lundi 20 décembre 2021

Note d’opinion : un Finkielkraut qui ne convainc guère

À propos d’un Finkielkraut qui ne convainc guère

Le 14 décembre dernier, Alain Finkielkraut a été interviewé par Sonia Mabrouk lors de sa chronique matinale L’entretien sur Europe 1. (1) Quand j’ai pris connaissance de ses propos - en différé -, j’ai hésité à les commenter, notamment parce qu’ils ressemblent beaucoup à ces digressions politiques auxquelles se livrent volontiers certains bavards mal informés et que s’autorisent aussi ceux qui s’en voudraient beaucoup de ne pas avoir compris ce qui nous pend au nez. Y répondre m’aurait semblé d’abord comme une manière de succomber aux mêmes travers. Mais c’était Alain Finkielkraut qui parlait. Et je me suis donc dit que, sans prétendre en savoir plus que quiconque, il y avait tout de même là des affirmations qu’il était malaisé de laisser passer sans réagir.

D’emblée, Finkielkraut a visé Macron, lequel, en se rendant à Oradour et au Musée d’art et d’histoire du judaïsme durant l’entre-deux-tours de l’élection de 2017, se serait rendu coupable d’« une manipulation » et même d’« une instrumentalisation des morts ». Ce comportement l’aurait choqué et il s’est alors appliqué à expliquer pourquoi. Voici en quels termes :
« […] il y a en Europe une obsession anti-fasciste et anti-nazi. […]
La tragédie actuelle n’est pas le retour des vieux démons. C’est quelque chose d’inouï. La France est en train de devenir une petite nation. J’utilise ce terme au sens où Milan Kundera l’emploie dans un article très heureusement republié aujourd’hui :
Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale (2) […]
La France n’a pas encore péri. Et c’est ce qui fait qu’un grand nombre d’entre nous deviennent comme malgré eux des patriotes.
[…]
Cette obsession anti-fasciste nous dit aujourd’hui qu’il est absurde de penser que c’était mieux avant. Elle criminalise la nostalgie à mesure que les choses s’aggravent. Et elle dit aussi : la diversité, c’est notre lot ; la diversité, c’est très bien. Malheureusement, pour l’empêcher, il y a la persistance de l’ordre patriarcal et le racisme systémique.
La réalité est tout autre. On n’a pas le droit de dire : c’était mieux avant. Mais interrogeons-nous sur ce qui viendra après. Qui peut rêver d’un avenir meilleur aujourd’hui ? Franz-Olivier Giesbert, dans son livre
Le sursaut, dit : la France, dans trente ou quarante ans, risque fort de se fractionner entre réserves touristiques, zones de non-droit et république islamique autonome. Voilà l’avenir où nous allons. D’où la légitimité forte de la question : la France va-t-elle durer ? La France sera-t-elle la France ? Et c’est cette légitimité qu’on ne veut pas prendre en compte au nom, encore une fois, de cet anti-fascisme tout à la fois obsessionnel et anachronique. »

Il y a, dans le positionnement d’Alain Finkielkraut, une vision du passé et une vision de l’avenir. Le passé est figé dans des traits, sinon immuables, du moins persistants, des traits caractéristiques de ce que serait la France et de ce que sont les valeurs les plus estimables, préférables à celles que pourrait porter quelque changement que ce soit. L’avenir, quant à lui, est très gravement compromis par une évolution qui bafoue le passé, principalement en raison d’une immigration incontrôlée qui favorise la place de plus en plus grande occupée par l’islam en France. Cette évolution serait encouragée par cette injuste stigmatisation qui consiste à comparer certains patriotes à ce que furent les fascistes et les nazis dans l’entre-deux-guerres.

Qu’y a-t-il de vrai dans cette manière d’appréhender le réel ?

