jeudi 31 mars 2011

Note de lecture : Raymond Boudon

La sociologie comme science
de Raymond Boudon


Je n’ai jamais accordé une grande attention aux travaux de Raymond Boudon, ses choix méthodologiques me paraissant très contestables. Mais l’inquiétude qui est la mienne face au manque de rigueur dont témoignent de plus en plus les recherches sociologiques m’a incité à lire son dernier ouvrage, La sociologie comme science (1). Bien mal m’en a pris.

Que les choses soient bien claires : l’idée que les faits sociaux puissent être étudiés à partir du micro en postulant que ce sont les raisons individuelles qui les font ce qu’ils sont – ou plus simplement en écartant l’hypothèse de déterminations non conscientes – me paraît légitime. Ma conviction est autre, mais je n’ai aucune objection à opposer à des recherches fondées sur des convictions que je ne partage pas, tant il est vrai que les postures méthodologiques fondamentales correspondent à des choix empreints d’arbitraire. Bien des outils de recherche hautement heuristiques – telle la statistique – s’adaptent d’ailleurs aisément à chacune de ces postures.

C’est donc avec l’espoir de trouver du côté de l’individualisme méthodologique la réaffirmation des exigences de rigueur que réclame toute recherche en science sociale – exigences que la sociologie pragmatique en vogue aujourd’hui semble avoir oubliées – que je me suis tourné vers le dernier livre de Raymond Boudon, un livre au titre prometteur. Je fus hélas bien déçu.

D’abord et avant tout, parce que il y est très peu question de science, sauf à considérer que l’éloge que Raymond Boudon fait d’un point de vue éminemment philosophique – en l’occurrence la théorie de la rationalité ordinaire – fonde une théorie de la connaissance permettant d’orienter les méthodes dans un sens heuristique. Peut-être cela eût-il été possible si le propos ne se fût pas arc-bouté sur la doctrine libérale, tant politique qu’économique, et si eussent été écartées de l’argumentation toutes ces invectives contre ce que Boudon appelle la chapelle structuralo-marxiste. Il est assez normal que la discussion des principes et des méthodes amène à polémiquer. Mais il faut, à un moment donné, livrer ses orientations propres en indiquant en quoi elles peuvent, par leurs spécificités propres, aider à démêler le vrai du faux. Rien de semblable dans ce livre, si ce n’est sous une forme à ce point partiale et partielle qu’elle en perd tout intérêt.

La science proprement dite n’est abordée que dans la conclusion du livre. Y figure cette stupéfiante définition : « Une théorie scientifique consiste en un système de propositions toutes acceptables et compatibles entre elles, d’où l’on déduit l’existence du phénomène qu’on tente d’expliquer. Chacune des propositions étant dépourvue de mystère, le mystère du phénomène s’en trouve dissipé : il est expliqué. Quant au progrès scientifique, il consiste dans son principe à imaginer un système de propositions qui domine ses concurrents. » (p. 112) (2) Et Boudon en conclut que le singularisme méthodologique « est le secret de fabrication des explications robustes produites par la sociologie d’une multitude de phénomènes sociaux » (p.113). Quels phénomènes sociaux ? Suit une liste de phénomènes tendanciels, structurels et conjoncturels qui n’ont en commun que d’être ce qui mobilise le plus volontiers le libéralisme politique. À lui qui prétend allègrement que Max Weber était un adepte de l’individualisme méthodologique (3), il conviendrait de conseiller de relire Le savant et le politique (4).

On ne peut pas faire avancer l’étude critique de la science si l’on reste obsessionnellement fixé sur des théories et des théoriciens que l’on exècre pour des motifs politiques. Or, Boudon ne se nourrit que de cette exécration. Ainsi, lorsqu’il énonce les quatre avantages que, selon lui, la théorie de la rationalité ordinaire présente, il ne formule que des résultats propres à infirmer ce que l’autre sociologie avance : la TRO comble « le gouffre que diverses traditions de pensée ont contribué à creuser entre pensée ordinaire et pensée scientifique », elle « discrédite […] le mauvais relativisme », elle évite « les causes occultes » et elle évite également « de se représenter l’homo sociologicus comme solipsiste. » (pp. 91-92) (5)

L’ouvrage de Boudon se présente donc avant tout comme une machine de guerre visant ce camp aux contours très flous dans lequel feraient cause commune marxistes, structuralistes, déconstructionnistes, psychanalystes, postmodernes, et j’en passe. Sont pour lui dans l’erreur, et souvent de mauvaise foi, tous ceux qui n’adhèrent pas à l’idée que « la pensée ordinaire diffère en degré mais non en nature de la pensée scientifique. » (p. 62) Il le précise clairement lorsqu’il évoque les étapes de son chemin de pensée : « Contre la tradition positiviste et contre Gaston Bachelard, je ne croyais pas à l’existence d’une discontinuité entre pensée ordinaire et pensée scientifique. » (p. 51) Ce qui est assez cocasse, c’est que Boudon définit ainsi l’objet des sciences sociales d’une façon qui, à certains égards, pourrait convenir à la sociologie pragmatique de la critique d’un Boltanski. À certains égards seulement, car tout indique que Boudon et Boltanski ne sont pas faits pour s’entendre ; ils s’écartent tous deux de la neutralité axiologique, mais dans des directions diamétralement opposées.

