dimanche 25 décembre 2022

Note d’opinion : le temps qui passe

À propos du temps qui passe

Je dois l’existence au temps qui passe. Car le temps ne passe que parce que les choses changent. Et c’est au changement des choses que je dois d’être, et d’être ce que je suis.

J’ignore ce qui fut au commencement. Je me suis laissé dire que la matière se dilata rapidement, il y a de cela 13,8 milliards d’années. Voilà un nombre - 13,8 milliards - qu’il est très malaisé de se représenter. D’autant qu’il désigne des années, c’est-à-dire des périodes de temps correspondant à la durée actuelle de la révolution de la Terre autour du Soleil. Or, le Soleil et la Terre ont - ai-je appris - un peu plus de 4,5 milliards d’années, ce qui signifie que la mesure d’une grande partie du temps passé se réalise au moyen d’un étalon qui n’existait pas. Il est vrai que l’homme n’existait pas non plus, ce qui donne à penser quant au caractère performatif de l’intelligence humaine.

Lenteur et rapidité sont des notions très relatives. Reste pourtant que la durée de la vie humaine - généralement inférieure à 100 ans - permet d’appréhender par comparaison ce que fut la très longue gestation de la vie (disons telle que présente dans le système solaire), soit environ 10 milliards d’années, ce que fut la longue gestation du genre Homo au sein du vivant, soit environ 3,5 milliards d’années et ce que fut la gestation d’Homo sapiens au sein du genre Homo, soit environ 3 millions d’années. Homo sapiens a quelque 300.000 ans, l’écriture est apparue il y a environ 5.400 ans et l’ère chrétienne (qui sert généralement à dater le présent) a presque 2.023 ans. (1)

Pour mieux relativiser les durées ainsi évoquées, il suffit de figurer l’histoire de l’univers au sein d’un calendrier composé d’une seule année, ainsi que le suggéra didactiquement Carl Sagan en 1977. (2) Durant cette année condensant quelque 13,8 milliards d’années, le genre Homo est apparu le 31 décembre à 14 h. Homo sapiens montre le bout du nez le même jour à 23 h. 48’. À 23 h. 59 minutes et 47 secondes il invente l’écriture et à 23 h. 59 minutes et 49 secondes il construit les grandes pyramides de Gizeh.

Ce n’est pourtant pas encore suffisant pour se faire une idée de la lenteur et de la rapidité, notamment la lenteur des multiples gestations dont nous sommes la conséquence et la rapidité des évolutions dont nous sommes les témoins. Aussi vais-je m’arrêter un instant sur un événement qui eut lieu il y a 176.500 ans environ : une activité que l’on peut qualifier d’humaine et dont on a retrouvé la trace, la plus ancienne jamais découverte ; je veux parler de la structure composée de près de 400 morceaux de stalagmites juxtaposés, alignés et superposés, découverte en 1990 dans la grotte de Bruniquel. (3) On prête cette activité à des Néandertaliens, lesquels sont cependant de plus en plus considérés comme fort proches à tous égards des Sapiens, ce qui devrait nous inciter à imaginer leur vie, leurs difficultés et le ressenti qu’ils en avaient comme très comparables à ce que nous sommes en mesure d’en deviner. 176.500 ans, ce n’est pas hier. Si l’on compte 45 générations par millénaire, cela nous en séparerait (en admettant une continuité sans doute assez rare) de près de 8.000 générations, alors que Jésus-Christ (en admettant à la fois son existence et une descendance) n’est qu’à 91 générations de nous.

Si j’insiste ainsi sur des durées propres à étonner, ce n’est certes pas pour le seul plaisir de l’étonnement, ainsi qu’il en allait des “baisers électriques” auxquels la bourgeoisie du XVIIIe siècle allait assister dans les premières expositions consacrées aux progrès de la science. C’est parce que les changements qui ont marqué l’histoire de l’univers doivent très probablement quelque chose à la durée qu’ils ont mis pour s’accomplir. Même si elle fut d’une certaine manière immédiate, l’apparition de la vie résulte probablement d’une mutation de la matière qui réclama des conditions très lentes à réunir. De même, l’évolution des êtres vivants vers des formes qui nous ressemblent fut relativement lente, encore que l’éclosion de certaines étapes importantes ait pu être très prompte. Même les phases les plus destructrices connues, comme les extinctions de masse, se sont étalées - souvent avec des pics plus brefs - sur des milliers, voire des millions d’années. Ce qui amène à constater que les changements que l’homme a imposé à la vie sur terre depuis 200 ans - période dérisoirement courte - représentent un véritable choc, un choc susceptible de conduire à de nouveaux changements, décisifs pour l’avenir de l’humanité. La tragédie que l’humanité pourrait vivre très bientôt ne se mesure jamais si bien que lorsque la durée des changements prévisibles est comparée aux temps qu’il aura fallu pour voir apparaître ce qui va être détruit.

Disant cela, je m’exprime comme quelqu’un qui sait, alors que je ne sais rien. Tout cela vise des connaissances qui réclament - même pour leur seule compréhension - des compétences que je n’ai pas. Encore mon ignorance est-elle aussi relative. Serait-ce sous une forme simplifiée, voire simpliste, les aspects les moins arides des découvertes scientifiques diffusent dans le monde social, de telle sorte que le curieux le moins aguerri aux recherches peut tout de même s’en faire une idée, de laquelle il reste en droit de fournir à ses inquiétudes des réponses raisonnées. L’audace réside peut-être dans le projet de donner ces réponses en partage.

Ce qui me semble mériter d’être partagé, c’est cette inquiétude que je ressens chez les jeunes - tout particulièrement chez ceux dont l’avenir professionnel n’est pas encore tracé -, alors même que les plus vieux et les mieux assis dans la vie sociale ont une fâcheuse tendance à ignorer ou à minorer le véritable trou dans lequel l’humanité est probablement amenée très prochainement à tomber. De tous ces vieux et bien assis, les politiques sont peut-être les moins conscients, car trop préoccupés par les jeux de pouvoir instantanés dans lesquels ils naviguent. Ce qui ne peut qu’accroître les appréhensions des jeunes, livrés qu’ils sont à un temps qui passe vite et qui dépassera vite ce temps qui passe des vieux et des assis, lesquels passeront eux-mêmes avant le temps des malheurs annoncés.

(1) Toutes ces durées sont très approximatives et sont sans cesse corrigées à la lumière des découvertes, lesquelles se succèdent à un rythme effréné.
(2) Cf. Carl Sagan, Les dragons de l’Eden [1977], trad. de Vincent Bardet et Aimée-Catherine Deloche, Seuil, 1980.
(3) Cf. le documentaire réalisé en 2019 sur cette découverte par Luc-Henri Fage, accessible ici.

samedi 17 décembre 2022

Nota di lettura : Machiavelli

Il Principe
di Machiavelli
(*)

Ho esitato a lungo a parlare della personalissima interpretazione che mi sono forgiato, molto tempo fa, dell'opera di Machiavelli e, soprattutto, della sua opera più famosa : Il Principe. Nel tempo - capirete presto perché - si sono rafforzate le mie convinzioni sul significato da dare all'opera di Machiavelli. Sto cercando di spiegarne i motivi.

Il Principe di Machiavelli è un'opera molto nota, poco letta ma molto conosciuta. E, ancora oggi, dà luogo a giudizi in tutte le direzioni sul suo autore, sulle sue intenzioni, sul senso delle sue osservazioni, sull'esattezza di ciò che descrive, ecc. Il Principe fu scritto nel 1513, pubblicato nel 1532 e inserito nell'elenco dei libri proibiti nel 1559, anno in cui papa Paolo IV creò l'Index Librorum Prohibitorum.

Chi volesse ripercorrere la storia dei giudizi di cui il libro fu oggetto dovrebbe consultare autori tanto vari come Francis Bacon (1561-1626), Voltaire (1694-1778), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Federico II di Prussia (1712-1786), Friedrich Nietzsche (1844-1900), Max Weber (1864-1920), Benedetto Croce (1866-1952), Ernst Cassirer (1874-1945), Benito Mussolini (1883-1945), Léo Strauss (1899-1973), Raymond Aron (1905-1983), Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), Claude Lefort (1924-2010), Pierre Manent (1949 -), Carlo Ginzburg (1939 -), Maurizio Viroli (1952 -), e così via. Ce n'è per tutti i gusti.

Dalla seconda metà del XVI secolo l'aggettivo machiavellico designa colui che non rifugge da mezzi perfidi, ipocriti o addirittura diabolici per raggiungere i propri fini, colui che accetta che il fine possa giustificare tutti i mezzi. Nella misura in cui il significato dell'aggettivo machiavellico ha acquisito una sua autonomia, e anche nella misura in cui le intenzioni di Machiavelli rimangono molto dibattute fino ad oggi e alimentano un dibattito sempre rinnovato, sorge la domanda : Machiavelli era machiavellico ? Così formulata, questa domanda è ovviamente uno scherzo.

Quello che vorrei spiegare molto modestamente è ciò che personalmente ritengo debba essere pensato del libro e del suo autore. Potete giudicarmi audace ; voglio solo essere sincero.

Devo prima chiarire un po' il contesto in cui è stato scritto Il principe.

Machiavelli nacque a Firenze nel 1469 e vi morí nel 1527. Durante la sua vita Firenze visse molte vicende.

La Repubblica Fiorentina era stata fondata nel 1115 e sarà terminata nel 1559, quando fu fondato il Ducato di Toscana. Ma durante questo lungo periodo, il potere ha assunto forme molto diverse. Così, per lungo tempo, la famiglia Medici esercitò di fatto il comando della città. Il più famoso di questi Medici, Lorenzo il Magnifico, morì nel 1492. Suo figlio, Pietro II, fu spodestato nel 1494 dal frate domenicano Savonarola, priore del convento di San Marco, che instaurò una dittatura teocratica che stancò ben presto i fiorentini : fu arso vivo nel 1498. Dal 1498 al 1512 fu Pier Soderini ad esercitare il potere in un contesto molto turbolento. Nominato gonfaloniere a vita nel 1502 - funzione carica che normalmente durava due mesi - si sforzò di negoziare su tutti i fronti ; e questo, con l'aiuto di Machiavelli che aveva svolto fin dal 1498 importanti funzioni di segretario della Signoria. Alleatosi con la Francia, Soderini fu cacciato nel 1512 dalle truppe spagnole, che imposero il ritorno dei Medici. Ciò valse a Machiavelli, prima di essere sollevato dai suoi doveri, poi di essere imprigionato e torturato per un mese. Si ritirò poi nella sua casa di Sant'Andrea in Percussina, a sud di Firenze, dove scrisse Il Principe.

È importante sapere che l'epoca fu dominata da tre tipi di conflitti molto aspri e molto sanguinosi. In primo luogo, il conflitto tra famiglie che ambivano posizioni chiave, a cominciare dal papato (i Borgia, i Medici, i Della Rovere, gli Orsini e così via). Poi, il conflitto tra le entità italiane più importanti : Milano, Venezia, Firenze, Napoli e il Papato. Infine il conflitto tra i tre grandi stati europei, Francia, Spagna e Impero germanico, che si contesero l'Italia. Tutto ciò generava costantemente guerre, assassinii, alleanze rapidamente denunciate, tradimenti, perfidi di ogni genere. Insomma, i tempi erano duri. Fu quest'epoca che suscitò così tanta indignazione per gli eccessi della Chiesa che, almeno in parte, provocò la Riforma, a partire dal 1517.

Nello scrivere Il Principe, quali erano le intenzioni di Machiavelli ?

Quello che sembra quasi certo è che avrebbe voluto affidargli nuovamente missioni politiche sotto Lorenzo II, il nuovo Medici al potere. Perché il suo sogno era quello di elevare l'Italia al rango di grande potenza, al pari della Francia. E per questo pensava che fosse necessario un potere forte, stabile, capace di riunire sotto la stessa bandiera le autonomie regionali. Il suo obiettivo : descrivere cos'è veramente il potere politico, come si impadronisce e come si conserva, per creare così l’opportunità di realizzare il sogno di una nuova Italia.

