jeudi 28 octobre 2021

Note de lecture : Johann Chapoutot

Le grand récit. Introduction à l’histoire de notre temps
de Johann Chapoutot


Il y a l’histoire, c’est-à-dire ce qui s’est passé et que le présent prolonge. Ensuite, il y a la discipline, c’est-à-dire ce que l’on sait ou croit savoir de l’histoire dès lors que l’on en cherche la vérité. Puis, il y a aussi l’histoire de l’histoire, c’est-à-dire l’histoire des façons que l’on a eu de raconter les faits historiques ou ce qui est jugé tel. Et puis enfin, il y a l’histoire de l’historicisme, c’est-à-dire l’histoire de l’exploitation de l’histoire ou de ce qu’on prétend qu’elle fut dans le but de donner du sens au présent et au futur.

Johann Chapoutot a récemment publié un livre, Le Grand Récit (1), qui traite principalement de cette dernière histoire, celle de l’historicisme. À l’inverse des autres, cette histoire-là néglige ce qui s’est passé et même, dans une large mesure, le rapport qui peut exister entre ce que l’on croit savoir et ce qui s’est réellement passé. L’objet de cette recherche est en effet d’expliquer en quoi le récit historiciste a pu participer à infléchir l’histoire. Et, au-delà de ça, de porter la réflexion jusqu’à la contigüité que le récit suppose et supporte entre lui-même et l’humain. C’est que l’histoire la plus rigoureuse qui soit forme récit, évidemment. Et qu’elle reste donc aussi suspecte que toutes les autres formes de récit, jusqu’aux plus étrangers au réel, et au réel advenu. Car, aussi vérifiée soit-elle, elle manque au moins de ce dont leur rigueur même les prive, c’est-à-dire ce qu’est en mesure de révéler la fiction, lorsque celle-ci imagine des possibles qui éclairent les angles morts de la recherche. C’est là à tout le moins ce que défend Chapoutot.

Depuis Hegel, le récit a pris une énorme importance dans l’évolution des conceptions collectives, au point de battre en brèche le souci du vrai engendré par les progrès de la science et des démarches heuristiques qu’elle a suscitées. Ainsi, Le Grand Récit consacre un chapitre à l’eschatologie marxiste et un autre au fascisme et au nazisme.

Pour illustrer l’emprise sur les esprits dans l’univers communiste, Johann Chapoutot cite notamment quelques passages de la lettre que Nicolaï Boukharine a adressée le 10 décembre 1937 à Staline (2), alors qu’il a acquis la certitude qu’il sera exécuté. En voici quelques extraits :
« Je te donne ma parole d’honneur que je suis innocent des crimes que j’ai reconnus durant l’instruction. […] [Les] intérêts d’importance mondiale et historique qui reposent avant tout sur tes épaules » [l’emportent] « sur ma misérable personne »
« Mon Dieu, pourquoi n’existe-t-il pas d’appareil qui te permette de voir mon âme déchirée, déchiquetée par des becs d’oiseau ! Si tu pouvais voir comme je suis attaché intérieurement à toi[…]. Il n’y a plus d’ange qui puisse détourner le glaive d’Abraham ! Que le destin s’accomplisse ! »
« Je me prépare intérieurement à quitter cette vie, et je ne ressens envers vous tous, envers le Parti, envers notre Cause, rien d’autre qu’un sentiment d’immense amour sans bornes[…]. Ma conscience est pure devant toi, Koba. Je te demande une dernière fois pardon (un pardon spirituel). Je te serre dans mes bras, en pensée. Adieu pour les siècles des siècles, et ne garde pas rancune au malheureux que je suis. »
On peut penser qu’il s’agit là des mots d’un homme qui supplie son bourreau, ou encore de l’expression de l’âme russe, volontiers passionnée et tourmentée. Mais c’est assurément aussi le signe d’une foi qui accorde au récit de prévaloir sur tout ce qui serait susceptible de l’ébranler.

