samedi 22 octobre 2022

Anecdote : une conversation

À propos d’une conversation

J’ai la chance d’habiter près d’un grand parc très arboré et montueux, où il fait bon se promener. Et ces derniers jours, ce plaisir a été décuplé par une lumière exceptionnelle. J’aime les scintillements d’octobre. Il est curieux que les rayons du soleil puissent resplendir comme jamais dans les feuillages d’automne, alors que nous vivons avec la conviction que la nature s’altère irréversiblement.
 
Habituellement, quand je me promène, je marche à une cadence soutenue, propre à solliciter le muscle cardiaque. Les sentiers du parc sont assez peu fréquentés, les joggeurs préférant généralement suivre le boulevard voisin, plan et régulier. Ce qui me laisse le privilège de vadrouiller par monts et par vaux - si j’ose dire - en ne croisant que de rares autres promeneurs. La rareté de ces rencontres permet d’échanger un bref salut auquel on renonce toujours dès que grandit le nombre. Et c’est là un plaisir auquel je ne voudrais pas renoncer : honorer l’autre d’un mot, quand ce qu’on en sait se réduit à sa seule existence.
 
Il me faut ici avouer être depuis longtemps victime d’un désir contrarié. J’aspire souvent à faire un brin de causette avec un inconnu, alors même que je suis à ce point timide et réservé que j’ai un mal fou à lancer la conversation. Ce qui me fascine chez l’inconnu, c’est son complet anonymat. Que peut-il me dire ? Que peut-il m’apprendre de lui ? En ces circonstances, les premières choses échangées recèlent un potentiel de découverte que n’ont plus les échanges avec ce que l’on a coutume d’appeler ses connaissances ; le mot l’indique bien. Bien mieux, le côté éphémère de la relation dispense de bien des propos obligés, ce qui permet parfois d’y ressentir de la singularité. Mais voilà : cet attrait pour le tête-à-tête inopiné est très rarement satisfait, sans doute parce que je le crains autant que je le souhaite.

Le parc est bien fourni en bancs où il est loisible de se reposer. Et il en est un qui me plaît particulièrement, parce qu’il domine une prairie parsemée d’arbres divers dont la vue est fort réjouissante. Ce jour-là, alors que j’en approchais, je me résolus à y faire une halte, tant l’éclatante lumière de la fin d’après-midi enchantait les lieux. Mais le banc était occupé. Un homme assez âgé (j’en suis à présent à juger âgés des gens plus jeunes que moi) s’y trouvait, tenant en laisse à ses pieds un vilain petit chien jaune.

⎯ Puis-je ? dis-je en montrant l’espace libre du banc.
⎯ Faites ! répondit-il.
À peine m’étais-je assis que le chien vint me renifler.
⎯ Laisse monsieur tranquille, fit son maître en tirant sur la laisse.
⎯ Il n’y a pas de mal. Il est … gentil.
J’avais failli le dire beau ; je m’étais arrêté à temps.
⎯ Pas tant que ça, répliqua son maître. J’ai bien du mal à lui faire comprendre ce qui est bien à faire et ce qui est mal.
⎯ Bien des gens ne le comprennent pas davantage, dis-je en faisant un peu mon malin.
⎯ C’est bien vrai, ça ! Pourtant, c’est assez simple : il suffit d’être gentil.
⎯ Oui… Vous avez raison…

Je venais de me rappeler ce passage du roman de Vassili Grossman, Vie et destin, où Ikonnikov - regardé par les détenus russes comme « un simple d’esprit » qu’ils « traitaient avec pitié et dégoût » - avait expliqué : « Je ne crois pas au bien, je crois à la bonté. » (1) Et puis, ce mot de gentil que j’avais moi-même prononcé dans un tout autre sens et qui me revenait comme une pensée profonde apte à suggérer l’origine du mal…

Ramenant le propos sur le chien, je suggérai :
⎯ Peut-être croit-il bien faire.
⎯ C’est précisément là le problème. Ce qui est bien pour lui ne l’est pas nécessairement pour moi. S’il était plus gentil, il m’obéirait.