Ciò che pone un problema - ma anche ciò che dà al libro il suo valore e la sua originalità - è che la descrizione dei metodi politici che ci si trovano è così realistica che sembra possibile interpretare le intenzioni di Machiavelli in molteplici modi. Claude Lefort individua 8 possibili interpretazioni, così come sono state difese nel corso dei secoli (1).

Cito le tre interpretazioni più semplici (bastano per quello che voglio spiegare) :
- oppure consiglia cinicamente di usare tutti i mezzi, compresi quelli che a molti sembrano moralmente riprovevoli, poiché il suo sogno è la priorità assoluta ;

- oppure presenta cinicamente consigli suscettibili di interessare un Medici in modo che gli venga offerta l'opportunità di difendere concezioni diverse, come un modo di concepire la Repubblica ;

- oppure approfitta di un libro che rivolge a un potente per descrivere cos'è veramente la politica, nei suoi aspetti più indegni, più cinici.
Si noti che il cinismo è presente in ciascuna di queste interpretazioni, una parola che Machiavelli però non usa. Ci tornerò.

Per rendere più concrete le infamie di cui si afferma che Il Principe sia pieno, leggerò due estratti atti a fornirne una piccola idea.

Nel capitolo XVII, che si intitola “Della crudeltà e della misericordia, e se sia meglio essere amati che temuti”, troviamo ad esempio questo :
« Cesare Borgia passava per crudele ; nondimanco fu alla sua crudeltà che dovette il vantaggio di riunire la Romagna co' suoi Stati, e di ristabilire pace e tranquillità in questa provincia […] E, tutto sommato, si ammetterà che questo principe fu più umano del popolo di Firenze, il quale, per non apparire crudele, permise che Pistoia fosse distrutta. Quando si tratta di contenere al dovere i suoi sudditi, non ci si deve preoccupare del rimprovero di crudeltà, tanto più che alla fine il Principe si ritroverà ad essere stato più umano, facendo un piccolo numero di esempi necessari, di quelli che, con troppa indulgenza, incoraggiano il disordine e provocano infine omicidi e rapine. » (2)

Il capitolo XVIII è intitolato "Se i principi devono essere fedeli ai loro impegni". Cito : « Quindi devi sapere che ci sono due modi di combattere, uno con le leggi, l'altro con la forza. La prima è propria degli uomini, l'altra è comune a noi delle bestie ; ma quando le leggi sono impotenti, è necessario ricorrere alla forza ; un principe deve saper combattere sia come uomo che come bestia.
[…]
Non è dunque necessario che un principe abbia tutte le buone qualità che ho enumerate, ma è indispensabile che sembri di averle ; Oserei persino dire che a volte è pericoloso servirsene, anche se è sempre utile dare l'impressione di possederle. Un Principe dovrebbe sforzarsi di guadagnarsi una reputazione di gentilezza, clemenza, pietà, lealtà e giustizia ; deve, inoltre, avere tutte queste buone qualità, ma rimanere abbastanza padrone di sé da dispiegare quelle opposte, quando ciò è opportuno.
 » (3)

Crudeltà e menzogna, questi sono due crimini a cui il principe non deve rinunciare. È da notare che la crudeltà così evocata, quella di Cesare Borgia, si riferisce in particolare all'episodio di Sinogaglia : il 31 dicembre 1502, egli invitò i suoi avversari (i fratelli Orsini, Vitellozzo Vitelli e suo genero Oliverotto da Fermo ) a un banchetto di riconciliazione durante il quale li fa arrestare e strangolare. Quanto alla menzogna in questione, essa è niente meno che la demagogia più ampia che ci sia, quella che mira a darsi un'immagine che nasconda il suo vero volto.

Vengo ora al mio modo di vedere l'opera e il suo autore.

Come dicevo : comunque si interpretino le intenzioni di Machiavelli, ci si scontra con il cinismo, che sia il suo, quello che descrive o quello che denuncia. Dopotutto, non importa quali siano le sue intenzioni. Quali che siano le ragioni, elabora un'osservazione della vita politica, di cui è opportuno chiedersi se corrisponda o meno a ciò che realmente è, in particolare perché è la prima volta che viene affermata in modo così deciso l'irriducibilità tra moralità e politica. Tra coloro che accolgono questa osservazione, c'è chi non esita a stabilire un parallelo tra la scoperta che Machiavelli avrebbe fatto, all'inizio del Cinquecento, della natura della politica e la scoperta che fece Galileo, all'inizio del XVII secolo, dei movimenti reali della Terra. (4)

Proviamo ora a definire cosa si intende per cinismo.

Come tutti sanno, la parola cinismo fu usata inizialmente per designare una corrente filosofica dell'antica Grecia i cui rappresentanti più famosi furono Antistene e Diogene. Deriva dall'antica parola greca κύων, che significa cane, perché Diogene non esitò a considerare l'animale come superiore all'uomo, in particolare in quanto si accontentava di vivere frugalmente, senza inventare vincoli che la vita non impone.

Ci sarebbero ovviamente molte cose da dire sul cinismo antico, anche se tutto ciò che ne sappiamo viene da ciò che abbiamo appreso da autori che a volte sono stati molto più tardi. Tra questi autori che hanno documentato il cinismo, ce n'è uno in particolare a cui si devono la maggior parte dei celebri aneddoti relativi a Diogene. Questo autore è in un certo senso un omonimo, poiché il suo nome è Diogene Laerzio. Se Diogene di Sinope, il cinico Diogene, visse nel IV secolo a.C., Diogene Laerzio visse nel III secolo d.C., circa 5 secoli dopo di lui. Vale a dire che rimangono tanti dubbi sulla realtà di questi aneddoti.

La questione che vorrei affrontare è se, rifiutando le convenzioni sociali fino a ridere delle regole che gli umani si danno e rispettano, i cinici per tutto ciò fossero immorali o amorali ? E la risposta è no : non erano né immorali né amorali ; portavano una morale molto esigente, anche se molto diversa dalla morale prevalente. Faccio solo un esempio, un esempio che permette - credo - di misurare il carattere universale della moralità cinica. Diogene Laerzio riporta queste parole di Diogene :
« Alla vista del figlio di una cortigiana che scagliava una pietra contro la folla, disse: “Stai attento a non colpire tuo padre !” » (5)
Potremmo reagire dicendo che, decisamente, Diogene era cattivo. Ma questo probabilmente significherebbe fraintendere la lezione. O questo tratto è crudele, crudele e stolto - e non si capisce perché abbia attraversato la storia - oppure, applicandogli il principio del ben trovato, ha un significato pedagogico che si potrebbe tradurre così : pensa al dolore che proveresti nell'apprendere che hai colpito tuo padre, cosi saprai come ti senti se colpisci qualcuno. Tutta l'umanità che siamo in grado di mettere nei nostri rapporti con i nostri cari, metterci nei dovremmo trasporla ai nostri rapporti con tutta la natura. Ed è questo che significa anche la famosa affermazione di Diogene (6) : « Quando gli è stato chiesto da dove venisse, ha risposto: “Sono un cittadino del mondo”. » (7)

Anche se non ho detto abbastanza per stabilire senza ombra di dubbio questa morale che attribuisco agli antichi cinici, è chiaro che una simile morale - fosse pure ipotetica - implica rimanere il più possibile estranei alle vicende del mondo, cioè alla gestione della città - diciamo alla politica - e all'arricchimento privato - diciamo agli affari puri e semplici. Nessun potere, nessun possesso, solo questo modo animalesco di vivere qui e ora.

Torniamo a Machiavelli.

Il cinismo che pensiamo di vedere nella sua opera o nelle sue intenzioni, è il cinismo di Diogene ? Certamente no. Ma allora, perché abbiamo usato questa parola ? In effetti, ciò che accomuna Diogene e Machiavelli è la preoccupazione di raccontare le cose come stanno. Ciò che è cinico in entrambi i casi è la volontà di non lasciare che le convenzioni sociali dettino il modo di parlare della realtà, cioè rifiutando ciò che è difficile da sopportare in questa realtà. Ciò che li separa è che Diogene, recitando quello che è il reale di certe attività umane, decide di non impegnarsi in esse, mentre Machiavelli, nonostante ciò che è questo stesso reale, accetta di mettersi in gioco.

Ci sono dunque, a mio avviso, due cinismi : un cinismo antico che cerca di vivere in conformità con la natura e si tiene lontano dal mondo sociale, dalla sua divisione del lavoro, e soprattutto dalla sua divisione del potere ; e poi un cinismo machiavellico - se così si può dire - che designa un comportamento spregiudicato, indifferente alle norme del mondo sociale, e più in particolare a quelle morali, e che soddisfa così più facilmente le ambizioni di potere e i desideri di possesso. Il secondo cinismo ha sostituito il primo. Il primo era morale, preoccupato dell'equilibrio vitale, estraneo al potere, al possesso e al benessere. Il secondo è immorale, basato su avido egoismo ed estremamente devastante.

Si capisce, mi dirai : ci sono i cinici machiavellici, i cattivi ; e ci sono i cinici diogeniani, quelli simpatici (o almeno innocui) ; nulla di nuovo sotto il sole.

Ma sì, c'è qualcosa di nuovo ! Sulla scala della storia, non c'è solo uno sconvolgimento nuovo, ma anche senza precedenti. E Machiavelli è stato uno di coloro che hanno permesso di comprendere la natura e la portata di questo sconvolgimento. Ecco come e perché.

Ciò che di solito chiamiamo politica, cioè ciò che ha a fare con il potere - più precisamente oggi con la cosa pubblica e la sua condotta - non sempre ha avuto l'importanza che ha acquisito nel corso dei secoli. Non sempre ha avuto l'impatto totalitario che ha oggi sulla vita, e specialmente sulla morte dei vivi. Ricordo alcuni risultati (risultati scientificamente verificati) che danno una panoramica della situazione :
- in pochi millenni circa due terzi degli alberi sono stati sradicati dal pianeta;
- in pochi decenni sono stati sterminati circa due terzi dei mammiferi selvatici e dei pesci ;
- in pochi anni sono stati debellati circa due terzi degli insetti ;
- la maggior parte dei punti di non ritorno del cataclisma ecologico sono già stati raggiunti ;
- le specie stanno ora scomparendo a un ritmo tra 1.000 e 10.000 volte superiore alla media ;
- solo il 20% della terra del pianeta non è ancora artificializzata ;
- l’oceano di plastica copre già un'area pari a tre volte la Francia e continua a crescere in modo esponenziale.
Mi fermo ; ci sarebbero molte altre osservazioni angoscianti da citare. (8)

Quello che voglio dire è che, tra le principali cause di questa situazione, c'è la politica e i poteri economici che la politica protegge, che funzionano in modo tanto cinico quanto lei. Non voglio dire con questo che non ci siano tra i politici - né tra gli imprenditori - persone oneste, sincere e preoccupate di fare la cosa giusta. Intendo semplicemente che la politica forma un sistema la cui regola - direi anche la natura profonda - è quella che Machiavelli ha messo in luce : questo secondo cinismo che ammette tutti i mezzi e quindi soddisfa tutti i fini. Per farla breve, citerò solo due esempi che illustrano perfettamente ciò che l'attuale drammatica situazione deve a questa natura della politica (9).

Le devastazioni del rapporto antropocentrico con il mondo sono note esattamente da mezzo secolo. Sono perfettamente descritti nel rapporto Meadows intitolato I limiti della crescita (10), pubblicato nel 1972. Perché abbiamo aspettato e aspettiamo ancora che la vita si sgretoli ogni giorno un po' di più in modo irreversibile ? Principalmente perché è la natura della politica ad essere cinica, machiavellica ovviamente.

Il cambiamento climatico è un aspetto del disastro che ha allertato più velocemente e più forte - se così si può dire - rispetto agli altri aspetti. Iniziò per essere negato - e lo è tuttora - ma diede anche origine a iniziative politiche. La prima conferenza mondiale sul clima risale al 1979. Ne sono seguite molte conferenze, alcune delle quali salutate come reazioni decisive : Rio Earth Summit nel 1992, Protocollo di Kyoto nel 1997, Accordo di Parigi nel 2015. Quali sono state le soluzioni adottate : pochissime. Come sono stati applicati : in modo molto incompleto. Perché ? Principalmente perché è la natura della politica ad essere cinica, machiavellica ovviamente.

