dimanche 19 octobre 2008

Note de lecture : Bartolomé de Las Casas

Très brève relation de la destruction des Indes
de Bartolomé de Las Casas


J’ai voulu relire la Très brève relation de Las Casas que j’avais découverte il y a plus de vingt-cinq ans (1). Et je me suis procuré le dernier tirage (2006) de l’édition de poche chez La Découverte (2), édition qui reprend l’introduction et la traduction publiées en 1979 par Maspero.

Impossible de passer sous silence cette introduction qui est de la plume de Roberto Fernandez Retamar (3). Elle constitue un bon exemple – et intéressant à ce titre – d’une phraséologie marxiste-léniniste et des erreurs que celle-ci charrie généralement.

La thèse de Fernandez Retamar, c’est que les critiques adressées à l’Espagne au sujet des conquêtes du XVIe siècle font partie de la légende noire (4). Ce qui ne l’amène cependant pas à nier – bien au contraire – les faits rapportés par Las Casas (5), mais plutôt à les situer dans une perspective conforme à l’idéologie à laquelle il adhère : les horreurs sont perpétrées par une classe sociale capitaliste qui n’a rien de spécifiquement espagnole et elles nuisent à leurs victimes directes, mais aussi plus généralement aux classes populaires, y compris espagnoles. Et pour étayer sa démonstration, Fernandez Retamar appelle à sa rescousse des coreligionnaires : Fernando Ortiz, anthropologue communiste cubain ; Alejandro Lipschutz, médecin et écrivain marxiste chilien d’origine lettonne ; Laurette Séjourné, ethnologue révolutionnaire mexicaine d’origine italienne. Il s’agit de marteler la doctrine du caractère capitaliste de la conquête espagnole : « la conquête et la colonisation de l’Amérique au XVIe siècle font partie du phénomène d’apparition et de consolidation du capitalisme » (6).

Il ne peut être nié qu’il existe des homologies causales entre la naissance du capitalisme et les grandes découvertes. Les figures de Jacques Cœur (1395-1456) ou de Jacob Fugger (1459-1525), par exemple, annoncent bien sûr la constitution d’épargnes privées vouées à l’investissement qui est caractéristique du capitalisme (7). Et les grandes explorations ne sont pas totalement étrangères aux préoccupations commerciales de l’époque, lesquelles réclament évidemment de plus en plus de capitaux. Reste que d’autres déterminations ont joué – particulièrement dans le cas espagnol – et qui ont fortement pesé sur la manière dont la conquête a été menée. L’origine sociale de la plupart des conquistadors, de même que leur comportement, démentent la thèse selon laquelle ceux-ci auraient été « les instruments aveugles ou clairvoyants du régime seigneurial » (8), le mot seigneurial étant employé ici comme un synonyme de dominant ou d’oppressant ; ils étaient bien eux-mêmes les oppresseurs, même s’ils le furent pour des raisons qui les habitaient déjà avant même qu’ils aperçoivent les côtes de l’Amérique. On me dira que je chicane et que je redis autrement ce que Fernandez Retamar expose. Nullement ! Car il n’y rien de plus stérile que d’attribuer aux événements une cause générale et moralement gratifiante, en se dispensant ainsi d’étudier toutes les hypothèses possibles. La rapidité avec laquelle le massacre, la mise en esclavage et les destructions ont commencé témoigne d’une attitude qui ne peut pas s’expliquer uniquement par des ambitions économiques, voire commerciales, ni même par une simple rapacité collective. Et il est assez peu convainquant d’affirmer que la légende noire – laquelle aurait contredit à juste titre des reproches exagérés vis-à-vis de l’Espagne – aurait en fait « été forgée et répandue […][pour] disculper le capital [qui] vient au monde crachant le sang et la boue par tous les pores, des pieds à la tête » (9).

Manifestement, Fernandez Retamar est trop préoccupé par les enjeux politiques du XXe siècle pour être en mesure de jeter un regard un tant soit peu lucide sur le XVIe. Ainsi, pour lui, la légende noire participe d’une manipulation plus générale de l’opinion: « Il est certain que dans l’élaboration de ces légendes les bourgeoisies respectives n’ont pas été les seules à - logiquement – participer. Ont participé aussi, honteusement, les traîtres de la IIe Internationale, les pseudo-socialistes qui ont laissé une marque si lamentable jusqu’à nos jours » (p. 20). La question n’est vraiment pas là, ai-je envie de dire. Ce n’est pas en imaginant une sombre conspiration dont serait sortie, au début du XXe siècle, une doctrine relative aux conquêtes espagnoles du XVIe siècle que l’on va comprendre ces dernières. Tels les théologiens pratiquant la scolastique, Fernandez Retamar se livre à des acrobaties argumentatives destinées à prouver ce qu’il croyait déjà vrai avant même d’avoir étudié les faits et les sources : pour ceux qui l’ont, la foi s’en trouve sans doute renforcée ; pour les autres, le doute grandit. Balançant d’ailleurs entre l’internationalisme prolétarien et le patriotisme révolutionnaire comme le faisait également le communisme soviétique, Fernandez Retamar achève son propos par un éloge appuyé de l’Espagne, sa patrie culturelle, en lui souhaitant et prédisant une révolution, laquelle « ne pourra pas se limiter à […][une] révolution démocratique bourgeoise, mais elle avancera vers la révolution socialiste qu’annonçaient les années 1936-39. Elle fera de l’Espagne non pas un pays occidental mais un pays post-occidental, comme cela s’est produit finalement avec la Russie de 1917 et la Cuba de 1959 » (p. 35).