Patatras ! Tel le bien qui se résume à ce que je crois bien, voilà que la gentillesse est réduite à ce qui me convient. Allais-je prolonger l’échange ? Oui, mais par dire quoi ? Après un silence qui me fit craindre qu’il se prolongea, ou que mon voisin changea de sujet, je me risquai :
⎯ Tout de même, il vous est dévoué, non ?
⎯ Ça ne l’autorise pas à pisser dans la cuisine. Il sait qu’il ne peut pas et il le fait quand même, rien que pour me contrarier.
⎯ Mais si vous étiez attaqué, il vous défendrait, non ?
⎯ Je n’en suis pas sûr.

Que dire encore ? Pour alimenter une conversation à bâtons rompus, il faut éviter de suivre son idée, quitte à se réfugier dans le lieu commun. Je sentais confusément que le rapport entre le maître et le chien était complexe et que ce que je croyais apprendre de l’un et l’autre renvoyait à l’incommunicabilité.

⎯ Vous l’aimez bien quand même, hein ?
⎯ Ah ! Je ne pourrais pas m’en passer.

Pouf ! Après tout, c’est à l’aune de ce que je suis. J’ai plus ou moins voulu cette conversation, parce que j’en attendais quelque chose. Et au moment où j’ai cru qu’elle ne m’apportait rien, j’ai compris qu’elle m’apportait quelque chose comme un éclairage sur moi-même : en quoi les grandes idées cachent les petites, celles où notre engagement pour la bonté se dissout face à nos commodités.

⎯ Bonne journée, Monsieur.
⎯ Bonne journée.

(1) Vassili Grossman, Œuvres, Robert Laffont, 2006, p. 12.

lundi 17 octobre 2022

Note d’opinion : l’histoire et le récit

À propos de l’histoire et du récit

Invité par Les territoires de la mémoire (*), Johann Chapoutot a présenté le 29 septembre dernier à la Cité Miroir de Liège une conférence intitulée Le nazisme fut-il “moderne” ? Je n’ai pu y assister, mais j’ai vu la vidéo qui y fut consacrée et qui est diffusée ici sur Internet (1).

L’essentiel des idées exposées ce jour-là s’inscrivent dans le sillage du livre que Chapoutot a publié en 2020, à savoir Libres d’obéir (2). Je n’ai pas lu ce livre et, après avoir entendu la conférence du 29 septembre 2022, je n’ai guère envie de le lire. Je voudrais expliquer pourquoi.

Il serait utile, je crois, de revenir un instant sur la notion de récit, telle que Chapoutot en traite dans Le grand récit (3), un livre qu’il a publié un an après Libres d’obéir.
« Un récit, ou une “histoire”, c’est le langage qui se saisit du “réel” et qui l’informe, lui donne forme, à tel point que l’on puisse douter que le réel existe en dehors de lui, tant on le vit et on le pense à travers les catégories du langage, avec les ressources et les lacunes de la langue, ressources et lacunes déterminées géographiquement, socialement et historiquement. On ne voit jamais le réel qu’à travers le prisme de la langue et de tout ce qu’elle charge comme réminiscences culturelles, réseaux métaphoriques et stéréotypes.
Et, dans ce que peut la langue, le récit est ce type de discours qui donne sens, dans sa double acception de signification et de direction, et cohérence au monde en ordonnant les événements sur un axe temporel pour y distribuer les qualités (cause, conséquence), y démêler l’essentiel de l’accidentel, et transmuer les hasard en nécessité.
 » (4)

Si l’on valide cette définition, force est de constater qu’elle s’applique indifféremment aussi bien aux légendes, aux fables, aux mythes, aux contes - dès lors qu’ils se donnent pour vrais -, qu'aux annales les plus rigoureusement établies. Ce qui offre le grand avantage de cibler les recherches en histoire les mieux encadrées et les plus pointues, en vue de rappeler que celles-là aussi rencontrent les difficultés que la définition évoque, en ce compris d’ailleurs lorsqu’elles n’ont pas du tout l’intention de bâtir un récit. Reste qu’il est indispensable de s’interroger sur la qualité des récits, c’est-à-dire sur leur fidélité à ce que fut le passé. Après tout, il importe beaucoup de savoir, lorsqu’on s’intéresse à l’histoire, lequel de Lucien Febvre ou d’André Castelot il est préférable de lire.