Volenti o nolenti, Machiavelli ci ha insegnato la natura profonda e vera della politica. Ma la politica è così machiavellica che ha continuato a darsi un pieno di nobiltà, soprattutto quando ha cambiato le regole del gioco, per esempio in occasione di una rivoluzione. Le manifestazioni del suo cinismo hanno continuato a essere giudicate come deplorevoli eccezioni, portando alcuni, ad esempio, a giudicare l'esperienza comunista come « generalmente positiva » (11) per il regime totalitario più assassino che sia mai esistito.

Mi affretto a dire che non ho soluzione. Personalmente sono convinto che sia di scarso interesse conoscere le vere motivazioni di Machiavelli quando scrisse Il Principe. Ciò che figura ne Il principe è il vero volto della politica. In ciò che la politica è diventata da allora, non è la sua tendenza locale alla democrazia la cosa più importante (sebbene non trascurabile). Ciò che è diventato è ciò che provoca il cinismo machiavellico quando opera su grandi dimensioni : finitezza del mondo esplorato e sfruttato, esplosione demografica, tecnoingegneria devastante, consumi ipertrofici, ecc. Quindi pensare che la politica risolva i problemi non è la soluzione : è il problema.

C'è la possibilità di veder rinascere un cinismo diogeneiano, in armonia con la natura ? Non so ; temo addirittura di no. Ma tutto mi spinge a sognarlo (12).

(*) Questo post è servito come base per una piccola presentazione. Ringrazio Alessia Colurcio per le necessarie correzioni che mi ha indicate.
(1) Claude Lefort, Le travail de l’œuvre Machiavel, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 1972.
(2) Questa è la traduzione che ho fatto del testo francese tratto dalla traduzione di Toussaint Guiraudet in Machiavel, Le Prince, Ed. Garnier Frères, 1968, p. 58. Ecco il testo originale in italiano del XVI secolo : « Era tenuto Cesar Borgia crudele ; non di manco quella sua crudeltà aveva racconcia la Romagna, unitola, ridottola in pace et in fede. Il che se si considerrà bene, si vedrà quello essere stato molto più pietoso che il popolo fiorentino, il quale per fuggire el nome del crudele, lasciò distruggere Pistoia. Debbe, per tanto, uno principe non si curare della infamia di crudele, per tenere e’ sudditi sua uniti et in fede ; perché, con pochissimi esempli sarà più pietoso che quelli e’ quali, per troppa pietà, lasciano seguire e’ disordini, di che ne nasca occisioni o rapine : perché queste sogliono offendere una universalità intera, e quelle esecuzioni che vengono dal principe offendono uno particolare. » (Niccolò Machiavelli, Il principe, Einaudi, Torino, 1961, p. 60)
(3) Anche qui ho tradotto la versione francese citata (p. 61 e 62). Ecco il testo originale : « Dovete, adunque, sapere come sono dua generazioni di combattere : l’uno con le leggi, l’altro con la forza: quel primo è proprio dello uomo, quel secondo è delle bestie: ma perché el primo molte volte non basta, conviene ricorrere al secondo. Pertanto, a uno principe è necessario sapere bene usare la bestia e l’uomo. […] A uno principe, adunque, non è necessario avere in fatto tutte le soprascritte qualità, ma è bene necessario parere di averle. Anzi ardirò di dire questo, che, avendole e osservandole sempre sono dannose, e parendo di averle, sono utili, come parere pietoso, fedele, umano, intero, religioso, ed essere; ma stare in modo edificato con l’animo, che, bisognando non essere, tu possa e sappi mutare el contrario. » (Einaudi, 1961, p. 64 e 65)
(4) Vedere Carlo Ginzburg, Nondimanco. Machiavelli, Pascal, Adelphi, Milano, 2018, specialmente il capitolo VII Machiavelli, Galileo e la censura.
(5) Tradotto dal francese da me da Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VI 62, Librairie générale française, 1999, p. 732.
(6) Chi volesse saperne di più su come percepisco Diogene può consultare la nota che gli ho dedicato il 12 settembre 2000.
(7) Diogène Laërce, Op. cit., VI 63, p. 733.
(8) Per ulteriori spiegazioni, cfr. ad esempio una presentazione di Aurélien Barrau su Internet, da cui ho preso in prestito alcuni dati : https://www.youtube.com/watch?v=r9vrU9g893o.
(9) Chi volesse saperne di più su come percepisco la politica può consultare tre note (tra le altre) in cui mi spiego un po' su questo argomento : il 9 giugno 2010 ; il 8 dicembre 2011 ; il 18 agosto 2021.
(10) Donella Meadows, Dennis Meadows, Jorgen Randers, Les limites de la croissance (dans un monde fini) [1972], Harmonia Mundi, Arles, 2012. La traduzione italiana certamente esiste ; non ho i riferimenti.
(11) L’espressione è stata usata da Georges Marchais, Segretario generale del Partito comunista francese, una prima volta nel 1979, una seconda volta nel 1989. Cfr. https://www.lemonde.fr/archives/article/1989/11/14/m-georges-marchais-reaffirme-que-le-bilan-des-pays-de-l-est-est-globalement-positif_4136300_1819218.html.
(12) Chi volesse saperne di più sui motivi che mi portano a sognare un nuovo cinismo diogeneiano può consultare la nota che ho dedicato all'argomento il 2 novembre 2021.

Altra nota su Machiavelli :
Discours sur la première décade de Tite-Live

jeudi 8 décembre 2022

Note de lecture : Lydia Tchoukovskaïa

La plongée
de Lydia Tchoukovskaïa


Un opprobre énorme accable à nouveau la Russie. Et l’on comprend pourquoi. Mais ce ne sont pas les Russes qui le méritent, mais cette forme sans cesse recommencée de pouvoir qui les étouffe. Comment se fait-il que ce peuple plie tant devant les despotes, les tsars, les bolcheviques, Poutine ? Comment tolère-t-il ce désir de domination des peuples voisins que nourrit un rêve d’empire ? Comment expliquer cette soumission permanente et l’importance des méthodes utilisées pour l’obtenir ? Y aurait-il un lien entre ce rapport particulier à soi-même dont certains écrivains russes témoignent et l’abandon du devenir politique à des fétiches désincarnés qui servent si souvent de père ou de Petit Père.

C’est quoi, me direz-vous, ce rapport particulier ? Je viens de lire un livre qui me laisse croire que je l’ai entr’aperçu. Il s’agit d’un roman de Lydia Tchoukovskaïa : La plongée (1). Ce qui emporte des œuvres comme Crime et châtiment de Dostoïevski ou Résurrection de Tolstoï se retrouve - je crois - dans La plongée avec quelque chose en moins et quelque chose en plus.

Imaginez une sorte de datcha, moitié sanatorium, moitié hôtel, en bordure de forêts supposées vierges et profondes. On est en 1949 et cette datcha est réservée aux membres de l’Union des écrivains soviétiques. Nina Sergueïevna vient d’y emménager - il est dit qu’on y est comme chez soi - et espère y trouver le calme propice au travail d’écriture. Car écrire n’est pas une mince affaire. Qui veut être publié doit être membre de l’Union des écrivains soviétiques, qualité qui ne s’acquiert qu’en donnant des garanties de fidélité au régime. La poésie est évidemment un domaine dans lequel il reste possible de concilier le talent, l’inspiration et la prudence. Mais rien ne préserve vraiment de cette chape de plomb qui pèse sur la vie sociale et qui doit l’essentiel à l’aléa de l’arrestation. Les cibles affirmées, en cette nouvelle répression stalinienne, sont les cosmopolites - entendez principalement les Juifs -, les titistes - entendez ceux auxquels on n'a rien trouvé de mieux à reprocher - et les récidivistes - entendez ceux qui furent déjà arrêtés dans la deuxième moitié des années 30. La plongée dont parle le roman, c’est cette immersion en soi à laquelle condamne l’atmosphère irrespirable dès lors que l’on espère penser autre chose que le quotidien, mais précisément à partir du quotidien, et c’est aussi ce qu’elle tente de coucher sur le papier.

Nina partage sa table avec Nicolaï Alexandrovitch Bilibine, lequel prépare un ouvrage très important sur lequel il souhaitera son avis. L’époque impose de se faire une idée des autres très progressivement, avec toute la prudence que réclame la difficulté de se faire confiance. Une chose va leur permettre d’échanger finalement des confidences : c’est leur goût partagé pour les promenades en forêt dans la neige. Ils y trouvent l’occasion de se parler loin de toute oreille indiscrète. Mais, en ce qui concerne Nina, elle y trouve aussi un rapport à la nature qui la guérit d’une société désespérante. Et elle multiplie les promenades solitaires, toujours vécues comme la dernière :
« Je passai par-dessus une congère et m’engageai dans un sentier. Autour de moi, tout était gris, croulant, saturé d’humidité. Les bouleaux poussaient par famille, sortant à deux ou trois de la même racine et s’écartant de plus en plus les uns des autres à mesure qu’ils montaient vers le ciel, comme emportés dans une valse immobile et rapide. Je m’arrêtai et renversai la tête en arrière, et aussitôt le balancement régulier de ces cimes et le mouvement lent des nuages gris et gonflés me donnèrent le vertige. Les nuages couvraient entièrement le ciel, comme s’ils étaient des congères, là-haut, sur le sol céleste. Je suivais le sentier, grisée par le passage rapide, le tournoiement des troncs sveltes, blancs et gris, et une tristesse me gagnait, comme toujours dans les instants de bonheur trop tangible… Car cela me serait ôté. Je devais le rendre. Personne ne chercherait à me l’enlever, simplement quelque chose d’insaisissable passerait, que nous appelons le temps, un quatre ou un neuf ferait son apparition sur la page du calendrier, et sur son ordre, une voiture se rangerait devant le perron, je commencerais à faire ma valise, et le bois ne m’appartiendrait plus, son accès me serait interdit… » (pp. 22-23)

Nina est mariée. Son mari, Aliocha, fut arrêté en 1937, au moment des grandes purges. Depuis, plus aucune nouvelle :
« Au guichet de la prison, le 5 janvier 1938, on m’avait répondu : “Il est parti ! - Où ? - Il vous écrira lui-même.” Et au Parquet, quarante-huit heures plus tard : “Dix ans, sans droit de correspondance, avec confiscation des biens… À sa libération, il vous enverra une lettre.” » (p. 35)

Bilibine aussi avait été arrêté en 37. Mais la guerre l’avait sauvé du camp. Envoyé dans l’armée, il avait participé à la prise de Berlin en avril 45. Aussi, la confiance établie, il parla du camp à Nina et, finalement… :
« Avec précipitation et brutalité, craignant de me faire mal et surmontant cette crainte par de la brusquerie, Bilibine m’expliqua - son ton me parut même pratique et précis - que je me faisais une idée fausse de la fin d’Aliocha. On ne l’avait emmené nulle part, il n’avait eu à subir ni le wagon à bestiaux ni les chiens. Tout s’était terminé bien avant. D’après Nicolaï Alexandrovitch, “dix ans sans droit de correspondance” n’était qu’une formule convenue pour désigner le peloton d’exécution. Pour éviter de prononcer trop souvent, aux guichets, le mot “exécuté”, “exécuté”, et pour qu’il n’y ait pas de cris et de sanglots dans la queue.
- Nulle part on ne nous permettait d’écrire très souvent, dit-il. Mais des camps spéciaux avec “dix ans sans droit de correspondance”, il n’y en a jamais eu. Pas plus que des sentences de ce genre. Cela, je peux vous le garantir.
 » (pp. 106-107)

Faut-il chercher à donner du sens à tout cela ? Certains s’y appliquent, comme un autre résident, Weksler, poète couvert de médailles qui s’est beaucoup battu contre les Allemands :
« - D’ailleurs, nous ne savons pas tout, disait-il en soupirant. Il nous est difficile de juger ce qui est juste et ce qui ne l’est pas du point de vue de la politique internationale. Au sommet, là-haut, ils voient les choses plus clairement. Ils ont une perspective plus vaste. D’où il est placé, Staline voit le monde entier… Prenons par exemple les milices populaires. Je ne comprenais pas, à l’époque, pourquoi il fallait jeter dans la bataille des hommes sans préparation militaire et sans armes. Combien d’intellectuels ont péri pendant cette période ! Ils auraient pu rendre de grands services. Et c’est seulement quelques années plus tard que j’ai compris pleinement combien était génial le plan imaginé par Staline pour défendre Moscou. Staline a jeté dans le combat des hommes sans préparation, mais pendant ce temps les réservistes étaient rappelés. Moscou était sauvée. » (2) (p. 164)
Une nuit, Nina a entendu une voiture arriver, des portes s’ouvrir et se fermer, des pas retentir. Le lendemain matin, Weksler avait disparu : il était juif.

