mercredi 23 décembre 2020

Note de lecture : Ernst Lothar

Mélodie de Vienne
de Ernst Lothar


Il y a quasi 20 ans que je suis allé à Vienne. J’y devais rencontrer des responsables de la fonction publique du Land de Vienne (car Vienne est une ville, mais c’est aussi un Land) afin de comparer des pratiques de management public. Et ma femme était venue m’y rejoindre, un peu comme dans la si belle chanson de Barbara (1), si ce n’était que je n’avais pas choisi l’absence.

Vienne est une ville lumineuse qui doit d’être ce qu’elle est à ce temps de Marie-Thérèse, comme Paris doit d’être ce qu’il est au Second Empire. On s’y plonge notamment dans le XVIIIe siècle, avec du gothique imprégné de baroque - la cathédrale Saint-Étienne par exemple -, on y flâne dans des jardins aussi construits que les français et aussi épanouis que les anglais - tel l’Autgarten -, on s’y passionne pour le passé - comme y invite le Kunsthistorisches Museum - et on reste intrigué par ces lieux saturés de puissance qu’a laissé l’Empire - à l’égal de la Hofburg.

Que n’avais-je alors lu ce roman d’Ernst Lothar que l’éditeur français a appelé Mélodie de Vienne (2). Rien a regretter néanmoins, car ce n’eût sans doute pas été possible. Le livre est paru pour la première fois en anglais à New York en 1944, puis en allemand en 1946 (3). Et, malgré une réédition en allemand en 1963, lui et son auteur tombèrent dans l’oubli, jusqu’à ce qu’il soit republié en italien en 2014 et en français en 2016.

Je n’ai pas gardé un souvenir impérissable de la cuisine viennoise, si ce n’est de ces pâtisseries servies en milieu d’après-midi chez Sacher. Or, Lothar raconte que, là même, dans les années 20, alors que, cherchant à contrecarrer les propos d’un officier italien fasciste, un conseiller aulique juif « avait vainement tenté de glisser quelques mots en faveur de la démocratie », madame Sacher (4) aurait déclaré : « Allons, conseiller, vous ne me ferez pas prendre des vessies pour des lanternes ! […] La démocratie n’est qu’un mauvais prétexte aux mauvaises manières ! » (p. 406). Il y a dans ce propos, me semble-t-il, quelque chose de cette Autriche qui profita des privilèges que le règne immobile de François-Joseph leur accorda et dont la Sécession viennoise - et tout le courant littéraire et artistique qui s’ensuivit - fut autant une conséquence qu’un démenti.

Mais revenons au projet qu’Ernst Lothar semble avoir poursuivi avec Mélodie de Vienne. Ce nom, “mélodie de Vienne”, est celui que Lothar imagine avoir été attribué à une famille de facteurs de pianos, les Alt, lesquels occupent une maison du centre de Vienne érigée sous Marie-Thérèse et rehaussée d’un étage supplémentaire à la fin des années 80 du XIXe siècle pour accueillir l’un des quatre enfants d’Emil Alt, Franz, et sa femme Henriette Stein. Il faut savoir que Franz a repris le commerce de pianos, alors que son frère ainé, Otto Eberhard, fait carrière dans la magistrature. La maison loge également les sœurs de Franz, Gretel et Pauline, avec maris et enfants. Et Henriette n’est pas la bienvenue. D’abord parce qu’elle est juive, que son père est libéral et qu’elle semble ne pas concevoir la vie sur le modèle des fervents de l’Empire et de l’Empereur. N’apprend-on pas qu’elle aurait fait chavirer le cœur du Prince héritier Rodolphe d’Autriche ?

Je m’en tiendrai là quant à l’amorce du récit, tout en précisant qu’il serait totalement erroné de croire que le roman nous entraîne dans le monde enchanteur et sentimental de Sissi ou de Mayerling (5). Il s’agit en fait de suivre l’histoire de l’Autriche - quasi depuis la dernière résistance victorieuse aux Turcs, en 1683, jusqu’à ce printemps 1938 et ces premiers mois qui succédèrent à l’Anschluss - à travers les péripéties d’une famille où les affections et les aversions varièrent au gré des histoires et des tempéraments personnels.

D’un territoire immense rassemblant des peuples si divers, sorte d’union de l’Europe centrale - union assujettie, mais union quand même -, jusqu’à ce petit pays germanophone qui, comme le disait Radio Autriche libre, cette voix clandestine des débuts de l’occupation, était celui d’un peuple qui se distinguait du peuple allemand, « deux peuples qui ne possédaient la même langue que pour mieux saisir combien ils étaient différents » (p. 655), telle est l’aventure qui fit de Vienne cette ville si riche et si pauvre. Et la famille Alt est à l’image de cette aventure : pleine de tensions, d’incompréhensions, d’idéaux bafoués, de mesquineries, … d’humanité.

Le roman d’Ernst Lothar m’a permis de prendre conscience d’une chose qui ne m’avait pas suffisamment frappé jusqu’à présent. Je veux parler de l’orientation constante des gouvernements de la Première République d’Autriche, entre octobre 1919 et mars 1938. De cette dissemblance entre François-Joseph et la Sécession viennoise naquit une farouche opposition entre les chrétiens-sociaux et les sociaux-démocrates qui se transforma immédiatement en une guerre civile larvée. Les premiers conservèrent continûment le pouvoir - avec Seipel, Dolfuss et Schuschnigg - et ne résistèrent aux nazis que pour mieux suivre les solutions mussoliniennes. Temps terribles ! temps étranges ! mais après tout guère davantage que dans bien d’autres pays européens en ces années 20 et 30 durant lesquelles les haines irrationnelles prévalaient. L’actualité politique autrichienne ne témoignerait-elle pas de cicatrices dont les blessures originelles sont de ces temps-là ?

En ces temps de confinement, voilà un gros pavé qui vaut une rencontre intéressante, sans qu’il soit nécessaire de respecter quelque geste barrière que ce soit.

(1) Barbara, “Vienne”, album La Fleur d’amour chez Philips, 1972.
(2) Ernst Lothar, Mélodie de Vienne, trad. par Élisabeth Landes, Éd. Liana Levi, 2016.
(3) Le titre original allemand est Der Engel mit der Posaune - Roman eines Haus (L’ange à la trompette - roman d’une maison).
(4) Anna Sacher (1859-1930) a bel et bien existé, ce qui ne signifie évidemment pas qu’elle ait prononcé ces propos, sauf à supposer fort légèrement que Lothar les ait entendus ou qu’ils lui aient été rapportés. Elle était la belle-fille de Franz Sacher, ce cuisinier considéré comme l’inventeur de la célèbre Sachertorte.
(5) Je fais référence aux trois films d’Ernst Marischka (1955,1956 et 1957) et à celui de Terence Young (1968) qui cherchèrent davantage à capter l’audience d’un public friand de romances princières qu’à fournir un éclairage historique de la vie d’Élisabeth de Wittelsbach et de son fils.

Autre note sur Lothar :
Revenir à Vienne

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