de Blaise Pascal
Pascal est un philosophe qui donne facilement lieu à des avis très tranchés. On l’apprécie et on le déprécie vigoureusement, sans lui faire la charité d’un avis nuancé. Il n’est pas impossible que cela vienne d’une attitude de sa part qui, par certains côtés, a quelque chose d’extrême : un engagement chrétien qui frôle la béatitude allié à une lucidité qui frise le cynisme. C’est cette lucidité qui est volontiers niée ou ignorée, aussi bien par ceux qui n’y voient que la justification de sa foi que par ceux qui la jugent contraire à celle-ci.
Je voudrais tenter d’éclairer quelque peu la nature de la lucidité de Pascal au départ d’un exemple, un seul : le fragment des Pensées intitulé “Justice, force” (1).
Voici ce fragment :
« Justice, force.
Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.
La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique.
La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.
Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »
On croit aisément comprendre ce que Pascal a voulu dire. Pourtant, il n’est pas rare que l’on en sous-estime la dimension. Reprenons le cheminement que trace le texte.
Dans la première phrase, deux précisions de vocabulaire s’imposent. D’une part, « soit suivi » doit être compris comme le fait de s’ensuivre, c’est-à-dire de telle sorte qu’il s’ensuive de la notion même de justice que le triomphe du juste soit souhaité et qu’il s’ensuive de la notion de force qu’il ne puisse être évité que celle-ci triomphe. D’autre part, nécessaire doit être compris au sens de ce qui est déterminé par la nature des choses, ce qui explicite ce qui sépare la justice et la force, la première étant un espoir ou constat de probité, là où la seconde est une fatalité.
La deuxième phrase évoque les conséquences de ce qu’a révélé la première. Sans le secours de la force, la justice est inopérante ; toute force injuste est oppressive.
Les trois phrases suivantes forment un raisonnement inductif. De ce que la justice impuissante ne puisse triompher, d’une part, et de ce que la force injuste soit blâmée, d’autre part, il découle qu’il est hautement souhaitable que la justice et la force se mettent ensemble.
À partir de là, le propos change de ton. Il ne s’agit plus de raisonner au départ de notions abstraites, il s’agit de voir ce qu’il en est dans la réalité. Les mœurs nous donnent-elles à voir que justice et force se soient mises ensemble ? Absolument pas !
En fait, on discute beaucoup de ce qui serait juste et de ce qui ne le serait pas, alors même que la force ne se discute pas : elle s’impose. Et ce qui provoque la défaite de la justice, c’est que la force prétend être juste et prétend même que ce qui est dit juste par d’autres est injuste. Ce qui aboutit à ce que ne soit considéré comme juste que ce qu’en dit la force et, par conséquent, à ce que la justice ne triomphe jamais.
Constat terrible, implacable, exempt d’espérance !
Nombreux furent ceux qui, au fil de l’histoire, déplorèrent les difficultés que rencontre la justice pour s’imposer. Mais une observation aussi irrémédiable est rare. Peut-être la trouve-t-on chez Lucien François, lorsque celui-ci défend l’idée que le droit n’exprime que ce que la force souhaite (2). On pourrait même s’interroger : comment la notion de justice a-t-elle pu survivre à tant de triomphes répétés de la force ? comment les épisodiques victoires de la justice - celles qui font l’unanimité - ont-elles pu se produire ?
Un tempérament peut être apporté à la noirceur du constat.
Ce tempérament, il est chez Pascal lui-même. On décèle en effet chez lui qu’il ne convient pas de s’arrêter à ce constat. D’abord parce que Jésus nous aurait appris que la félicité en Dieu n’est pas promise à ceux qui, injustement, s’affirment justes :
« Il y a deux sortes d’hommes : les uns justes qui se croient pécheurs, les autres pécheurs qui se croient justes. » (3)
Mais c’est là une sorte de revanche post mortem. Il y a également un apaisement terrestre dont Pascal accepte l’éventualité :
« Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que la justice et la force fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien. » (4)
La force aurait donc un mérite, et pas des moindres : elle assure la paix, qui n’est rien moins que le souverain bien. Paix injuste assurément, mais paix quand même.