Elle aura une autre surprise, Nina. Ce sera le jour où Bilibine lui donnera à lire son manuscrit. Mais, à ce sujet, je me garderai d’en dire davantage.

Ce qu’il y a en moins chez Lydia Tchoukovskaïa, par rapport à Dostoievski et Tolstoï - mais je pourrais ajouter Tourgueniev et Tchekhov -, c’est l’ordinaire de la vie, lequel, pour eux, n’épargne jamais à l’âme russe d’affronter des tourments intérieurs. Ce qu’il y a en plus, c’est la tragédie du totalitarisme, drame dans lequel les mêmes tourments viennent s’insérer, comme s’il s’agissait encore d’un ordinaire.

(1) Lydia Tchoukovskaïa, La plongée, trad. par André Bolch et revue par Sophie Benech, Le Bruit du temps, Gouville-sur-Mer, 2015. Écrit entre 1949-1957, ce livre fut publié en Occident en 1972, en Russie en 1988. La première traduction française est parue en 1980.
(2) On peut reconnaître là, dans la logique prêtée à Staline, une stratégie militaire fort semblable à celle appliquée suite à la mobilisation russe annoncée par Vladimir Poutine le 22 septembre 2022.

samedi 12 novembre 2022

Note d’opinion : Finkielkraut et Luchini

À propos de Finkielkraut et Luchini

J’ai assez dit - trop même - combien ce vers quoi Alain Finkielkraut évolue me déplaît. Ce qui ne m’a jamais conduit à m’en priver, ne serait-ce peut-être que pour mesurer l’ampleur de sa dérive. Et Fabrice Luchini m’a toujours effrayé, habité qu’il est par une faconde torrentielle où l’idée doit tout au propos et le propos peu à l’idée. J’ai pourtant écouté le numéro de Répliques du 5 novembre 2022 (1) qui a vu le premier recevoir le second.

Comment dire ?

C’est mal de bouder son plaisir, en tout cas de le renier. Et j’ai pris bien du plaisir à écouter cet échange quasi mondain. Sans doute parce que La Fontaine et Pascal étaient du rendez-vous. Mais aussi parce que l’humour le disputait au bagage et, parfois, le fond à la forme. Si j’en parle à présent, c’est sans doute parce que ce plaisir m’a saisi par surprise, au point que j’en fus quelque peu honteux. J’imaginais Jean-Jacques Rousseau fulminant contre cet exercice d’érudition, un exercice auquel il n’aurait reconnu (c’est moi qui me figure) aucune sincérité. Et puis, il y avait tout ce qui contredisait mes propres convictions, lesquelles sur le coup me semblait pourtant sans grande importance. Bref, c’est ce plaisir trouble dont je voulais faire l’aveu.

Mais on ne se change pas facilement. Et voici donc que j’incline à profiter de cet aveu pour dire un désaccord - parmi d’autres - sur ce que j’ai entendu. Je vise ici cette idée que la morale de La Fontaine n’est pas intéressante, telle que Luchini la profère et que Finkielkraut contredit bien peu.

Le thème de la langue, dans l’émission, est omniprésent - pas mal chahuté, mais omniprésent. Il suppose à tout le moins - surtout quand on évoque ses caractères mouvant et temporaire - une reconnaissance du lien irréductible entre la forme et le fond. Or, c’est après avoir préparé à cette reconnaissance que Luchini déclare brutalement :
« La morale n’est pas l’événement le plus important dans La Fontaine. La morale a été prise à Ésope. »
Et de citer Jean-Claude Carrière : « La morale est atroce chez La Fontaine. » Puis d’enchaîner avec la fable La fille (2) dont j’ai mal compris en quoi elle illustrait l’idée, sinon par la réjouissance due à des façons de portraiturer les disgrâces du temps.

Mais le morceau de bravoure est plus tardif. Il succède - dans ces échanges délicieusement micmac - à l’épisode où la conversion de Finkielkraut au christianisme est envisagée. (3) C’est ce dernier qui évoque notamment l’opinion d’Éluard.
« Éluard disait : “ […] éloignons-le des rives de l’espérance humaine” (4) Ce qu’il n’aimait pas chez La Fontaine, justement, c’était sa morale, une morale qu’il jugeait étriquée… »
« Oui ! Il a raison ! » s’écrie Luchini.
« Pas toujours… » tempère Finkielkraut.
Mais le flot luchinien est invincible : « Oui, elle est modérée, elle est très Montaigne. […] Non, mais c’est pas la morale qui est intéressante. La morale est une affirmation qui, au sens nietzschéen, va vers la mort. Mais la manière d’argumenter va vers la vie. Il dit en gros : vivons cachés. […] Il y a très souvent une morale rétractée, conservatrice. […] C’est un peu rasoir, par moment. »
Là-dessus, Finkielkraut cite la fable Le chat et un vieux rat (5) pour déplorer une morale petite-bourgeoise qui fait l’éloge de la méfiance.

Bon ! À chacun sa lecture des auteurs. Mais tout de même ! Ce n’est ni Lamartine, ni Jean-Claude Carrière, ni surtout Éluard, qui vont me dicter une manière de lire La Fontaine. Et cette façon qu’a Luchini d’évacuer le sens des derniers vers des fables pour ramener leur valeur au bien-dire me semble pour le moins culottée. L’affirmer avec le charme du bateleur, voilà ce à quoi Finkielkraut n’a guère résisté.

Je ne vise pas ici à démontrer quoi que ce soit ; ce serait m’introduire dans le débat, et je n’en ai nulle envie. Je pense simplement que les fables de La Fontaine sont ce qu’elles sont quant à la forme précisément en raison des morales qu’elles cherchent à illustrer, que le ton de La Fontaine - effectivement assez parallèle à celui de Montaigne (même si la langue a très profondément changé) - est celui qu’inspire une forme douce de cynisme diogénien, que l’humour de La Fontaine est consubstantiel à son rapport au monde, lequel dissipe autant que possible les illusions. Faut-il rappeler que ce que l’on a appelé les moralistes du XVIIe siècle ne sont en rien des moralisateurs qui rappelleraient continûment à la norme, mais bien des auteurs qui sondent le cœur humain et s’essayent quelquefois à une morale humaine qui répugne au principiel. Ayant dit cela, je n’ai rien dit. Car ce que je me suis quelque peu contraint à avouer, c’est le plaisir que j’ai pris à écouter l’émission.

(1) Ce tête-à-tête avec Luchini était intitulé “Fabrice Luchini et le confinement”. Il peut être écouté ici.
(2) La Fontaine, Fables, Livre VII, 5, accessible ici.
(3) À cette occasion, Finkielkraut s’avoue ému par la parole du Christ : « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné ? » Il serait intéressant de savoir s’il a souhaité l’évoquer parce qu’elle provient d’un psaume de la Torah, ou parce qu’elle exprime un doute en plein cœur de la foi chrétienne, ou encore parce qu’il se sent attiré par la fragilité quasi adogmatique du message chrétien.
(4) Voici, complet, le propos d’Éluard, plus compréhensible : « La Fontaine plaide, dans ses fables, pour le droit du plus fort : il en fait une morale et, pour prouver, il joue très habilement de son ignorance, de son faux bon sens. Il se refuse cyniquement à voir plus loin que la perfection de l’ombre animale. Éloignons-le des rives de l’espérance humaine. » (Première anthologie vivante de la poésie du passé, Seghers, 1951)
Ai-je besoin de dire qu’il s’agit là de l’opinion d’un idéaliste communiste pour qui les réalités gênantes doivent être niées ?
(5) La Fontaine, Fables, Livre III, 18, accessible ici.

Autres notes sur Finkielkraut :
Un cœur intelligent
À propos de la corrida
Discours sur la vertu
À propos d’un Finkielkraut qui ne convainc guère
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut

lundi 7 novembre 2022

Note d’opinion : le conservatisme

À propos du conservatisme

J’incline à croire que l’humanité vit actuellement sous une double menace : celle que représente une nature terrestre en proie à une altération extrêmement rapide, consécutive à la prolifération et aux comportements de l’homme, d’une part ; celle qui émane d’une inflexion internationale vers des formes d’organisation politique que l’on peut qualifier de conservatrices, d’autre part.

Je ne m’attarderai pas sur la première de ces menaces. Elle englobe le réchauffement climatique, bien sûr, mais aussi - on les oublie trop souvent - le bouleversement des constituants de la planète et l’effondrement de la biodiversité. Comment ne pas comprendre l’angoisse que connaissent les jeunes face aux sombres perspectives que suggèrent des périls aussi avérés ? Et comment ne pas supposer un lien entre cette situation et certaines des solutions illusoires et funestes que je groupe sous le nom de conservatisme ?

J’en viens à ce que j’appelle le conservatisme.

On pourrait aisément chicaner à propos de l’emploi du mot conservatisme. Il est entendu que les conservateurs sont a priori ceux qui souhaitent le maintien des choses et qu’il existe un mot - réactionnaires - pour désigner ceux qui prônent le rétablissement de choses disparues. Qu’à cela ne tienne, je choisis pour l’occasion d’appeler indifféremment conservateurs les deux attitudes, l’important étant en l’occurrence d’englober des positionnements qui se réfèrent au passé, qu’il soit récent ou ancien.

Une autre précision me semble utile. Il va de soi que le souhait de conserver certaines choses dont on juge qu’elles sont bonnes à garder - il y en a toujours -, ne justifie pas de qualifier cette disposition de conservatrice. Tout conservateur que soit le choix de prolonger des mesures démocratiques, il ne conviendrait pas de qualifier tel celui qui le préconise ; il y va de l’opérationalité du concept. On entend souvent dire que Montaigne était conservateur, parce qu’il défendait la religion de l’Église catholique ; à bien le lire, on comprendra aisément qu’il s’agissait pour lui de s’opposer aux « novelletez » que représentait le protestantisme au seul motif que celles-ci généraient la guerre et ses atrocités. Tout cela pour dire que le conservatisme s’entend ici comme une défense de l’ancien qui vise à entraver des choses actuelles ou récentes, alors même que des raisons sérieuses existent de croire que ces dernières valent davantage que celles dont il se réclame.

Ainsi, par conservatisme, je vise un ensemble de courants actuels qui meuvent le monde et dont je redoute le succès. On me dira qu’il s’agit là du populisme. Le mot me semble mal caractériser le mouvement que j’ai en tête, en ce qu’il vise très spécifiquement une forme exacerbée de démagogie qui surfe sur toute idée propre à complaire au nombre. Or, il me semble très important de cerner certaines idées dont le succès peut peser lourdement sur l’avenir.

L’idée d’égalité - telle qu’elle fut affichée par la Révolution française (1) - a mis près de deux siècles pour construire les principes d’une vie en commun fondée sur le respect de l’autre. La démocratie fut lente à organiser et à consolider ; les droits humains furent plus lents encore à codifier ; la tolérance des différences n’a pu être que récemment défendue. C’est que cette amélioration des rapports humains a cheminé de pair avec des avatars du mépris des autres plus effroyables que jamais : l’esclavage, la colonisation, l’exploitation du salarié, les totalitarismes communiste, fasciste et nazi, les multiples dictatures encore effectives. Or, ce que le conservatisme menace, c’est cette idée d’égalité dans ce qu’elle a de plus élémentaire.

Au moment même où un certain féminisme - pleinement justifié quant aux situations qu’il dénonce - adopte quelquefois des formes batailleuses qui vont jusqu’à revendiquer une inversion d’inégalité très contradictoire avec les principes dont il se réclame, les normes les plus conformes à ces mêmes principes sont remises en cause. Les droits des femmes, le droit à l’avortement, les droits des homosexuels, les droits des réfugiés, la liberté de conscience, le respect des processus électifs, toutes ces assises concrètes du principe d’égalité sont remises en cause dans bien des pays de tradition démocratique. L’idée même de fait avéré, telle qu’elle peut être distinguée de l’opinion, est battue en brèche d’une façon qui ébranle le respect dû à la rationalité.

