrits on ne peut mieux, et le désir de créer les conditions du franc-parler, et certaines des raisons même de la difficulté à laquelle elles se heurtent. (5)

Le débat dont nous parlons ainsi se doit d’être fait d’écoute, de courtoisie et de confiance ; mais il se doit surtout de privilégier la sincérité. Et si une caractérisation des arguments de l’autre est pleinement ressentie, la taire par crainte de blesser serait probablement une erreur. La confiance implique notamment de supporter des critiques que les échanges communs et occasionnels entre gens aimables évitent.

Si l’on est en droit d’attendre d’un débat de cette sorte qu’il offre l’occasion de changer ses propres manières de penser, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il puisse conduire chacun à rester sur ses positions, ce qui - jusqu’à présent - semble le cas en l’occurrence. Il serait bon que cela n’entraîne personne à nourrir quelque soupçon que ce soit sur la sincérité du préopinant.

2. Les points d’incompréhension

David Violet a relevé une bonne dizaine d’occurrences où je l’aurais mal compris, ce qui m’aurait conduit à ce qu’il appelle « des assignations erronées et malheureuses sur sa personne ». Non, je ne crois pas avoir rien attribué à sa personne, si ce ne sont des idées que j’ai crues siennes. Et je crois moins encore avoir été « déloyal » dans mes réactions. Rien n’exclut que je me sois plusieurs fois trompé sur le sens qu’il convenait d’attribuer aux arguments qu’il a avancé et je reconnaîtrais volontiers celles de ces erreurs qu’il me montrerait. Mais y voir de la fourberie de ma part me semble inutile.

Sans vouloir prolonger un propos qui porte trop à mon goût sur les fautes de communication, je ne puis ignorer ce que David Violet dit par exemple au sujet de la notion d’épaisseur et de la façon dont j’ai cru comprendre ce qu’il en avait dit. Il avait écrit : « Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que le caractère “épais” ou “fin” ne dépend pas du concept lui-même, mais de la situation à laquelle il s’applique » (6), ce à quoi j’ai réagi comme ceci : « Si je le comprends bien, il propose donc d’appeler épais non plus un concept, mais bien un fait, lequel aurait cette qualité en raison de l’interprétation subjective qu’il imposerait de par son épaisseur. » Comment alors en vient-il à penser qu’il « est particulièrement remarquable de voir, encore une fois, une certaine tendance à simplifier le propos pour le rendre, je suppose, plus aisé à comprendre - ou plus vraisemblablement à attaquer » ?

Je n’attaque pas ; je livre mes façons de penser.

Et si je ressens le besoin de le dire, c’est que je ne peux poursuivre le débat avec David Violet que s’il consent à entendre ce que je pense de ses idées (alors même que cela n’entame en rien le bien que je pense de lui). Il est exact que je n’ai rien dissimulé des doutes que je dois à ses arguments, quelquefois en émettant des suppositions ou en faisant des rapprochements qui me sont venus à l’esprit. Et je l’ai dit déjà : j’ai pu être à cet occasion quelque peu agressif. Comment ne pas l’être quand on veut sincèrement rendre compte de son désaccord et de ce qui heurte dans les idées de l’autre ? Mais il pouvait s’agir là d’une occasion offerte d’affiner son point de vue, en aucun cas d’attaquer.

Sincèrement, rien de ce qu’il objecte à mes « assignations erronées » ne m’a convaincu (7). Ce n’est pas mon dernier mot, bien sûr. Mais il me paraît nécessaire que David Violet - avec lequel je partage certainement bien des choses - sache qu’il ne m’a toujours pas convaincu de l’existence d’une connaissance morale. La moindre des choses est que je lui dise pourquoi, ce à quoi je vais me consacrer ; davantage sans doute qu’à répondre spécifiquement à chacun des arguments qu’il développe.

3. La connaissance morale

a) Ma façon de penser

Je vais me permettre de formuler ici une réponse qui vaut donc pour l’ensemble des arguments que David Violet m’a fournis, aussi bien dans sa note du 13 août que dans celles du 24 août intitulées “Troisième” et “Dernière”.