Il n’est pas douteux que ce qui est avant tout la cible de Pascal, c’est ce que nous appellerions aujourd’hui le monde politique, puisque c’est là que la force se révèle dans sa persévérance la plus grande. Or, la force y prend des aspects multiples qu’il n’est pas tout à fait impossible de démêler quelque peu, par exemple en clarifiant ce qui distingue la force proprement dite de l’autorité.
L’autorité, c’est la force tranquille. Je veux dire un pouvoir suffisamment reconnu que pour qu’il s’abstienne d’user de la force, sinon sous la forme d’une menace, fût-elle non exprimée. (5) Or, précisément, Pascal nomme une de ces autorités qui, épisodiquement, s’impose. Lisons le fragment où il en parle, en n’omettant pas de nous replacer dans le contexte historique qui fut le sien :
« L’empire fondé sur l’opinion et l’imagination règne quelque temps et cet empire est doux et volontaire. Celui de la force règne toujours. Ainsi l’opinion est comme la reine du monde mais la force en est le tyran. » (6)
L’autorité évoquée, c’est l’opinion,… « la reine du monde » ! Admettons que l’opinion soit majoritaire et voici que Pascal parle donc du peuple. Cette force potentielle du peuple a fortement varié selon les temps et les contrées. Elle a même pu se révéler effective, cinétique devrais-je dire. Comme dans le cas de l’émeute. Et même si celle-ci fut rarement le fait de la majorité, elle avait à voir avec l’opinion.
Il pourrait sembler curieux que Pascal évoque l’opinion en ces termes. Jusqu’alors, la philosophie avait très majoritairement exprimé une très grande méfiance à l’égard de l’opinion, de la doxa. Mais, en l’occurrence, la question n’est pas de savoir si l’opinion a raison. C’est plutôt qu’elle est « volontaire », parce que « douce ». Car l’opinion se forge un « empire » qui ne doit rien à la force et qui peut prendre le dessus quelque temps, même si « la force règne toujours ». C’est que qui veut conserver la force doit parfois s’allier l’opinion.
Est-ce à dire que Pascal aurait en quelque sorte anticipé une réflexion qui jugera favorablement ce qui deviendra la démocratie moderne, comme par exemple Jacques Julliard le laisse entendre ? (7) Je ne suis pas certain que la question mérite d’être posée, car l’histoire fait varier tant et tant les formes de pouvoir, alors que justice et force entretiennent continûment des rapports de même nature. Et ne serait-ce pas cela que Pascal avait principalement en tête ?
Reste que la force a quelquefois si peu besoin de se manifester que l’on en vient à constater qu’elle n’est pas seule à contraindre les comportements. Si, dans le prétoire, c’est le gendarme et non le juge qui dispose de la force, il faut bien acter que c’est l’autorité du juge qui domine ; c’est lui qui dicte ce qu’il faut faire. Autrement dit, les dominés participent si bien à leur domination - comme aurait dit Bourdieu - que l’obéissance en vient à ne plus être consciente de sa soumission. C’est cela qui avait tant intrigué La Boétie. (8) Il ne faudrait pas en conclure que la justice peut régner : ceux qui réclament l’égalité de la façon la plus enflammée qui soit sont souvent les premiers à la rompre à leur profit.
(1) Brunschvicg 298, Lafuma 103, Le Guern 94, Sellier 135.
(2) Cf. Lucien François, Le cap des tempêtes. Essai de microscopie du droit, Bruylant (Bruxelles) & L.G.D.J. (Paris), 2001.
(3) Brunschvicg 534, Lafuma 562, Le Guern 483, Sellier 469.
(4) Brunschvicg 271, Lafuma 82, Le Guern 76, Sellier 116.
(5) Lucien François explicite très bien cet aspect retenu de la force. Cf. Op. cit..
(6) Brunschvicg 311, Lafuma 665, Le Guern 561, Sellier 546.
(7) Cf. Jacques Julliard, La Reine du monde. Essai sur la démocratie d’opinion, Flammarion, 2008.
(8) Cf. Étienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire, Èd. Payot, 1993.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire