Mahmoud ou la montée des eaux
d’Antoine Wauters
Je reste perplexe. Pourquoi le choix fait par Antoine Wauters d’écrire Mahmoud ou la montée des eaux (1) en vers libres m’a-t-il touché ? Peut-on d’ailleurs parler de vers libres ? Suffit-il d’aller inopinément à la ligne pour faire des vers libres ? Car je n’ai pas aperçu à quelle logique obéissait le découpage des vers. Souvent, il coïncide avec des phrases très courtes. Mais il arrive aussi que la phrase soit tronçonnée, quelquefois au milieu d’un syntagme. Et pourtant, je ne suis pas sûr que le charme de l’ouvrage aurait si bien opéré sans cette forme qui permet de dégringoler rapidement les pages et qui laisse la possibilité aux états d’âme, aux évocations, aux allusions de se croiser, de s’entrecroiser et de créer ainsi une sorte de parole synthétique qui donne à voir ce que l’information occulte habituellement.
Car nous croyons tous savoir ce qui se passe en Syrie depuis 10 ans. Cela avait commencé avec le printemps arabe, en février 2011, avec des mouvements de révolte dont Alain Badiou n’hésitait pas à dire qu’ils « rendent vie, dans le génie propre de leurs inventions, à quelques principes de la politique dont on cherche depuis bien longtemps à nous convaincre qu'ils sont désuets. Et tout particulièrement à ce principe que Marat ne cessait de rappeler : quand il s'agit de liberté, d'égalité, d'émancipation, nous devons tout aux émeutes populaires. » (2) Ce qui suivit ces émeutes - s’il faut les appeler ainsi - illustre bien mal un principe politique auquel on devrait liberté, égalité et émancipation. La dictature, l’oppression et les horreurs qui les expliquaient aisément ne les ont pas pour autant rendues bénéfiques, pas davantage d’ailleurs en Egypte qu’en Syrie. Et, au moment où Kaïs Saïed concentre en ses mains les pouvoirs, le cas de la Tunisie reste très incertain.
Reste que l’image que nous nous faisons à distance de la réalité syrienne est davantage faite d’une comptabilité des mésaventures politiques et des ravages humains que d’une juste appréhension des situations vécues. Et c’est là que le roman peut parfois nous livrer de quoi approcher la réalité par un tout autre côté, ce côté que la fiction permet d’éclairer, ne serait-ce que par la possibilité qu’elle offre de pénétrer l’esprit d’une victime des circonstances.
Mahmoud a déjà derrière lui une longue histoire personnelle dont bien des aspects doivent beaucoup aux avatars politiques de son pays. Hafez puis Bachar el-Assad, les combattants sunnites, tels ceux d’al-Qaïda, les soldats iraniens, les boutefeux de Daech, puis les forces armées russes, et j’en passe. Mais il y a aussi ses espoirs déçus, ses amours contrariées, ses souffrances propres, ce cancer qui lui ronge le bras. Et aussi - surtout peut-être - ce village perdu au fond du lac el-Assad où se trouve englouti le monde de son enfance, de sa jeunesse, de ses rêves, des rêves à jamais impossibles à renouveler.
Tout ça n’est pas dit comme je le dis. L’écriture crée des formes de dire qui témoignent autrement, mieux, sans ce goût du sens qui fait les discours plats. Plutôt que de la décrire cette écriture, il faut la donner à voir :
« Il est assis à l’entrée de son cabanon.
Enfant sourd aux tirs et aux cris.
Il boit l’arak à la bouteille.
Le barrage fait l’objet d’une lutte incessante.
D’un côté, des fous qui veulent notre engloutissement.
De l’autre, des soldats des Forces démocratiques et de la
coalition, qui filent entre les balles afin de colmater
les brèches.
Les premiers hurlent, brandissent des drapeaux noirs.
Les autres se cachent et s’aplatissent dans la poussière.
Lui, sa chaise est tournée vers l’aval,
mais de là où je me trouve,
sur ce mince caillebotis menant de la terre à l’eau,
je ne peux pas dire ce qu’il regarde.
Si.
Il regarde au-delà.
Plus loin.
Il regarde avant et après.
C’est tout toi, Mahmoud.
Tu as toujours vécu comme ça, entre ici et ailleurs.
Tu écrivais tellement.
Tout ce temps à écrire…
Mon amour.
Pas de lunettes aujourd’hui.
Aucune plainte dans tes yeux.
De temps en temps, tu repousses la bouteille et,
de ta main droite, ta bonne main, tu traces des
lettres dans le vent.
Je ne peux pas lire ce que tu écris,
mais j’aime suivre le tracé de ta main.