Parler d’une connaissance morale, c’est supposer que, parmi les jugements moraux, il en existerait certains qui soient à ce point concordants à la réalité humaine que les impératifs qu’ils contiennent seraient aussi justifiés - c’est-à-dire prouvés dans leur justesse - que peut l’être l’affirmation d’une vérité relative à l’existence d’un fait.

Je suis très enclin à admettre que la distinction entre faits et valeurs soulève bien des difficultés dans la mesure où, pratiquement, les distinguer est quelquefois bien complexe. Mais le flou que peut créer ce mélange fréquent d’objectivation et de subjectivité, lorsqu’il s’agit de caractériser une réalité quelle qu’elle soit, ne doit pas nous conduire à abandonner la distinction entre faits et valeurs.

On appelle fait une chose réelle, une chose qui existe réellement, serait-elle immatérielle. Si je disposais des moyens de prouver que David Violet pense que la connaissance morale existe, l’existence chez lui de cette idée serait un fait. On appelle valeur l’opinion que chacun peut se forger et exprimer lorsqu’il applique un critère au sujet d’un fait ou d’une autre valeur. Si je pensais que c’est une bonne chose que David Violet pense que la connaissance morale existe, je formulerais un jugement de valeur. Ce n’est néanmoins pas ce qu’il souhaite en premier ; avant tout, il voudrait que, comme lui, je pense vraiment que la connaissance morale existe, que la connaissance morale soit un fait.

Il n’est donc peut-être pas inutile de distinguer le fait que David Violet pense que la connaissance morale soit un fait - chose dont je n’ai pas la preuve dernière, mais que je suis prêt à admettre comme vrai (car je le crois sincère) - de l’idée que la connaissance morale soit un fait - chose que je ne puis accepter comme une vérité en raison du fait que la morale n’est faite que de jugements de valeur, c’est-à-dire d’appréciations fondées sur des critères autres que des critères de réalité, tels le bien et le mal.

On peut longuement disserter sur l’ambiguïté du rapport que l’humain entretient avec les choses. L’idée d’accéder à la vérité d’une chose, c’est-à-dire à sa véritable réalité, mérite bien évidemment d’être débarrassée d’une foule d’illusions qui masquent les difficultés auxquelles se heurte l’entreprise. Sensation, perception, langage, pensée, poids de l’habitus, contexte social, croyances, etc., bien des pièges se tendent face à celui qui veut connaître. Car connaître, c’est détenir l’idée qui rend compte de manière précise d’un objet ou d’une autre idée, de telle sorte que l’on puisse supposer que cette idée ait de bonnes chances d’en bien rendre compte, tels que celle-ci ou celui-là existent. Et la difficulté est à ce point grande que l’on pourrait douter de jamais y parvenir ; c’est ce que font les sceptiques les plus radicaux.

Pourtant, l’histoire des humains a été marquée par la mise au point progressive (depuis le début du XVIIe siècle) d’une démarche visant à vaincre autant que possible les obstacles qui se dressent devant la connaissance : c’est la démarche dite scientifique. Et celle-ci a incontestablement obtenu des résultats. Ce qui ne nous a pourtant pas débarrassé de l’illusion de connaître alors même que l’on continue d’ignorer, y compris parfois lorsqu’on se réclame abusivement ou illusoirement de la science. La lutte à mener pour déjouer les biais est sans fin et, parmi l’arsenal des moyens pour y parvenir, figurent une certaine forme de scepticisme et une certaine forme de relativisme qui ont depuis longtemps fait leurs preuves.

Quittons à présent le champ des faits et intéressons-nous aux jugements de valeur.