Je ne conteste pas que l’on puisse partager les convictions politiques de Raymond Boudon et, NÉANMOINS, apporter à la connaissance scientifique des méthodes et des résultats que leur rigueur qualifie. Encore faut-il convenablement cloisonner convictions et recherches et manifester dans ces dernières le sens critique qu’elles réclament. À lire Boudon, on ne peut se convaincre qu’il y parvienne.

Ainsi ceci :
« […] un principe essentiel : éviter d’invoquer toute cause infra-individuelle de caractère occulte du type frame, mentalité primitive, habitus, etc. On peut se persuader mais non se convaincre de l’existence de telles causes, puisque celle-ci ne peut être corroborée, de façon circulaire, que par leurs effets. Cela ne veut pas dire que l’évocation de causes infra-individuelles soit toujours légitime. Mais leur existence doit pouvoir être empiriquement confirmée […]
Comme l’indique la parabole pascalienne du grain de sable dans la vessie de Cromwell,
[les] variantes biologiques du programme naturaliste intéressent les sciences sociales. Mais il n’en résulte pas qu’elles soient les seules à pouvoir faire l’objet d’une science rigoureuse. Lorsque j’évoque ma conviction que "2 et 2 font 4", des processus neuronaux correspondent à cet événement. Mais ma confiance dans cette proposition s’explique d’abord parce que j’ai des raisons de croire que 2 et 2 font 4. Nombre de phénomènes s’expliquent de façon tout aussi rigoureuse par le modèle le l’homme rationnel que par celui de l’homme neuronal. L’un n’exclut pas l’autre. Descartes avait raison. » (p. 69)
C’est ce qui s’appelle aller vite en besogne pour défendre le libre-arbitre.

Et ceci encore :
« L’opposition au postulat de la rationalité des croyances normatives provient aussi du paralogisme trop généreusement attribué à Montaigne, selon lequel leur diversité dans l’espace et dans le temps serait incompatible avec leur rationalité. » Et Boudon cite ce passage de l’"Apologie de Raimond de Sebonde" où Montaigne évoque un certain cannibalisme et l’oppose à la mise en terre des morts (Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 616-617) pour en conclure : « Sans doute. Mais les uns et les autres cherchaient par leurs pratiques à exprimer symboliquement une valeur identique : celle du respect dû aux morts. La variation dans l’espace n’implique donc pas nécessairement le relativisme. » (pp. 73-74)
Voici que, selon Boudon, la valeur implique la rationalité !

Et lorsqu’il veut stigmatiser un adversaire en sociologie, il n’y va pas avec le dos de la cuiller. Ce qui le conduit à retourner à l’origine des concepts qu’il estime usurpés d’une manière assez drolatique :
« Bourdieu et Passeron […] avaient envoyé leur livre La Reproduction à mon ami François Bourricaud. Il était convaincu qu’il s’agissait d’un canular. À l’aide de lemmes et de scolies parodiant l’Éthique de Spinoza, ces auteurs avaient entrepris de démontrer more geometrico que les structures sociales se reproduisent parce qu’elles ont la capacité d’engendrer dans l’esprit des gens des habitus qui les déterminent à reproduire les structures.
Certes, la vénérable notion d’
habitus avait été utilisée par divers philosophes et sociologues modernes à la suite de Thomas d’Aquin, qui avait traduit par habitus la notion aristotélicienne d’hexis. Mais tous avaient repris à leur compte la distinction essentielle établie par le divin docteur entre habitus a corpore et habitus ab anima. L’habitus a corpore est illustré par les montages physiques qui font qu’on sait monter à vélo ou jouer du piano. Ces montages sont si irréversibles qu’on ne peut guère s’en débarrasser. L’habitus ab anima fait qu’on croit telle chose bonne sous l’effet par exemple de la tradition. Par contraste avec l’autre, il est réversible. L’on peut fort bien réviser une croyance erronée ou se défaire d’un préjugé. La sociologie structuraliste ignora cette distinction et érigea l’habitus en un mécanisme implacable par lequel les structures sociales assouviraient leur besoin de se reproduire. Aristote se trouva ainsi revu et corrigé à la lumière de la vulgate marxiste. L’habitus version structuraliste fait que le dominé accepte d’être dominé ou que le dominant apprécie moins la soupe au choux que le dominé. Les uns et les autres sont manipulés sans le savoir par les tireurs de ficelles que sont les structures sociales. » (p. 35)

N’est pas moins drôle la façon dont, pour légitimer la notion de spectateur impartial pêchée chez Adam Smith, il mobilise Rousseau et sa volonté générale (cf. p. 98).

En 1973, Raymond Boudon avait publié un livre, L’inégalité des chances (6), qui prenait le contre-pied des thèses mettant en cause la sélection socialement inégalitaire opérée par l’école, ce qu’il résume dans son livre de 2010 comme suit :
« […] la cause la plus importante de l’inégalité des chances scolaires est que les familles et les adolescents tendent à déterminer leurs ambitions et leurs décisions en matière scolaire en fonction de leur position sociale : ce qui est échec social pour une famille est réussite sociale pour une autre. Ce mécanisme familier est le principal responsable du mal. » (p. 39)
L’objectif politique qu’il poursuivait alors était manifestement de freiner la réforme du système scolaire. Le fait que cette réforme ait néanmoins eu lieu, mais qu’elle soit un échec (7), ne l’a évidemment pas guéri de sa propension à placer ses préférences politiques avant son souci de connaître.