En fait, d’une façon qui suggère des ressemblances avec le courant pragmatiste, tel qu’il affecta la sociologie au cours des vingt dernières années, Johann Chapoutot préconise d’accorder la possibilité à l’historien d’user de ses émotions dans sa recherche et, en conséquence d'oser construire un récit qui témoigne des préoccupations que suscitent le présent et l’avenir. Il récuse ainsi la distinction entre objectivité et subjectivité, du moins dans son potentiel méthodologique. (5)
« On comprend dès lors mieux pourquoi les historiens sont tentés de retrouver leur être littéraire - celui qui implique l’empathie (de la démarche compréhensive, de la perspective internaliste) et qui valorise l’imagination (qui rouvre l’univers des possibles). » (6)

Voilà qui, me semble-t-il, me donne le droit de dire que, lors de sa conférence du 29 septembre 2022, Johann Chapoutot nous a livré un récit - son récit - d’un aspect de la modernité. En ce qui me concerne, j’estime indispensable que soit posée la question de savoir quelles chances ce récit a d’être fidèle au réel, fidèle au passé évoqué. Le 29 septembre, personne n’a cru bon de poser cette question.

La vraisemblance d’un récit se mesure bien entendu à la qualité des recherches entreprises pour le construire, aux précautions prises pour écarter tout biais susceptible de l’égarer, à la surveillance exercée sur les inclinations personnelles, idéologiques ou affectives, bref à la rigueur des méthodes utilisées et à leur aptitude à le valider. Il y a cependant des aspects généraux du récit qui, à eux seuls, peuvent jeter un premier doute sur sa pertinence. Pour l’occasion, j’en citerai deux : il y a d’abord le syncrétisme du récit, lorsqu’il participe à conférer un sens principal au récit ; il y a ensuite la concordance entre le sens du récit et les objectifs moraux, idéologiques ou politiques auxquels adhère le récitant. Faute de connaître les choix méthodologiques opérés (ce qui serait peut-être possible par la lecture de Libres d’obéir), envisageons ce qu’il en est des aspects généraux du récit de Chapoutot.

Oserais-je réduire le récit en cause à ses éléments principaux ? Oui, et j’espère en être excusé. Cela va déboucher - je l’annonce déjà - sur une charge dont je dois avouer d’emblée le caractère lapidaire et l’étaiement fragile. À ceux qui, au départ de Libres d’obéir, me jugerait dans l’erreur et m’en montrerait la raison, je promets une prompte rétractation.

1. Le récit commence par l’affirmation du caractère intellectuellement élaboré du nazisme.

2. Il continue par l’histoire d’un juriste allemand nommé Reinhard Höhn, lequel adhéra au parti nazi et à la SS dans les années 30 et fonda dans les années 50 une école de management (Akademie für Führungskräfte der Wirtschaft) qui connut un grand succès. (7)

3. Il se poursuit par la dénonciation d’objectifs cachés du management, tel que conçu par les “capitalistes”, des objectifs qui tendent à imposer l’obéissance en répandant l’illusion d’une liberté.

4. Il s’achève avec le parallèle insistant fait entre les conceptions nazies du monde et les conceptions sur lesquelles repose la logique managériale capitaliste, les deux misant sur la déresponsabilisation par la performance.

Dois-je immédiatement préciser qu’il importe beaucoup d’écouter le conférencier plutôt que de s’en tenir à ce tableau synoptique ? Tout ce qui résume trahit. Si je me suis permis d’y recourir, c’est parce que l’exposé de Johann Chapoutot se donne à entendre comme une démonstration dont il n’est pas inutile d’isoler les principales étapes.