Il est sans doute vrai que la France change. Et qu’elle change d’une façon qui peut déplaire à ceux qui en ont connu une autre, et d’une façon qui peut aussi inquiéter ceux qui sont attachés à certaines des valeurs qui ont perdu de leur attractivité. Il est également vrai que le reproche de fascisme et de nazisme a été souvent formulé à tort et à travers, pour le seul bénéfice d’accuser du pire tout adversaire à qui il fallait donner tort à tout prix. Reste à circonscrire ce qui est visé là pour ne pas méconnaître d’autres réalités tout aussi importantes, sinon davantage.

Le changement est d’abord et avant tout ce qui définit l’histoire. Même les sociétés apparemment les plus statiques - les sociétés froides comme les appelait Lévi-Strauss - changent, évoluent, perdent certains de leurs traits et en acquièrent d’autres. Et ces changements varient fort, ne serait-ce que dans leur vitesse opératoire, certains survenant brusquement - et parfois brutalement -, tandis que d’autres fermentent lentement, si lentement qu’ils laissent aisément croire à une constance. Rien n’est plus commun que ce sentiment de perte que ressentent les personnes âgées lorsqu’elles comparent leurs souvenirs anciens et le contexte dans lequel elles vivent ; ce n’est là qu’une des conséquences de ces changements permanents.

Certaines phases de l’histoire manifestent un souci de l’avenir et des changements qu’on voudrait voir advenir ou qu’on suppose voir s’imposer, alors que d’autres témoignent d’une forte conviction de la répétition des mœurs. Mais, dans un cas comme dans l’autre, c’est l’inexactitude des prévisions qui domine. Ce que sera l’avenir, nul ne peut prétendre qu’il le sait, même si les tentatives de le prédire sont nombreuses. Parmi celles-ci, il en est qui étudient le plus sérieusement possible les facteurs déterminants et multiplient les précautions dans leurs formulations, là où d’autres prophétisent allègrement au gré de leurs préjugés. Convenons qu’appartient à cette seconde catégorie ce journaliste approximatif qu’est Franz-Olivier Giesbert, qu’il semble pour le moins léger d’évoquer pour définir sa propre vision du futur. L’image d’une France fractionnée « entre réserves touristiques, zones de non-droit et république islamique autonome » qu’il nous promet ne peut que faire sourire, si l’on accepte d’être indulgent. Cela ne retient pourtant pas Finkielkraut de dire : « Voilà où nous allons. » J’y vois personnellement un signe de son aveuglement.

Y a-t-il une « tragédie actuelle » ? L’expression peut se comprendre si elle vise un enchaînement d’événements funestes dont l’issue suscite la crainte. Ce qui rend l’usage que Finkielkraut en fait assez bancal, c’est qu’il circonscrit ces événements d’une façon qui en diminue fortement la menace, alors même qu’il en nie d’autres porteurs de grands dangers. Si l’avenir de la France est celui défini par Giesbert, il s’explique alors que les nuisibles soient ceux qui refusent d’en accepter l’augure et qui stigmatisent ceux qui sonnent l’alerte en les traitant de fascistes ou de nazis.

Ai-je besoin de dire que je ne considère pas Alain Finkielkraut comme un fasciste ou un nazi ? Mais je ne suis pas pour autant d’accord avec lui lorsqu’il affirme qu’il n’y aurait aujourd’hui aucun « retour des vieux démons ». Cessons un instant d’user de ces vocables de fasciste et nazi qui masquent bien davantage qu’il n’éclairent. Au XXe siècle, l’Europe a connu des dérives totalitaires qui ont surgi en pleine évolution démocratique et humaniste. Elles résultent notamment - je laisse provisoirement de côté l’errance communiste (3) - de courants de pensée irrationnels, nationalistes, prophétiques et autocratiques qui poussèrent progressivement l’opinion vers le repli sur soi-même et, en Italie et en Allemagne tout particulièrement, dans les bras de dictateurs les plus cyniques qui soient. Ce désastre a obéi à une genèse dont il n’est pas absurde de se demander si les temps présents n’en contiennent pas une assez semblable. Car l’attachement nationaliste à son pays et à un récit national totalement tourné vers la préférence subjectivement assumée fait partie de pareille genèse. Il existe bien sûr chez beaucoup de ceux qui militent en faveur de Marine Le Pen ou d’Éric Zemmour d’importants traits qui les distinguent des fascistes et des nazis. Mais il y a également chez nombreux d’entre eux une façon irrationnelle de blasonner la nation, de diaboliser l’étranger et de croire au sauveur charismatique qui rappelle des courants dont on sait à quoi ils peuvent quelquefois conduire.