(1) Raymond Boudon, La sociologie comme science, La Découverte, Coll. Repères, 2010.
(2) Voilà un pragmatisme qui aurait sans doute effrayé William James lui-même !
(3) « La force de l’œuvre de Weber tient à ce qu’elle pratique un IM [individualisme méthodologique] de caractère non utilitariste. » (p. 29)
(4) Max Weber, Le savant et le politique, Plon, 1959.
(5) Je ne sais trop qui Boudon vise avec ce quatrième avantage. Berkeley peut-être… ?
(6) Raymond Boudon, L’inégalité des chances, Armand Colin, 1973.
(7) Sur cette question, Boudon dit quelquefois des choses très justes. Ainsi : « […] l’objectif de la transmission du savoir a été relégué au second rang avec pour effet que l’école est devenue illisible pour de nombreux enfants et pour les familles. On a gommé sa fonction de transmission du savoir pour en faire un lieu de vie. » (pp. 43-44) Ou encore : « L’idée selon laquelle l’école devrait ne plus classer, ne plus évaluer, sauf le plus tard possible, fit que les mécanismes générateurs d’inégalité jouèrent à plein. On aurait pu le prévoir. » (p. 45) Mais on peut craindre qu’il les dise parce qu’elles confortent ses options politiques, de la même façon qu’elles sont niées par les champions de la sociologie pragmatique pour des motifs politiques contraires. Je note en passant que l’absence de classement aggravant les inégalités est une idée qui diverge assez fort de celle défendue dans L’inégalité des chances.

vendredi 25 mars 2011

Note de lecture : Élisabeth de Fontenay

Actes de naissance. Entretiens avec Stéphane Bou
d'Élisabeth de Fontenay


Que cela soit dit d’emblée : j’aime beaucoup Élisabeth de Fontenay. Pas au point d’être continûment d’accord avec elle ; pas au point d’aimer tous ceux qu’elle aime ; mais ces réserves sont bien peu de choses en regard de mon accord avec sa façon d’aborder le monde. L’idée m’est venue de citer ici, en tête de ma note, un passage de son dernier livre (1) qui témoignerait tout spécialement de ce que j’aime chez elle (2). Le choix en fut cependant très malaisé, car il y en a tant et plus qui, pour des raisons diverses, auraient pu convenir. Finalement, j’ai retenu ceci, qui porte sur son rapport aux animaux :

« J’ai fait une préface, très engagée, à un terrible livre sur l’abattage, mais je continue à manger de la viande. Pierre Hadot et le dernier Foucault nous ont enseigné que la philosophie consistait moins à produire des écrits et des concepts qu’à examiner sa vie, à la changer en lui appliquant des préceptes. Vous voyez, je ne m’inscris pas vraiment dans cette lignée. Comprenez-moi bien : ce n’est pas de gaîté de cœur mais par souci de sincérité que je souligne l’écart que je laisse s’installer entre le dire et le faire. La fidélité à ce qu’on pense n’est pas une mince affaire, elle consiste ou bien en une conversion ou bien demeure à l’état d’interrogation harassante, quotidienne. En l’occurrence, si je ne suis pas végétarienne, c’est sans doute que, tout en n’oubliant jamais la mise à mort des animaux, je prends trop en compte la tradition de la convivialité, tellement ancrée dans le lien humain. Et puis, il y a eu assez de ruptures dans ma vie pour que je trouve la force d’ajouter celle-là aux autres.
Quand j’écris, j’essaie de rester à hauteur de ce que je me représente être une écriture qui ne démérite pas, mais je ne suis pas philosophe à tous les moments de la vie. Qui prétend l’être ? On peut sans doute se préparer et réussir à mourir philosophiquement, mais on n’est pas né philosophiquement et l’on n’aime pas philosophiquement. L’involontaire de la naissance et de l’amour me semblent aussi vrai et plus attachant que le purisme de celui qui entend mettre sa vie en conformité avec ses idées.
» (pp. 106-107)

La naissance et l’amour ne sont pas seuls à être involontaires. Rares sont les actes et les pensées qui ne le soient pas, d’une manière ou d’une autre. Et vivre en conformité avec ses idées est illusoire. D’une certaine manière, l’idée qu’on doive s’y contraindre est périlleuse, et l’idée qu’on y parvienne davantage encore. Car elles dissolvent cet « état d’interrogation harassante, quotidienne », dont Élisabeth de Fontenay envisage très justement qu’il soit une façon d’être fidèle à ce qu’on pense. Être fidèle à ce qu’on pense est bien différent d’être conforme à des idées qu’on dit ou croient siennes ; c’est un combat avec un flux d’idées sans cesse en mouvement, sans cesse déséquilibrées, sans cesse à redresser. Pour expliquer ce qui la retient d’être végétarienne, Élisabeth de Fontenay n’imagine aucune acrobatie intellectuelle : elle parle d’une « tradition de la convivialité » et aussi d’une lassitude des ruptures. Lévi-Strauss, face à la même question, évoquait le droit pour l’homme, omnivore, de prélever en viande ce qui lui est strictement nécessaire. Personnellement, je crois avoir renoncé au végétarisme par aversion envers le dogmatisme de la plupart des végétariens, mais aussi sans doute par gourmandise.

On l’aura compris, ce qui me plaît par-dessus tout chez Élisabeth de Fontenay, ce sont ses embarras et la façon dont elle les assume. Il n’est pas impossible que la séduction qu’elle exerce sur moi vienne du contraste existant entre sa manière d’avouer ses contradictions, ses hésitations, et la façon assurée, énergique – en quelque sorte résolue – dont elle use pour s’expliquer. J’aime que ceux qui balancent gardent la parole et n’abandonnent pas le champ à ceux qui affirment.