La première source des doutes que j’ai nourris à l’écoute de la conférence, c’est précisément cette volonté d’échafauder une doctrine qui rend compte de tout. Tout ce qui est dit tend à conforter syncrétiquement l’analogie assimilatrice entre le nazisme et le management. Et il est difficile de ne pas suivre cette argumentation sans se demander si le nazisme n’est pas ainsi décrit de telle sorte qu’il s’approche des théories managériales et le management de telle sorte qu’il ressemble dans ses objectifs non avoués à une logique nazie, sans trop s’encombrer de tout ce qui pourrait suggérer des dissemblances importantes. Qui me connaît pourrait difficilement me suspecter de complaisance à l’égard du management. (8) Mais il me paraît suffisant de le caractériser par sa motivation lucrative, ses théories brumeuses et ses échecs sans cesse reproduits pour ne pas l’accabler - à mes yeux un peu gratuitement - de convergences avec le nazisme. Le fait qu’un nazi - peut-être sans repentance - ait participé à la bonne fortune d’un courant du management n’est démonstratif de rien, pas plus que le fait qu’Henri Ford ait eu des sympathies pour le nazisme n’établit pas un lien obligé entre le rôle de chef d’entreprise et l’aspiration au totalitarisme. Certains ne manqueront pas de parler de point Godwin, ce qui reviendrait à considérer la doctrine de Chapoutot comme un débordement que la statistique repère dans les conversations débridées. C’est peut-être plus grave que cela, parce qu’il s’agit d’un propos tenu par un historien connu et reconnu, apte à influencer son auditoire en raison de la compétence sociale dont il bénéficie.

Si vraiment il y a crime (ce que l’on peut contester), à qui et à quoi profite-t-il ?

C’est là qu’il convient de repérer les engagements idéologiques éventuels de Johann Chapoutot et de mesurer si la doctrine énoncée ne les sert pas. Or, ses engagements sont patents. On ne peut être que frappé par la constance avec laquelle, tout au long de sa narration, il présente comme une évidence la sourde complicité qui existerait entre l’économie libérale, exploitrice des travailleurs, et le nazisme, outil de domination. Cela prend même quelquefois la forme d’une suspicion généralisée qui concerne des institutions ou des personnes vis-à-vis desquelles des preuves seraient tout à fait nécessaires. (9) Sont-elles dans son livre ? Peut-être.

Entendons-nous bien. Je ne reproche pas à Johann Chapoutot d’avoir des convictions orientées. Je le désapprouve lorsqu’il en fait le moteur de ses recherches et l’objectif de ses démonstrations. L’histoire, discipline des sciences sociales, réclame un recul qu’il ne pratique manifestement pas. Décrire le passé en fonction des nécessités et des souhaits actuels, c’est précisément ce à quoi se destinent les légendes, les fables, les mythes et les contes. L’histoire rigoureuse doit se déprendre du présent, des idéologies, des préférences, des jugements. Là où le mythe imagine une origine, la partialité idéologique invente des conspirations délétères. Ce qui faisait dire à Marc Bloch, « […] le démon des origines fut peut-être seulement un avatar de cet autre satanique ennemi de la véritable histoire : la manie du jugement. » (10)

(*) Les territoires de la mémoire sont un centre d'éducation à la résistance et à la citoyenneté créé par d'anciens prisonniers politiques rescapés des camps nazis. Son siège est à Liège.
(1) Au tableau qui se trouve derrière le conférencier, le titre de la conférence comporte un « fût » affublé d’un accent circonflexe, comme si était évoquée l’hypothèse étrange que, outre je ne sais quoi d’autre, le nazisme fût moderne, subjonctif oblige. Tout laisse croire que c’est une coquille et que la question du modernisme du nazisme est bien le sujet de l'exposé.
(2) Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, Gallimard, 2020.
(3) Johann Chapoutot, Le grand récit. Introduction à l’histoire de notre temps, PUF, 2021. J’ai brièvement analysé ce livre dans ma note du 28 octobre 2021.
(4) Johann Chapoutot, Le grand récit, pp. 15-16.
(5) Cf. tout particulièrement le chapitre IX et la conclusion du Grand récit (pp. 297-365).
(6) Johann Chapoutot, Le grand récit, p. 346.
(7) Cf. l’article que Wikipédia lui consacre ici sur Internet.
(8) Cf. par exemple, à propos de la gestion des ressources dites humaines, ma note du 8 août 2012.
(9) Un autre élément incline à déceler une pente subjective illégitime dans les propos de Johann Chapoutot. Lorsqu’il lui fut demandé ce qu’il pensait de la comparaison que certains députés européens ont envisagé d’établir entre le nazisme et le communisme, il s’empressa de limiter les similitudes éventuelles à celles repérables entre l’horreur nazie et l’horreur stalinienne, dédouanant ainsi le communisme lui-même. Qu’un historien puisse ainsi - ne serait-ce qu’implicitement - ignorer le totalitarisme soviétique des époques léniniste et brejnévienne me paraît trahir une inspiration idéologique inacceptable dans sa discipline.
(10) Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Cahier des Annales, 3, Armand Colin, 1949, p. 19.

samedi 1 octobre 2022

Note spéciale : Paul Veyne

Paul Veyne est mort

Paul Veyne est mort ce 29 septembre 2022. Il avait 92 ans.