Comment ne pas s’inquiéter devant la prolifération de leaders politiques au sein des pays dits démocratiques qui méritent aujourd’hui cette apostrophe qu’Alexandre Soljénitsyne adressait aux dirigeants soviétiques : « Nous savons qu’ils mentent. Ils savent qu’ils mentent. Ils savent que nous savons qu’ils mentent. Nous savons qu’ils savent que nous savons qu’ils mentent. Et pourtant, ils persistent à mentir. » Encore importe-t-il d’ajouter que, cette fois, ce choix du mensonge apparaît opportun à une part de plus en plus importante des électeurs dans des pays où ne règne aucun totalitarisme… du moins jusqu’à présent. Car ce qui ajoute à l’inquiétude, c’est cette fascination pour l’autorité, ce goût du chef, qui accorde bien davantage d’attention au talent hégémonique qu’à la pertinence du message délivré. Un sauveur semble attendu, sans que l’on sache trop de quoi il peut sauver, sinon qu’il alimente une haine que méritent des autres, des différents, des distincts. Tout cela conduit à des certitudes qui valent d’être imposées, quitte à refuser le verdict des urnes.

Demain, les midterms américaines pourraient peut-être créer un chaos susceptible de jeter sur le régime démocratique un discrédit dont il aurait du mal à se relever. D’autant que, au-delà de l’arrogance manifestée par les dictatures russe, chinoise, nord-coréenne, syrienne - et j’en passe -, les menaces qui pèsent sur la vie démocratique hongroise, israélienne, polonaise, italienne - et j’en passe encore - témoignent d’un glissement qui rend dérisoires toutes les considérations nuancées qu’inspirent le fonctionnement habituel des pouvoirs démocratiques.

À eux seuls, les dangers que font courir à l’humanité le salissement du monde, le recul de la vie et le dérèglement climatique sont une très forte source de préoccupations. Que ces dangers-là soient finalement affrontés dans le contexte d’une vie politique dégradée rend vraisemblable un temps de sauvagerie dans lequel l’homme restera plus que jamais le pire ennemi de l’homme.

(1) Alors même qu’étaient théorisées les règles du marché propres à détruire cette même égalité. Cf. à ce sujet ma note du 12 septembre 2006.

samedi 22 octobre 2022

Anecdote : une conversation

À propos d’une conversation

J’ai la chance d’habiter près d’un grand parc très arboré et montueux, où il fait bon se promener. Et ces derniers jours, ce plaisir a été décuplé par une lumière exceptionnelle. J’aime les scintillements d’octobre. Il est curieux que les rayons du soleil puissent resplendir comme jamais dans les feuillages d’automne, alors que nous vivons avec la conviction que la nature s’altère irréversiblement.
 
Habituellement, quand je me promène, je marche à une cadence soutenue, propre à solliciter le muscle cardiaque. Les sentiers du parc sont assez peu fréquentés, les joggeurs préférant généralement suivre le boulevard voisin, plan et régulier. Ce qui me laisse le privilège de vadrouiller par monts et par vaux - si j’ose dire - en ne croisant que de rares autres promeneurs. La rareté de ces rencontres permet d’échanger un bref salut auquel on renonce toujours dès que grandit le nombre. Et c’est là un plaisir auquel je ne voudrais pas renoncer : honorer l’autre d’un mot, quand ce qu’on en sait se réduit à sa seule existence.
 
Il me faut ici avouer être depuis longtemps victime d’un désir contrarié. J’aspire souvent à faire un brin de causette avec un inconnu, alors même que je suis à ce point timide et réservé que j’ai un mal fou à lancer la conversation. Ce qui me fascine chez l’inconnu, c’est son complet anonymat. Que peut-il me dire ? Que peut-il m’apprendre de lui ? En ces circonstances, les premières choses échangées recèlent un potentiel de découverte que n’ont plus les échanges avec ce que l’on a coutume d’appeler ses connaissances ; le mot l’indique bien. Bien mieux, le côté éphémère de la relation dispense de bien des propos obligés, ce qui permet parfois d’y ressentir de la singularité. Mais voilà : cet attrait pour le tête-à-tête inopiné est très rarement satisfait, sans doute parce que je le crains autant que je le souhaite.

Le parc est bien fourni en bancs où il est loisible de se reposer. Et il en est un qui me plaît particulièrement, parce qu’il domine une prairie parsemée d’arbres divers dont la vue est fort réjouissante. Ce jour-là, alors que j’en approchais, je me résolus à y faire une halte, tant l’éclatante lumière de la fin d’après-midi enchantait les lieux. Mais le banc était occupé. Un homme assez âgé (j’en suis à présent à juger âgés des gens plus jeunes que moi) s’y trouvait, tenant en laisse à ses pieds un vilain petit chien jaune.

⎯ Puis-je ? dis-je en montrant l’espace libre du banc.
⎯ Faites ! répondit-il.
À peine m’étais-je assis que le chien vint me renifler.
⎯ Laisse monsieur tranquille, fit son maître en tirant sur la laisse.
⎯ Il n’y a pas de mal. Il est … gentil.
J’avais failli le dire beau ; je m’étais arrêté à temps.
⎯ Pas tant que ça, répliqua son maître. J’ai bien du mal à lui faire comprendre ce qui est bien à faire et ce qui est mal.
⎯ Bien des gens ne le comprennent pas davantage, dis-je en faisant un peu mon malin.
⎯ C’est bien vrai, ça ! Pourtant, c’est assez simple : il suffit d’être gentil.
⎯ Oui… Vous avez raison…

Je venais de me rappeler ce passage du roman de Vassili Grossman, Vie et destin, où Ikonnikov - regardé par les détenus russes comme « un simple d’esprit » qu’ils « traitaient avec pitié et dégoût » - avait expliqué : « Je ne crois pas au bien, je crois à la bonté. » (1) Et puis, ce mot de gentil que j’avais moi-même prononcé dans un tout autre sens et qui me revenait comme une pensée profonde apte à suggérer l’origine du mal…

Ramenant le propos sur le chien, je suggérai :
⎯ Peut-être croit-il bien faire.
⎯ C’est précisément là le problème. Ce qui est bien pour lui ne l’est pas nécessairement pour moi. S’il était plus gentil, il m’obéirait.

Patatras ! Tel le bien qui se résume à ce que je crois bien, voilà que la gentillesse est réduite à ce qui me convient. Allais-je prolonger l’échange ? Oui, mais par dire quoi ? Après un silence qui me fit craindre qu’il se prolongea, ou que mon voisin changea de sujet, je me risquai :
⎯ Tout de même, il vous est dévoué, non ?
⎯ Ça ne l’autorise pas à pisser dans la cuisine. Il sait qu’il ne peut pas et il le fait quand même, rien que pour me contrarier.
⎯ Mais si vous étiez attaqué, il vous défendrait, non ?
⎯ Je n’en suis pas sûr.

Que dire encore ? Pour alimenter une conversation à bâtons rompus, il faut éviter de suivre son idée, quitte à se réfugier dans le lieu commun. Je sentais confusément que le rapport entre le maître et le chien était complexe et que ce que je croyais apprendre de l’un et l’autre renvoyait à l’incommunicabilité.

⎯ Vous l’aimez bien quand même, hein ?
⎯ Ah ! Je ne pourrais pas m’en passer.

Pouf ! Après tout, c’est à l’aune de ce que je suis. J’ai plus ou moins voulu cette conversation, parce que j’en attendais quelque chose. Et au moment où j’ai cru qu’elle ne m’apportait rien, j’ai compris qu’elle m’apportait quelque chose comme un éclairage sur moi-même : en quoi les grandes idées cachent les petites, celles où notre engagement pour la bonté se dissout face à nos commodités.

⎯ Bonne journée, Monsieur.
⎯ Bonne journée.

(1) Vassili Grossman, Œuvres, Robert Laffont, 2006, p. 12.

lundi 17 octobre 2022

Note d’opinion : l’histoire et le récit

À propos de l’histoire et du récit

Invité par Les territoires de la mémoire (*), Johann Chapoutot a présenté le 29 septembre dernier à la Cité Miroir de Liège une conférence intitulée Le nazisme fut-il “moderne” ? Je n’ai pu y assister, mais j’ai vu la vidéo qui y fut consacrée et qui est diffusée ici sur Internet (1).

L’essentiel des idées exposées ce jour-là s’inscrivent dans le sillage du livre que Chapoutot a publié en 2020, à savoir Libres d’obéir (2). Je n’ai pas lu ce livre et, après avoir entendu la conférence du 29 septembre 2022, je n’ai guère envie de le lire. Je voudrais expliquer pourquoi.

Il serait utile, je crois, de revenir un instant sur la notion de récit, telle que Chapoutot en traite dans Le grand récit (3), un livre qu’il a publié un an après Libres d’obéir.
« Un récit, ou une “histoire”, c’est le langage qui se saisit du “réel” et qui l’informe, lui donne forme, à tel point que l’on puisse douter que le réel existe en dehors de lui, tant on le vit et on le pense à travers les catégories du langage, avec les ressources et les lacunes de la langue, ressources et lacunes déterminées géographiquement, socialement et historiquement. On ne voit jamais le réel qu’à travers le prisme de la langue et de tout ce qu’elle charge comme réminiscences culturelles, réseaux métaphoriques et stéréotypes.
Et, dans ce que peut la langue, le récit est ce type de discours qui donne sens, dans sa double acception de signification et de direction, et cohérence au monde en ordonnant les événements sur un axe temporel pour y distribuer les qualités (cause, conséquence), y démêler l’essentiel de l’accidentel, et transmuer les hasard en nécessité.
 » (4)

Si l’on valide cette définition, force est de constater qu’elle s’applique indifféremment aussi bien aux légendes, aux fables, aux mythes, aux contes - dès lors qu’ils se donnent pour vrais -, qu'aux annales les plus rigoureusement établies. Ce qui offre le grand avantage de cibler les recherches en histoire les mieux encadrées et les plus pointues, en vue de rappeler que celles-là aussi rencontrent les difficultés que la définition évoque, en ce compris d’ailleurs lorsqu’elles n’ont pas du tout l’intention de bâtir un récit. Reste qu’il est indispensable de s’interroger sur la qualité des récits, c’est-à-dire sur leur fidélité à ce que fut le passé. Après tout, il importe beaucoup de savoir, lorsqu’on s’intéresse à l’histoire, lequel de Lucien Febvre ou d’André Castelot il est préférable de lire.

En fait, d’une façon qui suggère des ressemblances avec le courant pragmatiste, tel qu’il affecta la sociologie au cours des vingt dernières années, Johann Chapoutot préconise d’accorder la possibilité à l’historien d’user de ses émotions dans sa recherche et, en conséquence d'oser construire un récit qui témoigne des préoccupations que suscitent le présent et l’avenir. Il récuse ainsi la distinction entre objectivité et subjectivité, du moins dans son potentiel méthodologique. (5)
« On comprend dès lors mieux pourquoi les historiens sont tentés de retrouver leur être littéraire - celui qui implique l’empathie (de la démarche compréhensive, de la perspective internaliste) et qui valorise l’imagination (qui rouvre l’univers des possibles). » (6)

Voilà qui, me semble-t-il, me donne le droit de dire que, lors de sa conférence du 29 septembre 2022, Johann Chapoutot nous a livré un récit - son récit - d’un aspect de la modernité. En ce qui me concerne, j’estime indispensable que soit posée la question de savoir quelles chances ce récit a d’être fidèle au réel, fidèle au passé évoqué. Le 29 septembre, personne n’a cru bon de poser cette question.

La vraisemblance d’un récit se mesure bien entendu à la qualité des recherches entreprises pour le construire, aux précautions prises pour écarter tout biais susceptible de l’égarer, à la surveillance exercée sur les inclinations personnelles, idéologiques ou affectives, bref à la rigueur des méthodes utilisées et à leur aptitude à le valider. Il y a cependant des aspects généraux du récit qui, à eux seuls, peuvent jeter un premier doute sur sa pertinence. Pour l’occasion, j’en citerai deux : il y a d’abord le syncrétisme du récit, lorsqu’il participe à conférer un sens principal au récit ; il y a ensuite la concordance entre le sens du récit et les objectifs moraux, idéologiques ou politiques auxquels adhère le récitant. Faute de connaître les choix méthodologiques opérés (ce qui serait peut-être possible par la lecture de Libres d’obéir), envisageons ce qu’il en est des aspects généraux du récit de Chapoutot.