Moi, je ne suis jamais allée aussi loin, je ne me suis
jamais livrée comme toi au poème, mais je l’ai connue,
cette solitude. La solitude de qui se risque à écouter
la voix des pierres,
l’isolement de l’eau,
je la connais.
C’est elle, à chaque fois que tu plonges,
ton vieux masque à la main, c’est elle que tu rejoins.
Le vide.
L’accession à l’oubli.
Ta main est solitude, Mahmoud.
Descend encore.
Plus bas.
Autrefois, les gens qui te lisaient disaient que tu avais le don
des images. Mais toi tu me disais que tu ne voyais rien,
que tu étais aveugle. Mon seul talent consiste à m’effacer,
disais-tu. M’effacer en traçant des signes… Eux voient le
poète Elmachi, et moi je ne vois que l’oiseau que j’étais hier,
je ne vois que la fourmi en quoi m’a transformé ce poème.
Une vie à écrire. Tout ça pour me rendre compte que les
mots ne disent rien, qu’il n’y a rien au fond d’eux, qu’un peu
de silence. Et de paix. » (pp. 79-80)
En lisant Antoine Wauters, j’ai tout d’un coup eu honte de la manière dont j’ai accueilli jusqu’à présent les nouvelles de la Syrie. Non que je fus trop indifférent, ni même trop peu attentif aux événements. Mais parce que je n’y voyais que des morts, des blessés, des combattants, des terroristes, et pas un seul humain vivant, particulier, troublé dans son être, pas un seul Syrien attaché à sa terre dévastée, à ses rêves engloutis, à ses espoirs anéantis, à ses amours désolées. Qu’il s’évanouit facilement ce souci véritable de l’autre qui naît de la proximité, de l’écoute, du contact. Et qu’il faille un roman pour nous le rappeler donne à la fois la mesure de notre nonchalance et la force de l’écriture.
Le printemps arabe a peut-être déçu Badiou. Il n’a fait qu’illustrer la logique du meurtre, celle qu’Albert Camus décrivait déjà à propos de ces communistes qui, pour vaincre l’oppression, tuaient et construisaient une nouvelle oppression, souvent plus terrible que celle qu’ils voulaient vaincre. Pour Camus - rappelons-nous - la révolte suppose des limites. Elle les suppose rationnellement, en définissant ce qu’il advient de leur franchissement. Des limites qui auraient conduit Mahmoud à écrire bien d’autres choses.
« […] la liberté la plus extrême, celle de tuer, n’est pas compatible avec les raisons de la révolte. La révolte n’est nullement une revendication de liberté totale. Au contraire, la révolte fait le procès de la liberté totale. Elle conteste justement le pouvoir illimité qui autorise un supérieur à violer la frontière interdite. Loin de revendiquer une indépendance générale, le révolté veut qu’il soit reconnu que la liberté a ses limites partout où se trouve un être humain, la limite étant précisément le pouvoir de révolte de cet être. La raison profonde de l’intransigeance révoltée est ici. Plus la révolte a conscience de revendiquer une juste limite, plus elle est inflexible. Le révolté exige sans doute une certaine liberté pour lui-même ; mais en aucun cas, s’il est conséquent, le droit de détruire l’être et la liberté de l’autre. Il n’humilie personne. La liberté qu’il réclame, il la revendique pour tous ; celle qu’il refuse, il l’interdit à tous. Il n’est pas seulement esclave contre maître, mais aussi homme contre le monde du maître et de l’esclave. Il y a donc, grâce à la révolte, quelque chose de plus dans l’histoire que le rapport maîtrise et servitude. La puissance illimitée n’y est pas la seule loi. C’est au nom d’une autre valeur que le révolté affirme l’impossibilité de la liberté totale en même temps qu’il réclame pour lui-même la relative liberté, nécessaire pour reconnaître cette impossibilité. Chaque liberté humaine, à sa racine la plus profonde, est ainsi relative. La liberté absolue, qui est celle de tuer, est la seule qui ne réclame pas en même temps qu’elle-même ce qui la limite et l’oblitère. Elle se coupe alors de ses racines, elle erre à l’aventure, ombre abstraite et malfaisante, jusqu’à ce qu’elle s’imagine trouver un corps dans l’idéologie. » (3)
(1) Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux, Verdier, Lagrasse, 2021.
(2) Extrait de l’article “Tunisie, Egypte : quand un vent d'est balaie l'arrogance de l'Occident” in Le Monde du 19 février 2011, p. 21.
(3) Albert Camus, L’homme révolté [1951], Gallimard, Idées, 1972, p. 341.
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