vendredi 26 février 2021

Note d’opinion : le langage

À propos du langage

On définit généralement le langage comme la capacité d’exprimer une pensée au moyen d’un système de signes doté d’une sémantique. On pourrait en déduire que la pensée existe préalablement au langage, lequel ne confère que la capacité d’exprimer celle-ci. Pourtant, rien n’est moins sûr.

Je m’explique. Et pour m’expliquer, il me faut évoquer l’invention du langage.

Que ce soit à propos du moment où elle survint ou que ce soit à propos des conditions dans lesquelles elle se déroula, l’invention du langage est depuis longtemps extrêmement controversée. Au point que, en 1866, la Société de linguistique de Paris a inscrit dans ses statuts qu’elle n’admettait « aucune communication concernant, soit l'origine du langage, soit la création d'une langue universelle ». Les modifications physiologiques nécessaires à l’apparition du langage sont très discutées. Quant à l’époque d’apparition, les estimations vont de 2 millions d’années (aptitude au langage d’homo habilis) à 40.000 ans ; c’est dire l’embarras que suscite la question. (1).

Quelle que soit l’époque où la chose advint, on peut supposer qu’il y eut un avant et un après. Et que l’avant fut caractérisé par une pensée humaine sans langage articulé. Cette pensée-là est évidemment bien malaisée à imaginer ; elle devait ressembler à certaines formes de conscience animale, sans que l’on puisse clairement définir ce que cela signifie. Il y a cependant une chose qui me semble probable : c’est que l’après fit table rase de l’avant et que le langage articulé modela la conscience de telle sorte que celle-ci fut totalement envahie par lui. Qui utilise un langage articulé ne peut plus penser indépendamment du langage ; c’est celui-ci qui sature la conscience jusqu’à rendre impossible la conscience de quoi que ce soit - y compris de quelque chose de totalement inconnu - sans qu’il soit utilisé pour se le représenter.

Le langage humain repose sur un doublement de tout, et même de davantage encore. Doublement de tout, car chaque mot duplique le réel qu’il représente. C’est le principe même du symbolisme : un son (2) - qui est distinct de la chose - représente la chose. Mais davantage encore, car il est possible de représenter quelque chose qui n’existe pas. Je peux ainsi parler de centaures ou de licornes, alors même que ces soit-disant êtres sont inexistants. Cette faculté de faire exister quoi que ce soit par le son en l’absence de ce qui est évoqué représente évidemment une amélioration des conditions de survie de l’espèce. Lorsqu’il est possible de désigner l’endroit où se trouve une charogne indispensable à la nourriture du groupe, sans devoir accompagner soi-même la quête de viande, il ne fait pas de doute que les possibilités d’approvisionnement s’en trouvent étendues. Mais - et c’est là qu’il faut s’intéresser au revers de la médaille - la latitude qu’offre cette faculté de dire le faux, de se tromper ou de tromper, crée un rapport très problématique au réel. Car il n’est pas banal que l’accession au langage articulé aille de pair avec l’avènement du faux.

Ceci permet de poser une question que l’on peut à première vue juger inutile : la possession du langage articulé constitue-t-elle, pour l’humanité, un avantage ou un inconvénient ? Ou, pour le dire de façon moins tranchée, les avantages du langage compensent-ils ses inconvénients ? On se trouve en fait devant une question qui est - de par sa nature - assez proche de celle que Jean-Jacques Rousseau tenta de traiter : « si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ? » (3) Car il s’agit de juger des choses sans critère préalable et sans la ressource de quelque comparaison que ce soit. Que serait l’homme aujourd’hui s’il n’avait pas accédé au langage articulé ? Que serait la société du XVIIIe siècle sans les sciences et les arts ? D’une certaine façon, c’est indécidable, mais la question n’en est pas pour autant inopportune, loin s’en faut. Car ce qui domine, c’est chaque fois une réponse spontanée et indiscutée, à savoir que l’homme est bien heureux de parler et de penser ainsi que le lui permet le langage, de même que les sciences et les arts sont bénéfiques, y compris au regard des mœurs. Et ces fausses évidences méritent d’être ébranlées.