Oserais-je réduire le récit en cause à ses éléments principaux ? Oui, et j’espère en être excusé. Cela va déboucher - je l’annonce déjà - sur une charge dont je dois avouer d’emblée le caractère lapidaire et l’étaiement fragile. À ceux qui, au départ de Libres d’obéir, me jugerait dans l’erreur et m’en montrerait la raison, je promets une prompte rétractation.

1. Le récit commence par l’affirmation du caractère intellectuellement élaboré du nazisme.

2. Il continue par l’histoire d’un juriste allemand nommé Reinhard Höhn, lequel adhéra au parti nazi et à la SS dans les années 30 et fonda dans les années 50 une école de management (Akademie für Führungskräfte der Wirtschaft) qui connut un grand succès. (7)

3. Il se poursuit par la dénonciation d’objectifs cachés du management, tel que conçu par les “capitalistes”, des objectifs qui tendent à imposer l’obéissance en répandant l’illusion d’une liberté.

4. Il s’achève avec le parallèle insistant fait entre les conceptions nazies du monde et les conceptions sur lesquelles repose la logique managériale capitaliste, les deux misant sur la déresponsabilisation par la performance.

Dois-je immédiatement préciser qu’il importe beaucoup d’écouter le conférencier plutôt que de s’en tenir à ce tableau synoptique ? Tout ce qui résume trahit. Si je me suis permis d’y recourir, c’est parce que l’exposé de Johann Chapoutot se donne à entendre comme une démonstration dont il n’est pas inutile d’isoler les principales étapes.

La première source des doutes que j’ai nourris à l’écoute de la conférence, c’est précisément cette volonté d’échafauder une doctrine qui rend compte de tout. Tout ce qui est dit tend à conforter syncrétiquement l’analogie assimilatrice entre le nazisme et le management. Et il est difficile de ne pas suivre cette argumentation sans se demander si le nazisme n’est pas ainsi décrit de telle sorte qu’il s’approche des théories managériales et le management de telle sorte qu’il ressemble dans ses objectifs non avoués à une logique nazie, sans trop s’encombrer de tout ce qui pourrait suggérer des dissemblances importantes. Qui me connaît pourrait difficilement me suspecter de complaisance à l’égard du management. (8) Mais il me paraît suffisant de le caractériser par sa motivation lucrative, ses théories brumeuses et ses échecs sans cesse reproduits pour ne pas l’accabler - à mes yeux un peu gratuitement - de convergences avec le nazisme. Le fait qu’un nazi - peut-être sans repentance - ait participé à la bonne fortune d’un courant du management n’est démonstratif de rien, pas plus que le fait qu’Henri Ford ait eu des sympathies pour le nazisme n’établit pas un lien obligé entre le rôle de chef d’entreprise et l’aspiration au totalitarisme. Certains ne manqueront pas de parler de point Godwin, ce qui reviendrait à considérer la doctrine de Chapoutot comme un débordement que la statistique repère dans les conversations débridées. C’est peut-être plus grave que cela, parce qu’il s’agit d’un propos tenu par un historien connu et reconnu, apte à influencer son auditoire en raison de la compétence sociale dont il bénéficie.

Si vraiment il y a crime (ce que l’on peut contester), à qui et à quoi profite-t-il ?

C’est là qu’il convient de repérer les engagements idéologiques éventuels de Johann Chapoutot et de mesurer si la doctrine énoncée ne les sert pas. Or, ses engagements sont patents. On ne peut être que frappé par la constance avec laquelle, tout au long de sa narration, il présente comme une évidence la sourde complicité qui existerait entre l’économie libérale, exploitrice des travailleurs, et le nazisme, outil de domination. Cela prend même quelquefois la forme d’une suspicion généralisée qui concerne des institutions ou des personnes vis-à-vis desquelles des preuves seraient tout à fait nécessaires. (9) Sont-elles dans son livre ? Peut-être.

Entendons-nous bien. Je ne reproche pas à Johann Chapoutot d’avoir des convictions orientées. Je le désapprouve lorsqu’il en fait le moteur de ses recherches et l’objectif de ses démonstrations. L’histoire, discipline des sciences sociales, réclame un recul qu’il ne pratique manifestement pas. Décrire le passé en fonction des nécessités et des souhaits actuels, c’est précisément ce à quoi se destinent les légendes, les fables, les mythes et les contes. L’histoire rigoureuse doit se déprendre du présent, des idéologies, des préférences, des jugements. Là où le mythe imagine une origine, la partialité idéologique invente des conspirations délétères. Ce qui faisait dire à Marc Bloch, « […] le démon des origines fut peut-être seulement un avatar de cet autre satanique ennemi de la véritable histoire : la manie du jugement. » (10)

(*) Les territoires de la mémoire sont un centre d'éducation à la résistance et à la citoyenneté créé par d'anciens prisonniers politiques rescapés des camps nazis. Son siège est à Liège.
(1) Au tableau qui se trouve derrière le conférencier, le titre de la conférence comporte un « fût » affublé d’un accent circonflexe, comme si était évoquée l’hypothèse étrange que, outre je ne sais quoi d’autre, le nazisme fût moderne, subjonctif oblige. Tout laisse croire que c’est une coquille et que la question du modernisme du nazisme est bien le sujet de l'exposé.
(2) Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, Gallimard, 2020.
(3) Johann Chapoutot, Le grand récit. Introduction à l’histoire de notre temps, PUF, 2021. J’ai brièvement analysé ce livre dans ma note du 28 octobre 2021.
(4) Johann Chapoutot, Le grand récit, pp. 15-16.
(5) Cf. tout particulièrement le chapitre IX et la conclusion du Grand récit (pp. 297-365).
(6) Johann Chapoutot, Le grand récit, p. 346.
(7) Cf. l’article que Wikipédia lui consacre ici sur Internet.
(8) Cf. par exemple, à propos de la gestion des ressources dites humaines, ma note du 8 août 2012.
(9) Un autre élément incline à déceler une pente subjective illégitime dans les propos de Johann Chapoutot. Lorsqu’il lui fut demandé ce qu’il pensait de la comparaison que certains députés européens ont envisagé d’établir entre le nazisme et le communisme, il s’empressa de limiter les similitudes éventuelles à celles repérables entre l’horreur nazie et l’horreur stalinienne, dédouanant ainsi le communisme lui-même. Qu’un historien puisse ainsi - ne serait-ce qu’implicitement - ignorer le totalitarisme soviétique des époques léniniste et brejnévienne me paraît trahir une inspiration idéologique inacceptable dans sa discipline.
(10) Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Cahier des Annales, 3, Armand Colin, 1949, p. 19.

samedi 1 octobre 2022

Note spéciale : Paul Veyne

Paul Veyne est mort

Paul Veyne est mort ce 29 septembre 2022. Il avait 92 ans.

On aime dire que Paul Veyne était un historien original, voire iconoclaste. C’est qu’il avait poussé le souci de rigueur jusqu’à pourchasser l’erreur dans les démarches les plus méticuleuses, comme si l’histoire demeurait à jamais une tentative illusoire de représenter le passé. Il y aurait bien des choses à dire sur cet aspect fondamental de son œuvre, mais je n’en traiterai pas aujourd’hui. Je me contenterai de renvoyer à ma note du 23 décembre 2011 - laquelle était consacrée à son livre Le quotidien et l’intéressant -, même si elle n’épuise absolument pas le problème évoqué.

J’aimerais en effet me contenter en la circonstance de dire un mot d’un livre qui ne parle d’histoire que pour faire l’aveu de certains de ses goûts en peinture, plus spécialement ceux qui concernent la peinture italienne durant cette période extraordinaire qui va du XIIIe au XVIIIe siècle : Mon musée imaginaire (1).

« En peinture, selon le mot connu, l’Italie a traversé “une épidémie de génie, comme il y a des épidémies de peste”, qui a duré cinq siècles, de Giotto à Tiepolo. » (p. 6)
Et ce livre - ce beau livre - parcourt la période en nous livrant les reproductions de plusieurs centaines d’œuvres, avec pour chacune quelques phrases propices à un regard insistant sur certains traits du tableau.

Un exemple - qui n’est pas choisi au hasard - permettra de saisir à la fois la modestie du texte et la performance visant à donner à voir une évolution qui dit tant sur l’histoire des hommes et sur ce qui les modèle continûment à leur insu, comme si le beau lui-même, en se mettant au service de conceptions sans cesse renouvelées, trahissait l’indéfinissable de ce qui importe.

Parce que c’est une œuvre qui me fascine, j’ai choisi la Madone avec l’Enfant entre deux saintes de Giovanni Bellini (2) que l’on date des environs de 1490. Je tais mes propres commentaires pour ne laisser place qu’à ceux de Paul Veyne :
« À gauche de la Vierge, la blonde Marie Madeleine qui, du geste, se repent de ses péchés en son cœur ; à sa droite, la brune Catherine d’Alexandrie, coiffée de son diadème de princesse, fille de roi.
Les visages sont admirables.
Ce sont les deux femmes qui ont le plus aimé le Christ (qui l’ont aimé spirituellement, s’entend) : Marie Madeleine lui a lavé les pieds
[…] et Catherine d’Alexandrie, martyrisée vers 300 selon la légende, avait épousé mystiquement le Christ et échangé un anneau de mariage avec son divin époux. Elle n’en eu évidemment pas d’autre et demeura vierge.
Ce tableau ne serait-il pas destiné à des filles qui n’ont pas de mari, pour leur conseiller de reporter sur Dieu leur désir d’amour ?
Jamais piété sincère et beauté sensuelle n’ont fait meilleur ménage que dans le classicisme de ce chef-d’œuvre. Les teintes s’accordent malgré l’intensité et la subtilité de leur richesse. L’exécution est d’une finesse digne de Léonard. Les physionomies sont soucieuses et résignées, l’Enfant lève les yeux au ciel et acquiesce à ce qui l’attend et qu’il sait fort bien.
 » (p. 183)

Rien de trop donc, rien de savant, rien de superflu, juste ce qu’il faut pour mesurer, en passant d’un commentaire au suivant, le mouvement qui porte sans cesse la création à renouveler ses façons de faire au gré des convictions du moment.

Ne serait-ce que pour ça : merci à Paul Veyne.

(1) Paul Veyne, Mon musée imaginaire ou les chefs-d’œuvre de la peinture italienne, Albin Michel, Beaux livres, 2010.
(2) L’œuvre se trouve à Venise, à la Galerie de l’Académie. On peut en voir une reproduction ici.

mercredi 28 septembre 2022

Note de lecture : Stanislas Dehaene

Apprendre !
de Stanislas Dehaene


Comme moi, vous ignorez tout des sciences cognitives. Comme moi, vous avez entendu dire que c’est un domaine où l’on fait énormément de progrès. Comme moi, vous ne savez trop à quoi peuvent correspondre ces progrès-là. Alors, procurez-vous sans tarder le livre de Stanislas Dehaene : Apprendre ! (1).

Si vous en savez déjà pas mal sur la question et si vous imaginez aisément de quoi il est question, procurez-vous le quand même, si ce n’est déjà fait. Car, au-delà de la compétence de l’auteur - il est professeur au Collège de France où il occupe depuis 2005 la chaire de psychologie cognitive expérimentale -, ce livre témoigne d’un grand souci de clarté, d’un immense sens de la synthèse et surtout d’une fantastique confiance dans les capacités humaines, tellement réjouissante par les temps qui courent. Et puis, vous apprendrez encore…

Car apprendre est peut-être ce que le cerveau humain est apte à faire de la façon la plus prodigieuse qui soit. Et si l’on réfléchit depuis la Haute Antiquité aux meilleures manières d’apprendre, la psychologie cognitive expérimentale - entendez l’observation rigoureuse du fonctionnement du cerveau, principalement grâce à l’imagerie médicale - permet depuis quelques décennies de substituer aux intuitions pédagogiques des faits susceptibles d’objectiver les processus d’apprentissage et de cerner en conséquence les pratiques les plus propices à l’acquisition des savoirs.

