dimanche 25 décembre 2022

Note d’opinion : le temps qui passe

À propos du temps qui passe

Je dois l’existence au temps qui passe. Car le temps ne passe que parce que les choses changent. Et c’est au changement des choses que je dois d’être, et d’être ce que je suis.

J’ignore ce qui fut au commencement. Je me suis laissé dire que la matière se dilata rapidement, il y a de cela 13,8 milliards d’années. Voilà un nombre - 13,8 milliards - qu’il est très malaisé de se représenter. D’autant qu’il désigne des années, c’est-à-dire des périodes de temps correspondant à la durée actuelle de la révolution de la Terre autour du Soleil. Or, le Soleil et la Terre ont - ai-je appris - un peu plus de 4,5 milliards d’années, ce qui signifie que la mesure d’une grande partie du temps passé se réalise au moyen d’un étalon qui n’existait pas. Il est vrai que l’homme n’existait pas non plus, ce qui donne à penser quant au caractère performatif de l’intelligence humaine.

Lenteur et rapidité sont des notions très relatives. Reste pourtant que la durée de la vie humaine - généralement inférieure à 100 ans - permet d’appréhender par comparaison ce que fut la très longue gestation de la vie (disons telle que présente dans le système solaire), soit environ 10 milliards d’années, ce que fut la longue gestation du genre Homo au sein du vivant, soit environ 3,5 milliards d’années et ce que fut la gestation d’Homo sapiens au sein du genre Homo, soit environ 3 millions d’années. Homo sapiens a quelque 300.000 ans, l’écriture est apparue il y a environ 5.400 ans et l’ère chrétienne (qui sert généralement à dater le présent) a presque 2.023 ans. (1)

Pour mieux relativiser les durées ainsi évoquées, il suffit de figurer l’histoire de l’univers au sein d’un calendrier composé d’une seule année, ainsi que le suggéra didactiquement Carl Sagan en 1977. (2) Durant cette année condensant quelque 13,8 milliards d’années, le genre Homo est apparu le 31 décembre à 14 h. Homo sapiens montre le bout du nez le même jour à 23 h. 48’. À 23 h. 59 minutes et 47 secondes il invente l’écriture et à 23 h. 59 minutes et 49 secondes il construit les grandes pyramides de Gizeh.

Ce n’est pourtant pas encore suffisant pour se faire une idée de la lenteur et de la rapidité, notamment la lenteur des multiples gestations dont nous sommes la conséquence et la rapidité des évolutions dont nous sommes les témoins. Aussi vais-je m’arrêter un instant sur un événement qui eut lieu il y a 176.500 ans environ : une activité que l’on peut qualifier d’humaine et dont on a retrouvé la trace, la plus ancienne jamais découverte ; je veux parler de la structure composée de près de 400 morceaux de stalagmites juxtaposés, alignés et superposés, découverte en 1990 dans la grotte de Bruniquel. (3) On prête cette activité à des Néandertaliens, lesquels sont cependant de plus en plus considérés comme fort proches à tous égards des Sapiens, ce qui devrait nous inciter à imaginer leur vie, leurs difficultés et le ressenti qu’ils en avaient comme très comparables à ce que nous sommes en mesure d’en deviner. 176.500 ans, ce n’est pas hier. Si l’on compte 45 générations par millénaire, cela nous en séparerait (en admettant une continuité sans doute assez rare) de près de 8.000 générations, alors que Jésus-Christ (en admettant à la fois son existence et une descendance) n’est qu’à 91 générations de nous.

Si j’insiste ainsi sur des durées propres à étonner, ce n’est certes pas pour le seul plaisir de l’étonnement, ainsi qu’il en allait des “baisers électriques” auxquels la bourgeoisie du XVIIIe siècle allait assister dans les premières expositions consacrées aux progrès de la science. C’est parce que les changements qui ont marqué l’histoire de l’univers doivent très probablement quelque chose à la durée qu’ils ont mis pour s’accomplir. Même si elle fut d’une certaine manière immédiate, l’apparition de la vie résulte probablement d’une mutation de la matière qui réclama des conditions très lentes à réunir. De même, l’évolution des êtres vivants vers des formes qui nous ressemblent fut relativement lente, encore que l’éclosion de certaines étapes importantes ait pu être très prompte. Même les phases les plus destructrices connues, comme les extinctions de masse, se sont étalées - souvent avec des pics plus brefs - sur des milliers, voire des millions d’années. Ce qui amène à constater que les changements que l’homme a imposé à la vie sur terre depuis 200 ans - période dérisoirement courte - représentent un véritable choc, un choc susceptible de conduire à de nouveaux changements, décisifs pour l’avenir de l’humanité. La tragédie que l’humanité pourrait vivre très bientôt ne se mesure jamais si bien que lorsque la durée des changements prévisibles est comparée aux temps qu’il aura fallu pour voir apparaître ce qui va être détruit.

Disant cela, je m’exprime comme quelqu’un qui sait, alors que je ne sais rien. Tout cela vise des connaissances qui réclament - même pour leur seule compréhension - des compétences que je n’ai pas. Encore mon ignorance est-elle aussi relative. Serait-ce sous une forme simplifiée, voire simpliste, les aspects les moins arides des découvertes scientifiques diffusent dans le monde social, de telle sorte que le curieux le moins aguerri aux recherches peut tout de même s’en faire une idée, de laquelle il reste en droit de fournir à ses inquiétudes des réponses raisonnées. L’audace réside peut-être dans le projet de donner ces réponses en partage.

Ce qui me semble mériter d’être partagé, c’est cette inquiétude que je ressens chez les jeunes - tout particulièrement chez ceux dont l’avenir professionnel n’est pas encore tracé -, alors même que les plus vieux et les mieux assis dans la vie sociale ont une fâcheuse tendance à ignorer ou à minorer le véritable trou dans lequel l’humanité est probablement amenée très prochainement à tomber. De tous ces vieux et bien assis, les politiques sont peut-être les moins conscients, car trop préoccupés par les jeux de pouvoir instantanés dans lesquels ils naviguent. Ce qui ne peut qu’accroître les appréhensions des jeunes, livrés qu’ils sont à un temps qui passe vite et qui dépassera vite ce temps qui passe des vieux et des assis, lesquels passeront eux-mêmes avant le temps des malheurs annoncés.

(1) Toutes ces durées sont très approximatives et sont sans cesse corrigées à la lumière des découvertes, lesquelles se succèdent à un rythme effréné.
(2) Cf. Carl Sagan, Les dragons de l’Eden [1977], trad. de Vincent Bardet et Aimée-Catherine Deloche, Seuil, 1980.
(3) Cf. le documentaire réalisé en 2019 sur cette découverte par Luc-Henri Fage, accessible ici.

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