À propos du fascisme et du nazisme, Chapoutot met également en évidence l’émergence d’un récit totalement irréel et parfaitement contredit par les faits, mais apte à subjuguer jusqu’à l’adhésion la plus aveugle. Là aussi, il illustre son propos d’exemples frappants, tels le témoignage de Robert Brasillach, fasciné par la liturgie nazie déployée au Congrès du Parti dans le stade de Nuremberg (3) ou encore les dernières déclarations de Otto Ohlendorf lors de son procès en 1948. Ce dernier affirma notamment ceci :
« Le nazisme n’est pas la cause, mais la conséquence d’une crise spirituelle. Cette crise, qui s’est déployée au cours des siècles passés et, particulièrement, ces dernières décennies, est double - religieuse et spirituelle. La littérature protestante comme catholique s’accorde pour dire que, depuis l’accord des libertés gallicanes au moins, la religion chrétienne a été éliminée de la sphère publique, le cœur du développement historique, en tant que fin dernière de l’humanité. La fin de l’idée chrétienne en tant que fin qui liait les sociétés, ainsi que les individus tournés vers l’au-delà, vers la vie en Dieu, a eu un double effet :
l’homme n’a dès lors plus eu aucune valeur absolue et uniforme pour mener sa vie
[…]. Les valeurs chrétiennes, si tant est qu’elles demeurassent, ne pouvait empêcher qu’il se scindât entre une homme de la semaine et un homme du dimanche et, la semaine, il avait d’autres motifs d’action qu’une méditation de la volonté de Dieu, fût-elle ténue. La vie, de ce côté-ci de la tombe, a acquis une signification propre […] ;
la société s’est organisée en différents ordres.
 »
« L’idée démocratique est purement formelle. Elle ne recèle pas cette certitude qui définirait la vie humaine dans sa totalité. Elle assigne des devoirs et des droits à des personnes et à des organisations sociales, elle donne des libertés individuelles - mais elle n’en donne jamais la raison. » (4)
Étonnants propos dans la bouche de celui qui fut général de la SS et commandant de l’Einsatzgruppe D de juin 1941 à juillet 1942, responsable à ce titre de l’assassinat de quelque 90.000 Juifs à l’arrière de la 11e armée. Ici, il semblerait que l’idée soit qu’il n’est pas possible qu’une communauté humaine puisse se passer d’un récit transcendant et que les valeurs morales soient celles que porte le récit dominant, fussent-elles différentes - sinon inverses - à celles du récit précédent. Comme telle, la démocratie ne serait donc pas un récit, mais une simple organisation sans finalité.

Dans un autre chapitre du livre, Johann Chapoutot explore les discours qui, après la dernière guerre et particulièrement en Allemagne, ont tenté de rendre un sens à l’histoire, alors même que cela impliquait de renoncer à un type de récit dont on savait à présent à quoi il pouvait mener. Mais cela n’élimine peut-être pas totalement le récit, parce que la connaissance - aussi fragile, voire aussi infondée soit-elle (5) - est le moteur de l’action. Déjà Goethe affirmait : « […] je déteste tout ce qui ne fait que m’instruire, sans augmenter mon activité ou l’animer directement. » (6) Ce qui, dans le domaine de l’histoire, pose la question de l’utilité ultime de la connaissance du passé. Ou, pour le dire autrement, la question de la recherche en histoire, dès lors que celle-ci n’aurait d’autre motivation que la connaissance pure et désintéressée.

Johann Chapoutot écrit :
« Incapables d’expliquer par des relations causales nécessaires, les “sciences de l’esprit” ont pour vocation de comprendre. C’est contre Dilthey et sa méthode compréhensive, et parce qu’il souhaitait conformer les sciences humaines au canon de scientificité érigé par la physique ou la biologie, qu’Émile Durkheim, dans ses Règles de la méthode sociologique, voudra “considérer les faits sociaux comme des choses”. Le “positivisme” en “sciences” humaines pose ainsi un objet à connaître face à un sujet connaissant, sans trop s’attarder sur la mutuelle participation du sujet et de l’objet (posé et supposé) qui, tous deux, partagent le parfois douteux privilège d’être des hommes. S’il est aujourd’hui de bon ton de se gausser de Durkheim et de sa naïveté positiviste, on constate que, chez les historiens notamment, sa postérité (fût-elle inconsciente) est riche et sa progéniture nombreuse. Dans le cas d’un “objet” comme le nazisme, par exemple, la stricte distinction entre sujet et objet et la profession de positivisme sont souvent érigées en seul recours. » (p. 316)
Je ne puis m’empêcher de voir dans ces propos la trace d’un pragmatisme qui, depuis plusieurs décennies, a fortement ravagé les sciences sociales en les décourageant de pourchasser, au sein de leurs démarches, ces biais subjectifs auxquels, bien évidemment, toute recherche, dans quelque domaine que ce soit, est exposée.