L’inconvénient majeur du langage, c’est qu’il permet l’erreur et le mensonge. Et il ne faut guère y réfléchir énormément pour prendre conscience du fait que l’erreur et le mensonge occupent dans la vie humaine une place considérable. Au point que, aussi loin que l’on remonte dans le temps, on aperçoit des traces des efforts consentis pour s’en préserver. Du côté de la morale, d’abord, avec la condamnation du mensonge ; peu efficace, car, si elle freine quelque peu sa perpétration, elle n’améliore guère sa détection. Et puis, il y a la raison. Et sur celle-là, il convient de s’attarder quelque peu. Car elle représente en quelque sorte le remède par le mal. De même que Rousseau suggéra de combattre les effets délétères de la science par une science plus scientifique encore (et non par un retour à la nature comme on le croit généralement), il s’impose peut-être de combattre les inconvénients du langage par un usage plus “serré” du langage, usage que l’on peut qualifier de recours à la raison.

La raison est une démultiplication de la réflexion. Il ne s’agit plus seulement de penser à ce qu’on pense, mais de mesurer et de soupeser la pensée qui s’interroge sur ce que l’on pense, de telle sorte que celle-ci fasse l’objet d’une vigilance particulière quant à son ambition de représenter le réel ou d’anticiper une action future. Une première forme de rationalité est apparue dans la Grèce antique et une seconde survint à l’aube du XVIIe siècle, lorsque furent définies les règles d’observation, d’expérimentation et d’argumentation qui jetèrent les bases de la science moderne. Il s’agissait alors d’élaborer une méthode, ainsi qu’en témoigna le titre du plus célèbre des ouvrages de Descartes. Le langage suscite la pensée, mais celle-ci, livrée à elle-même dit au moins autant le faux que le vrai. Pour corriger cette difficulté, il fallait donc une méthode, laquelle se résume à l’usage de la raison.

On pourrait en déduire que le rapport au vrai est ainsi devenu la voie triomphante de la pensée et du langage ; il suffit de s’en remettre à la raison et à la méthode scientifique qu’elle rend possible. Hélas, les choses ne sont pas aussi simples. Car même dans ce contexte, le langage n’est pas suffisamment bridé que pour que soient évités l’erreur et le mensonge. Et je ne parle pas ici du contexte ordinaire, lorsque la vigilance méthodologique est en veille. Dans la sphère même de cette vigilance, la certitude reste impossible, les errements et les manquements nombreux et les occasions de piperie multiples. Qui d’ailleurs ne rend pas hommage à la rationalité et ne prétend pas y obéir au moment même où il énonce le faux ou le captieux ? Le fait est que le rationnel ne se délivre qu’en tranches. Ainsi, si j’use d’un raisonnement logique, donc rationnel, il ne vaut que pour la séquence qu’il consolide, sans aucunement garantir ce qui la précède ou ce qui la suit. Bien mieux (si je puis dire), tout raisonnement logique s’applique à des prémisses qu’il ne cautionne pas, de telle sorte qu’il apporte un semblant de preuve à quelque chose qui, éventuellement, demeure incertain, voire partial.

Bien sûr, on doit à la raison ce que l’on a coutume d’appeler le progrès technique. Et cela, depuis des temps bien antérieurs à l’Antiquité, par exemple lorsque, au Paléolithique, fut inventé le biface. Et depuis, il a permis d’aller sur la lune et d’envoyer des engins sur mars. Mais la science n’a rien résolu des questions que soulève le progrès technique, car tout peut toujours se dire à ce sujet, aussi bien l’erroné que le mensonger. En quelque circonstance qu’on en use, en science ou hors de la science, le plus rationnellement possible ou d’une façon totalement débridée, le langage reste le langage, c’est-à-dire une ressource apte au meilleur comme au pire. S’il est incontestablement préférable d’être en toute circonstance le plus rationnel possible, il convient me semble-t-il de ne jamais perdre de vue que le rationnel ne garantit que le strict intervalle de raisonnement où il opère, sans jamais déborder de celui-ci. N’oublions jamais que celui qui argumente rationnellement se donne l’image de quelqu’un dont la parole est fiable, alors même que n’est pas écartée l’hypothèse qu’il trompe son monde et profère des erreurs et des mensonges.

