jeudi 5 avril 2012

Note de lecture : Pierre Bourdieu et l'État (4)

Sur l’État. Cours au Collège de France. 1989 - 1992
de Pierre Bourdieu


QUATRIÈME ET DERNIÈRE NOTE

Qu’est-ce que le cours de Bourdieu nous apprend sur l’État ?

Bien qu’il qualifie sa méthode de sociologie historique, le propos ne vise en aucune façon à nous présenter une histoire de l’État. Ce qui est puisé dans l’histoire, ce sont des rapports et des évolutions de rapports qui témoignent d’abord et avant tout de l’illusion dans laquelle nous vivons au sujet de l’État et de son évidence.
« Faire une histoire génétique de l’État, et non pas une “généalogie” au sens de Foucault (*), est le seul antidote véritable à ce que j’appelle l’“amnésie de la genèse” qui est inhérente à toute institutionnalisation réussie, toute institution qui réussit à s’imposer impliquant l’oubli de sa genèse. Une institution est réussie lorsqu’elle a réussi à s’imposer [comme allant de soi]. Je vous rappelle la définition de l’institution telle que je la manie (**) : l’institution existe deux fois, elle existe dans l’objectivité et dans la subjectivité, dans les choses et dans les cerveaux. Une institution réussie, qui est donc capable d’exister à la fois dans l’objectivité des règlements et dans la subjectivité de structures mentales accordées à ces règlements, disparaît en tant qu’institution. On cesse de la penser comme ex instituto. (Leibniz, pour dire que la langue est arbitraire, disait ex instituto, c’est-à-dire à partir d’un acte d’institution.) Une institution qui réussit s’oublie et se fait oublier comme ayant eu une naissance, comme ayant eu un commencement. » (p. 185)

Seront donc déçus - et je vais revenir dans un instant sur cette déception - tous ceux qui attendraient du cours une vision enfin correcte de l’État. Ce qui importe à Bourdieu et ce qui lui paraît possible, c’est de montrer en quoi nous appréhendons mal l’État, principalement parce que nous ne l’appréhendons pas vraiment, parce que - d’un certaine manière - c’est lui qui nous appréhende. Au plus loin qu’il aille dans les hypothèses - au point parfois de le regretter -, Bourdieu illustre cette façon que l’institution a de vivre en nous à notre insu. Ainsi à propos de Durkheim :
« L’État a partie liée avec l’objectivation et toutes les techniques d’objectivation : il traite les faits sociaux comme des choses, les hommes comme des choses - il est durkheimien avant l’heure. C’est pourquoi Durkheim avait pour théorie de l’État l’État intériorisé ; en tant que fonctionnaire d’État qui ne se pensait pas comme fonctionnaire d’État, il était comme un poisson dans l’eau dans l’État ; il avait une théorie objectiviste du monde social qui est la perception implicite que l’État a de ses sujets. L’État est le point de vue unitaire, en survol, d’un espace qui est unifié théoriquement et homogénéisé par l’acte de construction. Au fond, c’est l’espace cartésien. Si l’on voulait faire de la sociologie de la connaissance, on pourrait dire qu’il y a un lien entre la naissance d’une philosophie de l’espace cartésien et la naissance de l’État ; je me garderais bien de faire cette hypothèse, mais maintenant que je l’ai dite, faites-en ce que vous voulez... » (p. 338)