En fait, il ne s’agit pas de montrer les Espagnols du doigt davantage que les autres découvreurs : il s’agit de s’interroger sur ce qui s’est passé dans les moments qui ont suivi l’instant effarant où notre monde se trouva face à un autre, pour paraphraser Montaigne (10). Et cet instant-là, ce furent des Espagnols qui le vécurent. La rage d’exterminer ceux qui sont différents et de détruire leurs œuvres a peut-être malheureusement plus de signification au niveau de la nature humaine elle-même que vis-à-vis de telle ou telle perversion sociale accidentelle ; l’hypothèse ne peut en tout cas pas être écartée d’un revers de la main. Et si tel n’est pas le cas, la multitude des causes possibles, et leurs combinaisons, rend improbable le schéma marxiste auquel, on ne sait trop pourquoi, l’histoire aurait obéi. Quant à Las Casas, Fernandez Retamar en parle très peu, si ce n’est pour dire combien il lui voue une grande affection, essentiellement parce qu’il est espagnol : « Est-il nécessaire de répéter combien nous est et nous restera toujours chère cette autre Espagne, l’Espagne où Las Casas et les grands dominicains du XVIe siècle, "l’époque la plus glorieuse de la pensée anticolonialiste hispanique", ont défendu noblement les premiers Américains ? » (sic !) (p. 36).

Pourtant, Las Casas mérite d’abord qu’on se penche sur son œuvre. La Très brève relation a été rédigée en 1542 et transmise au prince Philippe, à qui elle est adressée en 1552, ainsi qu’à l’Empereur. Elle n’est qu’une infime partie de l’œuvre de Las Casas, mais elle en synthétise bien les idées.

Je ne suis pas un spécialiste de Las Casas et il convient d’être prudent avant de se prononcer sur la signification exacte de la Très brève relation, surtout si on n’a pas consulté les nombreuses études publiées à son sujet. À sa lecture, deux constats sautent cependant aux yeux : d’abord, La Casas n’a guère le sens des estimations chiffrées et il exagère démesurément les chiffres de population et par voie de conséquence les chiffres des victimes (11) ; ensuite il prête invariablement aux amérindiens des vertus de sagesse, de tempérance et de bonté et passe totalement sous silence celles de leurs coutumes les plus violentes. C’est que sa Très brève relation est un plaidoyer, un plaidoyer pour une évangélisation pacifique des populations amérindiennes. Il n’a bien sûr aucun doute sur la nécessité de les christianiser. En 1550, il défendra contre Sépulvéda – chacun le sait – la thèse de leur entière humanité lors de la célèbre controverse de Valladolid.

Las Casas s’est probablement trouvé dans la situation de celui qui veut témoigner d’horreurs incroyables. On pense immanquablement à Primo Lévi (12), même si les situations en cause sont évidemment très différentes. Et on ne peut que sombrer dans un abîme de perplexité devant des hommes qui, avec un grand systématisme, se livrent à des tortures et des exterminations d’hommes, de femmes, de vieillards, d’enfants, et qui imaginent pour mieux réussir dans leurs entreprises les vilenies les plus épouvantables. La culture nous protège-t-elle de ces atrocités qu’une nature humaine débridée ne peut éviter ou, au contraire, la culture nous pousse-t-elle parfois à trahir une nature inclinée sinon à la bonté ? Cette question est-elle elle-même bien posée ? Y a-t-il au-delà des enceintes mentales que nous devons aux rapports sociaux quelque chose qui mérite le nom de nature ? Voilà bien des questions dont les réponses sont très incertaines.

« Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion. » (13) Lorsque Lévi-Strauss écrit ceci, il pense évidemment à la découverte de l’Amérique. Et il indique une voie de réflexion pour les questions qui précèdent. Car après tout, sans même avoir le fin mot des choses – que nous n’aurons sans doute jamais –, il est sans risque d’accepter que l’homme est d’abord un être vivant ; or « si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte immédiatement que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces » (14). Et il en résulte aussi que les humains vivants – quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils pensent, quoi qu’ils croient – sont respectables du seul fait qu’ils sont vivants. C’est là une manière de voir qui dépasse l’humanisme, en ce qu’il a de restrictif.

(1) Je n’ai pas retrouvé quelle édition – empruntée en bibliothèque – j’avais lue alors.
(2) Bartolomé de Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes, trad. par Fanchita Gonzalez Batlle, La Découverte/Poche, 1996.
(3) Roberto Fernandez Retamar est un poète et essayiste cubain, né en 1930, zélé collaborateur du régime castriste depuis 1959. L’introduction en cause a été rédigée au plus tard en 1979, puisqu’elle figurait déjà dans l’édition Maspero ; sa date exacte n’est pas précisée.
(4) La légende noire est une expression utilisée pour la première fois en 1914 par Julian Juderias. Elle vise à dénoncer ce qu’il y aurait d’exagéré et d’injuste dans les reproches formulés envers l’Espagne au sujet de l’extermination des populations amérindiennes, ainsi qu’au sujet des méthodes de l’Inquisition.
(5) Fernandez Retamar critique la légende noire en ce qu’elle frappe Las Casas (p. 31).
(6) Extrait de América latina, I, Antiguas culturas precolombinas de Laurette Séjourné (Madrid, 1971), cité par Fernandez Retamar dans l’introduction en cause (p. 18).
(7) Une épargne publique destinée à être transformée en biens de production participe également du capitalisme. De ce point de vue, l’U.R.S.S. fut un État capitaliste. Mais pareil comportement de l’Autorité publique est très nettement postérieur au XVIe siècle. Le financement des voyages d’exploration espagnols ne constituait pas un investissement, car la richesse rapportée fut thésaurisée ou dilapidée en dépenses de prestige, ce qui ne fut pas étranger à la lente décadence que l’Espagne connut à partir du XVIIe siècle. « L’arrivée en Espagne des fabuleuses richesses américaines qu’aucun groupe national ne fut capable sur place de capitaliser scella cette régression » (p. 32) admet curieusement Fernandez Retamar.
(8) Extrait de El problema racial en la conquista de América y el mestizaje d’Alejandro Lipschutz (Santiago du Chili, 1963), cité par Fernandez Retamar dans l’introduction en cause (p. 16).
(9) Extrait de América latina, I, Antiguas culturas precolombinas de Laurette Séjourné (Madrid, 1971), cité par Fernandez Retamar dans l’introduction en cause (p. 19).
(10) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 952.
(11) Il va jusqu’à citer le chiffre d’un milliard de tués (p. 46). À noter qu’il n’est pas plus doué pour estimer les superficies : « L’île de Trinidad est beaucoup plus grande que la Sicile », écrit-il (p. 112), alors que la première fait 4.769 km2 et la seconde 25.700 km2.
(12) Cf. Primo Lévi, Si c’est un homme, Pocket, n° 3117, 1988.
(13) Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Plon, 1973, p. 53.
(14) Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, 1983, p. 374.

dimanche 12 octobre 2008

Note de lecture : Montaigne et l'Amérique

Le chapitre « Des coches » des Essais
de Montaigne


Ayant le projet de me replonger un peu dans l’œuvre de Claude Lévi-Strauss, l’idée m’a pris de relire d’abord le chapitre « Des coches » des Essais de Montaigne (1). Pourquoi ? Parce que, du plus loin que je me remémore mon intérêt pour Lévi-Strauss, jamais je n’ai pu le dissocier de la découverte de l’Amérique.

La découverte de l’Amérique constitue très probablement l’événement le plus extraordinaire et peut-être aussi le plus significatif de ce que fut l’évolution de l’humanité depuis le néolithique. Entre 1492 et 1550, des Européens, habités d’une véritable frénésie de la découverte – frénésie entretenue par la recherche d’or –, ont découvert des contrées inconnues et rencontré des Amérindiens. Ce fut probablement l’expérience humaine la plus prodigieuse qui soit, et aussi la plus regrettable, puisqu’elle aboutit très rapidement à l’extermination des populations autochtones et à la destruction de leurs civilisations.

Il y a dans les Essais deux chapitres qui traitent des Amérindiens : dans le Livre I, « Des cannibales », et dans le Livre III, « Des coches ». Le premier est principalement consacré à la comparaison de la culture européenne avec celle d’Indiens du Brésil, les Tupis, et constitue une des premières manifestations de ce qu’on appelle aujourd’hui le relativisme culturel. Le second évoque la question du comportement des conquistadors.

Il faut avant tout, je crois, dire un mot des sources auxquelles Montaigne doit son information. Il n’est effectivement pas indifférent de peser ce qui l’a influencé. Il était lui-même, rappelons-le, très conscient de l’importance des influences et des changements qui affectent l’esprit. « Je veux représenter le progrez de mes humeurs, écrit-il, et qu’on voye chaque pièce en sa naissance. Je prendrois plaisir d’avoir commencé plustost, et à recognoistre le train de mes mutations » (2).

Il est certain que Montaigne a lu l’Histoire nouvelle du nouveau Monde de Girolamo Benzoni et, surtout, l’Histoire générale des Indes de Francisco Lopez de Gomara. Le premier de ces livres a été publié en 1565 à Venise en italien et traduit en français en 1579 ; son auteur a voyagé durant 15 ans, entre 1541 et 1556, aux Antilles, au Panama, au Guatemala et sur les côtes occidentales de l’Amérique du Sud. Lopez de Gomara, quant à lui, prêtre, fut le chapelain d’Hernan Cortès durant ses dernières années et devint son historiographe officiel. Montaigne a-t-il lu Las Casas ? (3) Je l’ignore. Rien ne permet de le penser dans ce que j’ai lu, même si Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin notent (4) que sa Brevisima relación a été traduite en français sous le titre Histoire admirable des horribles insolences, cruautés et tyrannies exercées par les Espagnols en Indes occidentales en 1579 (5). Il n’a évidemment pas eu connaissance de l’Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne de Bernal Diaz del Castillo (6), puisque cet ouvrage, rédigé dans les années 1570, n’a été publié pour la première fois qu’en 1632. Et pas davantage, bien sûr, de L’histoire générale des choses de la Nouvelle Espagne de Bernardino de Sahagun (7) qui, écrite durant la deuxième moitié du XVIe siècle, ne sera publiée qu’en 1830. (8)

On peut synthétiser les propos de Montaigne sur la conquête du Nouveau Monde en trois idées principales.

D’abord, les peuples amérindiens, c’est un « monde enfant » (p. 953). Mais pas du tout au sens où ils manqueraient de maturité (« […] ils ne nous devoient rien en clarté d’esprit naturelle, et en pertinence » (p. 953)), ni d’ailleurs de solidité morale (« […] quant à la dévotion, observance des loix, bonté, libéralité, loyauté, franchise, il nous a bien servi de n’en avoir pas tant qu’eux » (p. 953)), pas plus que de vaillance (« Quant à la hardiesse et courage, quant à la fermeté, constance, résolution contre les douleurs et la faim, et la mort, je ne craindois pas d’opposer les exemples, que je trouverois parmy eux, aux plus fameux exemples anciens […] » (p. 953)). Non ! l’enfance dont il est question est celle qui vise une civilisation qui commence, par opposition à celle qui n’est peut-être pas loin de son déclin. Si bien que la deuxième n’a pu que briser l’élan de la première : « Bien crains-je, que nous aurons très-fort hasté sa déclinaison et sa ruyne, par nostre contagion : et que nous lui aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts » (p. 593). Cet éloge de l’enfance d’une civilisation auquel Montaigne se livre n’est évidemment pas étranger au regard qu’il porte sur les temps antiques. « Que n’est tombée soubs Alexandre, ou soubs ces anciens Grecs et Romains, une si noble conquête » ! (p. 954), déplore-t-il. On se souvient qu’Alexandre, rompant avec l’ethnocentrisme aristotélicien, avait su intégrer la culture perse à son empire, ce qui lui eût peut-être permis de placer les peuples amérindiens « soubs des mains, qui eussent doucement poly et défriché ce qu’il y avoit de sauvage : et eussent conforté et promeu les bonnes semences, que nature y avoit produit » (p. 954).

Ensuite, le désastre est venu de nos vices et rien que de nos vices. « […] nous nous sommes servis de leur ignorance, et inexpérience, à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, avarice, et vers toute sorte d’inhumanité et de cruauté, à l’exemple et patron de nos mœurs » (p. 955). Et de reprendre le discours rusé, machiavélique somme toute, que l’on prête à Cortès et la réponse lucide et désespérée de Moctezuma, de Cuauhtemoc et des leurs. Montaigne raconte alors dans le détail la fin horrible de Atahualpa, l’empereur des Incas, de même que celle non moins horrible de Moctezuma, le roi des Aztèques, qui la précéda. « Nous tenons d’eux-mesmes ces narrations : car ils ne les advouent pas seulement, ils s’en ventent, et les preschent » (p. 958), s’étonne-t-il.

Enfin, il y a la somptuosité des cultures amérindiennes. À commencer par l’or, tant convoité par les Espagnols : « c’est que l’usage de la monnoye estoit entièrement incognu, et que par conséquent, leur or se trouva tout assemblé, n’estant en autre service, que de montre, et de parade, comme un meuble réservé de pere en fils, par plusieurs puissants Roys, qui espuisoient toujours leurs mines, pour faire ce grand monceau de vases et statues, à l’ornement de leurs palais, et de leur temples : au lieu que nostre or est tout en emploite et en commerce » (p. 958). Et puis, il y a le Qhapaq Ňan, ce « chemin qui se voit au Peru, dressé par les Roys du païs, depuis la ville de Quito, jusques à celle de Cusco », auquel « ny Graece, ny Rome, ny Ǽgypte, ne peut, soit en utilité, ou difficulté, ou noblesse, comparer aucun de ses ouvrages » (p. 959).

Et les coches dans tout ça ? C’est que les propos sur les Amérindiens commencent page 952 par ces mots sagaces : « Notre monde vient d’en trouver un autre […] non moins grand, plain, et membru, que luy » ; et ils n’occupent que quatre neuvièmes environ du chapitre, le reste étant consacré à la causalité, à la cinétose (mal de mer), à la peur, à la peur et à l’usage des coches, à la munificence des grands, aux devoirs de ceux-ci, à la justice, etc. Face à la bigarrure des textes de Montaigne, deux attitudes sont possibles : ou bien l’on s’en tient à l’idée que sa pensée est par nature bigarrée (« L’homme, en tout et par tout, n’est que rappiessement et bigarrure » (p. 712), dit-il lui-même) ; ou bien l’on accepte de chercher des liens entre les thèmes et les sujets abordés, quitte à les accepter ténus. Peut-être peut-on au moins ne pas rejeter l’idée que Montaigne, très alerté par le malaise physique qu’il ressent dès qu’il est dans un coche ou dans une barque, s’est avant tout révélé soucieux d’évoquer les causes attribuées à ce genre de malaise, puis à épiloguer sur la fréquente inutilité de ces véhicules, avant de glisser vers le goût du paraître, particulièrement chez les grands. Et, assez vite, revient alors cette pensée tenace que l’on sait somme toute si peu de choses : « Nous n’allons point, nous rodons plustost, et tournevirons cà et là : nous nous promenons sur nos pas. Je crains que nostre cognoissance soit faible en tous sens. Nous ne voyons ny gueres loing, ny guere arriere. Elle embrasse peu, et vit peu : courte et en estendue de temps, et en estendue de matiere » (p. 951). Bien mieux : « Quand tout ce qui est venu par rapport du passé, jusques à nous, seroit vray, et seroit sceu par quelqu’un, ce seroit moins que rien, au prix de ce qui est ignoré. Et de cette mesme image du monde, qui coule pendant que nous y sommes, combien chetive et racourcie est la cognoissance des plus curieux ? » (p. 952). Or, cette méconnaissance du monde nous porte à croire qu’il décline : « […] vainement nous concluons aujourd’huy, l’inclination et la decrepitude du monde, par les arguments que nous tirons de nostre propre foiblesse et decadence » (p. 952). Et voilà qui vaut bien que l’on dise un mot de cet autre monde que l’on vient de découvrir.

Et Montaigne, admirable écrivain, finit par revenir à ses coches, puisqu’il achève son chapitre en évoquant « Ce dernier Roy du Peru, le jour qu’il fut pris, [qui] estoit ainsi porté sur des brancars d’or, et assis dans une chaize d’or, au milieu de sa bataille. Autant qu’on tuoit de ces porteurs, pour le faire choir à bas (car on le vouloit prendre vif) autant d’autres, et à l’envy, prenoient la place des morts : de façon qu’on ne le peut oncques abbatre, quelque meurtre qu’on fist de ces gens là, jusques à ce qu’un homme de cheval l’alla saisir au corps, et l’avalla par terre » (p. 960).

(1) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007.
(2) Ibid., p. 796 (in « De la ressemblance des enfants aux pères »).
(3) Ibid., note 1 de la page 955, p. 1768.
(4) Montaigne a lui-même estimé à mille le nombre de livres qu’il avait accumulés dans sa librairie. De ces mille livres, près de cent nous sont parvenus, parmi lesquels un certain nombre comportent des annotations et des soulignements. Alain Legros les a minutieusement étudiés et a retenu huit ouvrages dont il a la certitude qu’ils furent annotés par Montaigne lui-même. Ces notes de lecture figurent dans l’édition 2007 des Essais, pp. 1856-1892.
(5) Cf. Bartolomé de Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes, La Découverte, Poche, 2004.
(6) Cf. Bernal Diaz del Castillo, Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne, 2 tomes, La découverte, Poche (2e éd.), 2003.
(7) Le livre de Sahagun n’a plus été publié en français depuis 1981 (chez La Découverte) et est donc indisponible chez les libraires. On le trouve par contre facilement en bibliothèque.
(8) Les œuvres de Diaz del Castillo et de Sahagun ont servi de documentation principale à Jean-Marie Gustave Le Clézio, lorsque celui-ci a écrit Le rêve mexicain ou la pensée interrompue (Gallimard, 1988). L’idée de Le Clézio, c’est que l’extermination résulte de la rencontre entre deux rêves à la fois différents et complémentaires : « L’histoire de la Conquête de la Nouvelle Espagne, telle qu’elle apparaît à travers le récit de Bernal Diaz del Castillo, est celle de ces deux paroles opposées qui se croisent, se cherchent, tentent de se convaincre avant de s’affronter. La parole rusée et menaçante de l’Espagnol, la parole angoissée et magique du roi mexicain » (op. cit., p. 35). Le dernier chapitre du livre de Le Clézio, « La pensée interrompue de la pensée indienne », est un texte émouvant qui porte à pleurer sur l’irréparable gâchis.

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais

dimanche 5 octobre 2008

Note de lecture : Ernest Renan

Souvenirs d’enfance et de jeunesse
d’Ernest Renan


On connaît le mot d’Alphonse Daudet : « Renan ? Une cathédrale désaffectée ». Les Souvenirs d’enfance et de jeunesse (1) racontent cette lente désaffectation. Car ne nous y trompons pas : en fait de souvenirs, il ne s’agit que de ce qui aurait pesé dans le long et douloureux chemin intellectuel qui conduisit Renan à l’incroyance. D’abord à celle qui regarde les dogmes de l’Église catholique ; ensuite – mais tard et brièvement – à celle qui concerne Dieu lui-même.

Même si ce livre compte six chapitres, j’y voix personnellement deux parties essentielles auxquelles s’ajoute la reproduction d’un « vieux papier » écrit en 1865, soit 18 ans plus tôt : l’extraordinaire "Prière sur l’Acropole".

La première partie, les chapitres I et II, vise à rendre ce climat de ferveur chrétienne dans lequel baigna l’enfance de Renan à Tréguier, en Bretagne. Vie modeste, vie de foi, d’amour et de confiance, vie de bonheur. À tel point qu’il en garda bien plus que de la nostalgie : un regret mélancolique qui donne la mesure de la torture que représenta pour lui l’apostasie à laquelle sa raison le condamna. « Au fond, je sens que ma vie est toujours gouvernée par une foi que je n’ai plus. La foi a ceci de particulier que, disparue, elle agit encore » (p. 53), écrit-il. C’est qu’il comprend ce qu’il y a de confiance, d’abandon aux autres, dans les croyances partagées et combien celles-ci servent davantage de ciment social que de conviction philosophique. Évoquant la statue de saint Yves et la dévotion dont elle était l’objet, Renan raconte : « La veille de la fête, le peuple se réunissait le soir dans l’église, et, à minuit, le saint étendait le bras pour bénir l’assistance prosternée. Mais, s’il y avait dans la foule un seul incrédule qui levât les yeux pour voir si le miracle était réel, le saint, justement blessé de ce soupçon, ne bougeait pas, et, par la faute du mécréant, personne n’était béni » (p. 53). Quand je disais que tout est une question de confiance… Et donnant la parole à sa mère, qu’il chérit plus que tout, il rend implicitement hommage à sa sagesse, par exemple lorsque celle-ci explique : « Mariez le prêtre, et vous détruirez un des éléments les plus nécessaires, une des nuances les plus délicates de notre société. La femme protestera ; car il y a une chose à laquelle la femme tient encore plus qu’à être aimée, c’est qu’on attache de l’importance à l’amour. On ne flatte jamais plus la femme qu’en lui témoignant qu’on la craint. L’Église, en imposant pour premier devoir à ses ministres la chasteté, caresse la vanité féminine en ce qu’elle a de plus intime » (p. 63).

La deuxième partie du livre, ce sont les chapitres III à VI. Et ils marquent chacun une étape dans l’abjuration de Renan : Saint-Nicolas du Chardonnet, Issy, Saint-Sulpice et enfin la "sortie".

Saint-Nicolas du Chardonnet, c’est ce petit séminaire que l’abbé Dupanloup destina à la fois aux enfants de riches et aux as. C’est là que Renan découvre que le monde ne se résume pas à Tréguier et qu’il offre tant de choses à étudier, à commencer par la littérature et la philosophie. Mais, accoutumé à la confiance et pétri de politesse, il accepte bien des opinions dont il sent pourtant la fragilité, usant ainsi d’une réserve dont il ne se départira presque jamais. C’est que la liberté de pensée que l’on s’attribue ne doit pas nécessairement déboucher sur la contradiction, le prix à payer en ce cas pouvant être élevé. « La peur de sembler un pharisien, l’idée, tout évangélique du reste, que l’immaculé a le droit d’être indulgent, la crainte de me tromper si, par hasard, tout ce que disent les professeurs de philosophie n’était pas vrai, ont donné à ma morale un air chancelant. En réalité, c’est qu’elle est à toute épreuve. Ces petites libertés sont la revanche que je prends de ma fidélité à observer la règle commune. De même, en politique, je tiens des propos réactionnaires pour n’avoir pas l’air d’un sectaire libéral. Je ne veux pas qu’on me croie plus dupe que je ne le suis en réalité ; j’aurais horreur de bénéficier de mes opinions ; je redoute surtout de me faire à moi-même l’effet d’un placeur de faux billets de banque. Jésus, sur ce point, a été mon maître plus qu’on ne pense, Jésus, qui aime à provoquer, à narguer l’hypocrisie, et qui, par la parabole de l’Enfant prodigue, a posé la morale sur sa vraie base, la bonté du cœur, en ayant l’air d’en renverser les fondements » (p. 114). L’homme est complexe, intelligent et complexe !

C’est à Issy, dans les classes de philosophie du grand séminaire de Saint-Sulpice, que Renan poursuit ses études et s’interroge de plus en plus sur ses doutes. Le supplice commence. Car il aime ses directeurs, ses professeurs ; il les admire et répugne à leur trouver des faiblesses. D’autant plus que ses doutes le guident vers des idées somme toute assez désinvoltes. « Je me reproche quelquefois d’avoir contribué au triomphe de M. Homais sur son curé. Que voulez-vous ? c’est M. Homais qui a raison. Sans M. Homais, nous serions tous brûlés vifs. Mais, je le répète, quand on s’est donné bien du mal pour trouver la vérité, il en coûte d’avouer que ce sont les frivoles, ceux qui sont bien résolus à ne lire jamais saint Augustin ou saint Thomas d’Aquin, qui sont les vrais sages. Gavroche et M. Homais arrivant d’emblée et avec si peu de peine au dernier mot de la philosophie ! c’est bien dur à penser » (p. 116). À Issy, Renan comprend qu’il n’a qu’une préoccupation : la vérité. Et aussi qu’il n’y a qu’une façon de la trouver : chercher avec rigueur, avoir l’esprit scientifique. Fi donc ! de ces acrobaties conceptuelles auxquelles se livrent les beaux esprits. « Le vif entraînement que j’avais pour la philosophie ne m’aveuglait pas sur la certitude de ses résultats. Je perdis de bonne heure toute confiance en cette métaphysique abstraite qui a la prétention d’être une science en dehors des autres sciences et de résoudre à elle seule les plus hauts problèmes de l’humanité. La science positive reste pour moi la seule source de vérité. Plus tard, j’éprouvai une sorte d’agacement à voir la réputation exagérée d’Auguste Comte, érigé en grand homme de premier ordre pour avoir dit, en mauvais français, ce que tous les esprits scientifiques, depuis deux cents ans, ont vu aussi clairement que lui » (p. 158). Ah ! que je comprends cet agacement envers ceux qui partagent vos opinions, mais pour des raisons qui ne sont pas les vôtres.