Je suis de ceux qui aimeraient que les humains adoptent de bons comportements plutôt que des mauvais ; des comportements humains - pour parler comme David Violet - plutôt que des comportements inhumains. Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

Cela signifie qu’il existe des critères moraux - leur existence est un fait - à partir desquels les gens jugent et agissent. Ces critères sont multiples et variés ; ils diffèrent selon les tempéraments, les classes sociales, les sociétés, que sais-je encore. Néanmoins, il est tentant de se demander s’il n’existent pas certains critères qui ne varieraient pas ou varieraient moins, de telle sorte qu’ils puissent être considérés comme faisant partie de la nature de l’homme et non plus comme des tendances portées par les circonstances. Implicitement, c’est ce qu’ont fait toutes les morales instituées, telles les morales religieuses, puisqu’elles considèrent toutes enseigner la bonne morale. Mais la question mérite d’être également posée indépendamment de ces morales instituées : parmi toutes les spécificités de l’espèce humaine, n’y aurait-il pas une inclination irréfrénable vers un type particulier de comportement que David Violet choisit d’appeler « humain » ? Ou, pour le dire de façon moins catégorique, n’y aurait-il pas une inclination vers l’« humain » qui ne pourrait être entravée par quiconque sans qu’il sache d’une manière ou d’une autre qu’il y contrevient ?

Quand on envisage l’ensemble des jugements de valeur, on se trouve bien évidemment face à une multitude de contenus. Chacun de ces contenus existent en tant qu’ils sont pensés, ne serait-ce que par une seule personne. Et il est possible de les connaître, ne serait-ce qu’au travers de leurs proclamations. Mais connaître le contenu d’une règle morale ou d’une tendance morale signifie que l’on accède à une idée, non à un fait. Son existence en tant qu’idée est un fait, mais la nature de cette idée n’est pas un fait, sauf à considérer qu’une idée puisse exister indépendamment de celui qui la pense. C’est-à-dire qu’elle serait elle-même une chose réelle dont celui qui pense devrait tenir compte en tant que chose réelle, une chose réelle qui s’imposerait à lui comme le fait toute réalité dont il a conscience et non plus comme le choix qu’opère le sujet (8).

L’idée que l’idée aurait une existence propre a eu et a toujours beaucoup de succès. Elle est cependant très peu compatible avec les résultats des recherches menées sur le langage et sur les facultés cognitives. C’est en tout cas ce qui m’a conduit à penser qu’elle demeure une croyance à laquelle il reste impossible d’accorder le statut de connaissance. Sauf découverte nouvelle très étonnante, la conscience est le seul réceptacle des idées. Même la connaissance - en tant qu’idée d’une chose réelle - reste irrémédiablement enfermée dans la conscience d’où elle ne peut qu’influer sur les autres idées ou sur l’action. A fortiori, les jugements de valeur - en tant qu’opinions choisies sur la base d’un critère - n’ont pas davantage d’existence propre. Affirmer le contraire me semble correspondre à l’invention d’une idéalité peu accordable avec le souci d’écarter les illusions que la démarche scientifique prône en vue de cerner le réel.

Faire son deuil de l’idéalité est quelquefois bien difficile. En effet, qui ne voudrait que certaines valeurs acquièrent un statut moins fragile que celui de croyance ?

La première solution est alors de miser sur la faiblesse des grandes classifications et sur l’imprécision des frontières pour tenter d’accréditer une doctrine moins tranchée, une doctrine qui satisferait notre besoin d’un phare moral. Mais si ce genre d’effort semble raisonnable, il n’est guère rationnel ; il entrave en effet la démarche que réclame le souci de vérité, un effort qui implique le refus de toute compromission à propos de la justification de la connaissance.

L’autre solution consiste à se résigner face au caractère subjectif des valeurs morales - y compris des plus générales - et à accepter éventuellement de combattre pour des idées dont on a conscience du caractère relatif. Que je sache, la relativité de la morale ne lui a jamais nuit. Tout au plus a-t-elle permis de comprendre que certains combats moraux pourraient avoir été menés pour ce que nous jugeons aujourd’hui et maintenant comme une mauvaise cause.

Lorsqu’il affirme l’existence d’une connaissance morale, David Violet me plaît. Car cela témoigne d’un souci du juste qui ne peut que m’agréer. Mais il ne me convainc pas, parce que je ne puis me départir de l’idée que les jugements moraux sont subjectifs. Pour autant, je ne me prive pas d’en porter et ils ressemblent beaucoup à ceux de David Violet.

b) L’argumentaire de David Violet

- Avant tout, trois choses.

I. Dans sa note “Dernière”, David Violet émet toute une série de longues considérations relative à l’humanité auxquelles je n’ai pas l’intention de réagir. Elles me semblent souvent pertinentes et souvent n’impliquent pas la nécessité d’admettre l’existence d’une connaissance morale.

II. Je ne puis répondre exhaustivement à tous les arguments de David Violet, car ils sont très nombreux. Que ce soit lorsqu’il pratique l’analogie ou lorsqu’il cite des auteurs connus, je ne puis que constater qu’il n’apporte aucune preuve relative à l’existence d’une connaissance morale. Je suis étonné de constater qu’il invoque volontiers des auteurs - Bouveresse, Bourdieu, Rosat, Chomsky, Musil, Kraus, Bachelard - dont je suis personnellement tenté de croire qu’ils ne seraient ou n’auraient pas été enclins à admettre qu’existe une morale objective. Bien sûr, le fait que sa conception de l’éthique ne soit guère partagée n’est évidemment pas la preuve qu’il a tort. Mais je comprends mal qu’il puisse assimiler à un rapprochement avec sa thèse les nuances multiples que divers auteurs peuvent avoir formulées au sujet de la difficulté que l’on rencontre quand on cherche à départager les choses.

III. Je m’abstiendrai de répondre encore aux critiques que David Violet adresse au relativisme. Je crois en avoir déjà dit suffisamment à ce sujet.

- J’incline à croire que l’énoncé le plus clair (du moins pour moi) que David Violet a fourni de ce qu’il appelle la connaissance morale tient dans ces quelques phrases placées en début de sa “Troisième” note :
« […] nous savons déjà, dans une certaine mesure, sans recourir à aucun système moral ou juridique, évaluer et prescrire en un sens que je qualifie d’objectif bien des cas d’humanité (ou d’inhumanité) caractérisés et des attitudes éthiques qui conservent un caractère singulier - i.e. non directement généralisables aux autres cas. Ce dont il est question est donc d’élucider ce “sens de l’humanité”, cette “sensation de justesse” qui caractérise certaines de nos évaluations les plus solides, je veux parler de celles qui s’appliquent à des situations déterminées dans lesquelles les êtres humains jugent assez naturellement et unanimement qu’une personne a effectivement fait “preuve d’humanité” […] »

Comment est-il possible qu’une évaluation, qu’une appréciation, qu’un jugement de valeur puisse être considéré comme objectivement supérieur à tout autre, sinon en se référant à un critère préalable - critère moral en l’espèce - dont le contenu découle nécessairement d’un choix subjectif ? Dussions-nous admettre que la préférence ainsi exprimée soit particulièrement forte, impérative même, je n’aperçois pas ce qui pourrait lui conférer une valeur qui - abandonnant sa nature de valeur - deviendrait aussi réelle que peut l’être la divinité aux yeux du croyant. Si je parle de la foi en la divinité, c’est parce que c’est l’exemple le plus commun de l’objectivation abusive d’une idéalité. Le croyant qui insiste sur l’importance de la foi admet implicitement l’absence de preuve de l’existence de la divinité et mise précisément sur la valeur de l’attitude qui consiste à supposer cette existence en raison des bénéfices “spirituels” qui en découleraient. On prête à Jésus cette phrase : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jean, XIV:6) ; la vérité de ce propos n’est justifiée que par le propos lui-même, ce qui à mes yeux est insuffisant, car le vrai ne se satisfait jamais d’être seulement proclamé.