J’ai quelque scrupule à évoquer ce que je crois avoir appris en lisant le livre de Stanislas Dehaene. Car je suis à ce point ignorant de ce domaine de recherche que je craindrais de dire des bêtises. Mais je ne résiste pas à l’envie d’en dire quelques petites choses très élémentaires afin de souligner l’intérêt que présente l’ouvrage.

Depuis qu’ont été découvertes les tâches dont chaque zone du cerveau humain se charge, il est devenu possible - moyennant une organisation complexe des observations - de surveiller ces activités spécialisées en rapport avec les circonstances diverses que connaît l’individu. Et en répétant ces expériences en vue de disposer d’échantillons représentatifs de la population étudiée, on a pu ainsi octroyer à chaque situation vécue un indice de performance quant aux capacités d’apprentissage. Ce qui a abouti à une connaissance d’effets méthodologiques certains, autrement plus efficaces que n’ont jamais pu l’être jusqu’alors les méthodes pédagogiques intuitivement préconisées.

Que nous apprend Apprendre ! ? D’abord que les capacités d’apprentissage du cerveau humain sont à ce point considérables qu’il faudra probablement encore bien du temps pour que les machines les égalent. Ensuite que les mécanismes d’apprentissage opèrent différemment selon l’âge, l’alimentation, le sommeil, les conditions d’exercice. Enfin qu’apprendre apprend à apprendre, selon une pente qui prend du temps. Il ne s’agit plus là d’intuitions liées à une observation des comportements et des résultats, mais bien à des expériences rigoureusement menées et permettant l’observation directe du fonctionnement du cerveau. Il n’est donc plus temps de se chamailler à propos de la valeur des différentes méthodes pédagogiques que les derniers siècles ont vu proposer : il convient de faire bénéficier les projets éducatifs des connaissances nouvelles que les sciences cognitives nous livrent.

Évidemment, si les observations ainsi faites bénéficient de la fiabilité que l’on doit reconnaître à des méthodes de recherche scientifiquement éprouvées, les principes pédagogiques que l’on en tire doivent être appréhendés avec prudence, car ils supposent des généralisations et des déductions que bien des facteurs peuvent fragiliser. Ainsi, Stanislas Dehaene préconise de maximiser l’apprentissage en accordant toute son importance à l’attention, à l’engagement actif, au retour sur erreur et à la consolidation, ce qui ne représentent certes pas des inférences hasardeuses, mais qui impliquent des façons de faire dont bien des aspects restent incertains. Ne nous montrons cependant pas plus exigeant que la situation ne le réclame !

Car la situation est quasi catastrophique. L’école sombre de plus en plus. Notamment parce qu’un grand nombre d’élèves ont même perdu le sentiment de s’y rendre pour apprendre quelque chose et que ceux qui en fixent les modalités de fonctionnement ont eux-mêmes souvent perdu l’espoir d’y transmettre des savoirs. Écoutons Stanislas Dehaene :
« S’il fallait résumer d’un mot le talent particulier de notre espèce, je retiendrais donc le verbe “apprendre”. Plus que des homo sapiens nous sommes des homo docens - car ce que nous savons du monde, pour la plus grande part, ne nous a pas été donné : nous l’avons appris de notre environnement ou de notre entourage. Aucun autre animal n’a su, comme nous, découvrir les secrets du monde naturel. […]
Cette remarquable capacité d’apprentissage, l’humanité a découvert qu’elle pouvait encore l’augmenter grâce à une institution : l’école.
 » (p. 26)
Encore faudrait-il que l’école continue d’apprendre et d’apprendre à apprendre.

(1) Stanislas Dehaene, Apprendre ! Les talents du cerveau et le défi des machines, Odile Jacob, 2018.

vendredi 23 septembre 2022

Note sur une œuvre : Galilée

Galilée

Si loin que l’on remonte dans la phylogenèse de l’homme, celui-ci n’a pu qu’être intrigué par le ciel nocturne, tel qu’il apparaît par temps clair. Non seulement il procure une grande impression de profondeur, comparé au ciel diurne, mais il offre aussi un spectacle captivant, ne serait-ce que par contraste avec un paysage terrestre occulté par l’obscurité. Pour peu que l’on s’applique à y distinguer divers objets - notamment en rapport avec leurs mouvements journaliers ou saisonniers apparents -, le ciel devient très énigmatique. Que sont ces points lumineux d’intensités diverses qui traversent l’espace de façon souvent régulière, d’une manière quelquefois erratique ? Qu’est-ce qui différencie ce qui disparaît le jour de ce qui ne disparaît pas, ce qui la nuit s’abstente parfois de ce qui demeure toujours visible ? Les questions ne manquent pas. Elles ont progressivement fait naître des croyances de toutes sortes. Au moins depuis la Haute Antiquité, elles ont aussi donné lieu à des explications plus ou moins affranchies des superstitions.

De nos jours, bien des gens n’ont plus jamais l’occasion d’observer le ciel nocturne en raison d’un environnement continûment baigné de lumière artificielle. Si l’on ajoute à cela que les découvertes astronomiques concernent de plus en plus des phénomènes lointains - très lointains même -, le ciel visible retient si peu l’attention du commun des mortels qu’il est de plus en plus méconnu. Et ce ne sont pas les projets d’exploration des proximités du système solaire - autant guidés par des intérêts économiques et politiques que par des préoccupations heuristiques - qui pèsent sur cette évolution.

Les premières controverses connues au sujet du ciel datent de l’Antiquité et concernent la Terre. Est-elle plate et surmontée par un ciel à jamais supérieur ou sphérique et entourée d’un ciel multidimensionnel ? Est-elle immobile ou agitée de mouvements et si oui, lesquels ? Pythagore, Parménide, Platon, Aristote, Epicure et bien d’autres semblent pencher pour une Terre sphérique ; Héraclide du Pont (-388 - -315) enseigne que la Terre tourne sur elle-même ; et Aristarque de Samos (~ -310 - ~ -230) se prononce pour un système héliocentrique, même si durant la période hellénistique l’hypothèse de l’immobilité de la Terre reste le plus souvent préférée, principalement en raison de l’autorité d’Aristote.

Car la référence, c’est incontestablement Aristote et son traité Du ciel (1). S’il admet le caractère sphérique de la Terre, il la juge néanmoins immobile, centrale et surmontée de deux ciels : le ciel supralunaire, parfait et immuable, et le ciel sublunaire, changeant et corruptible. C’est en conformité avec ce schéma que Ptolémée (~100 - ~168) décrira dans l’Almageste un objet central, la Terre, et sept cercles concentriques parcourus par la Lune, Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter et Saturne. (2) C’est ce modèle explicatif qui sera jugé conforme aux Écritures lors du conflit qui opposera Galilée et l’Église dans la première moitié du XVIIe siècle.

Ce que la majorité des gens croient savoir de Galilée tient à la découverte de l’héliocentrisme, au procès que cela lui valut de le défendre et à l’abjuration à laquelle il fut contraint. Nombreux sont ceux qui y voient une manifestation du dogmatisme de l’Église et de la répression inquisitoriale qu’elle a longtemps pratiqué vis-vis de toute contestation de son autorité. Le temps mis pour corriger l’opinion des autorités catholiques n’a fait qu’alimenter un anticléricalisme qui trouvait dans cet épisode une belle occasion de se déchaîner. Reste pourtant que les opinions de Galilée méritent d’être connues et discutées de façon plus subtile, car elles émanent d’un homme dominé par la foi et soucieux de n’en pas compromettre la férule.

Selon moi, il convient d’abord de mesurer ce qu’a eu de particulier le moment de la controverse. Nicolas Copernic, le premier à exposer la théorie héliocentrique à la Renaissance (3), n’a initialement suscité que peu de réactions. Examiné à Rome, son livre fut jugé « contraire à la raison humaine et opposé aux Écritures » (4) sans pour autant faire l’objet d’une condamnation formelle. Il ne sera mis à l’Index des livres interdits qu’en 1616, c’est-à-dire au moment où les débats sur les écrits de Galilée ont commencé. C’est que, entre la parution de l’ouvrage et cette dernière date, s’est tenu le Concile de Trente (1545-1563). C’est en 1559 que le pape Paul IV décida de publier un Index, lequel ne sera supprimé qu’en 1961.

L’Inquisition - dont l’histoire est beaucoup plus complexe que ce que l’on en dit généralement - a été créée au XIIIe siècle, principalement pour lutter contre les hérésies vaudoise et cathare. Elle fut ensuite institutionnalisée en Espagne dans la deuxième moitié du XVe siècle et au Portugal dans la première moitié du XVIe siècle. En Italie, la Congrégation de l’Inquisition romaine et universelle a été créée en 1542 par le pape Paul III ; elle sera remplacée par la Congrégation du Saint-Office en 1908. Les condamnations à mort directement attribuables à l’Inquisition ne dépassent pas quelques milliers de victimes, mais elles eurent bien souvent un grand retentissement en raison même de leur vocation à l’exemplarité. Le pouvoir d’intimidation de l’Inquisition a lui été très grand, notamment lorsqu’elle réserva ses foudres au protestantisme.

Il faut dire ici un mot du cas de Giordano Bruno, brûlé vif au Campo de’ Fiori à Rome le 17 février 1600. S’il avait lui aussi approuvé les idées coperniciennes sur le mouvement de la Terre, sa condamnation, au-delà d’un chapelet d’accusations diverses, résulte essentiellement de son apostasie. Mais ce qui frappe dans ce cas, c’est la lenteur et les hésitations auxquelles il a donné lieu, alors même que le caractère factieux des multiples opinions défendues par Bruno avait même été dénoncé par les calvinistes et les luthériens. Un premier procès à Venise dura huit ans et s’acheva quasi à son avantage, avant que Rome ne le réclame pour le condamner comme hérétique et le remette au bras séculier. Il y a là le signe d’un durcissement que le contexte politique de l’époque explique sans doute et qui pèsera sur la controverse avec Galilée.

Avant d’en venir à Galilée lui-même, il me faut expliciter quelque peu une inclination méthodologique à laquelle je me soumets volontiers. Lorsque je me trouve face à une opinion que l’envie me vient de désapprouver - comme lorsque je suis confronté à des opinions autocratiques ou intolérantes -, je m’efforce de chercher ce qui en explique l’existence. Comment se fait-il que telle personne puisse adopter une posture raciste ? Comment est-il possible que telle autre puisse souhaiter la guerre ? Pourquoi tant de gens sont-ils portés à haïr les immigrés ? Pourquoi exécrer les homosexuels ? C’est dans l’explication - si tant est qu’elle soit possible - que l’on trouvera, me semble-t-il, les manières de faire qui pourraient éventuellement déconforter ces jugements. Par exemple, regarder un terroriste comme un monstre et le lui dire, c’est assurément l’affermir dans ses projets ; chercher à quoi il accroche ses convictions, c’est découvrir un chemin dont certaines étapes pourraient peut-être apparaître réversibles. Il est vrai qu’une démarche de cette sorte suscite assez souvent l’incompréhension ou à tout le moins le soupçon de complaisance. Qu’à cela ne tienne !

On sait que, alors qu’il enseigne encore la cosmologie traditionnelle, Galilée s’est dès 1597 laissé convaincre par la vision copernicienne du ciel. L’argument qui emporte son adhésion mérite d’être évoqué : il s’agit de l’explication par les marées. Pour en rendre compte en peu de mots, je dirai qu’il consiste à regarder les marées comme un flux et un reflux de l’eau qui serait provoqué par les mouvements de la Terre, chaque endroit de la surface du globe subissant des accélérations et des décélérations qui résultent de la conjonction de la rotation et de la révolution, lesquelles s’additionnent et se soustraient alternativement au fil de la journée. Qui penserait qu’il finit par comprendre que ce n’était pas là la bonne explication des marées se tromperait. En effet, il consacra à cette argumentation la plus grande partie de la “Quatrième journée” de son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (5). On peut d’autant plus s’en étonner qu’on lui doit le principe de relativité selon lequel les mouvements s’inscrivent toujours dans un système, comme l’illustre le fait que l’objet lâché du haut du mât d’un bateau en mouvement tombe au pied de celui-ci et non à la verticale du point de l’espace d’où il fut lâché, principe dont il fait grand cas dans la “Deuxième journée”.