Les Entretiens avec Stéphane Bou ne se limitent pas à l’évocation de la judéité d’Élisabeth de Fontenay et des questions philosophiques et morales que posent la Shoah (3), loin s’en faut. Cela n’en constitue pas moins l’essentiel, tant il est vrai que sa vie s’est construite autour de ces questions. Et sur celles-ci – qui présentent toujours une difficulté particulière pour un non-juif (j’y reviendrai) –, elle ne dit rien que je ne puisse approuver d’une manière ou d’une autre. Pour n’en donner qu’un seul exemple, je citerai un passage où elle s’exprime à propos du silence de sa mère, juive, un silence dont elle ne se départit pas alors que sa fille décide de devenir elle-même juive à l’âge de trente-cinq ans.

« D’abord, je vous redis ce discret bonheur qui fut le sien, sans doute inavoué, à me voir devenir juive. Il reste que votre question est d’une grande justesse et m’atteint à une profondeur où je ne crois pas avoir accès. Je m’appuierai pour vous répondre sur le travail d’une psychanalyste d’origine arménienne, Janine Altounian, qui a publié, après la mort de son père, le journal que celui-ci avait tenu lors du génocide des Arméniens par les Turcs et de l’assassinat de son propre père. Or, comme il ne lui avait jamais parlé de cette époque et qu’il avait caché ce manuscrit, elle a eu le sentiment d’avoir transgressé le commandement d’oubli qui lui avait été transmis. En lisant et en éditant ce texte, elle a donc pris conscience de l’extrême violence de son geste. Je ressens la même chose en parlant avec vous en vue d’un livre, mais je ne saurais aller plus avant et rendre compte de cette expérience qui a pu être celle d’une inconvenance et d’une étrange culpabilité. Je citerai seulement une parole d’analyste, René Kaës, sur le secret de famille : "Rien ne peut être aboli qui n’apparaisse quelques générations après comme signe de ce qui n’a pu être transmis dans l’ordre symbolique. » (p. 53)

Ce passage m’a ému, et il m’a peut-être d’autant plus ému que je suis habituellement très sceptique à l’égard des assertions psychanalytiques. Mais c’est que, tel Élisabeth de Fontenay, je suis intellectuellement instable. « […] comme les Sophistes, je tiens des dissoi logoi, des discours contradictoires, précise-t-elle. Je dis quelque chose et il faut immédiatement que j’ajoute : mais en même temps. Se vouloir inassignable, refuser la réconciliation, ne pas être en paix mais ne pas non plus être en guerre avec soi-même… » (p. 54) Bref, ce qui m’inciterait à écarter le propos – en l’occurrence sa nature psychanalytique – est bousculé par la justesse de ce qu’il décrit.

Je ne pourrais pas dresser ici la liste des multiples aspects de la Shoah et de ses conséquences qu’Élisabeth de Fontenay évoque, toujours avec lucidité et sincérité. Ni non plus de l’histoire de la Shoah depuis la fin de la guerre, histoire marquée par des temps de silence, des temps de colère, des temps de désespoir. Ni davantage de ses influences sur la morale, sur la philosophie, sur le droit.

Je ne suis pas juif et je n’aurai donc à jamais que l’opinion d’un non-juif. Il est important de le préciser, car la distance aux choses est primordiale. Élisabeth de Fontenay en a pleinement conscience. Stéphane Bou lui rappelle une phrase de son livre Une tout autre histoire. Questions à Jean-François Lyotard (Fayard, 2006) : « Je me demande souvent – question aussi insignifiante que lancinante – qui je serais, et ce que je penserais de tout ça si la contingence de la naissance et la factualité de l’histoire ne m’avait pas projetée sur une rive d’où l’on ne saurait contempler le désastre avec détachement. » Et elle répond ceci :

« Quant au passage que vous évoquez sur le hasard de la naissance, la factualité de l’histoire et sur ce point de vue qui, avec une autre donne, aurait pu ne pas être le mien, je dirais que j’ai écrit ces mots que vous citez, hantées par des vers rebattus de Lucrèce, le fameux Suave mari magno… "Il est doux, quand sur la grande mer les vents soulèvent les flots, d’assister sur la terre aux rudes épreuves d’autrui […] voir à quelles épreuves on échappe soi-même est chose douce." Je traduis : chez les Juifs, comme chez les Arméniens, les rescapés ne se sont pas réjouis ingénument d’avoir échappé au sort des naufragés, ils s’en sont même sentis coupables. Alors que presque tous les philosophes, pendant et après la guerre, ont joui du luxe de se placer dans une posture de spectateurs, n’envisageant pas que ce "ça" pouvait ou aurait pu arriver à eux-mêmes et aux leurs. Bien sûr, il y a eu ceux qu’on appelle les Justes. Inutile de vous dire que, si j’en avais eu l’âge, j’aurai voulu avoir le courage de sauver des vies, car j’admire par-dessus tout cette forme-là de résistance, ces actes qui ont fait exception, qui ont fait événement dans le délaissement général des Juifs par les nations. Mais je ne manque pas de me dire souvent que moi aussi, la belle âme, j’aurais pu en être de ces bourgeois anhistoriques qui avaient fait des provisions en 1939 et signaient des papiers attestant qu’ils étaient aryens. » (pp. 57-58)

La douceur – amère – que Lucrèce évoque (qui n’égale pas celle « d’occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages […] » (4)) doit tout à la certitude qu’aucun proche n’est parmi les naufragés. Je pense ainsi à l’effroi de Paul observant le bateau de Virginie menacé par l’ouragan (5), qui n’a rien de lucrétien. Voilà pourquoi je ne puis que m’incliner devant la douleur des Juifs et devant leur souci de ce qu’Élisabeth de Fontenay appelle l’unicité de la destruction des Juifs d’Europe, autrement dit l’inégalable horreur de la Shoah.

Mais en même temps… Mais en même temps je ne suis pas juif. Et j’ai quelque difficulté à hiérarchiser les horreurs, sans doute pour n’y avoir pas été directement confronté. Le silence sur la Shoah, qui a caractérisé mon enfance (durant laquelle j’ai entendu parler de Buchenwald, mais pas d’Auschwitz), m’a d’une certaine manière immunisé. De telle sorte que lorsque l’horreur m’est vraiment apparue, mes équilibres intellectuels et affectifs étaient établis. L’émotion, toute violente qu’elle soit, fut alors d’une autre nature.

C’est bien conscient de tout cela que je me risque à énoncer que, selon moi, la question philosophique n’en est pas fondamentalement modifiée. Non bien sûr que le sentiment de l’inégalable horreur de la Shoah ne puisse bouleverser la représentation qu’on s’en fait. Mais parce que l’horreur s’y trouvait déjà incluse, peu ou prou. Il y a bien longtemps de cela, la lecture de Thucydide m’avait appris que la destruction des cités – faits fréquents durant la guerre du Péloponnèse – impliquait le massacre des populations, femmes, enfants et vieillards compris. Par le glaive, arme antique mais combien effrayante. Et Montaigne de témoigner : « À peine me pouvoy-je persuader, avant que je l’eusse veu, qu’il se fust trouvé des ames si farouches, qui pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre ; hacher et destrancher les membres d’autrui ; aiguiser leur esprit à inventer des tourmens inusitez, et des morts nouvelles, sans inimitié, sans proufit, et pour cette seule fin, de jouir sur plaisant spectacle, des gestes et mouvements pitoyables, des gemissemens, et voix lamentables, d’un homme mourant en angoisse. » (6) (7) Ces repères, je les cite comme il me viennent à l’esprit ; mais on pourrait en citer mille autres, dans toutes les civilisations, à commencer par la nôtre, celle qui a voulu garder en mémoire Jésus sur sa croix. Et mille choses pourraient en être dites, mille nuances imaginées, mille questions soulevées. Les quantités (mot lui-même monstrueux), les techniques, les raisons, tout mérite d’être distingué. Mais le mal était depuis vingt-cinq siècles dans la philosophie, celle-ci y ayant d’ailleurs trouvé une de ses principales raison d’être. Ce qui me pousse à croire que rien n’est compromis, pour autant que tout ne fût pas déjà compromis dès l’origine.

(1) Élisabeth de Fontenay, Actes de naissance. Entretiens avec Stéphane Bou, Seuil, 2011.
(2) Qu’il soit bien clair que j’aime l’écrivaine et ses expressions publiques, mais que je suis incapable de me prononcer sur la femme privée. Peut-être que le tempérament – dont elle ne manque pas – m’effraierait quelque peu.
(3) Élisabeth de Fontenay préfère parler de la destruction des Juifs d’Europe. Personnellement, je choisis d’user du mot Shoah, précisément parce qu’il s’agit d’un mot hébreu.
(4) Lucrèce, De la nature, trad. de Henri Clouard, Garnier-Frères, GF 30, 1964, p. 53.
(5) Jacques-Bernardin-Henri de Saint-Pierre, Paul et Virginie, Imprimerie de Monsieur, 1789, pp. 196 et ss. Le texte est disponible à la Bibliothèque numérique Gallica à l’adresse suivante : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k103247n.image.f3.langFR.pagination.
(6) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 454.
(7) Élisabeth de Fontenay ne manquerait pas de préciser – et combien je l’approuverais ! – que Montaigne poursuit : « De moy, je n’ay pas su voir seulement sans desplaisir, poursuivre et tuer une beste innocente, qui est sans deffence, et de qui nous ne recevons aucune offence. » (Ibid.)

Autre note sur de Fontenay :
Diderot ou le matérialisme enchanté

mercredi 9 mars 2011

Note de lecture : Roger Martin du Gard

Vieille France
de Roger Martin du Gard


Roger Martin du Gard n’est plus guère lu. Et parmi ceux qui le lisent – comme parmi ceux qui le lurent – rares sont ceux que son génie a vraiment touchés. C’est d’autant plus regrettable que ce génie est précisément de la sorte qui fait de nos jours très cruellement défaut. Mais avant d’en parler, je voudrais d’abord faire goûter son écriture, une écriture qui, à elle seule, contient déjà beaucoup. Voici la première page de Vieille France (1) :

« Joigneau frotte une allumette.
La Mélie se tourne rageusement vers le mur.
― "Quelle heure ?"
― "Le quart."
Il grogne, sort du lit et pousse les volets. Le soleil est levé : plus matinal, à la fin de juillet, que les facteurs. Le ciel est rose, et roses les maisons endormies, et rose aussi le sol de la place déserte, où les ombres des arbres sont allongées comme le soir.
Joigneau enfile son pantalon, et s’en va dans sa cour lâcher son eau : un grand diable de paysan roussâtre, hirsute, dont la poussière, le vent, le soleil, ont terni le poil et brouillé le teint.
En trois minutes, il est prêt, guêtré, coiffé du képi jusqu’au soir.
La Mélie, par ces chaleurs, couche en chemisette. Elle soulève hors du drap une épaule dodue :
― "Pas tant de bruit, tu vas éveiller le Joseph."
L’apprenti charron couche au-dessus, dans la soupente qui ne servait à rien puisque le facteur est sans enfant.
Joigneau ne répond pas. Il se fiche d’éveiller le gosse. Et le gosse se fiche d’être éveillé : il est déjà debout, en chemise, pieds nus, l’oreille au guet.
Dès qu’il entend partir le facteur, il dégringole, comme un singe, jusqu’à la porte de la chambre :
― "Madame Joigneau, quelle heure qu’il est ?"
Elle l’attendait. Inquiète, les yeux sur le loquet qui n’est pas mis, elle dit, le souffle court :
― "Bientôt la demie."
Comme si la porte était de verre, elle le voit, debout, grattant d’une main sa tignasse, avec sa chemise déboutonnée sur sa chair de poulet, et ses cils qui battent, et ses grosses lèvres entr’ouvertes.
― "Bon", dit-il, au bout d’un instant. Il reste encore là, une minute, à écouter comme elle le silence. Puis, en trois bonds, bannière au vent, il regrimpe à sa soupente, – l’imbécile.
Mme Joigneau l’entend fermer sa porte et se jeter sur son lit. Elle soupire, cambre les reins et baille. Puis elle va mettre le verrou, et commence sa toilette.
» (pp. 1017-1018)

C’est ainsi que commence la journée du facteur de Maupeyrou, dont la tournée sera l’occasion de faire connaissance avec la plupart des familles du village. Et déjà, tout est dit par la relation des actes, jamais – ou très rarement en tout cas – par les intentions des personnages : une psychologie behavioriste en quelque sorte. Mais c’est plus puissant que cela. Car ce que ce style traduit, c’est à quel point les gens sont peu responsables de ce qu’ils font, et notamment de leur méchanceté. Ce qui constitue une sorte de déni du psychologisme de Proust, que Martin du Gard n’appréciait pas. Un ami – qui connaît celui-ci bien mieux que moi – m’a mis sous les yeux une lettre que RMG a adressée le 25 novembre 1922 à Jacques Rivière, soit une semaine après la mort de Proust, et par laquelle il l’informe de son refus de participer au numéro spécial de la N.R.F. (qui paraîtra en janvier 1923) consacré à l’auteur de la Recherche. Il y écrit notamment ceci : « […] je me disais qu’un jour viendra, sans tarder peut-être, où la particulière vision de Proust se sera acclimatée en des esprits clairs, français, distingués, où des œuvres composées seront nées de cet apport ; et ce jour-là, (avant trente ans), ce qu’il y a de foncièrement médiocre et de cuistre dans l’œuvre de Proust en rendra la lecture impossible ; plus impossible que celle de Bourget ! On en fera alors des "morceaux choisis" à l’usage des étudiants de littérature française, qui seront seuls à savoir que ce bourbier a contenu la petite source d’où est sorti tout un ensemble d’œuvres maîtresses. On ne comprendra que mal l’admiration démesurée de notre génération, et votre numéro de janvier prochain sera cité avec stupeur… » (2)
L’opinion est carrée et la prédiction audacieuse. Il est certain qu’elle repose sur un jugement auquel il est profitable de réfléchir.

Martin du Gard a écrit Vieille France en 1932, à un moment où il est quasi ruiné et où il a interrompu l’écriture des Thibault. C’est sans doute son livre apparemment le plus amer. Le désespoir y affleure :

« Derrière ses murailles surchauffées et ses volets clos, dans ses pièces sans air, noires de mouches, Maupeyrou grouille et transpire ; par cette moiteur, il s’en exhale un remugle de terrier. Du matin jusqu’au soir, les hommes s’agitent. C’est le rythme vital, inepte, séculaire. Inlassablement, les mâles, un pli soucieux au front, courent sans trêve du comptoir à l’écurie, de la forge à la remise, de l’établi à la cave, du potager au grenier à foin ; et les femelles, pareilles à d’obstinées fourmis, font, elles aussi, inlassablement la navette, du berceau au poulailler, du fourneau à la lessive, accomplissant dix gestes vains pour un geste nécessaire, sans jamais se consacrer à un travail suivi, ni prendre délibérément une heure de pur loisir. Tous se hâtent, comme si la grande affaire était de bouger pour vivre ; comme si, pour arriver au rendez-vous final, il n’y avait pas un instant à perdre ; comme si, littéralement, le pain ne s’acquérait qu’au prix de son poids de sueur. » (p. 1062)

Pourtant, l’espoir pointe aussi, un espoir davantage fait de courage que de conviction. C’est ce qu’Albert Camus – auteur de la préface aux œuvres publiées en 1955 dans La Pléiade – a bien vu. Il y écrit ceci :
« [Martin du Gard] n’arrive pas à croire que la perfection puisse un jour s’incarner dans l’histoire. S’il ne le croit pas, c’est que son doute est celui de l’institutrice de Vieille France. (3) Ce doute touche à la nature humaine. "Sa pitié pour les hommes était infinie ; il leur vouait tout l’amour de son cœur ; mais il avait beau faire et se battre les flancs, il demeurait sceptique sur les possibilités morales de l’homme." N’avoir que la créature pour certitude et savoir que la créature est peu de choses, voilà la souffrance qui court tout au long de cette œuvre pourtant si robuste et si pleine, et qui nous la rend si proche. Mais, après tout, ce doute fondamental est celui-là même qui se cache dans tout amour et lui donne sa vibration la plus tendre. Cette ignorance si simplement avouée nous atteint parce qu’elle est l’envers d’une certitude que nous partageons aussi. Le service de la créature ne peut se séparer d’une ambiguïté qu’il faut maintenir pour préserver le mouvement réel de l’histoire. De là, le double conseil qu’Antoine lègue à Jean-Paul (4). L’un est de liberté prudente, assumée comme un devoir. "Ne te laisse pas affilier. Tâtonner seul dans le noir n’est pas drôle. Mais c’est un moindre mal." L’autre est de risque confiant : avancer toujours, au milieu de tous, sur le même chemin où, dans la nuit de l’espèce, des foules d’hommes, depuis des siècles, marchent en chancelant vers un avenir inconcevable. » (p. XXVII)

Reste que l’idéal politique de Martin du Gard, gravement entamé par la guerre, est également atteint par la démagogie démocratique. Et ce n’est pas là l’institutrice qui incarne ce désenchantement, mais bien son mari, l’instituteur.

« L’instituteur, débout, glisse les feuilles, une à une, sous le stylo du maire. Sur chaque pièce signée, il appose mécaniquement le cachet de la Mairie. Il songe, avec découragement, que la multiplicité croissante des formalités administratives enraye chaque jour davantage les engrenages sociaux, et qu’un régime ensablé dans une pareille bureaucratie est un régime foutu. Mais ce sont des réflexions qu’il garde pour lui. Depuis longtemps, il a jugé M. Arnaldon, à ses œuvres. Il sait que cette franchise militaire, ce loyalisme viril, camouflent en homme d’action un bavard hâbleur, sans méthode, sans doctrine, sans caractère, sans droiture. Contraint par ses fonctions d’être secrétaire de mairie, il se tait, honteux de ce qu’il voit, dégoûté de ce qu’on lui fait faire ; mais il souffre. Ennberg a conservé, en dépit de tout, sa foi de jeune militant. Il croit, de toute son âme, à la dignité humaine, à l’égalité théorique des citoyens, au salut final, par le triomphe de la démocratie laïque, à la souveraineté du peuple, au droit qu’à l’homme de penser librement, de se gouverner, de se défendre en luttant sans répit contre un ancien régime toujours prêt à renaître sous le déguisement républicain des partis capitalistes. Or, ce sont les formules mêmes que, dans ses discours, M. Arnoldon répète avec une intarissable redondance. Et c’est là, pour Ennberg, la pire blessure : ce qu’il ne pardonne pas à tous les Arnaldon de France, c’est d’être l’incarnation dérisoire d’un idéal politique pour lequel, demain, lui, Ennberg, se ferait stoïquement tuer sur les barricades d’une guerre civile. » (p. 1064)

Dans tout cela, nombreux sont sans doute ceux qui ne voient en Martin du Gard qu’un romancier, doté certes d’une très belle plume, mais sans plus. C’est que nombreux aussi sont ceux qui ne comprennent plus ce que peut être l’enjeu de la littérature, ce qu’il a pu être jadis lorsque Camus en parlait si bien :
« Il y a de grandes chances […] pour que l’ambition réelle de nos écrivains soit, après avoir assimilé les Possédés, d’écrire un jour la Guerre et la Paix. Au bout d’une longue course à travers les guerres et les négations, ils gardent l’espoir, même s’ils ne l’avouent pas, de retrouver les secrets d’un art universel qui, à force d’humilité et de maîtrise, ressusciterait enfin les personnages dans leur chair et leur durée. Il est douteux que cette grande création soit possible dans l’état actuel de la société, occidentale et orientale. Mais rien n’empêche d’espérer que ces deux sociétés, si elles ne se détruisent pas dans un suicide général, se fécondent mutuellement, et rendent la création à nouveau possible. Réservons aussi la chance du génie et qu’un nouvel artiste arrive, à force de supériorité ou de fraîcheur, à tout enregistrer des pressions qu’il subit, et à digérer l’essentiel de l’aventure contemporaine. Son vrai destin serait alors de fixer dans son œuvre la préfiguration de ce qui sera et d’y faire coïncider, exceptionnellement, le pouvoir de prophétie et la puissance de la création vraie. Ces tâches inimaginables ne pourront se priver en tout cas des secrets de l’art du passé. » (p. VIII)

Il y a deux traits propres à Martin du Gard qui forment, selon moi, les conditions de son génie : d’abord, son goût de la vérité ; ensuite, sa modestie.