- David Violet cite un long extrait des Frères Kamarazov de Dostoïevki dans lequel Ivan évoque des comportements dont l’atrocité est malaisément contestable (9). Et il le commente notamment comme ceci :
« Les “faits” que Ivan expose à son frère et auxquels il prétend pouvoir se tenir pour sa démonstration sont en réalité des faits de l’espèce “imbriqués”, c’est-à-dire des faits qui, en plus de posséder une partie descriptive (de type ordinaire) intriquent à celle-ci une partie éthique impossible à démêler de la première, et dont la valeur - dans une large mesure incontrôlable - sonne fondamentalement en l’être humain, d’une part parce que ces faits en question laissent difficilement indifférents ceux qui en sont témoins, et d’autre part, parce que la valeur qu’ils véhiculent se conservent très largement par changements de référentiels (comprenez d’époque ou de culture) ; autrement dit, des faits qui sont eux-mêmes une valeur que l’être humain n’a pas le pouvoir de modifier comme bon lui semble (i.e. la qualité “humaine”, ou au contraire, “inhumaine” afférente), ni en changer la perception qualitative par simple passage d’un point de vue humain à un autre.
Ces faits appartiennent à une catégorie de la réalité humaine à laquelle correspond une connaissance de type moral parce qu’ils ont en commun avec les faits de type ordinaire de ne pas pouvoir être librement modifiés, interprétés ou remis en question de n’importe quelle façon. Cultiver la contestation ou le doute à leur propos apparaît donc comme une faute caractérisée au même titre que douter, par exemple, de l’innocence du capitaine Dreyfus ou bien du réchauffement climatique actuel.
 »

Quelle curieuse idée que celle de faits “imbriqués” tels que David Violet les définit ! Il me semble parfaitement possible que, lors de la perception d’un fait, une part d’appréciation subjective se glisse dans ce que l’on croit n’être qu’un constat. Mais, en ce cas, le fait lui-même reste un fait, sans être en rien affecté par la subjectivité de l’observant (10). Un fait ne possède ni « une partie descriptive », ni « une partie éthique » ; c’est celui qui l’observe qui peut en concevoir une description ou une évaluation, et, dans ce procès, il n’est pas rare que l’évaluation biaise la description, quelquefois à l’insu de l’observateur. S’il est vrai que distinguer faits et valeurs prête souvent à confusion, il me paraît regrettable d’ajouter de la confusion à la confusion en imaginant une catégorie de faits ou, pire encore, « une catégorie de la réalité humaine » qui participerait des deux natures.

Quant à affirmer que ces faits “imbriqués” ne pourraient « être librement modifiés, interprétés ou remis en question de n’importe quelle façon », voilà qui me paraît relever de la pétition de principe. On peut - et même, devrais-je dire on doit - douter de tout. Pourquoi ne pourrait-on pas douter de l’innocence de Dreyfus, ou du réchauffement climatique ? S’il s’agit de jouer à mettre en doute ce que l’on croit vrai - comme pourrait le faire celui qui, par exemple, veut satisfaire ses opinons antisémites - alors, effectivement, cela peut être subjectivement jugé pervers. Mais si c’est pour s’assurer que la certitude de l’innocence de Dreyfus est bel et bien fondée sur des preuves solides et qu’il en va de même de la réalité du changement climatique, alors c’est là un doute utile qui participe à l’effort fait pour démêler le faux du vrai. Qu’il serait agréable que toutes les certitudes qui nous habitent soient accompagnées de leur justification !

- David Violet proclame que « l’enjeu de toute science », c’est « la recherche de ce que l’on ne voit pas ». Je suis assez d’accord avec lui, car si l’on veut expliquer les choses, force est de dépasser les apparences premières et de s’intéresser à ce qui échappe aux sens. C’est vrai pour les sciences dures ; ce l’est peut-être davantage encore pour les sciences de l’homme. Mais dire d’une chose qu’elle est cachée ne suffit évidemment pas à en prouver l’existence. Or, il me semble que c’est ce genre de dépassement qu’il pratique lorsqu’il argumente sur « le saut cognitif » que réclamerait l’adhésion à l’idée d’une connaissance morale. Et pour asseoir cette idée que la connaissance morale deviendrait évidente pour qui ferait simplement l’effort de s’avancer au-delà du sens commun, David Violet ne craint pas de citer des auteurs qui réclament ce même effort, mais pour défendre des acquis scientifiques fondés sur des recherches rigoureuses et propres à justifier la réalité d’explications factuellement étayées. Je n’en donnerai qu’un exemple : Bourdieu et Les règles de l’art.

Il est tout à fait exact que Bourdieu fut violemment critiqué par certains pour ses propos sur l’art, ceux-ci considérant qu’il aurait menacé « le “créateur” et le lecteur dans leur liberté et leur singularité ». Mais « l’analyse scientifique » à laquelle il s’est livré portait sur la signification sociale des goûts et non sur les goûts eux-mêmes. Il n’a évidemment pas eu l’ambition de désigner des goûts objectivement supérieurs aux autres, mais uniquement d’expliquer ce qui conduisait les uns ou les autres à aimer, vanter ou vendre certaines œuvres d’art. Il n’a pas isolé une esthétique objective ; il a objectivé des conceptions esthétiques. Ce qui rend caduque l’analogie que David Violet tente de faire avec l’éthique : on pourrait certainement objectiver les rapports entretenus par des classes ou des catégories sociales avec telle ou telle conception morale, par exemple en en faisant « la genèse sociale », en recherchant « la nécessité historique » qu’elle cache (11) ; on ne pourrait évidemment pas hiérarchiser les valeurs morales de manière scientifique. À mon estime, Bourdieu ne sert pas la cause défendue par David Violet ; il la dessert plutôt.

- Je suis porté à croire que l’on se trouve devant un dépassement similaire lorsque David Violet cite Musil et Bouveresse en pensant faussement apporter de l’eau à son moulin. Je reproduis ici le début d’une des citations de Bouveresse qu’il fait, extraite d’un livre que je n’ai pas lu :
« Après avoir formulé le problème de la zone intermédiaire qui se situe entre le domaine de la vérité et celui de la subjectivité, Musil observe que toute sentence morale, y compris la plus simple et la plus banale comme “Tu ne tueras point”, peut nous donner un exemple de cet “entre-deux”. On voit, dit-il, au premier coup d’œil que ce n’est ni une vérité ni une constatation subjective. Et on appelle parfois exigence ou postulat (Forderung) les choses de cette sorte, celles qui ne sont ni des vérités ni des constatations subjectives. En ce qui concerne une injonction comme “Tu ne tueras point”, elle a apparemment un caractère absolu, mais elle admet en même temps des exceptions diverses, qui sont définies avec précision. Elle admet en même temps, en plus de cela, des exceptions imprévues. »

Après la citation, David Violet écrit :
« Ce qu’il est important de comprendre ici, c’est qu’aucun système de moralité (préceptes) ou de légalité (lois) ne peut réussir à contenir l’ensemble des cas susceptibles de se présenter et d’être tranchés », ce avec quoi je ne puis être que totalement d’accord. Puis, il ajoute :
« La morale, en tant que discipline sociale, est un vêtement bien trop étriqué et rigide pour s’accorder avec notre sens éthique, notre sens de l’humanité commune. Si la morale se blesse c’est qu’elle se cogne en permanence (Nietzsche). »
Si la morale (sociale) est trop étriquée pour notre éthique (individuelle), elle n’est cependant que la sédimentation de ce que le monde social nous insuffle et nous inspire en permanence jusqu’à façonner notre habitus.