(1) Cf. sur le sujet ma note du 13 février 2015 relative à l’ouvrage de Jean-Marie Hombert et Gérard Lenclud, Comment le langage est venu à l’homme, dans lequel ils situent l’apparition du langage entre 100.000 et 60.000 ans.
(2) L’apparition de l’écriture - très récemment à l’échelle de l’histoire de l’homme - complique le phénomène. En objectivant les sons, l’écriture réitère la symbolisation d’une façon à ce point marquante que celui qui sait écrire en vient à ne plus penser à quoi que ce soit sans, d’une certaine manière, “visualiser” la forme écrite de ce qu’il dit. Il symbolise ainsi deux fois les choses.
(3) Cf. Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, pp. 1-30.

jeudi 11 février 2021

Note de lecture : Ernst Lothar

Revenir à Vienne
de Ernst Lothar


Si Mélodie de Vienne m’avait séduit (1), Revenir à Vienne (2), l’autre volet des romans qu’Ernst Lothar a consacré à Vienne, m’a captivé.

Peut-être n’y a-t-il rien de pire que le nationalisme. Et peut-être n’y a-t-il rien qui ne soit plus tenace et plus doux à la fois que l’attachement à ce qui nous est proche ou à ce à quoi nous avons été habitués. Deux faces d’un même élan ? Pas sûr. Car l’un se concentre sur la haine de l’autre et du mal connu, là où l’autre savoure le même et le bien connu.

Félix van Geldern, juriste viennois, a émigré aux États-Unis en 1938, lorsque les troupes allemandes ont envahi l’Autriche. Il y trouve un travail, modeste certes, mais suffisant pour correspondre à ses attentes. Et il s’y éprend d’une jeune fille, Livia, dont la droiture et la gentillesse le comble. Ce qui le conduit à demander la nationalité américaine et à l’obtenir. En 1946, des parents banquiers, inquiets du sort de leurs biens, lui demandent d’aller à Paris et à Vienne pour constater l’état des choses. Il saisit l’occasion qui lui est ainsi donnée de revenir à Vienne et s’embarque donc pour l’Europe, en compagnie de sa grand-mère Viktoria.

Retourner là où s’est construit notre personnalité est toujours une épreuve très rude. Car le moindre changement est vécu comme une trahison. C’est le sort qui est réservé aux émigrés lorsqu’ils reviennent près de leur arbre, celui que chantait Brassens. En l’espèce, c’est peu dire que Félix van Geldern est confronté à des changements. Il retrouve sa mère, qui était restée au pays, et son amour de jeunesse, Gertrud, qu’il a cru morte. Et tout cela dans le contexte d’une ville ravagée et en partie détruite et d’une population affamée et divisée entre ceux qui ont été victimes de la fureur nazie et ceux qui se sont compromis avec la bête. Parmi ces derniers : sa mère et Gertrud. L’aspiration à la justice est bafouée par le mensonge et par l’intrigue, mais aussi par le tiraillement des sentiments. Dans un geste qui doit tout au passé, Félix épouse Gertrud, laquelle assume si peu ce qu’elle vit comme une générosité qu’elle se suicide.

Le roman de Lothar entrecroise deux réalités aussi poignantes l’une que l’autre. Il y a d’abord la rupture douloureuse que représente toujours la migration, avec cette réouverture des plaies dues au retour. Et puis, il y a cette situation très particulière de l’Autriche qui, au sortir de la dégringolade illustrée par la Première Guerre, la chute de l’Empire, les gouvernements fascistes et l’Anschluss, restera occupée par les Alliés jusqu’en 1955 : un pays rétréci, blessé, affecté encore par la gangrène d’extrême droite. Et au milieu de cela, des âmes meurtries, condamnées au mensonge et à l’équivoque.

Lorsqu’il retournera aux États-Unis, Félix sera invité à donner une conférence devant l’Austro-American Society, exercice qu’il juge impossible et dont il se sortira en laissant parler ses doutes et ses contradictions. Là où lui-même considère qu’il n’a fait que balbutier des propos confus et ambigus, il suscitera un grand enthousiasme qui doit sans doute tout à cette impossibilité de dire si partagée par les émigrés autrichiens de l’époque.

On ne peut s’empêcher d’espérer, au passage, qu’existe encore aujourd’hui, au sein des services d’immigration américains, des gens aussi intelligents et humains que ce Mr Stanley qui chercha à détourner Félix van Geldern de son intention de renoncer à la nationalité américaine pour retrouver l’autrichienne.

Revenir à Vienne, un grand roman !

(1) Cf. ma note du 23 décembre 2020.
(2) Ernst Lothar, Revenir à Vienne, trad. par Élisabeth Landes, Éd. Liana Levi, 2019.

Autre note sur Lothar :
Mélodie de Vienne