Bien sûr, le cours identifie des éléments causaux à l’origine de la constitution de l’espace bureaucratique : « allongement des circuits d’interdépendance, « travail collectif [...] de constitution du public », « logique des conflits qui opposent les agents insérés, à différentes positions, dans ces réseaux qui constituent la structure du pouvoir ». (cf. p. 456 et ss.) Mais l’essentiel se trouve dans ces puissants déterminants que sont les mécanismes cachés dans les intérêts cachés, ces intérêts qui, n’étant pas pleinement conscients, n’engendrent pas des tactiques explicites, mais inclinent insidieusement les comportements.
« Pour comprendre ce qui fait qu’une certaine affiliation religieuse conduit à une certaine prise de position politique, il faut comprendre ce que c’est que d’être lié à l’existence de l’Église : il faut se demander par exemple quels sont les gens dont la vie serait changée si l’Église disparaissait. Pensez aux marchants de cierges qui peuvent ne pas être catholiques... Je ne prolonge pas.
Pour l’État, c’est pareil. Qui a intérêt au service public ? Si on faisait un questionnaire sur le civisme quotidien et que l’on posait des questions pour savoir qui fait crotter son chien dans le caniveau ou pas, qui jette des objets en plastique ou pas, etc., on pourrait se demander quels sont les principes qui peuvent différencier les gens, et ce n’est pas simple. Personnellement, j’aurais tendance à m’interroger sur des choses du même type que celles que j’ai implicitement évoquées avec le producteur de cierges : quels sont les gens qui ont partie liée avec l’ordre public ? Ont-ils des salaires publics ? Est-ce qu’ils ont fait l’école publique ? Il faudrait chercher de ce côté-là. C’est le genre de choses qu’il faut mettre sous la notion d’“intérêt”. Les gens vont se diviser d’une manière apparemment anarchique. L’hypothèse que fait le sociologue est que, sous cette apparente anarchie, il y a de la nécessité : les gens ne sont pas fous, ils ne font pas n’importe quoi, ils ont des “intérêts”. Je ne parle pas des intérêts à la Bentham, ce ne sont pas des intérêts matériels ou économiques simples, ce sont des intérêts très complexes, d’appartenance :
inter esse, ça veut dire “appartenir”, “en être”. » (pp. 429-430)

Bourdieu évoque assez longuement l’émergence des juristes, en ce qu’elle a participé à l’émergence de l’État. Mais, encore un fois, l’essentiel n’est pas dans l’explicite.
« En tant que détenteurs d’un capital culturel qui les oppose aux nobles, les juristes sont du côté du mérite, du côté de l’acquis, par opposition à l’inné, au don, etc. ; néanmoins, ils commencent à penser leur acquis comme une sorte d’inné devant être transmis et ils sont donc déjà dans la contradiction : ils ne peuvent pas justifier la puissance royale sans la limiter de facto, puisque c’est déjà une limitation que de dire qu’elle a besoin d’être justifiée. Mais, a fortiori, dès le moment où ils commencent à argumenter, à donner des raisons d’obéir au roi, ils lient le roi par les raisons qu’ils donnent d’obéir au roi. » (p. 505)
En quelque sorte, la règle explicite conforte d’abord le pouvoir, puis, implicitement, elle l’affaiblit. D’autant que le juriste, c’est aussi « celui qui est capable d’énoncer, dans le langage de la règle, la transgression de la règle » (p. 523)

Je n’ai pas choisi l’exemple des arguments destinés à justifier l’absolutisme par hasard. Il correspond parfaitement à une idée qui domine la pensée de Bourdieu, à savoir que chaque théorie qui s’impose impose avec elle quelque chose qui deviendra une faille de la théorie. Ainsi de la montée de l’intérêt à l’universel - dont la Révolution française est la plus éclatante illustration - qui emporte avec elle la légitimité de ceux qui s’en font les défenseurs et qui, du coup, le monopolise d’une façon qui, à bien des égards, le ruine. Est-il besoin de rappeler ce qu’il y a de contradictoire à imposer les droits de l’homme à des peuples qui en ignorent totalement la logique ?