Mais l’important n’est pas vraiment là. Juste avant la citation, David Violet l’a en effet annoncée par ces mots :
« Avec certains de nos jugements de valeurs nous atteignons à des pensées “intermédiaires” ou “imbriquées”, ni entièrement des vérités au sens “classique” du terme (i.e. de type propositionnel ou énoncé de fait), ni simplement des opinions ou des préférences subjectives. »
Il semble donc que la citation visait à conforter l’idée des faits ou pensées “imbriqué(e)s”, c’est-à-dire une sorte de troisième catégorie à côté des faits et des valeurs, une catégorie “intermédiaire”, qui aurait l’avantage aux yeux de David Violet de participer à la nature du fait objectif, sans pour autant se départir de son essence subjective ; pour tout dire : la connaissance morale ! Or, la citation ne contient rien de semblable. Elle évoque la nature d’une prescription dont, effectivement, il est souvent très hardi de prétendre qu’elle serait un fait, et rien qu’un fait, ou qu’une valeur, et rien qu’une valeur ; qu’« une vérité » ou qu’« une constatation subjective ». Pour le dire vite, de tous les énoncés performatifs, c’est le plus impérieux.

Quant à l’extrait de l’Essai V de Bouveresse qui porte sur les relations entre la complétude et la décidabilité chez Leibniz et dont David Violet use pour asseoir l’idée que « l’éthique est une logique » et pour étendre le « concept de “connaissance” au cas de l’éthique », on aperçoit encore moins bien le rapport. Que l’on puisse faire preuve de logique lorsqu’on manie des concepts éthiques, soit ; puisque la compatibilité entre diverses idées morales peut effectivement se mesurer avec des critères comme la déduction, l’induction, la cohérence, la connexité, le paradoxe, etc. Mais les implications avec le réel que Bouveresse évoque à propos de la formalisation et la mécanisation visent le rapport entre des connaissances abstraites issues de raisonnements logiques et l’usage qui en est fait dans la matérialité des choses, et non l’attribution d’une quelconque réalité objective à des jugements éthiques.

- Ai-je besoin d’ajouter une nouvelle fois que je me sais très faillible et que mes réactions méritent sans nul doute d’être contredites ?

Et à propos de ma faillibilité, il est exact comme le relève David Violet que, dans la phrase qu’il cite et qui provient d’un commentaire que j’ai placé le 2 février 2019 sur mon blog au bas de ma note du 23 janvier 2019, j’ai écrit “prémices” là où j’aurais dû écrire “prémisses” (puisqu’il était question de raisonnements). Je ne vois pas où j’aurais à nouveau commis cette faute. Pourtant, David Violet écrit ceci :
« Aussi, je remarque qu’il y a dans le distinguo qu’il fait entre “évidence” et “préférence”, toute la différence qui existe entre “prémices” et “prémisses” dont j’avais remarqué déjà à plusieurs reprises sa prédilection (consciente ou inconsciente) à faire usage le cas échéant de la première orthographe plutôt que de la seconde. […]
Ceci n’aurait pas grande importance s’il n’en résultait pas, en ce point exactement, un dissensus - peut-être plus fondamental qu’il n’y paraît - entre nos deux approches. Car je soupçonne dans ce qui apparait à première vue comme un détail orthographique insignifiant l’ombre d’une idée centrale - que je crois au cœur même du raisonnement de mon contradicteur - et à laquelle précisément je m’oppose, à savoir, sa croyance tenace dans l’absence totale de déterminations et de limitations de nature “logiques” liant d’un côté ce qu’il place sous le terme “prémices” (et non “prémisses”) - lequel terme lui sert uniquement à affirmer le caractère premier d’une origine, d’un prélude ou d’un signe avant-coureur qui, au fond, ne nécessite, n’implique et ne prédique absolument rien - et, de l’autre ce qui est désigné sous le nom de “préférences morales”. Il semble refuser toute espèce de
nexus (de liens d’inférence, de conséquence ou encore de nécessité) susceptible de propager et d’affecter d’un caractère d’évidence nos préférences morales. C’est cela même que je conteste. »

S’il me faut être sincère dans ma réaction, je dirai que les bras m’en tombent ! Dois-je comprendre que, malicieusement ou inconsciemment, j’aurais usé du mot “prémices” (commencements) au lieu du mot “prémisses” (propositions préalables à un raisonnement) pour mieux disqualifier celles-ci en les nommant préférences ? Serait-il impossible de raisonner à partir de prémisses arbitraires, erronées ou fantaisistes ? Voilà qui dénote - suis-je tenté de croire - une certaine opiniâtreté dans le souhait de détenir une vérité qui m’échapperait.

