dimanche 17 octobre 2021

Note de lecture : Gérald Bronner

Apocalypse cognitive
de Gérald Bronner


Il existe, je crois, de bonnes raisons de s’intéresser au dernier livre de Gérald Bronner, L’apocalypse cognitive (1), celui-ci s’étant fait connaître par le combat qu’il mène contre l’erreur, un combat dont la nécessité n’est plus discutable aujourd’hui, et un combat dans lequel on ne peut s’engager sans un certain courage, eu égard à la puissance et à la hargne de ceux qui défendent l’erreur, voire le mensonge. Reste que la bonne volonté ne suffit pas dès lors qu’il s’agit d’étudier sociologiquement les tendances actuelles qui voient les gens se laisser si facilement convaincre par des contrevérités, des fables, des impostures, des inexactitudes, des mensonges et qui les voient aussi se satisfaire encore plus facilement des divertissements les plus médiocres, sinon les plus stupides, au détriment de ce qui faisait il y a peu encore la culture cultivée. Car, si le diagnostic est très malaisé, il est d’importance.

L’idée qui guide le livre, c’est ce qu’il appelle « le plus précieux de tous les trésors », à savoir « le temps de cerveau humain » libéré. Or, là où on aurait pu espérer que ce temps libéré - libéré du travail et de toute tâche aliénante - allait pouvoir être consacré au meilleur, à la culture cultivée d’abord, à chercher à surmonter aussi et surtout « la crise civilisationnelle » que nous connaissons, force est de constater qu’il est englouti dans la bêtise et l’abrutissement. Ce qui conduit sans doute Bronner à espérer que ses idées et son livre ouvriront les yeux des gens de telle sorte qu’ils se reprennent. Et, évoquant les dangers qui menacent l’humanité, il conclut comme suit :
« Nous sommes loin de pouvoir imaginer tous ces dangers, et plus encore de leur opposer des réponses. Mais celles-ci existent potentiellement dans le trésor de notre temps de cerveau disponible. C’est pourquoi il faut être attentif à la préservation des conditions sociales de l’exploration des possibles, notamment par la science et la technologie, et la promotion de l’égalité des chances. Il faut parallèlement encadrer rationnellement cette exploration et les conséquences secondaires qu’elle pourrait engendrer. On se tromperait donc gravement sur tout ce qui précède si l’on croyait que j’approuvais, même avec la pudeur de l’implicite, des mesures liberticides pour réguler le marche cognitif. Ces régulations sont nécessaires, nous l’avons vu, mais il ne faut pas que le remède soit pire que le mal. Le pire serait donc d’interrompre cette exploration du possible ou de lui nuire gravement.
Nous faisons dans ce domaine bien mieux que la nature. Celle-ci explore le possible de façon aveugle, sans intention, et elle produit des équilibres - que les animistes d’aujourd’hui trouvent admirables - qui n’ont été obtenus qu’au prix du sacrifice de milliards de tonnes d’êtres vivants et d’un temps extrêmement long. Les innovations de l’être humain ne sont jamais, elles, sans intention, même si elles peuvent donner lieu aussi à des essais en forme d’erreurs, et à des tâtonnements plus ou moins heureux. Mais parce qu’elles sont le produit d’intentions, elles impliquent des gâchis d’énergie et de temps beaucoup moins importants. Il ne s’agit pas d’opposer l’humanité à la nature. Nous faisons partie de la nature et l’intentionnalité qui accélère l’exploration du possible n’est pas autre chose que la production de la nature, jusqu’à preuve du contraire. Nous sommes cependant la seule espèce à être capable de penser notre destin avec une telle profondeur temporelle, la seule à pouvoir prendre en compte les conséquences primaires et secondaires de notre action. Il nous reste seulement à réaliser toute notre potentialité.
On me pardonnera, j’espère, le ton emphatique de cette conclusion, mais comment ne pas risquer le ridicule de l’emphase lorsque l’on évoque le destin de sa propre espèce et l’ombre qui plane sur elle ? Comment ne pas céder au vertige lorsqu’on imagine que nous pourrions être la première civilisation à franchir le plafond de Fermi tout en ayant à l’esprit que rien n’est moins probable ?
Ce plafond paraît discernable à présent à l’œil nu de nos conjonctures, il s’approche. La nature prend son temps, mais nous ne l’avons pas.
 » (pp. 358-359)