Je m’en explique.

L’idée de comprendre est certes estimable. C’était d’ailleurs le souci que Max Weber manifesta continûment. Mais comprendre ne signifie pas nécessairement s’abîmer dans « la mutuelle participation du sujet et de l’objet » au point d’accorder à la subjectivité du chercheur des droits sur sa recherche. Ce que Weber entendait par « le difficile concept (Begriff) du “comprendre” » (7), c’est un mode d’interprétation de l’activité sociale qui permet d’éclairer les causes et non cette manière d’empathie qui vise à retrouver dans l’esprit même du chercheur les affects dont témoignerait le fait social. Il définissait la sociologie comme suit : « Nous appelons sociologie […] une science qui se propose de comprendre par interprétation (deutend verstehen) l’activité sociale et par-là d’expliquer causalement (ursächlich erklären) son déroulement et ses effets. » (8) Et s’il est vrai que la causalité à explorer en sciences sociales implique d’entrer dans les raisons humaines, il n’en ressort pas pour autant que les mêmes raisons humaines doivent participer à l’exploration. La conception que Durkheim défendait n’a pas révélé une naïveté - fût-elle positiviste -, mais a posé un certain nombre de balises (on peut en poser d’autres) entre lesquelles il convient de circonscrire les méthodes de recherche, de telle sorte que soit continûment exercée une vigilance à l’égard des fausses évidences, comme par exemple celles que l’on doit à la subjectivité. Il est vrai que l’on n’en finit jamais avec la subjectivité ; mais c’est là une raison supplémentaire pour en traquer sans cesse les effets, et non de céder à une prétendue vérité à laquelle elle donnerait accès. Et dire que seul le nazisme mérite d’être objectivé, c’est assurément conférer à l’objectivation des vertus dont on aperçoit pas pourquoi les autres “objets” sociaux n’en bénéficieraient pas.

Chapoutot approuve-t-il sans réserve cette mise en cause des méthodes durkheimiennes ? Il faut à tout le moins constater que, outre l’alignement sur une tendance générale (9), il cultive une certaine ambiguïté. Ainsi, ayant d’abord cité Henri-Irénée Marrou comme suit :
« Toute démarche compréhensive implique une empathie - même quand l’objet est foncièrement antipathique. Elle implique en effet, comme le suggère le mot d’empathie, de ressentir de l’intérieur, et ressentir avec - car comprendre implique aussi la sympathie au sens étymologique, certes, mais tout de même. Henri-Irénée Marrou […] écrit […] dans De la connaissance historique (1954) :
Le terme de sympathie est même insuffisant ici : entre l’historien et son objet, c’est une amitié qui doit se nouer, si l’historien veut comprendre, car, selon la belle formule de saint Augustin, on en peut connaître personne, sinon par l’amitié. » (p. 320)
il ajoute ceci à propos de Marc Bloch :
« L’histoire, science du passé ? C’est juste, mais un peu court car, généralement, l’historien met au jour des familiarités, des affinités avec ces “hommes du passé”, “nos ancêtres”, les “acteurs de l’histoire” qu’il étudie. Il trouve en eux, même dans les pires d’entre eux, des hommes, qui partagent avec lui, le plus souvent, quelques interrogations fondamentales. Il les voit aux prises avec leur finitude, et avec cette mort qu’officier d’un état-civil savant, il constate et consigne.
Et si, donc, l’histoire était cette manière d’interroger l’homme dans le temps ? L’homme en tant qu’être temporel, c’est-à-dire mortel, et le sachant ?
Marc Bloch, qui fait partie de ceux à qui rien, ou presque, n’échappe, ne dit pas autre chose dans cette
œuvre posthume (soit l’opus par excellence, qui brave et trompe la mort) qu’est Apologie pour l’histoire :
“‘Science des hommes’, avons-nous dit. C’est encore beaucoup trop vague. Il faut ajouter : ‘des hommes dans le temps’. L’historien ne pense pas seulement ‘humain’. L’atmosphère où sa pensée respire naturellement est la catégorie de la durée.”
 »
À quoi Chapoutot renchérit :
« La durée, soit le temps en tant qu’il est perçu et, parfois, conçu par l’homme, objet d’une aperception et, éventuellement, d’une réflexion. Bergson est passé par là. » (p. 320)
Je ne suis pas certain que, en isolant ces quelques mots de Bloch, Chapoutot ait rendu justice à l’Apologie (10). Même si Marc Bloch y parle également de la nécessité de comprendre, l’ouvrage est un grand plaidoyer pour des méthodes scientifiques propres à distinguer le faux du vrai et à tenir à distance la subjectivité de l’historien.