4. La perception musicale

Dans cette note, David Violet se livre à une analogie. Il souhaite en effet montrer que, de même que la façon dont on perçoit la musique tonale témoigne d’une réalité objective qui expliquerait qu’elle s’apprécie davantage que la musique atonale, de même l’“humanité” représenterait une éthique dont l’objectivité expliquerait le succès.

Je serai bref, car il me paraît que l’analogie est abusive. Il existe en effet en musique un fondement naturel qui explique l’agrément de la musique tonale : c’est ce que l’on appelle les harmoniques naturelles. Que je sache, la morale ne vibre pas.

(1) Le débat auquel participe la présente note a débuté par des commentaires figurant sous mes notes des 23 janvier, 1er et 25 février 2019 et s’est poursuivi par les textes suivants :
une note du 1er mars 2019 de David Violet ;
ma note du 15 mai 2019 ;
une note du 15 juin de D. V. ;
une note du 6 juillet 2019 de D. V. ;
ma note du 22 juillet 2019 ;
une note du 13 août 2019 de D. V. et trois notes du 24 août 2019 de D. V. : une sur la musique, une intitulée Troisième partie et une intitulée Dernière partie.
(2) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 965-989.
(3) Montaigne, op. cit., p. 158.
(4) Telle que s’y est livré Kant dans Les fondements de la métaphysique des mœurs.
(5) 32 ans durant, j’ai assidument fréquenté une association initiatique où j’ai espéré trouver le réceptacle de cette ambition ; outre des règles du débat propices à la parrhèsia, s’y trouvait garantie - avantage non négligeable - la discrétion des échanges.
(6) On doit la notion de “concept épais” à Bernard Williams, laquelle visait le champ sémantique d’un mot et non son usage circonstanciel.
(7) Ce qui ne signifie pas que bien des choses qu’il écrit à cet occasion ne me paraissent justes. Mais elles ne me semblent pas renverser les « assignations » premières.
(8) J’emploie ici les mots “choix” et “sujet” alors même que je reste convaincu qu’ils traduisent l’existence d’un libre-arbitre auquel je ne crois guère. C’est qu’ils rendent précisément compte du caractère subjectif de la pensée cogitante, même chez les plus déterministes.
(9) Il s’agit d’un extrait du chapitre IV (“La révolte”) du livre V.
(10) Je ne vise pas ici la situation où l’opinion relative à une opinion parvient à modifier cette dernière. En pareil cas, ce n’est pas l’observation qui agit, mais bien la révélation de son résultat.
(11) En utilisant les expressions « genèse sociale » et « nécessité historique », Bourdieu est conscient de porter atteinte à l’« expérience absolue, étrangère aux contingences d’une genèse » (Cf. Les règles de l’art, Seuil, 1992, p. 14) de celui qui reconnaît sans autre raison qu’esthétique à une œuvre d’art une valeur exceptionnelle. À noter que son point de vue se complexifie très fort du fait qu’il voit dans l’analyse scientifique menée une occasion de “mieux” aimer l’œuvre (par ce qu’il appelle « l’amor intellectualis rei »), tout comme il espère que l’élucidation des déterminations peut aider l’homme à s’en libérer. Il s’agit là d’un point de vue que je discute ; mais ce n’en est pas ici l’endroit. J’ajouterai que David Violet n’a pas tort de “tirer à lui” ce que Bourdieu dit de la compréhension de l’autre dans La misère du monde ; mais il s’agit précisément là d’un livre que je trouve très contestable d’un point de vue scientifique, un livre dans lequel ce qu’il avait appelé l’« exercice spirituel » l’avait conduit à utiliser une méthodologie fort douteuse.

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