Si j’ai reproduit ces derniers paragraphes du livre, c’est parce qu’ils coagulent tout ce que Bronner a tenté de suggérer et les raisons qui l’y ont poussé. Le plafond de Fermi qui y est évoqué, c’est cette idée - prolongement du paradoxe de Fermi - selon laquelle le temps durant lequel les conditions de vie se maintiennent, telles que la physique universelle les suppose, est inférieur au temps nécessaire pour qu’une civilisation atteigne le point où elle pourrait se passer de ces conditions-là ; ce qui expliquerait que toutes les civilisations, toutes les formes de vie, finissent par mourir. Et Bronner d’envisager que l’humanité puisse percer ce plafond, si du moins le temps de cerveau libre soit principalement consacré à imaginer les innovations nécessaires à cette fin.

Si l’on me reprochait d’avoir réduit ce livre à une proposition simpliste qui en dévoile le ridicule, je l’admettrait volontiers. C’est que tout l’ouvrage vise à l’assortir de considérations sérieuses - tout particulièrement par l’évocation d’une multitude d’expériences psychosociologiques et de statistiques propres à permettre d’éclairer les forces profondes et cachées de la nature humaine - et à donner l’apparence de l’évidence à ce qui en est privé dès lors qu’on le formule synthétiquement.

Il y a quelque chose d’assez paradoxal à affirmer que ce qui conduit les humains à préférer le médiocre au cultivé relève de leur nature profonde et à ouvrir néanmoins l’espoir qu’ils pourraient, face aux enjeux d’aujourd’hui, surmonter cette nature pour échapper aux désastres qui sont craints. On n’aperçoit pas, en outre, ce qu’il y a de sociologique dans tout ça, à moins que l’intention de l’auteur fut bien de s’écarter de son champ de compétence.

L’envie me prend dès lors de poser un certain nombre de questions.

Peut-on croire que l’‘effet cocktail party’ (2) fournisse un indice significatif de la tendance à croire des fables ou à se complaire dans la facilité ? Peut-on croire que le goût pour les clashs soit la raison principale du mépris manifesté vis-à-vis de la rigueur et de la pensée de qualité ? Peut-on croire que la propension de tant de gens à adhérer à des idées qui ne s’accompagnent d’aucun élément de preuve témoigne d’un aspect de la nature de l’homme ? Peut-on se laisser convaincre par une ribambelle d’expériences psychosociologiques particulièrement convoquées pour nous étonner, de la même manière qu’on réalisait au XVIIIe siècle des expositions faisant la promotion de la science et dans laquelle on faisait voir des “baisers électriques” ? Peut-on croire que les tendances qui caractérisent l’époque contemporaine ne doivent rien à l’histoire, que les rapports sociaux ne modèlent pas l’évolution des mœurs autant sinon davantage que la nature humaine, que le comportement social ne puise pas ses déterminations dans des spécificités culturelles et sociales bien davantage que dans des réflexes ou des tropismes physiologiques ? Peut-on espérer rendre compte des motivations humaines en passant quasi totalement sous silence les rapports de production et, plus généralement, le contexte économique ?