L’histoire est une discipline qui, dans son exercice même, pose énormément de questions, sans doute davantage que toute autre. C’est que ce qu’elle découvre est nécessairement amené à contredire une vision du passé largement partagée et qu’elle peut en outre facilement alimenter une érudition usurpée. Le livre de Johann Chapoutot explore bien des aspects de ces questions-là, et cela bien au-delà de ce que je viens d’en dire. Il n’hésite d’ailleurs pas à pousser l’interrogation jusqu’au rôle de la littérature et de la poésie. Mieux même, jusqu’à l’objectivation que représente toute expression écrite, et à ce titre matériau historique :
« Les romans que l’on lit, c’est un exercice d’apprentissage, au mot et à l’expression juste, mais aussi à la réalité d’une existence, prise dans le devenir mais devenue consciente d’elle-même par et dans le récit. » (p. 364)
À chacun de juger s’il convient de le suivre jusque-là, c’est-à-dire jusqu’à ces lieux où toute méthode devient illusoire.

(1) Johann Chapoutot, Le grand récit. Introduction à l’histoire de notre temps, PUF, 2021.
(2) Cette lettre a été publiée dans le livre de Nicolas Werth, La terreur et de désarroi. Staline et son système, Perrin, 2007, pp. 343-350.
(3) Cf. Robert Brasillach, Notre avant-guerre [1940], Le livre de poche, 1992, pp. 343 et ss.
(4) Otto Ohlendorf, “Schlusswort Ohlendorf vor dem dem Militärgericht II vom 13. Februar 1948”, Trial of War Kriminals Before the Nürnberg Military Tribunals Under Control Council Law N° 10, Vol. 4 : United States of America v. Otto Ohlendorf, et al. (Case 9 : “Einsatzgruppen Case”), US Government Printing Office, District of Columbia, 1950, pp. 384-410.
(5) Une connaissance infondée n’est évidemment pas une connaissance, puisqu’elle énonce le faux. Mais il est tout aussi évident qu’il est fréquent qu’une proposition fausse soit assimilée à une connaissance (alors qu’elle n’est qu’une croyance) dans le but de la faire passer pour vrai.
(6) Lettre de Goethe à Schiller du 19 décembre 1789, citée par Nietzsche dans “De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie” in Œuvres I, Éd. Robert Laffont, Bouquins, 2004, p. 217.
(7) “Essai sur le sens de la ‘neutralité axiologique’ dans les sciences sociologiques et économiques” [1917], in Essais sur la théorie de la science [1922], trad. de Julien Freund & alii, Plon, 1965 ; rééd. Presses Pocket, Agora, 1992, p. 422.
(8) Max Weber, Économie et société [1922], trad. de Julien Freund & alii, Plon, 1971 ; rééd. Presses Pocket, Agora, 1995, vol. 1, p. 28.
(9) J’ai personnellement vu comme un signe assez révélateur de cette tendance le remplacement en 2019 sur France Culture de l’émission d’Emmanuel Laurentin, La fabrique de l’histoire par l’émission de Xavier Mauduit, Le cours de l’histoire. Pour le dire de façon lapidaire, il me semble que l’élucidation des faits historiques a laissé place à l’exploitation de thèmes actuels, comme si l’important était bien de chercher de l’utile, voire du divertissant.
(10) Marc Bloch, Apologie pour l’histoire [1949], Armand Colin, 2000.

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