À l’époque, les arguments les plus décisifs en faveur de l’héliocentrisme sont ceux qu’avance Johannes Kepler dans son Astronomia nuova de 1609, notamment en exploitant les observations compilées par Tycho Brahe. Mais, bien que correspondant avec Kepler, Galilée n’a pas lu l’Astronomia nuova. En fait, le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde cherche davantage à réfuter les pseudo-connaissances attribuées à Aristote qu’à prouver le système de Copernic. Ainsi, la “Première journée” conteste le caractère parfait et immuable du ciel supralunaire, par exemple au moyen d’observations telles les taches solaires ou les montagnes lunaires, et la “Deuxième journée” réfute les arguments avancés pour justifier l’immobilité de la Terre, telle la chute verticale plutôt qu’oblique des corps et l’absence d’expulsion que la rotation devrait provoquer. Il est vrai que la “Troisième journée” traite principalement de l’ordre des planètes (dans lequel le plus simple est de ranger la Terre après Mercure et Vénus), mais sans s’appuyer sur des arguments décisifs. (6)

C’est ici qu’il me paraît utile d’évoquer un instant la réhabilitation dont Galilée a fait l’objet de la part de l’Église catholique. Le 31 octobre 1992, le pape Jean-Paul II a prononcé devant l’Académie pontificale des sciences un discours (7) censé rendre justice à Galilée, la réhabilitation judiciaire étant impossible puisque le tribunal qui l’avait condamné avait disparu.

Se réclamant de la complexité dont la science contemporaine témoigne et du fait que « le tout est plus que la somme des parties », le pape dissocie les découvertes scientifiques de ce qu’il appelle la philosophie, laquelle pourrait fournir l’interprétation globale qui échappe aux interprétations parcellaires de la science. « Notamment, quand il s’agit de ce vivant qu’est l’homme et de son cerveau, on ne peut pas dire que ces théories constituent par elles-mêmes une affirmation ou une négation de l’âme spirituelle, ou encore qu’elles fournissent une preuve de la doctrine de la création, ou au contraire qu’elles la rendent inutile », ajoute-t-il. En effet, a-t-on envie de répondre, mais on ne voit pas pourquoi l’interprétation globale - “philosophique” - serait dispensée de fournir les preuves de ce qu’elle rajoute à la connaissance scientifique, que ce soit l’existence d’une âme spirituelle ou la réalité de la création, telle que la doctrine catholique l’affirme.

Or, c’est en se fondant sur la nécessité d’une interprétation globale que le pape va formuler les torts qu’il continue de reprocher à Galilée, hypothèse dont il avait lui-même ouvert la porte lors de son discours du 10 novembre 1979 (8), alors que le projet de réexaminer ce cas voyait le jour : « dans une reconnaissance loyale des torts de quelque côté qu’ils viennent », avait-il dit à l’époque. Et, en 1992, il n’hésite pas à affirmer que, « comme la plupart de ses adversaires, Galilée ne fait pas de distinction entre ce qu’est l’approche scientifique des phénomènes naturels et la réflexion sur la nature, d’ordre philosophique, qu’elle appelle généralement. C’est pourquoi il a refusé la suggestion qui lui était faite de présenter comme une hypothèse le système de Copernic, tant qu’il n’était pas confirmé par des preuves irréfutables. C’était pourtant là une exigence de la méthode expérimentale dont il fut le génial initiateur. »

Il faut savoir que l’idée de présenter l’héliocentrisme comme une hypothèse émanait alors du cardinal Robert Bellarmin (1542-1621). Mais ce qu’il appelle hypothèse est pour le moins étrange, puisqu’il s’agit d’admettre que le système copernicien était efficace dans la pratique, même si le système ptoléméen était le seul vrai. C’était là une sorte de compromis politique destiné à éviter les remous, mais totalement étranger à toute approche scientifique de la notion d’hypothèse. L’hypothèse copernicienne que Galilée défend se fonde principalement sur l’absence de concordance entre certaines observations et le système ptoléméen, ce qui coïncide avec l’usage de l’hypothèse telle que la démarche scientifique la pratiquera jusqu’aujourd’hui, et peut-même davantage aujourd’hui qu’au XVIIe siècle, les hypothèses attendant des décennies avant d’être confirmées étant légions depuis le début du XXe siècle. C’est dire si l’éloge que Jean-Paul II fait de Bellarmin (« qui avait perçu le véritable enjeu du débat ») ne correspond guère à une appréciation mesurée du rôle qu’il a effectivement joué à l’égard de Galilée. Tout comme sa façon de faire grief à Galilée de ne pas avoir respecté la méthode « dont il fut le génial initiateur » est pour le moins spécieuse.

Tout cela ne signifie pas que Galilée n’était pas catholique, ni même qu’il n’était pas un croyant sincère. La controverse qui l’oppose aux défenseurs d’une bible conforme au géocentrisme sera d’ailleurs l’occasion de faire connaître un type d’interprétation des Écritures qui deviendra le plus apte à déjouer les dénégations que le savoir oppose à la lettre des dogmes. Dans sa Lettre à Christine de Lorraine, Galilée écrit ceci :
« […] il me semble qu’il faut premièrement affirmer qu’il est très pieux et très sage de dire que l’Écriture sacrée ne peut jamais mentir, chaque fois qu’on en a pénétré le vrai sens, vrai sens dont je ne crois pas qu’on puisse nier qu’il soit bien des fois caché, et très différent de celui qui résonne dans la pure et simple signification des mots. […]
Il me semble pouvoir très raisonnablement déduire de ces considérations qu’à chaque fois que l’Écriture sainte a pu énoncer une proposition de philosophie naturelle - s’agissant surtout des plus plus cachées et difficiles à comprendre -, elle ne l’a pas accompagnée de cet avertissement, afin de ne pas semer la confusion dans les esprits de ce même peuple et ainsi de ne pas le rendre plus résistant aux dogmes qui comportent une plus grande part de mystère. Car, s’il est vrai, comme on l’a dit et comme on peut clairement le constater, que l’Écriture ne s’est pas abstenue d’obscurcir des propositions d’une importance fondamentale, et est allée jusqu’à attribuer à Dieu lui-même des propriétés très éloignées de son essence et même contraires à celle-ci, et cela afin de s’adapter aux capacités ordinaires, qui voudra soutenir avec certitude que cette même Écriture, faisant fi de cette intention, ait choisi, en parlant, ne fût-ce qu’incidemment, de la Terre, de l’eau, du Soleil ou de tout autre objet créé, de s’en tenir très rigoureusement aux significations pures et étroites des mots ? Et cela surtout lorsqu’elle fait à propos de ces objets créés des affirmations qui ne touchent point au but premier des textes sacrés eux-mêmes, lequel réside dans le culte de la Divinité, le salut des âmes et la communication d’autres vérités très éloignées de la compréhension commune des hommes.
 » (9)

Les propos de Galilée mettent en évidence deux aspects des conditions dans lesquelles il s’est exprimé.

D’abord, il convient de tenir compte de la place qu’occupe le sacré dans sa conception des choses, comme dans celle de ceux avec lesquels il a débattu. On peut appeler sacré tout ce qui est regardé comme d’une essence particulière, distincte de l’ordinaire, du profane. À toutes les époques, il y a du sacré, c’est-à-dire la conviction que des idées, des personnes, des lieux, des objets sont d’une nature différente de ce qui les entoure, sans pour autant qu’il y ait quelque signe objectif de cette différence. Le champ du sacré a pu changé au fil de l’histoire, mais l’existence d’un champ du sacré demeure. C’est en prenant conscience de ce qui aujourd’hui est sacré pour nous - c’est-à-dire en pesant cette distinction qui n’est justifiée que par une croyance que rien d’objectif n’étaie - que l’on peut jauger ce que signifiait pour Galilée d’« affirmer qu’il est très pieux et très sage de dire que l’Écriture sacrée ne peut jamais mentir ».

Ensuite, il importe de ne pas perdre de vue que la foi a elle-même une histoire et qu’elle a changé et continue de changer de façon très profonde, y compris et surtout là où, précisément, ses défenseurs ne cessent d’affirmer qu’ils perpétuent la tradition, qu’ils confèrent aux textes sacrés leur sens premier, qu’ils expriment une parole unique, éternelle et immuable. Pour le dire de façon un peu rapide, la religion de Galilée n’a quasiment rien de commun avec la religion de Maurice Zundel. (10)

Ce qui mérite selon moi d’être retenu, c’est que le nom de Galilée, que l’on associe si souvent à la découverte la plus importante en astronomie - découverte qui aurait permis de s’arracher aux illusions moyenâgeuses -, rend très mal compte des circonstances dans lesquelles, au début du XVIIe siècle, a évolué le débat sur l’armature du système solaire. De même, l’évocation de Galilée pour stigmatiser l’obscurantisme clérical fait totalement fi de la complexité des mentalités, telles qu’elles évoluèrent dans un contexte où la foi et les progrès scientifiques et techniques cohabitaient dans bien des esprits selon des pondérations variables. Approfondir l’histoire, c’est se donner l’occasion de comprendre ce que notre époque lui doit et, en conséquence, de mesurer combien nos préjugés d’aujourd’hui ne sont pas plus estimables que ceux du passé. Encore, en la circonstance, n’ai-je fait qu’effleurer les choses qui devraient être creusées pour mieux saisir qui fut vraiment Galilée, quelle fut le contexte dans lequel il participa à forger la méthode scientifique, dans quelle mélange de convictions, de croyances et de constats se déployèrent les efforts consentis pour la lucidité. Et puis, surtout, sur la base d’un meilleur éclairage du passé, cesser de confondre le présent avec le temps de toutes les clairvoyances, repérer la fragilité de nos certitudes, relativiser nos capacités, nos mérites, notre intelligence. L’histoire - discipline méprisée, dévalorisée, dévoyée - est peut-être la plus importante des sciences sociales, dès lors qu’elle s’applique à rendre la vérité du passé. Ce qui doit la rendre profitable, c’est qu’elle ne se soucie en aucune façon du présent, lequel présent y trouvera alors les moyens de dissoudre ses propres illusions.

(1) Aristote, Du ciel, trad. Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, Librairie philosophique De Ladrange-A. Durand, 1866 (https://fr.wikisource.org/wiki/Trait%C3%A9_du_Ciel).
(2) Ptolémée, L’Almageste. Contribution mathématique [~150], trad. de Nicolas Halma, Henri Grand, 1813, consultable sur Internet. Il est intéressant de lire le chapitre 13 du tome premier (pp. 13-15) intitulé La Terre occupe le centre du ciel, car il y apparaît que Ptolémée justifie la position centrale de la Terre à partir de la position des astres tournant autour d’elle, et particulièrement du Soleil, ce qui révèle une difficulté à relativiser les positions.
(3) La rédaction de son ouvrage, Des révolutions des sphères célestes, était achevée en 1530, mais il ne sera publié qu’en 1543, l’année de la mort de Copernic.
(4) Rapporté par Philippe Hamou et Marta Spranzi in Galilée, Écrits coperniciens. Lettre à Christine de Lorraine et autres écrits coperniciens, Librairie Générale Française, 2004, p. 147, note 1.
(5) Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde [1632], trad. de René Fréreux, Éd. du Seuil, 1992, pp. 597-656. L’ouvrage est censé répondre à une demande du pape Urbain VIII, lequel avait notamment posé comme condition de ne pas mentionner les marées dans le titre afin de ne pas accorder une place trop éminente à cette prétendue preuve.
(6) On doit les preuves en rapport direct avec les mouvements de la Terre à James Bradley (1693-1762), à Friedrich Wilhem Bessel (1784-1846) et à Léon Foucault (1819-1868).
(7) Le texte de ce discours est consultable ici.
(8) Cf. ici le texte de ce discours.
(9) Galilée, Écrits coperniciens. Lettre à Christine de Lorraine et autres écrits coperniciens, Librairie Générale Française, 2004, pp. 153-154.
(10) Cf. sur Zundel ma note du 10 juin 2019.