Je n’ai pas la réponse à toutes ces questions. Et je reste intrigué, bien sûr, face aux dérives politiques, intellectuelles, cognitives et relationnelles, ainsi qu’au triomphe de l’irrationalisme des temps présents. Pour autant, même si son ouvrage comporte un certain nombre d’informations intéressantes susceptibles de faire progresser leur compréhension, je ne suis pas convaincu par la thèse globale de Gérald Bronner. Il a choisi d’intituler son livre Apocalypse cognitive avec l’intention d’annoncer de prime abord une catastrophe - vocable dans l’air du temps - pour s’octroyer ensuite le plaisir de rassurer quelque peu. Ainsi, il écrit :
« C’est en raison de ce sens premier que j’ai voulu donner ce titre au livre que vous avez entre les mains : apocalypse cognitive. Je ne l’ai pas fait en ignorant la mauvaise interprétation qu’on pourrait en faire. Avais-je l’intention d’annoncer une forme de fin du monde ? Je m’amuse par avance de ce que cette interprétation puisse se diffuser, montrant ainsi que ceux qui la défendront ne sont pas allés dans leur lecture jusqu’à ces lignes. Ils ne feront que confirmer l’une de ces autres mauvaises nouvelles que les chercheurs qui scrutent notre façon d’utiliser l’information ont découvertes : 59 % des personnes qui partagent des articles sur les réseaux sociaux n’ont lu que les titres et rien de leurs contenus.
Reconnaissons-le, je n’ai pas fait qu’annoncer de bonnes nouvelles dans les pages qui précèdent mais l’essentiel du propos n’est pas non plus de faire croire que nous irions vers quelque fin des temps. En revanche, le monde contemporain, tel qu’il se dévoile par la dérégulation du marché cognitif, offre une
révélation fondamentale - c’est-à-dire une apocalypsis - pour comprendre notre situation et ce qu’il risque de nous arriver. Cette dérégulation a pour conséquence de fluidifier sur bien des sujets la rencontre entre une offre et une demande , et ce, en particulier sur le marché cognitif. Cette coïncidence entre l’une et l’autre ne fait apparaître ni plus ni moins que les grands invariants de l’espèce. La révélation est donc celle de ce que j’appelle une anthropologie non naïve ou, si l’on veut, réaliste. Le fait que notre cerveau soit attentif à toute information égocentrée, agonistique, liée à la sexualité ou à la peur, par exemple, dessine la silhouette d’un Homo sapiens bien réel. » (pp. 190-191)
Que ce soit par ce prétendu piège tendu au lecteur ou que ce soit par la révélation ainsi faite, je me demande si Bronner ne cède pas quelque chose aux travers qu’il dénonce et dont il prétend déceler l’origine.

Suis-je le seul à supposer - de manière intuitive j’en conviens - que la situation dont nous souffrons ne doit pas tout aux invariants de l’espèce ? Me trompé-je en imaginant qu’homo sapiens a bien des visages en rapport avec ses différents contextes de vie ? Ai-je tort de rester attaché à l’idée que l’humain dispose d’un pouvoir d’adaptation qui l’entraîne à des comportements très variés au fil de son histoire ?

(1) Gérald Bronner, L’apocalypse cognitive, PUF, 2021.
(2) Bronner l’appelle ‘effet cocktail’, ce qui pourrait créer la confusion avec un effet lié au mélange de substances chimiques, alors qu’il s’agit bien de ce phénomène psychoacoustique qui permet de surmonter le brouhaha pour identifier des signaux sonores coïncidant avec nos intérêts.

2 commentaires:

  1. Je pense également qu'il est par trop réducteur, et probablement un peu "facile", dans le sens ou cela pourrait nous en excuser, d'associer à des invariants d'homo sapiens la tendance de notre génération et plus encore de celle de nos enfants à gaspiller un si précieux temps de cerveau. Il n'empêche que la lecture de ce livre, pour moi et pour ma fille de 25 ans aura au moins eu le mérite de nous "retourner un peu le cerveau" et celui, annoncé par sa première de couverture, de nous montrer notre reflet dans le miroir. Le principal défaut du livre serait plutôt de ne pas avoir assez joué de l'effet qu'il dénonce pour atteindre le rang de bestseller de masse. Car malheureusement il ne sera pas lu par le public qu'il devrait viser, et restera plus que probablement un livre réservé à quelques érudits ou étudiants de sciences sociales. Et probablement que, même à supposer que Bronner eut essayé d'attirer encore un peu plus le chaland en ajoutant dans son titre une invitation au clash, au sexe ou au jeu, il eu raté sa cible parceque ce genre de lecture n'est proposé que par des médias que nos jeunes ne suivent pas.

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    1. Oui, la forte perte de crédibilité des chercheurs et des intellectuels (du moins les bons, pas ceux qui se font passer pour tels, bien sûr) génère probablement un cercle vicieux. La parole éclairée qui permettrait de rendre à la rationalité et à la rigueur la place qui leur revient reste méconnue et incomprise, ce qui renforce la suspicion dont semblable parole souffre.
      Cela dit, l’histoire des hommes illustre assez bien le fait que leurs décisions les plus résolues ont le plus souvent provoqué des effets bien différents de ce qu’ils en espéraient. Ce qui incite à être prudent à propos des politiques qui ambitionnent de remédier aux plus grands maux menaçant l’espèce. De quoi je ne conclus pas, néanmoins, qu’il ne conviendrait pas d’user de son temps de cerveau pour décourager les comportements nuisibles.

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