Le grand séminaire de Saint-Sulpice fut longtemps un archaïsme : « on s’y croit complètement au XVIIe siècle » (p. 165), écrit Renan. Et les clercs qu’il y côtoie ne sont ni des exaltés, ni des mystiques. « Tout dans ces vieux prêtres était honnête, sensé, empreint d’un profond sentiment de droiture professionnelle. Ils observaient leurs règles, défendaient leurs dogmes comme un bon militaire défend le poste qui lui a été confié. Les questions supérieures leur échappaient. Le goût de l’ordre et le dévouement au devoir étaient le principe de toute leur vie » (p. 166). C’est dans ce contexte que Renan voit ses doutes s’accroître. De quelle façon ? la question est d’importance. « Mes raisons furent toutes de l’ordre philologique et critique ; elles ne furent nullement de l’ordre métaphysique, de l’ordre politique, de l’ordre moral. Ces derniers ordres d’idées me paraissaient peu tangibles et pliables en tout sens. Mais la question de savoir s’il y a des contradictions entre le quatrième Évangile et les synoptiques est une question tout à fait saisissable. Je vois ces contradictions avec une évidence si absolue, que je jouerais là-dessus ma vie, et par conséquent mon salut éternel, sans hésiter un moment. […] Je n’aime ni Philippe II ni Pie V ; mais, si je n’avais pas des raisons matérielles de ne pas croire au catholicisme, ce ne seraient ni les atrocités de Philippe II ni les bûchers de Pie V qui m’arrêteraient beaucoup » (p. 179). Conscient de l’originalité de sa démarche, Renan précise : « Les gens du monde qui croient qu’on se décide dans le choix de ces opinions par des raisons de sympathie ou d’antipathie s’étonneront certainement du genre de raisonnements qui m’écarta de la foi chrétienne, à laquelle j’avais tant de motifs de cœur et d’intérêt de rester attaché. Les personnes qui n’ont pas l’esprit scientifique ne comprennent guère qu’on laisse ses opinions se former hors de soi par une sorte de concrétion impersonnelle, dont on n’est en quelque sorte que le spectateur » (p. 178). Et de s’en prendre aux catholiques libéraux: « Une des pires malhonnêtetés intellectuelles est de jouer sur les mots, de présenter le christianisme comme n’imposant presque aucun sacrifice à la raison, et, à l’aide de cet artifice, d’y attirer des gens qui ne savent pas ce à quoi au fond ils s’engagent. C’est là l’illusion des catholiques laïques qui se disent libéraux. Ne sachant ni théologie ni exégèse, ils font de l’accession au christianisme une simple adhésion à une coterie. Ils en prennent et ils en laissent ; ils admettent tel dogme, repoussent tel autre, et s’indignent après cela quand on leur dit qu’ils ne sont pas de vrais catholiques » (p. 180) (2). « Le catholicisme que j’ai appris n’est pas ce fade compromis, bon pour les laïques, qui a produit de nos jours tant de malentendus. Mon catholicisme est celui de l’Écriture, des conciles et des théologiens. Ce catholicisme, je l’ai aimé, je le respecte encore ; l’ayant trouvé inadmissible, je me suis séparé de lui. Voilà qui est loyal de part et d’autre. Ce qui n’est pas loyal, c’est de dissimuler le cahier des charges, c’est de se faire l’apologiste de ce qu’on ignore. Je ne me suis jamais prêté à ces mensonges. Je n’ai pas cru respectueux pour la foi de tricher avec elle. Ce n’est pas ma faute si mes maîtres m’avaient enseigné la logique, et, par leurs argumentations impitoyables, avaient fait de mon esprit un tranchant d’acier. J’ai pris au sérieux ce qu’on ma appris, scolastique, règles du syllogisme, théologie, hébreu ; j’ai été un bon élève ; je ne saurais être damné pour cela » (p. 181). J’avoue volontiers que ce sont là des propos qui m’émeuvent.

Je ne dirai rien sur la "Prière sur l’Acropole". Il y aurait trop à en dire et ma présente note s’allonge déjà à l’excès. Or, je voudrais encore évoquer un instant les idées politiques de Renan, non qu’il leur attribua lui-même énormément d’importance, mais parce qu’elles lui ont valu une réputation qui n’est pas étrangère au mépris dans lequel il est souvent tenu aujourd’hui. C’est vrai qu’il avait une vision fort inégalitaire des peuples et des races, comme on disait alors ; c’est vrai qu’il fut longtemps monarchiste et qu’il regarda toujours la démocratie avec énormément de méfiance. Il n’est pourtant pas sans intérêt de découvrir ce qu’il dit du monde et de son évolution dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse. « Le monde marche vers une sorte d’américanisme, qui blesse nos idées raffinées, mais qui, une fois les crises de l’heure actuelle passées, pourra bien n’être pas plus mauvais que l’ancien régime pour la seule chose qui importe, c’est-à-dire l’affranchissement et le progrès de l’esprit humain. Une société où la distinction personnelle a peu de prix, où le talent et l’esprit n’ont aucune cote officielle, où la haute fonction n’ennoblit pas, où la politique devient l’emploi des déclassés et des gens de troisième ordre, où les récompenses de la vie vont de préférence à l’intrigue, à la vulgarité, au charlatanisme qui cultive l’art de la réclame, à la rouerie qui sert habilement les contours du Code pénal, une telle société, dis-je, ne saurait nous plaire. Nous avons été habitués à un système plus protecteur, à compter davantage sur le gouvernement pour patronner ce qui est noble et bon. Mais par combien de servitude n’avons-nous pas payé ce patronage ! » (p. 42-43). « Au moins peut-on espérer que la vulgarité ne sera pas de sitôt persécutrice pour le libre esprit. Descartes, en ce brillant XVIIe siècle, ne se trouvait nulle part mieux qu’à Amsterdam, parce que, "tout le monde y exerçant la marchandise", personne ne se souciait de lui. Peut-être la vulgarité générale sera-t-elle un jour la condition du bonheur des élus » (pp. 44-45). Ah oui, Renan était un grand optimiste !

(1) Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Garnier-Flammarion, GF 265, 1973 (1ère publication en avril 1883).
(2) On pense évidemment à quelqu’un comme Gabriel Ringlet, même si pareil rapprochement pèche sans nul doute par anachronisme. Et on pense aussi – mais de façon aussi discutable – à la rigueur embarrassée de Benoît XVI.