Bourdieu voit dans ce phénomène ce qui distingue doxa et orthodoxie :
« Il y a une phrase très belle phrase de Merleau-Ponty à propos de Socrate : Socrate est embêtant parce qu’il donne des raisons d’obéir, et si on donne des raisons d’obéir, c’est qu’on peut désobéir (***). Donner des raisons de pensée maison [ - pensée induite par les intérêts de la lignée - ], c’est donc déjà se situer en un point à partir duquel la pensée maison doit être justifiée : le fait de la justifier, c’est déjà ouvrir la porte à la possibilité d’une hérésie, d’une transgression. C’est la différence entre doxa et orthodoxie. Au fond, la pensée maison à la béarnaise, si je puis dire, est une pensée doxique, car le contraire n’est pas pensable ; les thèses de la doxa sont des thèses dont le contraire n’existe pas : c’est comme ça, c’est la tradition, il n’y a rien à en dire, “c’est ainsi de mémoire perdue”, comme disaient les coutumiers béarnais - au-delà de la mémoire, c’était déjà comme ça. Le traditionalisme commence quand la tradition ne va plus de soi : dès qu’on dit qu’il faut qu’il y ait tradition ou qu’il faut respecter la tradition, c’est que la tradition ne va plus de soi ; dès qu’on commence à parler de l’honneur, ça veut dire que l’honneur est foutu ; dès qu’on parle d’éthique, c’est que l’ethos ne marche plus - l’ethos relève du “cela va de soi”... » (p. 405)
Voilà une manière de tenter de comprendre l’explicite - une justification, par exemple - à partir de son implicite, qui invite à repenser les mille et une pratiques de la vie quotidienne, comme par exemple la portée changeante de cette partie de la messe qu’on appelle le Credo (1).

Dans l’usage que l’on peut faire de ce type de dévoilement, il y a bien sûr une part d’intuition, qui va grandissante dès lors qu’est tentée une révélation sur la longue durée. Bourdieu - conscient de ce que cela peut avoir d’incertain - s’y laisse quelquefois aller, comme dans cette parenthèse :
« Je fais une parenthèse [à propos d’]un livre très célèbre d’histoire des idées de Lovejoy qui s’appelle La Grande Chaîne de l’être (****). C’est un très beau livre qui montre que, dans des œuvres très différentes - depuis celles de Platon, Plotin jusqu’à Shakespeare, c’est-à-dire toutes sortes d’auteurs -, on retrouve la même vision qu’on peut appeler “émanatiste”, selon laquelle il y a tout en haut Dieu, le Ciel, toutes les créatures n’étant que des formes dégradées de cette forme suprême et accomplie. Il y a évidemment l’analogie avec le roi, et c’est intéressant parce que ce modèle que je suis en train de décrire est peut-être une structure mentale. Cette fameuse grande chaîne de l’être, que l’on retrouve effectivement dans les textes, pourrait avoir des fondements à la fois métaphysiques et politiques, comme ça arrive souvent. Autrement dit, la grande chaîne de l’être est peut-être une ontologie politique. Ce que je décris là, c’est la grande chaîne de l’être dont le sommet est le roi ; ensuite, de dégradation en dégradation, on arrive jusqu’au petit exécutant. Cette métaphore est, je pense, dans l’inconscient de tous les hommes des sociétés bureaucratiques. Nous avons tous dans l’inconscient cette vision des rapports entre modèle et exécution. Par exemple - je vais vous paraître tout à fait farfelu, mais je ne fais qu’user des libertés associées à ma fonction -, je pense que si toute la théorie linguistique, structuraliste, etc. a été si facilement acceptée alors qu’elle repose entièrement sur l’opposition entre modèle et exécution, langue et parole - la parole n’étant qu’une exécution de la langue -, c’est peut-être parce que nous avons un inconscient bureaucratique qui nous fait accepter la philosophie de la grande chaîne de l’être. Ce modèle théorie/pratique se retrouve dans beaucoup de domaines, et l’exploration des structures bureaucratiques, comme j’ai l’ai dit cent fois, est une exploration de notre inconscient... Je ferme la parenthèse. » (pp. 472-473)