Ce qui chagrine depuis longtemps Alain Finkielkraut, c’est l’évaporation de cette culture cultivée qui se présentait comme le produit de plusieurs siècles de l’histoire de France. J’en suis pareillement chagriné. Mais je ne crois guère aux explications de ce phénomène auxquelles il s’accroche. Ce n’est ni Bourdieu ni les musulmans qui ont provoqué cet effondrement éducatif. La rage égalitariste qui a sapé la culture cultivée a été en bonne partie le fait des couches de la population les plus bourgeoises et les plus autochtones. Pour le dire de façon un peu provocatrice, c’est probablement du sein même de cette culture si riche qu’est parti le ver qui a rongé le fruit.

Il y a quelque chose de burlesque à voir des personnes comme Finkielkraut et Zemmour (je ne les associe ici que pour ce que j’en dis) issues d’une immigration récente au regard de l’histoire se plaindre des conséquences de l’immigration actuelle au nom d’une France, sinon éternelle au moins ancestrale. Comme si les derniers convertis étaient les plus bigots. Ils incarnent en tout cas une forme d’intégration presque inquiétante, tant elle se veut conforme jusqu’à la caricature. La France est le produit d’immigrations dont l’ampleur a varié au fil du temps. Celle d’aujourd’hui est-elle vraiment plus forte et plus prégnante que celles du passé ? Je ne l’exclus pas complètement. Mais cela tient en bonne partie à des évolutions que les autochtones ne doivent qu’à eux-mêmes, tels l’effondrement éducatif et le recul du christianisme. Et la combinaison de l’esprit républicain français et de la religion musulmane - qui gagne sans cesse du terrain - le dispute sans trop de difficultés à un islamisme terroriste ou même simplement agressif. Ce à quoi cela conduira, je l’ignore. Mais je crois davantage au danger représenté par la nostalgie nationaliste qu’au spectre d’un État théocratique.

Quand Finkielkraut est interrogé au sujet du grand remplacement, voici ce qu’il en dit :
« Je ne suis pas sûr de partager ce constat. Je pense qu’il est trop radical. D’ailleurs, Zemmour lui-même est un peu revenu là-dessus, parce que, au nom du grand remplacement, il a parlé des risques d’une islamisation de la France. Et maintenant, son image, son concept, sa métaphore, c’est la libanisation, ce qui est tout à fait autre chose, c’est-à-dire un fractionnement, un morcellement. Oui, ce risque existe et, en tout cas, le changement démographique de l’Europe est extrêmement spectaculaire. Les peuples historiques, dans un certain nombre de communes, mais aussi de districts, de départements, se sentent devenir minoritaires. […] (4) »

Ce qui témoigne aussi de la primauté que Finkielkraut accorde à la question de l’immigration, c’est à la fois son attachement à une France qui ne change pas - ce qu’il appelle « le droit à la continuité historique » - et son déni des dangers qui seraient d’une autre origine. Ainsi dit-il :
« […] les responsables politiques et les journalistes qui pensent, en effet, que le seul problème de la France, c’est la domination masculine et la discrimination généralisée, et bien ceux-là - disons - frappent d’interdit, proscrivent, effacent tous les événements qui contredisent cette bonne parole. »
Et il est inutile de rappeler la façon dont il a souvent ironisé sur le réchauffement climatique et sur ceux qui en rappelle les effets désastreux.