Qui n’apprécie pas la vérité ? me dira-t-on. Le goût de la vérité dont je parle n’est pas celui-là. Il correspond plutôt à une attitude de très grand vigilance qui implique de ne rien écarter au motif que cela serait contrariant, qui implique aussi de refuser tout ralliement à une cause qui biaiserait la liberté de jugement, qui implique encore de préférer les objections rationnelles aux éloges, qui implique enfin de ne rien affirmer de définitif. On pense bien sûr à l’art de conférer de Montaigne. Encore faut-il que cet art soit sincèrement pratiqué. L’exemple de Descartes est là pour montrer qu’il est possible, par simple affectation, de prétendre en accepter les exigences, tout en s’en dispensant pour satisfaire ses certitudes (5). Camus avait parfaitement compris ce « goût de la vérité » (il emploie l’expression) de Roger Martin du Gard. Et il sait illustrer plus d’une fois ce que cela représente dans son approche des comportements humains. Ainsi, à propos de la sexualité, il écrit ceci :
« La sexualité et la part d’ombre qu’elle jette sur toute vie, a été abordée franchement par Martin du Gard. Franchement, mais non crûment. Il n’a jamais cédé à cette tentation de la chiennerie qui rend tant de romans contemporains aussi ennuyeux que des manuels de bienséance. Il n’a pas décrit complaisamment de monotones débordements. Il a choisi plutôt de montrer l’importance de la vie sexuelle par son inopportunité. […] Jérôme de Fontanin goûte les joies du libertin repenti en tirant Rinette de la prostitution où il l’avait jetée. "Je suis bon, je suis meilleur qu’on ne croit", se répète-t-il avec attendrissement. Mais il ne pourra s’empêcher de la prendre une dernière fois, ajoutant aux jouissances de la chair celle de la vertu. Une seule phrase suffira d’ailleurs à Martin du Gard pour faire sentir ce qui entre à la fois de mécanique et d’inspiré dans une telle attitude : "Ses doigts, automatiquement, dégrafaient la jupe, tandis que ses lèvres s’appuyaient sur le front de la petite, en un baiser paternel." » (p. XII)

La modestie de Martin du Gard ! Il ne s’agit certes pas du jeu de l’humilité, sincère ou affectée, qui sied pour parler de soi ou de son œuvre, mais plus fondamentalement du retrait face à toute forme de mondanité. Il s’agit aussi du sens du travail, qui vous épargne l’idiotie de croire que le talent se contente de la spontanéité. Et puis, il y a le refus de vouloir produire davantage que ce que l’on a à offrir. Là aussi, Camus dit exactement ce qu’il y a à en dire :
« […] Martin du Gard n’a jamais pensé que la provocation pût être une méthode d’art. L’homme et l’œuvre se sont forgés d’un même patient effort, dans la retraite. Martin de Gard est l’exemple, assez rare en somme, d’un de nos grands écrivains dont personne ne connaît le numéro de téléphone. Cet écrivain existe, et d’une forte façon, dans notre société littéraire. Mai il s’y est dissous comme le sucre dans l’eau. La gloire et le prix Nobel l’ont favorisé, si j’ose dire, d’une nuit supplémentaire. Simple et mystérieux, il a quelque chose du principe divin dont parlent les Hindous : plus on le nomme et plus il fuit. Aucun calcul, d’ailleurs, dans cette recherche de l’ombre. Ceux qui ont l’honneur de connaître l’homme savent au contraire que sa modestie est réelle, et à ce point qu’elle en paraît anormale. J’ai toujours nié, pour ma part, qu’il pût exister un artiste modeste ; depuis que je connais Martin du Gard, ma conviction vacille. Mais ce monstrueux modeste a encore, pour vivre dans la retraite, d’autres raisons que les singularités de son caractère : le souci légitime que nourrit tout artiste digne de ce nom d’épargner le temps de son œuvre. Cette raison se fait impérative dès que l’œuvre est identifiée par son auteur à la construction de sa propre vie. Le temps n’est plus alors le lieu où l’œuvre s’édifie, mais cette œuvre elle-même, que tout divertissement aussitôt menace. » (p. IX)

« Vielle France » est un roman qui nous parle d’une époque révolue. Mais l’humain qu’il soulève, tel un humus odorant, est nôtre.

(1) Roger Martin du Gard, « Vieille France » (1932) in Œuvres complètes II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1955, pp. 1013-1103
(2) Roger Martin du Gard, Correspondance générale III 1919-1925, éd. établie et annotée par Jean-Claude Airal et Maurice Rieuneau, Gallimard, 1986, p. 193.
(3) « Dans Vieille France […], l’institutrice se posait déjà une redoutable question : "Pourquoi le monde est-il ainsi ? Est-ce bien la faute de la société… Ne serait-ce pas la faute de l’homme ?" » (p. XXVI)
(4) Camus évoque là des personnages des Thibault dont il parlait supra.
(5) « […] je ne veux point prévenir les jugements de personne en parlant moi-même de mes écrits ; mais je serai bien aise qu’on les examine ; et, afin qu’on en ait d’autant plus d’occasion, je supplie tous ceux qui auront quelques objections à y faire, de prendre la peine de les envoyer à mon libraire, par lequel en étant averti, je tâcherai d’y joindre ma réponse en même temps ; et par ce moyen les lecteurs, voyant ensemble l’un et l’autre, jugeront d’autant plus aisément de la vérité. Car je ne promets pas d’y faire jamais de longues réponses, mais seulement d’avouer mes fautes fort franchement, si je les connais ; ou bien, si je ne puis les apercevoir, de dire simplement ce que je croirai être requis pour la défense des choses que j’ai écrites […] » (René Descartes, Œuvres et Lettres, textes présentés par André Bridoux, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1953, pp. 177-178). Voilà ce que l’on trouve écrit dans la sixième partie du Discours de la méthode, des propos qui cadrent mal – il faut bien le constater – avec la façon vindicative avec laquelle Descartes défendra ensuite ses convictions.