Je reviens à présent à la déception que j’évoquais il y a un instant. Non seulement, le cours ne fournit en aucune manière un condensé de ce qu’est l’État, mais il offre moins encore quoi que ce soit qui puisse guider une orientation politique. Faut-il moins d’État, plus d’État, moins de régulation, plus de régulation, moins de fonctionnaires, plus de fonctionnaires, moins de “social”, plus de “social” ? Ce n’est pas le cours qui vous renseignera. Si vous en êtes déçu, c’est que vous partagez la déception de Bourdieu, non celle relative à son cours, mais celle relative à ce qu’est le monde. Car il y a ceux qui tentent de le comprendre pour y porter remède, si peu que ce soit. Et ceux qui - c’est mon cas - pensent que le monde est ce qu’il est et que l’on ne peut pratiquement rien y changer, si ce n’est peut-être en ce qu’il est dans un rayon de trois mètres autour de soi (ce qui n’est pas rien). La position de Bourdieu est celle de Pascal : le monde me déçoit et je ne me résigne pas à n’y rien changer. C’est ce qui l’a conduit à son activisme politique, comme c’est ce qui a conduit Pascal à Jésus.

(*) Sur la notion de généalogie, voir Michel Foucault, “Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung”, Conférence du 27 mai 1978 devant la Société française de philosophie, Bulletin de la société française de philosophie, 84 (2), avril-juin 1990, p. 35-63.
(**) Pierre Bourdieu, “Le mort saisi le vif. Les relations entre l’histoire réifiée et l’histoire incorporée”, Actes de la recherche en sciences sociales, 32-35, 1980, p. 3-14.
(***) La citation de Maurice Merleau-Ponty est tirée de Éloge de la philosophie, Paris, Gallimard, 1960 [1953], p. 46. Cette référence est davantage développée dans la Leçon sur la leçon (Paris, Éd. de Minuit, 1982, p. 54) : « On pense à ce que Merleau-Ponty disait à propos de Socrate : “Il donne des raisons d’obéir aux lois, mais c’est déjà trop d’avoir des raisons d’obéir [...]. Ce qu’on attend de lui, c’est justement ce qu’il ne peut donner, l’assentiment à la chose même et sans considérants.” Si ceux qui ont partie liée avec l’ordre établi, quel qu’il soit, n’aiment guère la sociologie, c’est qu’elle introduit une liberté par rapport à l’adhésion primaire qui fait que la conformité même prend un air d’hérésie ou d’ironie. »
(1) Introduit dans la liturgie catholique à l’époque de Charlemagne, le Credo deviendra quelques siècles plus tard une occasion offerte aux fidèles de se demander s’ils croient vraiment en Dieu.
(****) Arthur Oncken Lovejoy, The Great Chain of Being. A Study of the History of an Idea, Cambridge, Harvard University Press, 1936.

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lundi 2 avril 2012

Note de lecture : Pierre Bourdieu et l'État (3)

Sur l’État. Cours au Collège de France. 1989 - 1992
de Pierre Bourdieu


TROISIÈME NOTE

Il y a, dans la pensée de Bourdieu, quelque chose qui lui est tout à fait spécifique et qui consiste à adopter à l’égard du réel une double distance. La première consiste à se déprendre de nos premières pensées sur le réel, à rompre avec l’enchantement dont la pensée spontanée le farde. La deuxième, c’est celle qu’il importe de maintenir - au nom de ce réel mal pensé - envers nos constructions intellectuelles. Il n’y a pas, pour Bourdieu, un lieu de sagesse d’où l’on peut appréhender les choses dans leur vérité, pas plus qu’il n’y a de méthode qui ne doive continûment être mise en cause, qui ne doive retourner contre elle-même ses propres armes.

Cela signifie notamment que la plus grande prudence s’impose, dès lors qu’il est question de rendre compte de comportements dont les raisons échappent pour une bonne part aux agents. C’est presque toujours le cas lorsque l’analyse porte sur des pratiques qui ont leurs raisons, mais qui sont ignorées ou auxquelles d’autres sont substituées.
« Les logiques pratiques - des institutions, des pratiques humaines - doivent être constituées dans leur spécificité ; une des erreurs scientifiques majeures dans les sciences historiques consiste à être plus rigoureux que l’objet, à mettre plus de rigueur dans le discours sur l’objet qu’il n’y en a dans l’objet, de manière à être en règle avec les exigences de rigueur qui sont de mise, non pas dans l’objet, mais dans le champ de production de discours sur l’objet. Ces falsifications, tout à fait sincères et spontanées, sont graves, surtout parce qu’elles interdisent de proportionner la logique du discours à la logique de l’objet, et du même coup de saisir la spécificité de ces logiques, qui ne sont pas des logiques à 50 %, ce sont des logiques autres. Si vous voulez une argumentation plus conséquente, Le sens pratique porte sur ce sujet : bien qu’il ait été écrit surtout à propos de problèmes de pratiques rituelles ou de systèmes mythiques, il vaut pour le problème de l’État où l’on a aussi affaire à des logiques pratiques que la logique logique détruit (*). Un des paradoxes des sciences sociales est que nous n’avons, pour décrire des logiques pratiques, que des logiques logiques qui ont été construites contre les logiques pratiques par un effort historique très difficile, constant. Le calcul des probabilités a été construit contre la probabilité spontanée : tous les principes fondamentaux du calcul des probabilités consistent à dire : “Ne faites pas ce que vous faites spontanément.”
De même, la théorie des jeux est construite contre les stratégies spontanées du joueur. De ce fait, nous avons des instruments de connaissance qui sont destructeurs de l’objet.
» (pp. 148-149)

C’est cette vigilance constante envers les biais possibles auxquels la recherche est continûment exposée qui porte Bourdieu à dénoncer certains travers que d’autres disciplines que la sociologie véhiculent dans leurs propres méthodes. Ainsi :
« Paradoxalement, les historiens sont, de tous les savants, les plus portés à l’anachronisme, en grande partie parce qu’ils sont victimes de l’illusion de la constance du nominal, illusion selon laquelle une institution qui a gardé aujourd’hui le même nom qu’au Moyen Âge est la même. Les historiens nous mettent en garde, mais il reste qu’une part de leurs constructions d’objets sont la collection d’intérêts liés à des problèmes présents sur le passé. Pour produire un effet linguistique ou pour “faire moderne”, ils font des analogies sauvages, disant par exemple, à propos des problèmes d’institutions du Moyen Âge, que “Josquin des Prés est le Bernard Pivot du XVIe siècle...”. Cet anachronisme et l’illusion rétrospective sont souvent liés à une erreur de philosophie de l’histoire qui découle du fait que, quand on fait la genèse d’une structure, à chaque moment, on a un état de la structure dans lequel le même élément se trouve englobé dans des états différents de la structure et donc se trouve changé. Un grand historien de la Chine, Levenson, a dit qu’un écrit canonique de Confucius change parce qu’il ne change pas dans un univers qui change (**). » (pp. 159-160)
À ne lire que ces quelques lignes, on pourrait facilement se récrier, mettre en avant tout ce que de nombreux historiens ont écrit sur leurs propres méthodes et sur leur souci d’esquiver l’anachronisme et en conclure que Bourdieu dénonce facilement et, par voie de conséquence, s’aliène bien des chercheurs. Ce serait sans doute méconnaître la portée de sa critique.

Qui vise-t-il ? Bien que l’exemple de Josquin des Prés puisse laisser penser le contraire, Bourdieu ne s’en prend pas aux historiens qui usent à l’occasion d’un langage très actuel ou de références présentes pour faire comprendre ce que l’histoire commune occulte. Je pense par exemple à Lucien Jerphagnon, dont le style se veut alerte pour mieux briser les visions communes. (1) Ceux qu’il vise, ce sont au contraire les plus austères, ou du moins la part la plus austère du travail de certains historiens, ces « constructions » dont la subtilité génère précisément des anachronismes d’autant plus graves qu’ils sont tapis dans l’ombre de considérations savantes. C’est dans l’élaboration théorique de l’histoire, bien davantage que dans son exposé, que le danger réside. On peut évidemment s’en vexer ; on peut aussi en faire son profit.