On aime dire que Paul Veyne était un historien original, voire iconoclaste. C’est qu’il avait poussé le souci de rigueur jusqu’à pourchasser l’erreur dans les démarches les plus méticuleuses, comme si l’histoire demeurait à jamais une tentative illusoire de représenter le passé. Il y aurait bien des choses à dire sur cet aspect fondamental de son œuvre, mais je n’en traiterai pas aujourd’hui. Je me contenterai de renvoyer à ma note du 23 décembre 2011 - laquelle était consacrée à son livre Le quotidien et l’intéressant -, même si elle n’épuise absolument pas le problème évoqué.

J’aimerais en effet me contenter en la circonstance de dire un mot d’un livre qui ne parle d’histoire que pour faire l’aveu de certains de ses goûts en peinture, plus spécialement ceux qui concernent la peinture italienne durant cette période extraordinaire qui va du XIIIe au XVIIIe siècle : Mon musée imaginaire (1).

« En peinture, selon le mot connu, l’Italie a traversé “une épidémie de génie, comme il y a des épidémies de peste”, qui a duré cinq siècles, de Giotto à Tiepolo. » (p. 6)
Et ce livre - ce beau livre - parcourt la période en nous livrant les reproductions de plusieurs centaines d’œuvres, avec pour chacune quelques phrases propices à un regard insistant sur certains traits du tableau.

Un exemple - qui n’est pas choisi au hasard - permettra de saisir à la fois la modestie du texte et la performance visant à donner à voir une évolution qui dit tant sur l’histoire des hommes et sur ce qui les modèle continûment à leur insu, comme si le beau lui-même, en se mettant au service de conceptions sans cesse renouvelées, trahissait l’indéfinissable de ce qui importe.

Parce que c’est une œuvre qui me fascine, j’ai choisi la Madone avec l’Enfant entre deux saintes de Giovanni Bellini (2) que l’on date des environs de 1490. Je tais mes propres commentaires pour ne laisser place qu’à ceux de Paul Veyne :
« À gauche de la Vierge, la blonde Marie Madeleine qui, du geste, se repent de ses péchés en son cœur ; à sa droite, la brune Catherine d’Alexandrie, coiffée de son diadème de princesse, fille de roi.
Les visages sont admirables.
Ce sont les deux femmes qui ont le plus aimé le Christ (qui l’ont aimé spirituellement, s’entend) : Marie Madeleine lui a lavé les pieds
[…] et Catherine d’Alexandrie, martyrisée vers 300 selon la légende, avait épousé mystiquement le Christ et échangé un anneau de mariage avec son divin époux. Elle n’en eu évidemment pas d’autre et demeura vierge.
Ce tableau ne serait-il pas destiné à des filles qui n’ont pas de mari, pour leur conseiller de reporter sur Dieu leur désir d’amour ?
Jamais piété sincère et beauté sensuelle n’ont fait meilleur ménage que dans le classicisme de ce chef-d’œuvre. Les teintes s’accordent malgré l’intensité et la subtilité de leur richesse. L’exécution est d’une finesse digne de Léonard. Les physionomies sont soucieuses et résignées, l’Enfant lève les yeux au ciel et acquiesce à ce qui l’attend et qu’il sait fort bien.
 » (p. 183)

Rien de trop donc, rien de savant, rien de superflu, juste ce qu’il faut pour mesurer, en passant d’un commentaire au suivant, le mouvement qui porte sans cesse la création à renouveler ses façons de faire au gré des convictions du moment.

Ne serait-ce que pour ça : merci à Paul Veyne.

(1) Paul Veyne, Mon musée imaginaire ou les chefs-d’œuvre de la peinture italienne, Albin Michel, Beaux livres, 2010.
(2) L’œuvre se trouve à Venise, à la Galerie de l’Académie. On peut en voir une reproduction ici.