Tout cela le mène à s’en prendre à la presse, non pas en raison de ce qu’il y aurait effectivement de critiquable dans un journalisme imprécis et trop sensible à l’audience, mais au motif que certains faits seraient sciemment tus. Il n’est pas impossible que l’écho qui est donné à la situation de quartiers où des communautés omniprésentes pèsent fortement sur la vie de tous soit insuffisant. Mais si ces réalités entraînent de graves inconvénients et si elles créent bien des inquiétudes, celles-ci ne portent cependant pas sur « la persistance dans l’être de la France ». Elles sont d’une nature beaucoup plus pratique, ce qui n’en fait pas des révélateurs d’une France en train de périr.

Des faits tus, voilà ce qui obsède Finkielkraut. Dès lors qu’on aborde des questions politiques, il y a toujours quelque chose d’abusif à réclamer que l’on distingue faits et opinions dans un champ où la discussion commence nécessairement par opposer des constats de faits. (5) Ce sont ses opinions qui dictent à Finkielkraut les faits à prendre en considération, comme c’est le cas de tous ceux qui défendent des opinions politiques, et il me semble par conséquent assez captieux de s’exprimer ainsi qu’il le fait :
« Pour qu’il y ait une véritable discussion démocratique, même virulente, il faut s’entendre sur les faits. […] Chacun peut arriver avec ses propres opinions, mais pas avec ses propres faits. Le pluralisme, c’est une réflexion, c’est des divergences sur un monde commun. Alors on peut dire : oui, ce problème existe, voilà comment nous allons le résoudre. Mais la négation de ce problème, la négation de cette réalité, la nauséabondisation de l’angoisse existentielle des Français, ce n’est pas le pluralisme, c’est le terrorisme intellectuel. »

Il y a dans ces derniers propos quelque chose de très inquiétant. Car ce qui fait d’une société qu’elle écarte la violence au profit de la discussion, c’est la conviction que tout mérite d’être discuté, en ce compris les faits, leur existence, leur importance. Celui qui dit qu’il connaît les faits et que leur négation met fin à la discussion, celui-là ne révèle que son entêtement et prend le risque de la violence. Cela n’enlève rien à la nécessaire distinction entre faits et opinions ou entre faits et valeurs. Mais la force de l’esprit démocratique, de l’esprit de discussion et de l’esprit de tolérance, c’est d’admettre que ce qui nous guide personnellement à faire la part du constat et la part de l’opinion dans nos façons de penser n’est pas nécessairement partagé par autrui.

(1) Cf. youtube.com/watch?v=ybL8LZcTP1U.
(2) Cet article est paru dans Le Débat 1983/5 n° 27, pp. 3-23. Il est disponible à l’adresse Internet suivante : http://seminaire.ff.cuni.cz/LECTURE/Kundera.pdf.
(3) Notons que l’errance communiste est née dans un pays que Milan Kundera, dans l’article cité par Finkielkraut, situe dans l’Europe ancrée dans Bysance et donc hors de l’Europe liée à Rome, celle du catholicisme et de la spiritualité qui en fait l’essence. Voilà des conceptions qui témoignent davantage d’un attachement aux grandes traditions - fussent-elles plus fabuleuses que réelles - et qui lient peut-être illusoirement les aspects les plus respectables de la culture à des aspirations anagogiques.
(4) On a souvent hésité sur le mot à employer pour désigner les autochtones. Rappelons-nous les controverses suscitées par l’expression français de souche. Mais utiliser l’expression peuples historiques me paraît particulièrement regrettable. C’est comme si les immigrés n’avaient pas d’histoire, puisqu’ils n’héritent pas de la seule qui mérite ce nom.
(5) J’avais déjà attiré l’attention sur cette difficulté dans ma note du 4 février 2015.

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