En sciences sociales, il n’y a jamais le savoir d’un côté et l’objet du savoir de l’autre. Car le savoir savant porte d’abord sur le savoir spontané et le savoir spontané porte lui-même sur la croyance en ce que savent les autres. C’est ce qui résulte du fait que l’essentiel se joue dans le symbolique. Partons du cas du roi :
« [...] pour employer le vocabulaire wébérien, le roi est celui qui peut prétendre, avec des chances d’être cru, qu’il est roi - et le capital symbolique [...] est un capital qui repose sur la croyance. Donc il peut dire qu’il est roi avec une chance de le faire accepter. Ici, je vais me référer à une découverte récente des économistes qui, pour décrire un phénomène comme celui que je viens de décrire, parlent de “bulles spéculatives” : ce sont des situations dans lesquelles un agent social est fondé à faire ce qu’il fait parce qu’il sait que les autres agents sociaux lui accordent qu’il est ce qu’il prétend être et qu’il a droit de faire ce qu’il fait ; c’est une espèce de jeu de miroirs. La logique du symbolique est toujours de ce type. » (pp. 398-399)

Et bien imprudent serait celui qui penserait échapper à cette logique. À ce sujet, Bourdieu met en garde les intellectuels par le biais de l’amusante analogie suivante :
« J’emploie souvent un paradigme pour décrire les luttes entre intellectuels. Je vais l’exposer parce qu’il est assez drôle : c’est une expérience de [Köhler] qui est un psychologue qui a beaucoup travaillé sur l’intelligence des singes. [Köhler] raconte qu’un jour il a eu l’idée de suspendre une banane hors de portée des singes : [un des plus malins], à un certain moment [en pousse un autre] sous la banane, grimpe dessus et attrape la banane ; et ensuite tous les singes sont là, une patte en l’air pour essayer de monter sur les autres, mais plus personne ne veut rester au-dessous, puisque tout le monde a compris qu’il faut être au-dessus (***)... Cela me paraît être une métaphore des luttes intellectuelles... Quand vous assisterez à ces débats intellectuels, si vous avez cette métaphore en tête, cela vous donnera beaucoup de satisfaction et aussi beaucoup de liberté, parce que vous ne serez pas tenté de lever la patte, vous serez beaucoup plus contrôlé. » (p. 399-400)
Notons que Bourdieu n’exclut pas ici que certains - lui au moins - puissent échapper à la logique décrite. Et je reviens ainsi à cette question fondamentale dont j’avais différé l’examen dans la première note que j’ai consacrée à Sur l’État : que faire du savoir sociologique ?

L’affaire est tout, sauf simple.
« [...] on n’en finit jamais de se libérer de l’évidence du social [...] » (p. 578)
Qui peut tenter de s’en libérer ? Les sociologues, peut-être (2). C’est même en quelque sorte la condition première de leurs recherches :
« [...] la sociologie demande une pensée qui n’est pas commune dans la vie ordinaire, qui n’est pas spontanée... » (p. 541)
En admettant que ces sociologues parviennent à se libérer de l’évidence du social, et qu’ils arrivent en outre à isoler les causes du comportement social, que vont-ils faire de ce savoir ?
« Dire que la sociologie est un instrument d’imposition de la nécessité est d’une naïveté pathétique. La sociologie est au contraire un instrument de liberté puisqu’elle réveille, au moins pour le sujet pensant, des possibles enfouis. » (p. 219) (3)
Voilà qui est dit ! Mais cet instrument de liberté, vaut-il pour le sociologue ou pour ceux à qui le sociologue communique son savoir ? Car cette communication est pour le moins ardue :
« Je disais l’autre jour à propos des problèmes de la communication entre les sciences sociales et le monde social [que] ce qui est le plus difficile ce sont les problématiques : les auditeurs d’un sociologue qui parle à la télévision, quand ça arrive, interprètent les propos qu’ils entendent en fonction d’une problématique souvent implicite, qui est presque toujours politique ; ils réduisent donc des analyses à des thèses, c’est-à-dire à des attaques ou à des défenses. » (pp. 438-439)
Il ne faudrait pas en déduire que cette difficulté est telle que rien de ce que communique le sociologue n’ait d’effets. Mais l’effet n’est pas toujours celui qu’il croit obtenir.
« Les sciences sociales ont partie liée avec la dissolution de l’individu au profit des systèmes de relations dans lesquelles il est pris. Si vous donnez à un sociologue, même très mauvais, à étudier un accident d’autocar sur la route Paris-Avignon, il va tout de suite arriver à l’idée que ce n’est pas la faute du chauffeur - ce qui est la façon simple et mono-causale de penser -, parce que la route était glissante, parce que c’était le retour de vacances, qu’il y avait beaucoup de circulation, parce que les chauffeurs sont mal payés et qu’ils sont donc obligés de rouler beaucoup et sont fatigués, etc. ; il va substituer à une explication en termes de responsabilité directe, imputable à l’individu libre, un système de facteurs complexes dont il faut évaluer le poids... Les sciences sociales ont eu un rôle très important dans la construction d’un état d’esprit et d’une philosophie qui ont fait le Welfare State. » (p. 575)

On sait que Bourdieu considérait le savoir sociologique comme un moyen - fût-il très malaisé à manier et très aléatoire dans ses résultats - de modifier la donne politique. Durant les dix dernières années de sa vie, il a d’ailleurs donné à cette conviction un important coup d’accélérateur. Ce qui reste assez flou chez lui, c’est le passage de la posture du chercheur - qu’il a longtemps défendue comme un posture liée à la neutralité axiologique wébérienne - à celle du citoyen politiquement actif. Dans ce cours de 1991, il fait part de ses états d’âme de professeur sur le sujet :
« Mon effort vise à me situer à un tout autre niveau [que celui des idéologues] pour essayer précisément de questionner tout ce qui est supposé connu, tous les problèmes qui sont supposés résolus par ceux qui parlent à tort et à travers, sur l’État, le public, le privé, plus d’État, moins d’État, etc. Il y a une espèce d’ascèse délibérée qui n’est pas du tout une fuite de la politique : c’est une manière d’en parler plus sérieusement, en tout cas tout à fait autrement. J’y reviendrai peut-être à la fin, [...] c’est un problème qui se pose en termes de déontologie professionnelle : est-ce qu’on peut utiliser une chaire comme tribune ? Je n’en suis pas sûr, je ne sais pas. Il y a des limites que je m’impose, peut-être à tort, mais je vous dis que j’ai conscience de ces limites et je vous invite à vous demander quelles sont les implications politiques que peuvent avoir les analyses que je peux faire. » (p. 482)

J’incline personnellement à croire que Bourdieu a eu tort de se manifester sur le plan politique. Non seulement parce qu’il rompait avec une déontologie professionnelle, non seulement parce qu’il rompait avec la neutralité axiologique wébérienne, mais surtout parce que je reste convaincu que les acquis de la sociologie sont profondément incommunicables, si ce n’est dans la gratuité (toute relative) d’un cadre académique. La sociologie a-t-elle encore alors une raison d’être ? Ne serait-elle que la satisfaction solitaire d’une libido sciendi ? Cela mérite réflexion...


(*) Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Éd. de Minuit, Le sens commun, 1980, en particulier le chapitre I, 5 sur “La logique de la pratique”, p. 135-165, et tout le livre II.
(**) Joseph Richmond Levenson, Confucian China and its Modern Fate. A Trilogy, Berkeley, University of California Press, 3 tomes, 1958-1965.
(1) Voir notamment Lucien Jerphagnon, Histoire de la Rome antique. Les armes et les mots, 4e édition, Tallandier éditions, 2002.
(***) Wolfgang Köhler, L’intelligence des singes supérieurs, Paris, Alcan, 1927 [1917], p. 42.
(2) Si l’évidence du social triomphe dans la doxa, il faut alors constater que le souci de s’en libérer a commencé avec les présocratiques et, bien qu’il ait pris des formes très variées, il ne s’est jamais perdu depuis lors. Nombreux sont ceux qui, dans cette entreprise, ont levé la patte... comme les singes de Köhler.
(3) Bourdieu parle souvent comme si la sociologie était tout entière à l’image de la sienne.

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